Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Première partie – Chapitre 4

 

IV.

35.

Un matin du mois de décembre, en se rendant
au cours de Procédure, il crut remarquer, dans la
rue St Jacques plus d’animation qu’à l’ordinaire.
Les étudiants sortaient précipitamment des cafés,
ou par les fenêtres ouvertes, ils s’appelaient d’une
maison à l’autre ; les boutiquiers au milieu du
trottoir, regardaient d’un air inquiet ; les auvents
se fermaient, et quand il arriva dans la rue
Soufflot, il aperçut un grand rassemblement au-
-tour du Panthéon.
Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq
à douze, se promenaient en se donnant le bras et
abordaient les groupes plus considérables qui sta-
tionnaient çà et là ; au fond de la place, contre
les grilles, des hommes en blouse péroraient,
tandis que le tricorne sur l’oreille et les mains
  derrière
dans le dos des sergents de ville erraient le long
des murs, en faisant sonner les dalles sous leurs
fortes bottes ; tous avaient un air mystérieux,
ébahi ; On attendait quelque chose évidemment,
chacun retenait au bord des lèvres une interro-
gation.
                                                     auprès d’un
                                                 auprès d’un
Auprès de Frédéric, se trouvait un jeune
homme blond, à figure avenante et portant

36.

moustache et barbiche comme un raffiné du temps
de Louis XIII. Il lui demanda la cause du
désordre.
                                                  reprit l’autre
                                                       l’autre
« Ma foi – « Je n’en sais rien, reprit-il, ni eux,
non plus ! C’est leur mode à présent ! Quelle
bonne farce. » & il éclata de rire.
Et il éclata de rire.
En effet, les pétitions pour la Réforme que
l’on faisait signer dans la garde-nationale, le
jointes au
recensement Human, d’autres événements
encore, amenaient depuis six mois, dans Paris,
d’inexplicables attroupements, et même ils se
renouvelaient si souvent que les journaux n’en
parlaient plus.
— « Cela manque de galbe et de couleur –
continua le voisin de Frédéric, – « je cuyde
Messire, que nous avons dégénéré. À la bonne
époque de Louis onzième, voire de Benjamin
Constant, il y avait plus de mutinerie parmi
les escholiers. Je les trouve pacifiques comme
moutons, bêtes comme cornichons, et idoines
à estre épiciers, Pasque-Dieu ! – Et voilà ce
qu’on appelle la jeunesse des Écoles ! – »
Il écarta les bras, largement, comme Fré-
-déric Lemaître dans Robert Macaire.
— « Jeunesse des écoles ! Je te bénis ! »
Ensuite, apostrophant un chiffonnier
qui remuait des écailles d’huîtres contre la
borne d’un marchand de vins :
— « En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse
des Écoles ? »
Le vieillard releva une face hideuse où l’on
distinguait au milieu d’une barbe grise, un

37.

nez rouge, et deux yeux avinés stupides :
— « Non ! tu me parais plutôt un homme de
ces hommes à figure patibulaire que l’on voit
dans divers groupes semant l’or à pleines mains.
Oh ! sème, mon patriarche, sème ! corromps-moi
avec les trésors d’Albion ! Are-you English ? – Je ne
repousse pas les présents d’Artaxercès ! Causons
un peu de l’union douanière !!
Frédéric sentit quelqu’un le toucher à
l’épaule ; il se retourna. C’était Martinon
prodigieusement pâle.
— « Eh bien ! » – fit-il en poussant un gros
soupir, – « encore une émeute ! » – Il avait peur
d’être compromis, se lamentait. Les hommes
en blouse, surtout, l’inquiétaient, comme
appartenant à des sociétés secrètes.
— « Est-ce qu’il y a des sociétés secrètes ? » –
dit le jeune homme à moustaches. – « C’est
une vieille blague du gouvernement, pour
épouvanter les bourgeois ! »
Martinon l’engagea à parler plus bas,
dans la crainte de la police.
— « Vous croyez encore à la police, vous ?
Au fait, que savez-vous, monsieur, si je ne
suis point moi-même un mouchard ? »
Et il le regarda d’une telle manière que
Martinon, fort ému, ne comprit point, d’abord,
la plaisanterie. La foule les poussait, et ils
avaient été forcés, tous les trois, de se mettre
sur le petit escalier conduisant, par un
couloir, dans le nouvel amphithéâtre.
Mais bientôt la multitude se fendit
d’elle-même ; plusieurs têtes se découvrirent,

38.

on saluait l’illustre professeur Samuel Rondelot
                          de
qui, enveloppé dans sa grosse redingotte, levant
en l’air ses lunettes d’argent et soufflant de
son asthme, s’avançait à pas tranquilles,
pour faire son cours. Cet homme était une des
gloires judiciaires du XIXe Siècle, le rival des
                                                 2            1
Zachariæ, des Ruhdorff. Sa dignité nouvelle
de Pair de France n’avait modifié en rien ses
allures. – On le savait pauvre, et un grand
respect l’entourait.
Cependant du fond de la place quelques-
-uns crièrent :
— « À bas, Guizot ! »
— « À bas, Pritchard ! »
— « À bas, les vendus ! »
— « À bas, Louis-Philippe ! »
La foule oscilla, et se pressant contre la
porte de la cour qui était fermée, elle empê-
chait le professeur d’aller plus loin. Il s’arrêta
devant l’escalier – on l’aperçut bientôt sur la
dernière des trois marches. Il parla ; un bour-
donnement couvrit sa voix. Bien qu’on
l’aimât tout-à l’heure, on le haïssait
maintenant, car il représentait l’Autorité.
Chaque fois qu’il essayait de se faire en-
-tendre, les cris recommençaient. Enfin il
fit un grand geste pour engager les étudiants
à le suivre. Une vocifération universelle
lui répondit. Il haussa les épaules dédai-
gneusement et s’enfonça dans le couloir.
Martinon avait profité de sa place, pour
disparaître en même temps.
— « Quel lâche ! » – dit Frédéric.

39.

— « Il est prudent ! » reprit l’autre.
La foule éclata en applaudissements.
Cette retraite du professeur devenait une vic-
toire pour elle. À toutes les fenêtres, des curieux
                                          entonnèrent
regardaient. Quelques-uns entonnaient la
Marseillaise – D’autres proposaient d’aller
chez Béranger.
— « Chez Laffite ! »
— « Chez Chateaubriand !
— « Chez Voltaire ! » – hurla le jeune
homme à moustaches blondes.
Les sergents de ville tâchaient de circuler,
en disant le plus doucement qu’ils pouvaient :
— « Partez, messieurs, partez, retirez-vous ! »
Quelqu’un cria :
— « À bas les assommeurs ! »
C’était une injure usuelle depuis les
troubles du mois de Septembre. Tous la répétè-
rent. On huait, on sifflait les gardiens de
l’ordre public ; – ils commençaient à pâlir ;
un d’eux n’y résista plus et avisant un
petit jeune homme qui s’approchait de
trop près, en lui riant au nez, il le repoussa
si rudement qu’il le fit tomber cinq pas
plus loin, sur le dos, devant la boutique du
marchand de vins. Tous s’écartèrent, mais
presqu’aussitôt il roula lui-même, ter-
rassé par une sorte d’Hercule dont la
chevelure telle qu’un paquet d’étoupes,
débordait sous une casquette en toile cirée.
Arrêté depuis quelques minutes au
coin de la rue St Jacques, il avait lâché
bien vite un large carton qu’il portait

40.

pour bondir vers le sergent de ville, et le tenant
renversé sous lui, il labourait sa face à grands
coups de poing. Les autres sergents accoururent.
Le terrible garçon était si fort qu’il en fallut
quatre, au moins, pour le dompter. Deux le
secouaient par le collet, deux autres le tiraient
par les bras, un cinquième lui donnait, avec le
genou, des bourrades dans les reins, et tous
l’appelaient brigand, assassin, émeutier. La
poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il
protestait de son innocence. Il n’avait pu, de
sang-froid, voir battre un enfant :
— « Je m’appelle Dussardier ! – chez
Messieurs Valinçart frères, dentelles et
nouveautés, rue de Cléry. – Où est mon carton ?
– Je veux mon carton ! » – Il répétait : — « Dus-
sardier ! – rue de Cléry. – mon carton ! – »
Il s’apaisa pourtant, et d’un air stoïque
se laissa conduire vers le poste de la rue
Descartes.
Un flot de monde énorme le suivit. Frédé-
-ric et le jeune homme à moustaches mar-
chaient immédiatement par derrière, pleins
d’admiration pour le commis et révoltés
contre la violence du Pouvoir.
À mesure que l’on avançait, la foule
devenait moins grosse.
Les sergents de ville, de temps à autre, se
retournaient d’un air féroce ; et les tapageurs
n’ayant plus rien à faire, les curieux rien
à voir, tous s’en allaient peu à peu ; [illis.] Des
passants, que l’on croisait, considéraient Dus-
sardier et se livraient tout haut à des

41.

commentaires outrageants. Une vieille femme, sur
sa porte, s’écria même qu’il avait volé un pain ;
Cette injustice augmenta l’irritation des deux
amis. Enfin on arriva devant le corps de garde.
Il ne restait qu’une vingtaine de personnes.
La vue des soldats suffit pour les disperser, –
mais Frédéric et son camarade réclamèrent
hardiment celui qu’on venait de mettre en prison.
Le factionnaire les menaça, s’ils insistaient,
de les y fourrer eux-mêmes.
Ils demandèrent le chef du poste, et déclinè-
rent leur nom avec leur qualité d’élève en droit,
affirmant que le prisonnier était leur condis-
ciple.
Enfin, on les fit entrer dans une pièce toute
nue, où quatre bancs s’allongeaient contre
les murs de plâtre, enfumés. Au fond, un gui-
chet s’ouvrit. Alors parut le robuste visage
de Dussardier, qui dans le désordre de sa
chevelure avec ses petits yeux francs et son
nez carré du bout, rappelait confusément
la physionomie d’un bon chien.
— « Tu ne nous reconnais pas ? » dit
Hussonnet. C’était le nom du jeune homme
à moustaches.
— « Mais… mais… » balbutia Dussardier.
— « Ne fais donc plus l’imbécille » – re-
prit l’autre – « on sait que tu es, comme nous,
élève en droit ! »
Malgré leurs clignements de paupières,
Dussardier ne devinait rien. Il parut se
recueillir, puis tout-à-coup :
— « A-t-on trouvé mon carton ? »

42.

Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet
Répliqua :
— « Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de
cours ? – Oui, oui ! rassure-toi ! »
Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier
comprit enfin qu’ils venaient pour le servir, et
il se tut, craignant de les compromettre. D’ail-
leurs il éprouvait une sorte de honte en se voyant
haussé au rang social d’étudiant et le pareil de
ces jeunes hommes qui avaient des mains si
blanches.
— « Veux-tu faire dire quelque chose à
quelqu’un ? » – dit Frédéric.
— « Non, merci. – à personne ! »
— « Mais ta famille ? »
Il baissa la tête sans répondre. Le pauvre
garçon était bâtard. Les deux amis restaient éton-
nés de son silence.
— « As-tu de quoi fumer ? » reprit Frédéric.
Il se palpa, puis retira, du fond de sa poche,
les débris d’une pipe – une belle pipe, en écume
de mer, avec un tuyau en bois noir, un couver-
-cle d’argent et un bout d’ambre.
Depuis trois ans il travaillait à en faire
                                      eu
un chef-d’œuvre. Il avait soin d’en tenir le four-
neau constamment serré dans une gaine de
chamois, de la fumer toujours le plus lentement
possible, sans jamais la poser sur du marbre,
et chaque soir de la suspendre toute droite
au chevet de son lit. À présent il secouait
les morceaux dans sa main dont les ongles
saignaient – et le menton sur la poitrine, les
prunelles fixes, béant, il contemplait ces

43.

ruines de sa joie avec un regard d’une ineffable
tristesse.
— « Si nous lui donnions des cigares, hein ? » –
dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d’en
atteindre.
Frédéric avait déjà posé au bord du guichet
un porte-cigares, rempli.
— « Prends donc ! – Adieu – bon courage ! »
Dussardier se jeta sur les deux mains qui
s’avançaient. Il les serrait frénétiquement, la
voix entrecoupée par des sanglots.
— « Comment !.. à moi ?.. à moi ? »
Les deux amis se dérobèrent à sa recon-
naissance. Puis ils allèrent déjeuner ensemble
au café Tabourey, devant le Luxembourg ; Et
là, tout en séparant le beafstek, Hussonnet
apprit à son compagnon qu’il travaillait dans
des journaux de modes et fabriquait des récla-
mes pour l’Art industriel.
— « Chez Jacques Arnoux ? » – dit Frédéric.
— « Vous le connaissez ? »
— « Oui ! – non ! C’est-à-dire je l’ai vu.
Je l’ai rencontré. » Il demanda négligemment
à Hussonnet s’il voyait quelquefois « sa femme ».
— « De temps à autre. » – reprit le bohème.
Frédéric n’osa poursuivre ses questions.
Cet homme venait de prendre une place dé-
mesurée dans sa vie ; et il paya la note du
déjeuner, sans qu’il y eût de la part de
l’autre aucune protestation.
La sympathie était mutuelle ; ils échan-
gèrent leurs adresses. Puis Hussonnet l’in-
vita cordialement à l’accompagner jusqu’à
la rue de Fleurus.

44.

Ils étaient au milieu du jardin quand l’employé
d’Arnoux retenant son haleine, contourna son
visage dans une grimace abominable et se mit
à faire le coq. Alors tous les coqs qu’il y avait
aux environs lui répondirent par des cocoricos
prolongés.
— « C’est un signal ! » dit Hussonnet.
Ils s’arrêtèrent près du théâtre Bobino,
devant une maison, où l’on pénétrait par une
allée. Dans la lucarne d’un grenier, entre des
capucines et des pois de senteur, une jeune fem-
-me se montra, nu-tête, en corset, et appuyant
ses deux bras contre le bord de la gouttière.
— « Bonjour, mon ange, bonjour, Bibiche ! » –
fit Hussonnet, en lui envoyant des baisers ; puis
il ouvrit la barrière d’un coup de pied, et dispa-
rut.
Frédéric l’attendit toute la semaine. Il
n’osait aller chez lui, pour n’avoir point l’air
impatient de se faire rendre à déjeuner – mais
il le chercha par tout le quartier Latin. Il le
rencontra un soir et l’emmena dans sa
chambre sur le quai Napoléon.
La causerie fut longue ; ils s’épanchèrent.
Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits
du théâtre. Il collaborait à des vaudevilles
non reçus, avait « des masses de plans » tour-
nait le couplet ; – il en chanta même quelques-
uns. Puis remarquant dans l’étagère un
volume de Hugo et un autre de Lamartine,
il se répandit en sarcasmes sur l’école
romantique. Ces poètes-là n’avaient ni bon
sens ni correction, et n’étaient pas Français,

45.

                                                              et
surtout. Il se vantait de savoir sa langue éplu-
chait les phrases les plus belles avec cette sévérité
hargneuse, ce goût académique qui distingue les
personnes d’humeur folâtre quand elles abordent
l’art sérieux.
Frédéric fut blessé dans ses prédilections. Il
avait envie de rompre ; mais pourquoi ne pas ha-
sarder tout de suite, le mot d’où son bonheur
dépendait ? – Alors il demanda au garçon-de-
lettres s’il pouvait le présenter chez Arnoux.
La chose était facile, et ils convinrent du
jour suivant.
Hussonnet manqua le rendez-vous. Il
en manqua trois autres – Un samedi, vers quatre
heures, il apparut.
Mais profitant de la voiture, il s’arrêta
d’abord, au Théâtre-Français, pour avoir un
coupon de loge – Il se fit descendre chez un tail-
leur, chez une couturière ; il écrivait ses billets
chez les concierges. Enfin ils arrivèrent Boule-
vard Montmartre. Frédéric traversa la boutique,
monta l’escalier. Arnoux le reconnut dans la
glace placée devant son bureau ; et, tout en
continuant à écrire il lui tendit la main par-
dessus l’épaule.
Cinq à six personnes, debout, emplissaient
l’appartement étroit, qu’éclairait une seule
fenêtre donnant sur la cour ; un canapé en
damas de laine brune occupait au fond l’in-
térieur d’une alcôve, entre deux portières
d’étoffe semblable. Sur la cheminée, couverte
de paperasses, il y avait une Vénus en
bronze ; et deux candélabres garnis de bougies

46.

roses, la flanquaient parallèlement. À droite, près
d’un cartonnier, un homme dans un fauteuil, lisait
le journal, en gardant son chapeau sur sa tête ;
et les murailles disparaissaient sous des estampes
et des tableaux, gravures précieuses ou esquisses
de maîtres contemporains ornées de dédicaces
qui témoignaient pour Jacques Arnoux de
l’affection la plus sincère.
— « Cela va toujours bien ? » – fit-il, en se
tournant vers Frédéric. – Et sans attendre sa
réponse, il demanda bas à Hussonnet : « Com-
ment l’appelez-vous, votre ami ? » – Puis tout haut :
— « Prenez donc un cigare, sur le carton-
nier, dans la boîte ! »
L’Art-industriel, posé au point central de
Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un
terrain neutre où les rivalités se coudoyaient
familièrement. On y voyait, ce jour-là, Anténor
Braive le portraitiste des rois, Jules Burrieu
qui commençait à populariser par ses dessins
les guerres d’Algérie, le caricaturiste Sombaz, le
sculpteur Vourdat, d’autres encore, et aucun
ne répondait aux préjugés de l’étudiant. Leurs
manières étaient simples, leurs propos libres.
Le mystique Lovarias débita un conte obscène et
l’inventeur du paysage oriental, le fameux
Dittmer, portait une camisole de tricot sous
son gilet et prit l’omnibus pour s’en retour-
ner.
Il fut d’abord question d’une nommée Apol-
lonie, un ancien modèle, que Burieu prétendait
avoir reconnu sur le boulevard, dans une dau-
mont.

47.

Hussonnet expliqua cette métamorphose par la
série de ses entreteneurs.
— « Comme ce gaillard-là connaît les filles
de Paris ! » – dit Arnoux.
— « Après vous, s’il en reste, sire ! » – répliqua
le bohème, avec un salut militaire, pour imiter
le grenadier offrant sa gourde à Napoléon.
Puis on discuta quelques toiles, où la tête
d’Apollonie avait servi. Les confrères absents
furent critiqués. On s’étonnait du prix de leurs
œuvres, et tous se plaignaient de ne point gagner
suffisamment lorsqu’entra un homme de taille
moyenne, l’habit fermé par un seul bouton, les
yeux vifs, l’air un peu fou.
— « Quel tas de bourgeois vous êtes ! » – dit-il. –
« Qu’est-ce que cela fait, miséricorde ! Les vieux
qui confectionnaient des chefs-d’œuvre ne s’in-
quiétaient pas du million. Corrège, Murillo… »
— « Ajoutez Pellerin » – dit Sombaz.
Mais sans relever l’épigramme, il conti-
nua de discourir, avec tant de véhémence, qu’Ar-
noux fut contraint de lui répéter deux fois :
— « Ma femme a besoin de vous, jeudi.
N’oubliez pas ! »
Cette parole ramena la pensée de Frédéric
sur Mme Arnoux. Sans doute on pénétrait
chez elle par le cabinet près du divan ? Arnoux,
pour prendre un mouchoir venait de l’ouvrir.
Frédéric avait même aperçu, dans le fond, un
lavabo – mais une sorte de grommellement
sortit du coin de la cheminée. C’était le per-
sonnage qui lisait son journal dans le fau-
teuil. Il avait cinq pieds neuf pouces, les
paupières un peu tombantes, la chevelure grise,

48.

l’air majestueux et s’appelait Regimbart.
— « Qu’est-ce donc, Citoyen ? » – dit Arnoux.
— « Encore une nouvelle canaillerie du Gou-
vernement ! »
Il s’agissait de la destitution d’un maître d’école –
Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange
et Shakespeare.
Dittmer s’en allait. Arnoux le rattrapa pour
lui mettre dans la main deux billets de banque.
Alors Hussonnet croyant le moment favorable :
— « Vous ne pourriez pas m’avancer, mon
cher patron… »
Mais Arnoux s’était rassis – et gourmandait
un vieillard d’aspect sordide, en lunettes bleues.
— « Ah ! vous êtes joli, père Isaac ! Voilà
trois œuvres décriées, perdues ! Tout le monde se fiche
de moi ! On les connaît, maintenant ! Que voulez-
vous que j’en fasse ? Il faudra que je les envoie en
Californie ! au diable ! taisez-vous ! »
La spécialité de ce bonhomme consistait à
mettre au bas des tableaux des signatures de
maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer ; il
le congédia brutalement. Puis changeant de
manières, il salua un monsieur décoré, gourmé,
avec favoris et cravate blanche.
Le coude sur l’espagnolette de la fenêtre, il
lui parla pendant longtemps, d’un air mielleux.
Enfin il éclata :
— « Eh ! je ne suis pas embarrassé d’avoir des
courtiers, Mr le comte ! »
Le gentilhomme s’étant résigné, Arnoux lui
solda vingt-cinq louis, et dès qu’il fut dehors :
— « Sont-ils assommants, ces grands
seigneurs ! »

49.

— « Tous des misérables ! » – murmura Regimbart
À mesure que l’heure avançait, les occupations
d’Arnoux redoublaient ; il classait des articles, déca-
chetait des lettres, alignait des comptes, au bruit
du marteau dans le magasin sortait pour surveiller
les emballages, puis reprenait sa besogne ; et tout
en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il
ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le
soir chez son avocat, et partait le lendemain pour
la Belgique.
Les autres causaient des choses du jour : le
portrait de Cherubini, l’hémicycle des Beaux-Arts,
l’Exposition prochaine. Pellerin déblatérait contre
l’Institut. Les cancans, les discussions s’entre-
croisaient. L’appartement, bas de plafond, était
si rempli qu’on ne pouvait remuer, et la lumière
des bougies roses passait dans la fumée des cigares
comme des rayons de soleil dans la brume.
Mais la porte, près du divan, s’ouvrit, et une
grande femme mince entra, – avec des gestes brusques
qui faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir
toutes les breloques de sa montre.
C’était la femme entrevue l’été dernier au
Palais-Royal.
Quelques-uns, l’appelant par son nom,
échangèrent avec elle des poignées de main. Hus-
sonnet avait enfin arraché une cinquantaine de
francs ; La pendule sonna sept heures ; tous se
retirèrent.
Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit
Mlle Vatnas  dans le cabinet
Malgré la porte entrebâillée, Frédéric n’en-
tendait pas leurs paroles, – ils chuchotaient.

50.

Cependant la voix féminine s’éleva :
— « Depuis six mois que l’affaire est faite,
j’attends toujours ! »
Il y eut un long silence, Mlle Vatnas reparut.
Arnoux lui avait encore promis quelque chose.
— « Oh ! oh ! plus tard, nous verrons ! »
— « Adieu, homme heureux ! » – dit-elle, en s’en
allant.
Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa
du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles
pour tendre ses sous-pieds ; et, tout en se lavant les
mains :
— « Il me faudrait deux dessus de porte, à
250 la pièce, genre Boucher. – Est-ce convenu ? »
— « Soit » – dit l’artiste, devenu rouge.
— « Bon ! et n’oubliez pas ma femme ! »
Frédéric accompagna Pellerin jusqu’au haut
du faubourg Poissonnière – et lui demanda la permis-
sion de venir le voir, quelquefois, – faveur qui fut
accordée, gracieusement.
Pellerin lisait tous les ouvrages d’esthétique pour
découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu
quand il l’aurait trouvée de faire des chefs-d’œuvre.
Il s’entourait de tous les auxiliaires imaginables,
dessins, plâtres, modèles, gravures ; et il cherchait,
se rongeait ; il accusait le temps, ses nerfs, son
atelier, sortait dans la rue pour rencontrer
l’inspiration, tressaillait de l’avoir saisie, puis
abandonnait son œuvre et en rêvait une autre
qui devait être plus belle ! Ainsi tourmenté par
des convoitises de gloire et perdant ses jours en
discussions, croyant à mille niaiseries, aux sys-
tèmes, aux critiques, à l’importance d’un rè-

51.

glement ou d’une réforme en matière d’art, il n’avait
, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son
orgueil robuste l’empêchait de subir aucun découra-
gement ; Mais il était toujours irrité, et dans cette
exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue
les comédiens.
On remarquait en entrant chez lui deux grands
tableaux, où les premiers tons, posés çà et là, faisaient
sur la toile encore blanche, des taches de brun, de rouge,
et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s’étendait
par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises,
d’un filet ; Il était même impossible d’y rien com-
prendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compo-
sitions, en indiquant avec le pouce les parties qui
manquaient. L’une devait représenter la demeure [démence]
de Nabuchodonosor
, l’autre l’incendie de Rome
par Néron
. Frédéric les admira.
Il admira des académies de femmes échevelées,
des paysages où les troncs d’arbre tordus par la
tempête foisonnaient, et surtout des caprices à la
plume, souvenirs de Calot, de Rembrandt ou de
Goya – dont il ne connaissait pas les modèles,
mais Pellerin n’estimait plus ces travaux de sa
jeunesse ; maintenant, il était pour le grand style.
Il dogmatisa sur Phidias et Winckelman, éloquem-
ment. D’ailleurs, les choses autour de lui renfor-
çaient la puissance de sa parole : On voyait une
tête de mort, sur un prie-Dieu, des yatagans,
une robe de moine ; Frédéric l’endossa.
Quand il arrivait de bonne heure, il le
surprenait dans son mauvais lit de sangle, que
cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se
couchait tard, fréquentant les théâtres avec

52.

assiduité. Il était servi par une vieille femme en
haillons, dînait à la gargote, et vivait sans maî-
tresse. Ses connaissances ramassées pêle-mêle ren-
daient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le
commun et le bourgeois débordait en sarcasmes
d’un lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres
une telle religion qu’elle le montait presque jus-
qu’à eux. Mais pourquoi ne parlait-il jamais
de Mme Arnoux ? Quant à son mari, tantôt il
l’appelait un bon garçon, d’autres fois un charla-
-tan. Frédéric attendait ses confidences.
Un jour, en feuilletant un de ses cartons, il
trouva dans le portrait d’une bohémienne quelque
chose de Mlle Vatnas – et comme cette personne l’in-
-téressait il voulut savoir sa position.
Elle avait été, croyait Pellerin, d’abord institu-
-trice en province, maintenant elle donnait des leçons
et tâchait d’écrire dans les petites feuilles.
D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait
selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
— « Ah ! bah ! il en a d’autres ! »
Alors le jeune homme, en détournant son visage
qui rougissait de honte sous l’infamie de sa pensée,
ajouta d’un air crâne :
— « Et sa femme le lui rend, sans doute ? » –
— « Pas du tout ! elle est honnête ! »
Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu
au journal.
Les grandes lettres composant le nom d’Ar-
noux sur la plaque de marbre, au haut de la bou-
tique, lui semblaient toutes particulières et grosses
de significations, comme une écriture sacrée. Le
large trottoir, descendant, facilitait sa marche,

53.

la porte tournait presque d’elle-même et la poignée,
lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intel-
ligence d’une main dans la sienne. Insensiblement,
il devint aussi ponctuel que Regimbart
Tous les jours Regimbart s’asseyait au coin du
feu, dans son fauteuil, s’emparait du national, ne
le quittait plus, et exprimait sa pensée par des
exclamations ou de simples haussements d’épaules.
De temps à autre, il s’essuyait le front avec son
                de poche
mouchoir de poche, roulé en boudin, et qu’il portait
   entre deux boutons
sur sa poitrine
entre deux boutons de sa redingotte

dans l’ouverture de sa redingotte verte. Il avait
dans l’ouverture

un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate
longue, et son chapeau à bords retroussés le faisait
reconnaître, de loin, dans les foules.
À huit heures du matin, il descendait des
hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc
dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner,
que suivaient plusieurs parties de billard, le con-
duisait jusqu’à trois heures. Il se dirigeait alors
vers le passage des Panoramas, pour prendre l’ab-
sinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait
à l’estaminet-Bordelais, pour prendre le ver-
muth ; puis, au lieu de rejoindre sa femme,
souvent il préférait dîner seul, dans un petit café
de la place Gaillon, où il voulait qu’on lui servît
« des plats de ménage, des choses naturelles ! » Enfin
il se transportait dans un autre billard, et y restait
jusqu’à minuit, jusqu’à une heure du matin,
jusqu’au moment où le gaz éteint et les volets
fermés, le maître de l’établissement, exténué, le sup-
pliait de sortir.
                                                   boissons
Et ce n’était pas l’amour des consommations
qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart !

54.

mais l’habitude ancienne d’y causer politique. Avec
l’âge sa verve, était tombée ; et il n’avait plus qu’une
morosité silencieuse. On aurait dit à voir le sérieux
de son visage qu’il roulait le monde dans sa tête.
Rien n’en sortait ; et personne, même de ses amis,
ne lui connaissait d’occupations, bien qu’il se donnât
pour tenir un cabinet d’affaires.
Arnoux paraissait l’estimer infiniment.
Il dit un jour à Frédéric :
— « Celui-là en sait long, allez ! c’est un
homme fort ! »
                                                                pupitre
Une autre fois, Regimbart étala, sur son bur-
                         concernant
reau, des papiers relatifs à des mines de Caolin en
Bretagne. Arnoux s’en rapportait à son expérience.
Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regim-
bart, jusqu’à lui offrir l’absinthe de temps à
autre ; – et bien qu’il l’ennuyât, bien qu’il n’en
 put
peux rien tirer, quoiqu’il le jugeât stupide, sou-
vent il demeurait dans sa compagnie pendant
une grande heure, uniquement parce qu’il était
l’ami de Jacques Arnoux !
Après avoir poussé dans leurs débuts les
maîtres contemporains, cet homme de progrès avait
tâché, tout en conservant des allures artistiques,
d’étendre ses profits pécuniaires. Ce qu’il voulait
c’était l’émancipation des arts, le sublime à bon
marché. Il vulgarisa quantité de perfectionnements.
Toutes les industries du luxe parisien subirent
son influence, qui fut bonne sur les petites
choses, et funeste pour les grandes. Avec sa
rage de flatter l’opinion, il détourna de leur
voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa
les faibles et illustra les médiocres. Il en disposait

55.

par ses relations, et par sa Revue. Les rapins ambi-
tionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine, et les
tapissiers prenaient chez lui des modèles d’ameu-
blement. Frédéric le considérait à la fois comme
millionnaire, comme dilettante, comme homme
d’action. Bien des choses pourtant l’étonnaient,
car le sieur Arnoux était malicieux dans son
commerce.
Il recevait du fond de l’Allemagne ou de
l’Italie une toile achetée à Paris quinze cents
francs, et exhibant une facture qui la portait à
quatre mille la revendait trois mille cinq cents,
par complaisance. Un de ses tours ordinaires avec
les peintres était d’exiger comme pot-de-vin une
réduction de leur tableau, sous le prétexte d’en
publier la gravure ; Il vendait toujours la
réduction et jamais la gravure ne paraissait. À
ceux qui se plaignaient d’être exploités, il répon-
dait par une tape sur le ventre. Excellent d’ailleurs,
il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus,
s’enthousiasmait pour une œuvre ou pour un
homme, et s’obstinant alors ne regardait à rien,
multipliait les courses, les correspondances, les
réclames. Il se croyait fort honnête et, dans son
besoin d’expansion, racontait naïvement ses indéli-
catesses.
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugu-
rait un autre journal de peinture par un grand
festin, il pria Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu
avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’on
désinvitait les convives – « Cela n’attaque pas
l’honneur, vous comprenez ? »
Et le jeune homme n’osa lui refuser ce
service.

56.

Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans
son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui
s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe dispa-
raître.
— « Mille excuses ! » – dit Hussonnet. – « Si
j’avais cru qu’il y eût des femmes… »
— « Oh ! pour celle-là c’est la mienne. »
reprit Arnoux. – « Elle montait me faire une petite
visite, en passant. »
— « Comment ? » – dit Frédéric.
— « Mais oui ! elle s’en retourne chez
elle, à la maison. »
Le charme des choses ambiantes se retira,
tout-à-coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu
venait de s’évanouir – ou plutôt n’y avait jamais
été. Il éprouvait une surprise infinie et comme
la douleur d’une trahison. Arnoux en fouillant
dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ?
Le commis alors déposa sur la table une liasse
de papiers humides.
— « Ah ! les affiches ! » – s’écria le marchand. –
« Je ne suis pas près de dîner, ce soir ! – »
Regimbart prenait son chapeau.
— « Comment, vous me quittez ? »
— « Sept heures ! » – dit Regimbart. – Et
Frédéric le suivit.
Au coin de la rue Montmartre, il se retour-
na ; il regarda les fenêtres du premier étage ; – et il
rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se
rappelant avec quel amour il les avait si sou-
vent contemplées ! Où donc vivait-elle ? Comment
la rencontrer, maintenant ? La solitude se r’ou-
vrait autour de son désir, plus immense que jamais !

57.

— « Venez-vous la prendre ? » – dit Regimbart.
— « Prendre qui ? »
— « L’absinthe ! »
Et cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa
conduire à l’estaminet-Bordelais.
Tandis que son compagnon posé sur le coude,
considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et
de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin
sur le trottoir. Il cogna vivement contre le carreau
et le peintre n’était pas assis que Regimbart
lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l’Art
industriel
.
— « Que je crève, si j’y retourne ! C’est une
brute, un bourgeois, un misérable, un drôle ! »
Ces injures flattaient la colère de Frédéric.
Il en était blessé cependant – car il lui semblait
qu’elles atteignaient, un peu, Mme Arnoux.
— « Qu’est-ce donc qu’il vous a fait ? » – dit
Regimbart.
Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla
fortement au lieu de répondre.
Il se livrait à des travaux clandestins, tels
que portraits aux deux crayons ou pastiches de
grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ;
Et comme ces travaux l’humiliaient, il préférait
se taire, généralement. Mais « la crasse d’Arnoux »
l’exaspérait trop. Il se soulagea.
D’après une commande dont Frédéric était
le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le
marchand, alors, s’était permis des critiques ! Il
avait blâmé la composition, la couleur et le des-
sin – le dessin surtout, bref, à aucun prix n’en
avait voulu. Mais forcé par l’échéance d’un

58.

billet, Pellerin les avait cédés au Juif Isaac ; Et
quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même, les ven-
dait à un Espagnol, pour deux mille francs – « pas
un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait
bien d’autres, parbleu ! nous le verrons un de ces
matins, en cour d’assises. »
— « Comme vous exagérez ! » – dit Frédéric d’une
voix timide.
— « Allons ! bon ! j’exagère ! » – s’écria l’artiste
en donnant sur la table un grand coup de poing.
Cette violence rendit au jeune homme tout son
aplomb. Sans doute on pouvait se conduire plus gen-
timent ; Cependant si Arnoux trouvait ces deux toiles…
— « Mauvaises !.. lâchez le mot ! Les connais-
sez-vous ? Est-ce votre métier ? Or, vous savez, mon
petit, – moi, – je n’admets pas cela, les amateurs ! » –
— « Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! » – dit
Frédéric.
— « Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? » –
reprit froidement Pellerin.
Le jeune homme balbutia :
— « Mais… parce que je suis son ami. »
— « Embrassez-le de ma part ! bonsoir. – »
Et le peintre sortit, furieux, sans parler, bien
entendu, de sa consommation.
Frédéric s’était convaincu lui-même, en dé-
fendant Arnoux. Dans l’échauffement de son
éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme
intelligent et bon, que ses amis calomniaient et
qui maintenant travaillait tout seul, abandonné.
Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir
immédiatement – Dix minutes après, il poussait
la porte du magasin.

59.

Arnoux élaborait avec son commis des affiches-
monstres pour une exposition de tableaux…
— « Tiens ! qui vous ramène ? »
Cette question, bien simple, embarrassa Frédé-
ric ; – Et ne sachant que répondre il demanda si
l’on n’avait point trouvé par hasard son calepin,
un petit calepin en cuir bleu !
— « Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? » –
dit Arnoux.
Frédéric, en rougissant comme une vierge, se
défendit d’une telle supposition.
— « Vos poésies, alors ? » – répliqua le mar-
chand.
Il maniait les spécimens étalés, en discutait la
 forme
forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se
sentait de plus en plus irrité par son air de médi-
tation, et surtout par ses mains qui se prome-
naient sur les affiches, – De grosses mains – un peu
molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva ; et en
disant : « C’est fait » il lui passa la main sous
le menton, familièrement. Cette privauté déplut
à Frédéric, – il se recula ; – puis il franchit le seuil
du bureau, pour la dernière fois de son existence,
croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait
comme diminuée par la vulgarité de son mari.
Il reçut dans la même semaine une lettre,
où Deslauriers annonçait qu’il arriverait à
Paris, jeudi prochain.
Alors il se rejeta violemment sur cette affection
plus solide et plus haute. Un pareil homme valait
toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin de
Regimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne !
Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette

60.

de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie ; et le
jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de
Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa
porte. Arnoux entra.
— « Un mot, seulement ! Hier on m’a envoyé
de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous,
tantôt, à sept heures juste – C’est rue de Choiseul,
24 bis. N’oubliez pas. – »
Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chan-
celaient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! » Puis il
écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier ;
et il fit porter ces trois billets par trois commission-
naires différents. Mais la clef tourna dans la serrure
          portier
et le concierge parut, avec une malle sur l’épaule.
Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit
à trembler comme une femme adultère sous le
regard de son époux.
— « Qu’est-ce donc qui te prend ? » – dit Des-
lauriers » – tu dois cependant avoir reçu, de moi, une
lettre ? »
Frédéric n’eut pas la force de mentir :
— « Oui, je l’ai reçue ! »
Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père
n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle,
s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient
par dix ans. Mais fort en procédure, Deslauriers
avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère,
sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui,
dans un vieux portefeuille.
— « C’est une réserve, en cas de malheur.
Il faut que j’avise à les placer et à me caser
moi-même, dès demain matin.

61-62.

— Pour aujourd’hui vacance complète, et tout
à toi, mon vieux ! »
— « Oh ! ne te gêne pas ! » dit Frédéric. – « Si tu
avais ce soir quelque chose d’important… »
— « Allons donc ! Je serais un fier misérable !.. »
Et cette épithète, lancée au hasard, toucha Fré-
déric en plein cœur, comme une allusion outra-
geante.
                       concierge
                       portier
Cependant le concierge avait disposé sur la
table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine,
une langouste, un dessert, et deux bouteilles de
vin de
Bordeaux.
                                         émut
Une réception si bonne émotionna Deslauriers.
— « Tu me traites comme un roi, ma parole ! »
Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et de
temps à autre ils se prenaient les mains par
dessus la table, en se regardant une minute, avec
attendrissement.
Mais un commissionnaire apporta un chapeau
neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien
la coiffe était brillante.
Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’ha-
bit auquel il avait donné un coup de fer.
— « On croirait que tu vas te marier, » dit
Deslauriers.
Une heure après, un troisième individu sur-
vint et retira d’un grand sac noir une paire de
bottes vernies, splendides ! – Pendant que Frédéric
les essayait, le bottier observait narquoisement
la chaussure du provincial.
— « Monsieur n’a besoin de rien ? »
— « Merci, » – répliqua le clerc, en rentrant
sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.

63.

Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à
faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une
idée.
— « Ah ! saprelotte, j’oubliais ! »
— « Quoi donc ? »
— « Ce soir, je dîne en ville ! »
— « Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m’en
parles-tu jamais dans tes lettres ?.. »
Ce n’était pas chez les Dambreuse – mais chez
les Arnoux.
— « Tu aurais dû m’avertir ! » – dit Deslau-
riers. Je serais venu un jour plus tard. »
— « Impossible ! » – répliqua brusquement Fré-
déric – « On ne m’a invité que ce matin, tout-à-
l’heure.
Et pour racheter sa faute, et en distraire son
ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il
rangea dans sa commode toutes ses affaires, il
voulait lui donner son propre lit, coucher dans le
cabinet au bois. Puis dès quatre heures, il commen-
ça les préparatifs de toilette.
— « Tu as bien le temps ! » – dit l’autre.
Enfin il s’habilla, il partit.
— « Voilà les riches ! » – pensa Deslauriers, et
il alla dîner, rue St Jacques, chez un petit res-
taurateur, qu’il connaissait.
Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier,
tant son cœur battait fort. un de ses gants trop
juste éclata, et tandis qu’il enfonçait la déchirure
sous la manchette de sa chemise, Arnoux qui
montait par derrière le saisit au bras et le fit
entrer.
L’antichambre décoré à la chinoise avait

64.

une lanterne peinte au plafond, et des bambous dans
les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha
contre une peau de tigre. On n’avait point allumé
les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le
boudoir tout au fond.
Mlle Marthe vint dire que sa maman s’ha-
billait. Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa
bouche, pour la baiser ; puis, voulant choisir lui-
même dans la cave certaines bouteilles de vin, il
laissa Frédéric avec l’enfant.
Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage
de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en
longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe plus
bouffante que le jupon d’une danseuse laissait
voir ses mollets roses, Et toute sa gentille person-
ne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les
compliments du monsieur avec des airs de coquette,
fixa sur lui ses yeux profonds, puis se coulant
parmi les meubles, disparut comme un jeune chat.
Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes
des lampes, recouverts d’une dentelle en papier,
tamisaient un jour laiteux et qui attendrissait
la couleur des murailles, tendues de satin mauve.
À travers les lames du garde-feu, pareil à un gros
éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée ;
il y avait dessus, contre la pendule un coffret à
fermoirs d’argent. Çà et là, des choses intimes traî-
naient : une poupée au milieu de la causeuse, un
fichu contre le dossier d’une chaise – et sur la table
à ouvrage, un tricot de laine d’où pendaient en
dehors deux aiguilles d’ivoire la pointe en bas.
C’était un endroit paisible, honnête et familier
tout ensemble.

65.

Arnoux rentra, et par l’autre portière, Mme
Arnoux parut.
Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne
distingua, d’abord, que sa tête. Elle avait une robe
                        et
de velours noir ; Dans les cheveux une longue bourse
algérienne, en filet de soie rouge, qui s’entortillant
à son peigne lui tombait sur l’épaule gauche.
Arnoux présenta Frédéric.
— « Oh ! Je reconnais monsieur parfaitement, »
répondit-elle. Puis les convives arrivèrent tous, pres-
qu’en même temps : Dittmer, Lavarias, Burieu, le
compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris,
deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un fabri-
cant de papiers, et enfin l’illustre Pierre Paul Mensius,
le dernier représentant de la grande peinture, qui
portait gaillardement, avec sa gloire, ses quatre-vingts
années et son gros ventre.
Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme
Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour
                                         tout en l’exploitant
Pellerin. Arnoux l’aimait, bien qu’il l’exploitât le plus
possible. D’ailleurs il redoutait sa terrible langue, si
bien que pour l’attendrir il avait publié dans l’Art-
-industriel son portrait accompagné d’éloges hyper-
boliques ; Et Pellerin, plus sensible à la gloire qu’à
l’argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Fré-
déric s’imagina qu’ils étaient réconciliés depuis
longtemps.
La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La
salle, telle qu’un parloir moyen-âge, était tendue
de cuir battu ; une étagère hollandaise se dressait de-
-vant un râtelier de chibouks ; Et tout autour de la
table, les verres de Bohême diversement colorés, fai-
saient au milieu des fleurs et des fruits comme une

66.

Illumination dans un jardin.
Il eut à choisir entre dix espèces de moutardes. Il
mangea du daspachio, du garrick, du gingembre, des
merles de Corse, des lasagnes romaines ; il but des vins
extraordinaires du Lip-Fraoli et du Tokay. – Arnoux
se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait
en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-
poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes
maisons qui lui communiquaient des sauces.
                                       amusait
Mais la causerie surtout amusait Frédéric.
Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer
qui parla de l’Orient ; il assouvit sa curiosité des
choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer
de l’Opéra ; Et l’existence atroce de la Bohème lui
parut drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, le-
quel narra, d’une manière pittoresque, comment
il avait passé tout un hiver, n’ayant pour nourri-
ture que du fromage de Hollande. Puis une discussion
            2                                      1
entre Lovarias et Burrieu, sur l’école florentine, lui
révéla des chefs-d’œuvre, lui ouvrit des horizons, et
il eut mal à contenir son enthousiasme quand Pelle-
rin s’écria :
— « Laissez-moi tranquille avec votre hideuse
réalité ! qu’est-ce que cela veut dire, la réalité ? –
Les uns voient noir, d’autres bleu, la multitude voit
bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de
plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la
bassesse contemporaine ; Et l’art deviendra, si l’on
            je ne sais quelle
continue, rocambolle au-dessous de la religion
comme poésie, et de la politique, comme intérêt.
Vous n’arriverez pas à son but. – Oui – son but ! – qui
est de nous causer une exaltation impersonnelle
avec de petites œuvres, malgré toutes vos finasse-

67.

-series d’exécution. Voilà les tableaux de Bassolier, par
exemple ! C’est joli, coquet, - propret, et pas lourd !
Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en
voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille
francs. Il y a pour trois sous d’idées – mais sans
l’idée, rien de grand ! Sans grandeur, pas de beau !
L’Olympe est une montagne ! Le plus crâne monu-
ment ce sera toujours les Pyramides ! Mieux vaut
l’exubérance que le goût, le désert qu’un trottoir,
et un sauvage qu’un coiffeur ! – »
Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme
Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des
métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa pas-
sion et faisaient de l’amour.
Il était assis trois places au-dessous d’elle,
sur le même côté. De temps à autre, elle se pen-
chait un peu, en tournant la tête pour adresser
quelques mots à sa petite fille ; Et comme elle sou-
riait alors, une fossette se creusait dans sa joue, – ce
qui donnait à son visage un air de bonté plus
délicate.
Au moment des liqueurs, elle disparut. La
conversation devint très libre, Mr Arnoux y brilla ;
et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes.
Cependant leur préoccupation de la femme établis-
sait entre eux et lui comme une égalité, qui le haus-
sait dans sa propre estime.
Puis rentré au salon, il prit, par contenance, un
des albums traînant sur la table. Les grands artistes
de l’époque l’avaient illustré de dessins, y avaient
mis de la prose, des vers, ou simplement leur signa-
ture. Mais parmi les noms fameux, il s’en trouvait
beaucoup d’inconnus, et les pensées curieuses n’appa-

68.

-raissaient que sous un débordement de sottises. Toutes
contenaient un hommage plus ou moins direct à
Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d’écrire une
ligne à côté.
Elle alla chercher dans son boudoir, le coffret à
fermoirs d’argent qu’il avait remarqué sur la che-
minée. C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de
la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentè-
rent. Sa femme le remerciait – il fut pris d’attendris-
sement et lui donna devant le monde un baiser. Ensui-
te, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhomme
Meinsius était avec Mme Arnoux sur une bergère,
près du feu ; Elle se penchait vers son oreille, leurs
têtes se touchaient, et Frédéric aurait accepté d’être
sourd, infirme et laid pour un nom illustre et
des cheveux blancs, pour avoir quelque chose en-
fin, qui l’intronisât dans une intimité pareille.
                                furieux                                obscurité
Il se rongeait le cœur, contre sa jeunesse. & son obscurité.
                                                                    & son obscurité
Mais elle vint dans l’angle du salon où il se
tenait. Elle lui demanda s’il connaissait quel-
ques-uns des convives, s’il aimait la peinture,
depuis combien de temps il étudiait à Paris ? Chaque
mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric
être une chose nouvelle, une dépendance exclusive
de sa personne. Il regardait attentivement les
effilés de sa coiffure, caressant par le bout, son
épaule nue ; et il n’en détachait pas ses yeux ; il
enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair
féminine ; Cependant il n’osait lever ses paupières,
pour la voir plus haut, face à face.
                                                    priant
Rosenwald les interrompit, en sollicitant Mme
Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda ; elle
attendait ; ses lèvres s’entr’ouvrirent, – et un son
pur, long, filé, monta dans l’air.

69.

Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
Cela commençait sur un rythme grave, tel
qu’un chant d’église, puis s’animant crescendo, mul-
tipliait les éclats sonores, s’apaisait tout-à-coup ;
et la mélodie revenait amoureusement, avec une
oscillation large et paresseuse.
Elle se tenait debout, auprès du clavier, les
bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour
lire la musique, elle clignait ses paupières en
avançant le front, un instant. Sa voix de contralto
prenait dans les cordes basses une intonation lu-
gubre qui glaçait ; – Et alors sa belle tête, aux
grands sourcils s’inclinait sur son épaule. Elle
la relevait, soudain, avec des flammes dans les
yeux, sa poitrine se gonflait, ses bras s’écar-
taient, son cou d’où s’échappaient des roulades
se renversait mollement comme sous des baisers
aériens. Elle lança trois notes aiguës, redescen-
dit, en jeta une plus haute encore – et, après
un silence, termina par un point d’orgue.
Rosenwald n’abandonna pas le piano.
Il continua de jouer pour lui-même. De temps
à autre, un des convives disparaissait. Puis,
à onze heures, comme les derniers s’en allaient,
Arnoux sortit avec Pellerin, sous prétexte de
le reconduire. Il était de ces gens qui se disent
malades quand ils n’ont pas fait leur tour après
dîner.
Mme Arnoux s’était avancée dans l’anti-
chambre – Dittmer et Hussonnet la saluaient,

70.

elle leur tendit la main. Elle la tendit également
à Frédéric – et il éprouva, bien qu’elle fut souple
et fondante, comme une pénétration à tous les
atomes de sa peau.
Il quitta ses amis – Il avait besoin d’être
seul – Son cœur débordait.
Pourquoi cette main offerte ? Était-ce
un geste irréfléchi, ou un encouragement ? – « Al-
lons donc ! – Je suis fou ! » et qu’importait d’ail-
leurs, puisqu’il pouvait maintenant la
fréquenter tout à son aise, vivre dans son
atmosphère.
Les rues étaient désertes. Quelquefois
une charrette lourde passait, en ébranlant
les pavés. Les maisons se succédaient avec
leurs façades grises, leurs fenêtres closes, – et il
songeait dédaigneusement à tous ces êtres
humains couchés derrière ces murs, qui existaient
sans la voir, et dont pas un même ne se
doutait qu’elle vécût ! Il n’avait plus cons-
cience du milieu, de l’espace, de rien ; – et, en
battant le sol du talon, en frappant avec sa
canne les auvents des boutiques, il allait tou-
jours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné.
Un air humide l’enveloppa. Il se reconnut
au bord des quais.
Les réverbères brillaient en deux lignes
droites, indéfiniment ; – et de longues flammes
rouges vacillaient dans la profondeur de l’eau.
Elle était de couleur ardoise, tandis que le
ciel plus clair, semblait soutenu par les

71.

grandes masses d’ombres qui se levaient de chaque
côté du fleuve. Des édifices que l’on n’apercevait
pas, faisaient des redoublements d’obscurité. –
Un brouillard lumineux flottait au delà, sur
les toits ; Tous les bruits se fondaient en un seul
bourdonnement ; un vent léger soufflait.
Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf ;
et tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air –
Cependant, il sentait monter du fond de lui-mê-
me quelque chose d’intarissable, un afflux de
tendresse qui l’énervait, comme le mouvement
des ondes sous ses yeux. À l’horloge d’une église,
une heure sonna, lentement, pareille à une
voix qui l’eût appelé.
Alors il fut saisi par un de ces frissons
de l’âme où il vous semble qu’on est transporté
dans un monde supérieur. Une faculté extra-
ordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était
venue. Il se demanda, sérieusement, s’il serait
un grand peintre ou un grand poète ; et il se
décida pour la peinture, car les exigences de ce
métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il
avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son
existence était clair maintenant, et l’avenir
infaillible !
Quand il eut refermé sa porte, il entendit
quelqu’un qui ronflait, dans le cabinet noir,
près de la chambre. C’était l’autre. Il n’y

72.

pensait déjà plus.
Son visage s’offrit à lui dans la glace. Il se
trouva beau et resta une minute à se regarder.

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