Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Première partie – Chapitre 1 – " Ce fut comme une apparition "

Image du manuscrit - site Gallica (bnf.fr) — Transcription du folio 599_53r

 

5.

 

Ils causaient debout, çà & là, ou bien accroupis sur leurs bagages. d’autres
dormaient dans des coins, plusieurs mangeaient, & le pont était sali par
                                                                            pelures        poires
des écalles de noix, des bouts de cigarres, des épeluchures de fromages, des
                                                                                     ébénistes
détritus de charcuiterie apportée dans du papier. Trois ouvriers en blouse
stationnaient devant la cantine ; un joueur de harpe, en haillons, se
reposait accoudé sur son instrument ; on entendait par intervalles
    remu
le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix,
un rire, & le br capitaine sur la passerelle marchait d’un tambour
à l’autre sans s’arrêter.
  [Il n’était que dix heures encore & l’on n’arriverait pas avant
trois heures de l’après-midi.]
              pr                                           poussa la grille
Frédéric voulut rejoindre sa place. il ouvrit la cloison des Premières
                                                                                  ce fut comme
dérangea deux chasseurs avec leurs chiens & il vit . . .      une apparition.
   Elle était assise, au milieu du banc, toute seule, - ou du moins
il ne distingua personne dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses
yeux noirs, car, en même temps qu’il passait elle releva la tête.
                                              il fléchit involontairement
Il la salua involontairement, en baissant un peu les épaules [tandis qu’
il continuait à marcher,] & quand il se fut mis plus loin [sur
  du même côté
le même banc,]  il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient
au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses
gds sourcils, descendaient très bas & semblaient presser amoureusement
l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits
points, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder
qque chose, & son nez droit, son menton, toute sa personne se
découpait sur le fond de l’air bleu.
                    toujours
Il attendait qu’elle tournât les yeux vers lui.
Comme elle restait dans la même attitude, il fit plusieurs pas, de
                                                    mieux
droite & de gauche, pr dissimuler sa manœuvre, puis il se
                                                    appuyée
planta tout près de son ombrelle posée contre le banc, & il
               au                                    posée
affectait d’observer une chaloupe sur la rivière
                                        [illis.]
Mais
En se trouvant à ses côtés, le cœur lui battit d’une émotion
inconnue. Il n’avait vu, jamais, cette splendeur de sa peau
brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts légers
que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage
près d’elle, avec ébahissement, comme une chose extraordinaire.

 

Anne Perthuis-Lejeune – Jean-Christophe Portalis – Danielle Girard