Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Première partie – Chapitre 2

 

II.

15.

Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine
de ligne, démissionnaire en 1818 était revenu se
marier à Nogent et, avec l'argent de la dot, avait
acheté une charge d'huissier suffisant à peine
pr le faire vivre. Aigri par de longues injustices,
souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettant
l'Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères
qui l'étouffaient. Peu d'enfants furent plus battus
que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les
coups. Sa mère, quand elle tâchait de s'interposer
était rudoyée comme lui. Enfin le capitaine le
plaça dans son étude, et tout le long du jour, il le
tenait courbé sur un pupitre à copier des actes, ce
qui lui rendit l'épaule droite visiblement plus
forte que l'autre.
                 [illis.]
En 1833, d'après l'invitation de Mr le Prési-
-dent, le Capitaine vendit son étude. Sa femme
mourut bientôt d'un cancer. Il alla vivre à
Dijon, ensuite il s'établit marchand d'hommes
à Troyes et ayant obtenu pour Charles une
demi-bourse, il le mit au collège de Sens où                      
Frédéric le reconnut. Mais l'un avait douze ans,

16.

l'autre quinze ; D'ailleurs, mille différences de caractère
et d'origine les séparaient.
Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes
de provisions, des choses recherchées, un nécessaire de
toilette par exemple. Il aimait à dormir tard le
matin, à regarder les hirondelles, à lire des pièces de
théâtre, et regrettant les douceurs de la maison, il
trouvait la vie de collège un peu dure.
Elle semblait bonne au fils de l'huissier. Il
travaillait si bien qu'au bout de la seconde année,
il passa dans la classe de troisième. Cependant,
à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querel-
-leuse, une sourde malveillance l'entourait. Mais
un domestique, une fois, l'ayant appelé enfant de
gueux, en pleine cour des Moyens, il lui sauta à la
                                               maîtres d’études
gorge et l'aurait tué sans trois pions qui inter-
                                           d’admiration
-vinrent. Frédéric emporté d'enthousiasme, le
serra dans ses bras – À partir de ce jour, l'intimité
fut complète. L'affection d'un grand, sans doute,
flatta la vanité du petit ; et l'autre accepta comme
un bonheur ce dévouement qui s'offrait.
Son père, pendant les vacances, le laissait au collège.
Une traduction de Platon ouverte par hasard l'ex-
-alta
nthousiasma. Alors il s'éprit d'études métaphysiques ;
et ses progrès furent rapides car il les abordait
avec des forces jeunes et dans l'orgueil d'une in-
-telligence qui s'affranchit. Jouffroy, Cousin,
Laromiguière, Mallebranche, les Écossais, tout ce
que la bibliothèque contenait y passa. Il avait
eu soin d'en voler la clef, pour se procurer des
livres.
Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses.
Il dessina dans la rue des Trois-Rois la généalogie

17.

du Christ sculptée sur un poteau, puis le portail de
la cathédrale. Après les drames moyen âge, il
entama les mémoires, Froissart, Comines, Pierre
de l’Estoile, Brantôme. Les images que ces lectures
amenaient à son esprit l’obsédaient si fort qu’il
éprouvait le besoin de les reproduire. Il ambitionnait
d’être un jour le Walter Scott de la France. Deslauriers
méditait un vaste système de philosophie qui aurait
les applications les plus lointaines.
Ils causaient de tout cela, pendant les récré-
-ations, dans la cour, en face de l’inscription morale
peinte sous l’horloge. Ils en chuchotaient dans la
chapelle, à la barbe de St Louis. Ils en rêvaient
                            l’on
dans le dortoir d’où domine un cimetière. Les jours
de promenade, ils se rangeaient derrière les autres,
et ils parlaient interminablement.
Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard
quand ils seraient sortis du collège. D’abord ils
entreprendraient un grand voyage avec l’argent
que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa ma-
-jorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travail-
-leraient ensemble, ils ne se quitteraient pas ; – et
comme délassement à leurs travaux, ils auraient
des amours de princesses dans des boudoirs de satin,
ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes il-
                  [illis.]
-lustres. Mais Deslauriers, presque toujours rame-
                            à
-nait les choses dans leur exactitude et des doutes
succédaient à leurs emportements d’espoir. Après
des crises de gaité verbeuse, ils tombaient dans
des silences profonds. Les soirs d’été quand ils
avaient marché longtemps par les chemins
pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route
en pleine campagne, et que les blés ondulaient

18.

au soleil, tandis que des senteurs d’angélique pas-
-saient dans l’air, une sorte d’étouffement les prenait ;
et ils s’étendaient sur le dos, étourdis, enivrés.
Les autres, en manche de chemise, jouaient aux
barres ou faisaient partir des cerfs-volants. Le
  pion
maitre d’études les rappelait. On s’en revenait en
suivant des jardins que traversaient de petits
ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les
vieux murs ; Les rues désertes sonnaient sous les
pas ; la grille s’ouvrait – on remontait l’escalier ;
et ils étaient tristes comme après de grandes débauches.
Mr le Censeur prétendait qu’ils s’exaltaient
mutuellement. Cependant si Frédéric travailla
dans les hautes classes ce fut par les exhortations
de son ami, et aux vacances de 1837 il l’emmena
chez sa mère.
Mais le jeune homme déplut à Mme Moreau.
Il mangeait extraordinairement ; il refusa d’assister
le dimanche aux offices ; il tenait des discours
républicains ; enfin, elle crut savoir qu’il avait conduit
son fils dans des lieux déshonnêtes – On surveilla
leurs relations. Ils ne s’en aimèrent que davantage ;
et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers,
l’année suivante, partit du collège pour étudier le
droit à Paris.
Frédéric comptait bien l’y rejoindre. Ils ne
s’étaient pas vus depuis deux ans – et leurs embras-
-sades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin
de causer plus à l’aise.
Le Capitaine qui tenait maintenant un billard
à Villenauxe s’était fâché rouge lorsque son fils
avait réclamé ses comptes de tutelle ; – et même
il lui avait coupé les vivres, tout net. Mais

19.

comme il voulait concourir plus tard pour une
chaire de professeur à l’École et qu’il n’avait pas
d’argent, Deslauriers acceptait à Troyes une
place de maître-clerc chez un avoué. À force de
privations il économiserait quatre mille francs
et s’il ne devait rien toucher de la succession ma-
-ternelle il aurait toujours de quoi travailler libre-
-ment, pendant trois années, en attendant une
position. Il fallait donc abandonner leur vieux
projet de vivre ensemble dans la capitale, pour
le présent du moins.
Frédéric baissa la tête. C’était le premier de ses rêves
qui s’écroulait.
— « Console-toi » dit le fils du Capitaine
« la vie est longue ; nous sommes jeunes. Je te rejoin-
-drai ! n’y pense plus ! » il le secouait par les mains,
et pour le distraire, il lui fit des questions sur
son voyage.

Frédéric n’eut pas grand chose à narrer. Mais au
souvenir de Mme Arnoux son chagrin s’évanouit. Il
ne parla pas d’elle, retenu par une pudeur. Il
s’étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses
discours, ses manières, ses relations, et Deslauriers
l’engagea fortement à cultiver cette connaissance –
Frédéric dans ces derniers temps n’avait rien écrit –
ses opinions littéraires étaient changées : il estimait,
par-dessus tout la passion ; Werther, René, Franck,
Lara, Lélia et d’autres plus médiocres l’enthousias-
-maient presqu’également. quelquefois, la musique
lui semblait seule capable d’exprimer ses troubles
intérieurs ; alors il rêvait des symphonies. Ou bien
la surface des choses l’appréhendait ; et il voulait
peindre. Il avait composé des vers, pourtant

20.

Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander
une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique.
L’économie sociale et la révolution française le
préoccupaient. C’était à présent un grand diable de
vingt deux ans, maigre, avec une large bouche, l’air
résolu. Il portait, ce soir là, un mauvais paletot de
lasting et ses souliers étaient blancs de poussière, car
il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès
pour voir Frédéric.
Isidore les aborda. Madame priait monsieur
de revenir, et craignant qu’il n’eût froid, elle lui en-
-voyait son manteau.
— « Reste donc » dit Deslauriers – et ils conti-
-nuèrent à se promener d’un bout à l’autre des deux
ponts qui s’appuient sur l’île étroite, formée par le
canal et la rivière. Quand ils allaient du côté de
Nogent ils avaient, en face, un pâté de maisons s’incli-
-nant quelque peu. À droite, l’église apparaissait
derrière les moulins de bois, dont les vannes étaient
fermées ; – et à gauche, des haies d’arbustes, le long
de la rive, terminaient des jardins que l’on distin-
-guait à peine. Mais en se tournant du côté de Paris,
la grande route descendait en ligne droite ; et des prai-
-ries se perdaient, au loin, dans les vapeurs de la nuit.
Elle était silencieuse et d’une clarté blanchâtre. Des
odeurs de feuillage humide montaient jusqu’à eux ;
                                            cent
et la chute de la prise d’eau, un pas plus loin, mur-
-murait, avec ce gros bruit doux, que font les ondes
dans les ténèbres.
Deslauriers s’arrêta, et il dit :
— « Ces bonnes gens qui dorment tran-
-quilles ! C’est drôle ! Patience ! un nouveau 89

21.

se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de
subtilités, de mensonges ! Ah ! si j’avais un journal
ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela !
Mais pour entreprendre n’importe quoi, il faut de
l’argent ! Quelle malédiction que d’être le fils d’un
cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de
son pain. » Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il
grelottait sous son vêtement mince.
Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur
les épaules. Ils s’en enveloppèrent tous deux, et se
tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à
côte.
— « Comment veux-tu que je vive là-bas,
sans toi ? » disait Frédéric. L’amertume de son ami
avait ramené sa tristesse. « J’aurais fait quelque
chose avec une femme qui m’eût aimé. Pourquoi
ris-tu ? L’amour est la pâture et comme l’atmos-
-phère du génie. Les émotions extraordinaires pro-
-duisent les œuvres sublimes. Quant à chercher
celle qu’il me faudrait, j’y renonce ! D’ailleurs, si
jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la
race des déshérités – et je m’éteindrai avec un tré-
-sor qui était de strass ou de diamants, je n’en sais
rien. »
L’ombre de quelqu’un s’allongea sur les
pavés en même temps qu’ils entendirent ces mots :
— « Serviteur, messieurs !
Celui qui les prononçait était un petit homme,
habillé d’une ample redingote brune et coiffé
d’une casquette laissant paraître sous la visière
un nez pointu.
— « Mr Roque ? » dit Frédéric.
— « Lui-même ! » reprit la voix.

22.

Le Nogentais justifia sa présence en contant qu’il
revenait d’inspecter ses pièges à loup, dans son jardin,
au bord de l’eau.
— « Et vous voilà de retour dans nos pays ?
très bien ! j’ai appris cela par ma fillette. La santé
est toujours bonne, j’espère ? vous ne partez pas
encore ? » Mais il s’en alla, rebuté sans doute par
l’accueil de Frédéric
Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; Le père
Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on
le considérait fort peu, bien qu’il fût le croupier
d’élections, le régisseur de Mr Dambreuse.
— « Le banquier qui demeure rue d’Anjou ? »
reprit Deslauriers. « Sais-tu ce que tu devrais faire,
mon brave ? »
Isidore les interrompit encore une fois. Il avait
ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame
s’inquiétait de son absence.
— « Bien, bien ! on y va » dit Deslauriers –
                                     et
« il ne découchera pas » – Le domestique étant
parti.
— « Tu devrais prier ce vieux de t’introduire
chez les Dambreuse : Rien n’est utile comme
de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as
un habit noir et des gants blancs, profites-
en ! Il faut que tu ailles dans ce monde-là !
tu m’y mèneras plus tard – un homme à mil-
-lions, pense donc ! arrange-toi pour lui plaire, et
à sa femme, aussi – Deviens son amant
tâche de coucher avec sa femme »
Frédéric se récriait.
« Mais je te dis-là, des choses classiques, il
me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans

23.

La Comédie humaine ! tu réussiras, j’en suis
sûr. »
Frédéric avait tant de confiance en Des-
                                                    oubliant
-lauriers, qu’il se sentit ébranlé, et Madame
Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction
faite sur l’autre, il ne put s’empêcher de
sourire.
Le clerc ajouta :
— « Dernier conseil : passe tes exa-
-mens ! un titre est toujours bon – et lâche-moi
franchement, tes poètes catholiques et
sataniques, aussi avancés en philosophie
qu’on l’était au XIIe siècle ! Ton désespoir
est bête ! De très grands particuliers ont eu
des commencements plus difficiles, à commencer
par Mirabeau. D’ailleurs notre séparation
                     si
ne sera pas aussi longue ! Je ferai rendre
gorge à mon filou de père – Il est temps
que je m’en retourne – adieu ! as-tu cent sous
pour que je paie mon dîner ? »
Frédéric lui donna dix francs, le reste de
la somme prise le matin à Isidore.
Cependant, à vingt toises des ponts, sur la
rive gauche, une lumière brillait dans la
lucarne d’une maison basse.
Deslauriers l’aperçut. – Alors il dit empha-
-tiquement, tout en retirant son chapeau.
— « Vénus, reine des Cieux, serviteur !
Mais la pénurie est la mère de la sagesse !
Nous a-t-on assez calomniés pour ça, misé-
-ricorde ! »
Cette allusion à une aventure commune

24.

les mit en joie. Ils riaient très haut dans les
rues.
Puis ayant soldé sa dépense à l’auberge,
Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu’au carrefour
de l’hôtel-Dieu – et après une longue étreinte, les
deux amis se séparèrent.

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