Polynésie française - Séries générales
- Juin 1999
Hervé Bazin, Ce que je crois, 1977
On peut tout résumer d'un cri : Mais enfin que se passe-t-il ?
Si nous pouvions en effet pour
quelques heures réveiller un de nos vieux bienfaiteurs, le bon
Sully1 par exemple, si nous lui
révélions ce dont nous sommes capables aujourd'hui, si nous
lui disions que nous avons assuré aux hommes une santé, une
longévité, un niveau de vie, un confort, des distractions,
des voyages inimaginables en son temps, que l'agriculture et l'industrie,
la connaissance et les communications ont fait depuis sa mort plus de
progrès que dans les trois précédents millénaires,
que nous sommes désormais pourvus de sens artificiels qui nous permettent
de voir, d'entendre, de parler à distance, de machines si puissantes
qu'elles rendent ridicule toute force musculaire ou si rapides que sur terre,
sur mer, dans l'air ou dans l'espace nous avons multiplié par mille
nos pauvres moyens de bipèdes, il s'écrierait sans doute
:
" Mais alors vous voilà retournés
au Paradis terrestre ! "
Et nous serions aussitôt rouges de confusion. Car si de notre savoir, de notre pouvoir nous avons le droit de tirer fierté, lusage que nous en avons fait n'en inspire plus aucune. Car il faudrait répondre : Hélas ! Monseigneur. Bien au contraire, la société, la religion, léconomie, la famille, la condition de la femme et de la jeunesse, lart, la littérature, tout fait question. De ce côté-ci du globe la civilisation, abondamment pourvue, se déteste. Jamais ses membres n'ont été moins solidaires ni plus ingrats. Méprisant ce qu'ils reçoivent au nom de ce qu'ils réclament, jamais ils n'ont été si favorisés pour se sentir en même temps si frustrés. Et il faut avouer qu'une série de guerres inexpiables, des menaces plus terribles encore, un pillage, un gaspillage éhonté de la nature, un décalage effrayant entre la mince autorité de la morale et l'empire exorbitant de la technique, lexemple permanent de l'impéritie 2, de la rapacité, alternant chez tant de responsables avec l'arriération 3 ou la mégalomanie, n'expliquent que trop bien cette mauvaise conscience. Entre ce qu'il faut admirer et ce qu'il faut déplorer chez l'homme, terriblement inférieur à ses oeuvres, la balance semble fléchir du mauvais côté. Ce génial inventeur, rerum novarum cupidus 4, est un exécrable gérant.
Oui, nous combattons mieux la mort, mais nous ne maîtrisons plus la vie, dont nous jouissons plus longtemps au sein de lenvie, de la colère, de linsécurité quengendre le surnombre. Pour notre protection, nous fabriquons ce qui peut assurer notre destruction. Pour notre gavage nous surproduisons des denrées que nous préférons détruire plutôt que de les distribuer aux affamés. Nous trouvons normal qu'un quart de l'humanité dépense les trois quarts de ses ressources et soit en fait seul à bénéficier des droits fondamentaux hypocritement reconnus à tous les hommes : droits au pain, au toit, au vêtement, aux soins, qu'accompagnent - encore moins assurés - les droits à légalité, à la liberté, à léducation, à la culture, à la justice, à la paix. Nous sommes si proches de la folie pure quavec les milliards dépensés au Vietnam nous aurions pu, au lieu de la ravager, faire de la péninsule indochinoise un pays de cocagne. Idem, pour le Moyen-Orient. Et ce n'est pas le plus effrayant! Nous nous précipitons, les yeux bandés, vers des catastrophes planétaires prévues par les experts et qui cette fois ne mettent plus en cause la survie de quelques milliers ou quelques millions d'individus, mais celle de l'espèce tout entière. La réussite humaine est en train de se retourner contre elle-même. Notre incroyable évolution vers lintelligence pourrait, grâce à elle (ou plutôt faute d'un surcroît de raison) aboutir à notre mort dans l'enfer atomique ou à quelque autre fin, moins spectaculaire, mais non moins radicale, par l'empoisonnement, lasphyxie, la famine.
"Beau bilan ! bougonnerait l'auteur de L'Économie royale avant de se recoucher , déçu, dans sa tombe. Et que faites-vous pour éviter le pire ? "
Nous en parlons beaucoup, Monseigneur ! Nous tenons des congrès, nous écrivons des livres, auxquels les foules, avant tout soucieuses d'être rassurées, prêtent peu d'attention. Au moins sommes-nous quelques-uns à connaître, sinon à combattre, notre mal, rançon même de notre succès.
Hervé BAZIN Ce que je crois 1977
QUESTIONS (10 points)
1. Quel est l'intérêt de la mise en scène de Sully au début du texte, (de "Si nous pouvions" à "Paradis terrestre") et à la fin du passage, à partir de "beau bilan"? (2 points)
2. Reformulez la thèse de l'auteur. Quelle phrase vous paraît le mieux la mettre en valeur ? (3 points)
3. Étudiez l'art de l'argumentation dans le quatrième paragraphe : "Et nous serions...un exécrable gérant". ( 3 points)
4. Que cherche à montrer le dernier paragraphe ? (Nous en parlons beaucoup) 2 points
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Pour un domaine précis du monde contemporain, évoqué dans le texte, présentez de façon argumentée un bilan positif.