Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Troisième partie – Chapitre 4

 

IV.

569.

Mr Dambreuse, quand Deslauriers se présenta
chez lui, songeait à raviver sa grande affaire de houilles.
Mais cette fusion de toutes les compagnies en une
seule était mal vue ; on criait au monopole, comme
s’il ne fallait pas pour de telles exploitations d’immen-
-ses capitaux !
Deslauriers, qui venait de lire exprès l’ouvrage de
Gobet et les articles de Mr Chappe dans le journal
des mines, connaissait la question, parfaitement.
Il démontra que la loi de 1810 établissait au pro-
-fit du concessionnaire un droit incommutable
Du reste, on pouvait donner à l’entreprise une
couleur démocratique : empêcher les réunions
houillères était un attentat contre le principe
même d’association.
Mr Dambreuse lui confia des notes pour rédi-
ger un mémoire. Quant à la manière dont il
paierait son travail, il fit des promesses d’autant
meilleures qu’elles n’étaient pas précises.
Deslauriers s’en revint chez Frédéric et lui
rapporta la conférence. De plus, il avait vu
Mme Dambreuse au bas de l’escalier, comme il
sortait. « Je t’en fais mes compliments, sapre-
-lotte ! » Puis ils causèrent de l’élection. Il y avait
quelque chose à inventer.
Trois jours après, Deslauriers reparut
avec une feuille d’écriture destinée aux journaux

570.

et qui était une lettre familière, où Mr Dambreuse
approuvait la candidature de leur ami. Soutenue
par un conservateur et prônée par un rouge, elle
devait réussir.
Mais comment le capitaliste signait-il
une pareille élucubration ?
L’avocat, sans le moindre embarras, de
lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreu-
-se qui la trouvant fort bien s’était chargée
du reste.
Cette démarche surprit Frédéric. Il
l’approuva cependant ; puis comme Deslauriers
s’aboucherait avec Mr Roque, il lui conta sa
position vis-à-vis de Louise.
« — Dis-leur tout ce que tu voudras, que
mes affaires sont troubles, – je les arrangerai,
elle est assez jeune pour attendre ! » Deslauriers
partit, et Frédéric se considéra comme un hom-
-me très fort.
Il éprouvait, d’ailleurs, un assouvissement,
une satisfaction profonde. Sa joie de posséder
une femme riche n’était gâtée par aucun
contraste. Le sentiment s’harmonisait
avec le milieu ; sa vie, maintenant, avait
des douceurs partout.
La plus exquise, peut-être, était de con-
-templer Mme Dambreuse, entre plusieurs
personnes, dans son salon. La convenance de
ses manières le faisait rêver à d’autres atti-
-tudes ; pendant qu’elle causait d’un ton
froid, il se rappelait ses mots d’amour bal-
-butiés ; tous les respects pour sa vertu le délec-
-taient comme un hommage retournant

571.

vers lui ; – et il avait parfois des envies de s’écrier :
« Mais je la connais mieux que vous ! elle est
à moi ! »
Cependant, leur liaison ne tarda pas à être
une chose convenue, acceptée. 
On les invitait ensemble. Mme Dambreuse
durant tout l’hiver, traîna Frédéric dans le
monde.
Il arrivait presque toujours avant elle ;
et il la voyait entrer, les bras nus, l’éventail à
la main, des perles dans les cheveux. Elle s’arrê-
-tait sur le seuil, – (le linteau de la porte l’entou-
-rait comme un cadre) – et elle avait un léger
mouvement d’indécision, en clignant les pau-
-pières, pour découvrir s’il était là. Puis elle
le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait
les vasistas ; les passants, tels que des ombres,
s’agitaient dans la boue ; et serrés l’un contre
l’autre, ils apercevaient tout cela, confusément,
avec un dédain tranquille. Sous des prétextes
différents, il restait encore une bonne heure
dans sa chambre.
C’était par ennui, surtout, que Made
Dambreuse avait cédé ! Mais cette dernière
épreuve ne devait pas être perdue ! Elle voulait
un grand amour et elle se mit à le combler
d’adulations et de caresses. Elle lui envoyait
des fleurs ; elle lui fit une chaise en tapisserie,
elle lui donna un porte-cigares, une écritoire,
mille petites choses d’un usage quotidien pour
qu’il n’eût pas une action indépendante de
son souvenir. Ces prévenances le charmèrent
d’abord, et bientôt lui parurent toutes simples.

572.

Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à
l’entrée d’un passage, sortait par l’autre bout ;
puis se glissant le long des murs, avec un double
voile sur le visage, elle atteignait la rue, où
Frédéric en sentinelle, lui prenait le bras, vive-
-ment, pour la conduire dans sa maison. Ses
                                                                 portier
deux domestiques se promenaient, le concierge
faisait des courses ; elle jetait les yeux tout à
l’entour ; rien à craindre ! et elle poussait comme
un soupir d’exilé qui revoit sa patrie. La
chance les enhardit. Leurs rendez-vous se
multiplièrent. Un soir même, elle se présenta
tout-à-coup, en grande toilette de bal. Ces
surprises pouvaient être dangereuses ; il
la blâma de son imprudence ; elle lui déplut,
du reste. Son corsage ouvert découvrait trop
sa poitrine maigre. Il reconnut alors ce
qu’il s’était caché ; la désillusion de ses sens.
Il n’en feignait pas moins de grandes ar-
-deurs. Mais pour les ressentir, il lui fallait
évoquer l’image de Rosanette ou de Mme
Arnoux.
Cette atrophie sentimentale lui laissait
la tête entièrement libre, et plus que jamais
il ambitionnait une haute position dans
le monde. Puisqu’il avait un marche-pied
pareil, c’était bien le moins qu’il s’en servît !
Vers le milieu de janvier, un matin, Sé-
-nécal entra dans son cabinet ; – et à son
exclamation d’étonnement répondit qu’
il était secrétaire de Deslauriers. Il lui
apportait même une lettre. Elle contenait

573.

de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de
sa négligence ; il fallait venir là-bas.
Le futur député dit qu’il se mettrait en
route, le surlendemain.
Sénécal n’exprima pas d’opinion sur cette
candidature. Il parla de sa personne et des
affaires du pays.
Si lamentables qu’elles fussent, elles le
réjouissaient, car on marchait au Commu-
-nisme. D’abord, l’Administration nous y
menait d’elle-même, puisque chaque jour,
il y avait plus de choses régies par le Gouverne-
-ment. Quant à la Propriété, la Constitution
de 48, malgré ses faiblesses, ne l’avait pas
ménagée ; au nom de l’utilité publique, l’État
pouvait prendre désormais ce qu’il jugeait
lui convenir. Sénécal se déclara pour l’auto-
-rité, et Frédéric aperçut dans ses discours
l’exagération de ses propres paroles à Deslauriers.
Le républicain tonna même contre l’insuffi-
-sance des masses. « Robespierre en défendant
le droit du petit nombre amena Louis XVI
devant la Convention [Nationale] et sauva
le peuple. La fin des choses les rend légitimes.
La dictature est quelquefois indispensable.
Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse
le bien ! »
Leur discussion dura longtemps, et comme
il s’en allait, Sénécal avoua (C’était le but
de sa visite peut-être) que Deslauriers s’im-
-patientait beaucoup du silence de Mr
Dambreuse.
Mais Mr Dambreuse était malade.

574.

Frédéric le voyait tous les jours ; sa qualité
d’intime le faisait admettre près de lui.
La révocation du général Changarnier
avait ému extrêmement le capitaliste. Le
soir même, il fut pris d’une grande chaleur
dans la poitrine, avec une oppression à ne
pouvoir se tenir couché.
Des sangsues amenèrent un soulagement
immédiat. La toux sèche disparut, la respi-
-ration devint plus calme, et huit jours a-
-près, il dit, en avalant un bouillon :
« — Ah ! Ça va mieux ! Mais j’ai man-
-qué faire le grand voyage ! »
« — Pas sans moi ! » s’écria Mme Dambreuse,
notifiant par ce mot qu’elle n’aurait pu
lui survivre.
Au lieu de répondre, il étala sur elle et
sur son amant un singulier sourire où il
y avait à la fois, de la résignation, de l’indul-
-gence, de l’ironie, et même comme une
pointe, un sous-entendu presque gai.
Frédéric voulut partir pour Nogent,
Mme Dambreuse s’y opposa, et il défaisait
et refaisait tour-à-tour ses paquets, selon les
alternatives de la maladie.
Tout à coup, Mr Dambreuse cracha
le sang, abondamment. « Les princes de la
science », consultés, n’avisèrent à rien de nou-
-veau. Ses jambes enflaient et la faiblesse
augmentait.
Il avait témoigné plusieurs fois le désir
de voir Cécile, qui était à l’autre bout de la

575.

France, avec son mari, nommé receveur depuis
un mois.
Il ordonna expressément qu’on la fît venir.
Mme Dambreuse écrivit trois lettres et les
lui montra.
                                                       le premier jour
                                                      appelée dès le début
                                                         pr le soigner)

Sans se fier même à la religieuse, elle ne
le quittait pas d’une seconde, ne se cou-
-chait plus. Les personnes qui se faisaient
                             portier
inscrire chez le concierge s’informaient d’elle
                         concierge
avec admiration ; – et les passants étaient sai-
-sis de respect devant la quantité de paille
qu’il y avait dans la rue, sous les fenêtres.
                       cinq
Le 12 février, à 5 heures, une hémopty-
-sie effrayante se déclara. Le médecin de
garde dit le danger. On courut vite chez
un prêtre.
Pendant la confession de Mr Dambreuse,
Madame le regardait de loin, curieusement.
Après quoi, le jeune docteur posa un vé-
-sicatoire et attendit.
La lumière des lampes, masquée par
des meubles éclairait la chambre, inégale-
-ment. Frédéric et Mme Dambreuse, au
pied de la couche, observaient le moribond.
Dans l’embrasure d’une croisée, le prêtre et
le médecin causaient à demi-voix ; la
bonne sœur, à genoux, marmottait des prières.
Enfin un râle s’éleva. Les mains se refroi-
-dissaient, la face commençait à pâlir.
Quelquefois il tirait, tout-à-coup, une aspi-
-ration énorme ; elles devinrent de plus en
plus rares ; deux ou trois paroles confuses
lui échappèrent ; il exhala un petit souffle

576.

en même temps qu’il tournait ses yeux, et la
tête retomba de côté sur l’oreiller.
Tous, pendant une minute, restèrent
immobiles.
Mme Dambreuse s’approcha ; et sans
effort, avec la simplicité du devoir, elle lui fer-
-ma les paupières.
Puis elle écarta les deux bras, en se tordant
la taille comme dans le spasme d’un désespoir
contenu ; – et sortit de l’appartement, appuy-
-ée sur le médecin et la religieuse.
                          après
Un quart-d’heure, Frédéric monta dans
sa chambre.
On y sentait une odeur indéfinissable,
émanation des choses délicates qui l’emplis-
-saient. Au milieu du lit, une robe noire
s’étalait, tranchant sur le couvre-pieds
rose.
Mme Dambreuse était au coin de la
cheminée, debout. Sans lui supposer de
violents regrets, il la croyait un peu triste ;
– Et d’une voix dolente :
« — Tu souffres ? »
« — Moi ? non, pas du tout ! » Comme
elle se retournait, elle aperçut la robe,
l’examina, – puis elle lui dit de ne pas se
gêner : « fume, si tu veux ! tu es chez moi ! »
Et avec un grand soupir : « Ah ! Sainte vier-
-ge ! quel débarras ! »
Frédéric fut étonné de l’exclamation.
Il reprit, en lui baisant la main :
« —  On était libre, pourtant ! »

577.

Cette allusion à l’aisance de leurs amours
parut blesser Mme Dambreuse.
« — Eh ! tu ne sais pas les services que je lui
rendais, ni dans quelles angoisses j’ai vécu ! »
« — Comment ? »
« — Mais oui ! Était-ce une sécurité que
d’avoir toujours près de soi, cette bâtarde, un
enfant introduit dans la maison, au bout
de cinq ans de ménage, et qui sans moi, bien
sûr, l’aurait amené à quelque sottise ! »
Alors, elle expliqua ses affaires. Ils s’étaient
mariés sous le régime de la séparation. Son
patrimoine était de trois cent mille francs.
Mr Dambreuse, par leur contrat, lui avait
assuré, en cas de survivance, quinze mille
livres de rente avec la propriété de l’hôtel.
Mais, peu de temps après, il avait fait un
testament où il lui donnait toute sa fortune
et elle l’évaluait, autant qu’il était possi-
-ble de le savoir maintenant, à plus de trois
millions.
Frédéric ouvrit de grands yeux.
« — Ça en valait la peine, n’est-ce pas ?
J’y a contribué du reste. C’était mon bien
que je défendais. Cécile m’aurait dépouillée,
injustement.
« — Pourquoi n’est-elle pas venue voir
son père ? » dit Frédéric.
À cette question, Mme Dambreuse le
considéra, puis d’un ton sec :
« — Je n’en sais rien ! Faute de cœur, sans
doute ! Oh ! Je la connais ! Aussi elle n’aura
pas de moi, une obole ! »

578.

« — Elle n’était guère gênante, du moins,
depuis son mariage. »
« — « Ah ! son mariage ! » fit en ricanant
Mme Dambreuse. – Et elle s’en voulait d’avoir
traité trop bien cette pécore-là, qui était jalou-
-se, intéressée, hypocrite.
— « Tous les défauts de son père ! » Elle le
dénigrait de plus en plus. Personne d’une
fausseté aussi profonde, impitoyable d’ailleurs,
dur comme un caillou, « un mauvais hom-
-me ! un mauvais homme ! »
Il échappe des fautes, même aux plus
sages. Mme Dambreuse venait d’en faire
une, par ce débordement de haine. Frédé-
-ric, en face d’elle, dans une bergère, réflé-
-chissait scandalisé.
Elle se leva, se mit doucement sur ses
genoux.
« — Toi seul est bon ! Il n’y a que toi que
j’aime ! »
En le regardant, son cœur s’amollit.
Une réaction nerveuse lui amena des lar-
-mes aux paupières, et elle murmura :
« veux-tu m’épouser ? »
Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette
richesse l’étourdissait. Elle répéta plus haut :
« veux-tu m’épouser ? »
Enfin, il dit, en souriant – « Tu en doutes ? »
Puis une pudeur le prit ; – et, pour faire
au défunt une sorte de réparation, il s’offrit
à le veiller lui-même. Mais comme il avait
honte de ce pieux sentiment, il ajouta d’un

579.

ton dégagé :
« — Ce serait peut-être plus convenable ? »
« — Oui, peut-être bien, » dit-elle, « à
cause des domestiques ! »
                                                hors
On avait tiré le lit complètement de
l’alcôve ; la religieuse était au pied ; et au
chevet, se tenait un prêtre, un autre, un
grand homme maigre, l’air Espagnol et
fanatique. Sur la table de nuit, couverte
d’une serviette blanche, trois flambeaux
brûlaient.
Frédéric prit une chaise et regarda le
mort.
Son visage était jaune comme de la pail-
-le ; un peu d’écume sanguinolente mar-
-quait les coins de la bouche. Il avait un
foulard autour du crâne, un gilet de tricot,
et un crucifix d’argent sur la poitrine,
entre ses bras croisés.
Elle était finie, cette existence pleine
d’agitations ! Combien n’avait-il pas fait de
courses dans les bureaux, aligné de chiffres,
tripoté d’affaires, entendu de rapports ! – et
que de boniments, de sourires, de courbettes !
Car il avait acclamé Napoléon, les Cosa-
-ques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous
les régimes – chérissant le Pouvoir d’un tel
amour qu’il aurait payé pour se vendre
Mais il laissait le domaine de la Fortelle,
trois manufactures en Picardie, le bois de
Crancé dans l’Yonne, une ferme près

580.

d’Orléans, des valeurs mobilières,
considérables.
Frédéric fit ainsi la récapitulation
de sa fortune ; – et elle allait, pourtant,
lui appartenir !
Il songea d’abord à « ce qu’on dirait »,
à un cadeau pour sa mère, à ses fu-
-turs attelages, à un vieux cocher
  de
[illis.] sa famille dont il voulait faire
le concierge. La livrée ne serait
plus la même, naturellement. Il
prendrait le grand salon comme
cabinet de travail. Rien n’em-
-pêchait, en abattant trois murs,
d’avoir au second étage une galerie
de tableaux. Il y avait moyen
peut-être d’organiser en bas, une
salle de bains turcs ? Quant
au bureau de Mr Dambreuse,
pièce déplaisante, à quoi pouvait
-elle servir ?
Le prêtre qui venait à se mou-
-cher, ou la bonne-sœur arran-
-geant le feu, interrompait bru-
-talement ces imaginations.
Mais la réalité les confirmait ;
le cadavre était toujours là.
                     Ses paupières

581.

— Ses paupières s’étaient r’ouvertes ;
et les pupilles, bien que noyées dans
                      visqueuses
des ténèbres […..illis…..], avaient une ex-
-pression énigmatique, intolérable. Frédé-
-ric croyait y voir comme un jugement
porté sur lui, – et il sentait presque un
remords, Car il n’avait jamais eu à se
plaindre de cet homme, qui au contraire…
« Allons donc ! un vieux misérable ! » et il
le considérait de plus près, pour se
raffermir, en lui criant mentalement :
« — Eh bien ! quoi ? est-ce que je t’ai tué ? »
Cependant, le prêtre lisait son bréviaire.
La religieuse immobile, sommeillait, les
mèches des trois flambeaux s’allongeaient.
On entendit, pendant deux heures, le roule-
-ment sourd des charrettes défilant vers les hal-
-les. Les carreaux blanchirent, un fiacre
passa, puis une compagnie d’ânesses qui trot-
-tinaient sur le pavé ; – et des coups de mar-
-teau, des cris de vendeurs ambulants, des éclats
de trompette, tout déjà se confondait dans la gran-
-de voix de Paris qui s’éveille.
Frédéric se mit en courses. Il se transpor-
-ta premièrement à la Mairie pour faire la dé-
-claration, puis quand le médecin des morts eut
donné un certificat, il revint à la Mairie, dire
quel cimetière la famille choisissait, et pour s’en-
-tendre avec le bureau des Pompes funèbres.
L’employé exhiba un dessin et un
programme, l’un indiquant les diverses clas-
-ses d’enterrement, l’autre le détail complet de tout le décor.

582.

Voulait-on un char avec galerie, ou un char
                                                                  des
avec panaches, des tresses aux chevaux, aigrettes
aux valets, des initiales ou un blason, des lampes
funèbres, un homme pour porter les honneurs, et
combien de voitures ? Frédéric fut large, Madame
Dambreuse tenait à ne rien ménager.
Puis il se rendit à l’église.
Le vicaire-des-convois commença par
blâmer l’exploitation des Pompes-funèbres ; ainsi
l’officier pour les pièces d’honneur était vraiment
inutile ; beaucoup de cierges valait mieux ! On
convint d’une messe basse relevé de musique. Fré-
-déric signa ce qui était convenu, avec obligation
solidaire de payer tous les frais.
Il alla ensuite à l’Hôtel-de-ville, pour
l’achat du terrain.
Une concession de deux mètres en lon-
-gueur sur une de largeur coûtait cinq cents
francs. Était-ce une concession mi-séculaire,
ou perpétuelle ?
— « Oh, perpétuelle ! » – dit Frédéric. Il pre-
-nait la chose au sérieux, se donnait du mal.
Dans la cour de l’hôtel de Ville, un
marbrier l’attendait pour lui montrer des
devis et plans de tombeaux, grecs, égyptiens,
moresques, mais l’architecte de la maison en
avait déjà conféré avec Madame ; – et sur la
table, dans le vestibule, il y avait toutes sortes
de prospectus, relatifs au nettoyage des mate-
-las, à la désinfection des chambres, à divers
procédés d’embaumement.
Après son dîner, il retourna chez

583.

le tailleur pour le deuil des domestiques ; et il
dut faire une dernière course, car il avait
commandé des gants de castor – et c’étaient des
gants de filoselle qui convenaient !
Quand il arriva le lendemain, à dix
heures, le grand salon s’emplissait de monde,
et presque tous, en s’abordant d’un air mé-
-lancolique, disaient : – « moi qui l’ai encore vu,
il y a un mois ! – mon Dieu, c’est notre sort
à tous ! »
— « Oui, mais tâchons que ce soit le
plus tard possible. » – Alors, on poussait un
petit rire de satisfaction, et même on en-
-gageait des dialogues, parfaitement étran-
-gers à la circonstance. Enfin, le maître
des cérémonies, en habit noir à la française
et culotte courte, avec manteau, pleureuses,
brette au côté et tricorne sous le bras, arti-
-cula, en saluant, les mots d’usage — « Mes-
-sieurs, quand il vous fera plaisir. » – Et l’on
partit.
C’était jour de marché aux fleurs sur
la place de la Madeleine. Il faisait un temps
clair et doux – Et la brise, qui secouait un peu
les baraques de toile, gonflait par les bords,
l’immense drap noir, accroché sur le portail.
L’écusson de Monsieur Dambreuse, occupant
un carré de velours, s’y répétait trois fois. Il
était– de sable – au senestrochère d’or, à poing
fermé, ganté d’argent
– Avec la couronne de
comte, et cette de devise – Par toutes voies. –
Les porteurs montèrent jusqu’au

584.

                                                        et l’on
haut de l’escalier le lourd cercueil, & on entra.
Les six chapelles, l’hémicycle et les chaises
étaient tendus de noir. Le catafalque au bas du
chœur, formait avec ses grands cierges un seul
foyer de lumières jaunes. Au deux angles, sur des
candélabres, des flammes d’esprit-de-vin brûlaient.
Les plus considérables prirent leur place
dans le sanctuaire, les autres dans la nef, et l’office
commença.
À part quelques uns, l’ignorance reli-
-gieuse de tous était si profonde que le maître des
cérémonies, de temps à autres, leur faisait signe
de se lever, de s’agenouiller, de se rasseoir. L’or-
-gue et deux contrebasses alternaient avec les
voix ; dans les intervalles de silence, on enten-
-dait le marmottement du prêtre à l’autel ;
puis la musique et les chants reprenaient.
Un jour mat tombait des trois coupo-
-les. Mais la porte ouverte envoyait horizon-
-talement comme un fleuve de clarté blanche
qui frappait toutes les têtes nues ; et dans
l’air, à mi-hauteur du vaisseau, flottait une
ombre, pénétrée par le reflet des ors décorant
la nervure des pendatifs, et le feuillage des
chapiteaux.
Frédéric, pour se distraire, écouta le 
Diesiræ ; Il considérait les assistants, tâchait
de voir les peintures trop élevées qui représen-
-tent la vie de Madeleine. Heureusement
Pellerin vint se mettre près de lui, et com-
-mença tout de suite, à propos de fresques,
une longue dissertation. La cloche tinta.

585.

On sortit de l’église.
Le corbillard, orné de draperies pendantes
et de hauts plumets, s’achemina vers le Père-La-
-chaise, tiré par quatre chevaux noirs ayant
des tresses dans la crinière, des panaches sur la
tête, et qu’enveloppaient jusqu’aux sabots, de
larges caparaçons brodés d’argent.
Leur cocher en bottes à l’écuyère por-
-tait un chapeau à trois cornes avec un long
crêpe retombant. Les cordons étaient tenus
par quatre personnages : un questeur de la
chambre des députés, un membre du Conseil
-général de l’Aube, un délégué des houilles, et
Fumichon, comme ami. La calèche du défunt
et douze voitures de deuil suivaient. Les conviés
par derrière, emplissaient le milieu du Bou-
-levard.
Pour voir tout cela, les passants s’arrê-
-taient, des femmes, leur marmot entre les
bras, montaient sur des chaises ; et des gens
qui prenaient des chopes dans les cafés ap-
-paraissaient aux fenêtres, une queue de bil-
-lard à la main.
La route était longue ; et comme dans
les repas de cérémonie où l’on est réservé d’abord
       expansif
puis [illis.], la tenue générale se relâcha bien-
-tôt. On ne causait que du refus d’allocation
fait par la Chambre au Président. Monsieur
Piscatory s’était montré trop acerbe, Monta-
-lembert magnifique comme d’habitudes,
et messieurs Chambolle, Pidoux, Creton,
enfin toute la commission aurait dû

586.

suivre, peut-être, l’avis de messieurs Quentin
Bauchart et Dufour.
Ces entretiens continuèrent dans la rue
de la Roquette, bordée par des boutiques où
l’on ne voit que des chaînes en verre de cou-
-leur et des rondelles noires couvertes de dessins
et de lettres d’or, ce qui les fait ressembler à
des grottes pleines de stalactites et à des ma-
-gasins de faïence – Mais devant la grille du
cimetière, tout le monde, instantanément,
se tut.
Les tombes se levaient au milieu des
arbres, colonnes brisées, pyramides, temples,
dolmens, obélisques, caveaux étrusques à la
porte de bronze. On appercevait dans quel-
-ques-uns des espèces de boudoirs funèbres,
avec des fauteuils rustiques et des pliants.
Mais des toiles d’arignées pendaient comme
des haillons aux chaînettes des urnes, et de la
poussière couvrait les bouquets de rubans de
satin et les crucifix. Partout, entre les balus-
-tres, sur les tombeaux, des couronnes d’immor-
-telles, et des chandeliers, des vases, des fleurs,
des disques noirs rehaussés de lettres d’or, des
statuettes de plâtre : petits garçons et petites de-
-moiselles ou petits anges tenus en l’air par
un fil de laiton, plusieurs même ont un
toit de zinc sur la tête. D’énormes câbles en
verre filé, noirs, blancs et azur, descendent du
haut des stèles jusqu’au pied des dalles, avec
de longs replis comme des boas.
Le soleil, frappant dessus, les faisait

587.

scintiller entre les croix de bois noir ; et le corbil-
-lard s’avançait dans les grands chemins, qui sont
pavés, comme les rues d’une ville. De temps à
autre, les essieux claquaient. Des femmes à
genoux, la robe traînant dans l’herbe, parlaient
doucement aux morts. Des fumignons blan-
-châtres [* bleuâtres] sortaient de la verdure des ifs. C’était des
offrandes abandonnées, des débris que l’on brûlait.
La fosse de Mr Dambreuse était dans le
voisinage de Manuel et de Benjamin-Constant.
Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente
abrupte. On a sous les pieds des sommets d’arbres
verts, plus loin des cheminées de pompes à feu,
puis toute la grande ville.
Frédéric put admirer le paysage pen-
-dant qu’on prononçait les discours.
Le premier fut au nom de la Cham-
-bre des Députés, le deuxième au nom du
Conseil général de l’Aube, le troisième au nom
de la société houillère de Saône et Loire, le
quatrième au nom de la société d’agriculture
de l’Yonne ; – et il y en eut un autre, au nom
de la société philanthropique Universelle. Enfin,
on s’en allait, lorsqu’un inconnu se mit à lire
un sixième discours, au nom de la Société des
antiquaires d’Amiens.
Et tous profitèrent de l’occasion pour
tonner contre le socialisme, dont Monsieur
Dambreuse était mort victime. C’était le
spectacle de l’anarchie et son dévouement
à l’ordre qui avait abrégé ses jours. On exalta
ses lumières, sa probité, sa générosité, ses

588.

vertus, et même son mutisme comme représentant
du Peuple, car s’il n’était pas orateur, il possédait
en revanche, ces qualités solides, mille fois préféra-
-bles, etc… avec tous les mots qu’il faut dire : – « Fin
                                                            patrie
prématurée, regrets éternels – l’autre [illis.] – A-
-dieu, ou plutôt non, au revoir ! – »
La terre, mêlée de cailloux retomba ; – et
il ne devait plus en être question dans le monde.
On en parla encore un peu, en descen-
-dant le cimetière ; et on ne se gênait pas pour
l’apprécier. Hussonnet qui devait rendre compte
de l’enterrement dans les journaux reprit mê-
-me, en blague, tous les discours.  – Car enfin
le bonhomme Dambreuse avait été un des
potsdevinistes les plus distingués du dernier règne
Puis les voitures de deuil reconduisirent les bour-
-geois à leurs affaires.
La cérémonie n’avait pas duré trop
longtemps, on s’en félicitait. Frédéric, fatigué,
rentra chez lui.
Quand il se présenta le lendemain à
l’hôtel Dambreuse, on l’avertit que Madame
travaillait en bas, dans le bureau.
Les cartons, les tiroirs étaient ouverts
pêle-mêle, les livres de compte jetés de droite
et de gauche, un rouleau de paperasses ayant
pour titre – « recouvrements désespérés » – traînait
par terre, – il manqua tomber dessus et le
ramassa. Madame Dambreuse disparaissait
ensevelie dans le grand fauteuil.
— « Eh bien ? où êtes-vous donc ? qu’y a-t-il ? »
Elle se leva d’un bond :

589.

— « Ah ! ce qu’il y a ! Je suis ruinée, ruinée !
entends-tu ? »
Monsieur Adolphe Langlois le notaire
l’avait fait venir en son étude, et lui avait com-
-muniqué un testament, écrit par son mari,
avant leur mariage. Il léguait tout à Cécile ; et
l’autre testament était perdu.
Frédéric devint très pâle. Sans doute,
elle avait mal cherché ?
— « Mais regarde donc ! » dit Madame Dam-
-breuse, en lui montrant l’appartement.
Les deux coffres-forts bâillaient, défoncés
à coups de merlin ; et elle avait retourné le pu-
-pitre, fouillé les placards, secoué les paillassons,
quand tout à coup, poussant un cri aigu, elle
se précipita dans un angle où elle venait d’ap-
-percevoir une petite boîte à serrure de cuivre,
elle l’ouvrit, rien ! — « Ah ! le misérable ! et moi
qui l’ai soigné avec tant de dévouement ! » – puis
elle éclata en sanglots.
— « Il est peut-être ailleurs ? » – dit Frédéric.
— « Eh ! non ! il était là ! dans ce coffre-fort
Je l’ai vu dernièrement. Il est brûlé ! j’en suis
certaine ! » – un jour au commencement de sa
maladie, monsieur Dambreuse était descendu
pour donner des signatures — « C’est alors qu’il aura
fait le coup ! » –
Et elle retomba sur une chaise, anéan-
-tie. Une mère en deuil n’est pas plus lamentable
près d’un berceau vide que ne l’était Madame
Dambreuse devant les coffres-forts béants. Enfin
sa douleur – malgré la bassesse du motif – sem-

590.

-blait tellement profonde qu’il tâcha de la consoler
en lui disant qu’après tout, elle n’était pas ré-
-duite à la misère.
— « Eh ! C’est la misère, puisque je ne peux
pas t’offrir une grande fortune ! »
Elle n’avait plus que trente-mille livres
de rente, sans compter l’hôtel qui en valait
de dix-huit à vingt, peut-être.
                       de
Bien que ce fût l’opulence pour Frédé-
-ric, il n’en ressentait pas moins une déception.
Adieu ses rêves, et toute la grande vie qu’il aurait
menée !
Mais l’honneur le forçait à épouser
Madame Dambreuse. Il réfléchit une minu-
-te, puis d’un air tendre :
— « J’aurai toujours ta personne ! »
Elle se jeta dans ses bras, – et il la serra
contre sa poitrine, avec un attendrissement
où il y avait un peu d’admiration pour lui-
même.
Madame Dambreuse, dont les larmes
ne coulaient plus, releva sa figure, toute ré-
-yonnante de bonheur, et lui prenant la main
— « Ah ! je n’ai jamais douté de toi ! j’y com-
-ptais ! –»
Cette certitude anticipée de ce qu’il re-
-gardait comme une belle action déplut au
jeune homme.
Puis elle l’emmena dans sa chambre,
et ils firent des projets
Frédéric devait songer maintenant, à
se pousser. Elle lui donna même sur sa

591.

candidature d’admirables conseils.
Le premier point était de savoir deux ou
trois phrases d’économie politique. Il fallait
                                                         haras
prendre une spécialité, comme les […illis…] par
exemple, écrire plusieurs mémoires sur une
question d’intérêt local, avoir toujours à sa
disposition des bureaux – de poste ou de tabac,
rendre une foule de petits services. Monsieur
Dambreuse s’était montré là-dessus un vrai
modèle. Ainsi, une fois à la campagne, il
avait fait arrêter son char-à-bancs, plein
d’amis devant l’échoppe d’un savetier, avait
pris pour ses hôtes douze paires de chaussures
et pour lui des bottes épouvantables qu’il eut
même l’héroïsme de porter durant quinze jours.
Cette anecdote les rendit gais. Elle en conta
d’autres – et avec un revif de grâce, de jeunesse
et d’esprit.
Elle approuva son idée d’un voyage im-
-médiat à Nogent. Leurs adieux furent tendres
puis sur le seuil, elle murmura encore une
fois :
— « Tu m’aimes, n’est-ce pas ? »
— « Éternellement ! » répondit-il
Mais un commissionnaire l’attendait
           lui
chez son concierge avec un mot au crayon, le
prévenant que Rosanette allait accoucher.
Il avait eu tant d’occupation depuis
quelques jours qu’il n’y pensait plus. Elle
                                                     spécial
s’était mise dans un établissement, à Chaillot.
Frédéric prit un fiacre et partit
Au coin de la rue de Marbeuf, il lut

592.

sur une planche, en grosses lettres – « Maison de San-
-té et d’accouchement tenue par Me Alessandri, sage-
-femme de première classe, ex-élève de la mater-
-nité, auteur de divers ouvrages, etc – » puis au
milieu de la rue, sur la porte, une petite porte
bâtarde, l’enseigne répétait, sans le mot accou-
-chement – « maison de santé de Me Alexandri » ; –
avec tous ses titres.
Frédéric donna un coup de marteau ; –
Une femme de chambre, à tournure de sou-
-brette, l’introduisit dans le salon, orné d’une
table en acajou, de fauteuils en velours grenat
et d’une pendule sous globe.
Presqu’aussitôt – Madame – parut.
C’était une grande brune, de quarante ans
avec la taille mince, de beaux yeux, l’usage
du monde.
Elle apprit à Frédéric l’heureuse déli-
-vrance de la mère, et le fit monter dans sa
chambre.
Rosanette se mit à sourire ineffable-
-ment ; et comme submergée sous les flots
d’amour qui l’étouffaient, elle dit d’une voix
basse :
— « Un garçon, là, là ! » – en désignant près
      son lit
de [..illis..] une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au
milieu des linges, quelque chose d’un rouge
jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait
mauvais et vagissait.
— « Embrasse le ! »
Il répondit, pour cacher sa répugnance

593.

— « Mais j’ai peur de lui faire mal
— « Non ! non ! »
Alors il baisa, du bout des lèvres, son enfant
— « Comme il te ressemble ! » – et de ses deux
bras faibles, elle se suspendit à son cou avec une
effusion de sentiment qu’il n’avait jamais vue.
Le souvenir de Madame Dambreuse
lui revint – Il se reprocha comme une mons-
-truosité de trahir ce pauvre être qui aimait
et souffrait dans toute la franchise de sa nature.
Pendant plusieurs jours, il lui tint com-
-pagnie jusqu’au soir.
Elle se trouvait heureuse dans cette mais-
-on discrète, les volets de la façade restaient
même constamment fermés ; sa chambre tend-
-ue en perse claire, donnait sur un grand
jardin ; madame Alessandri – dont le seul défaut
était de citer comme ses  intimes les médecins
illustres – l’entourait d’attentions ; ses compagnes,
presque toutes des Demoiselles de la province, s’en-
-nuyaient beaucoup n’ayant personne qui vînt
les voir. Rosanette s’aperçut qu’on l’enviait
et le dit à Frédéric avec fierté. – Il fallait parler
bas, cependant ; les cloisons étaient minces, et tout
le monde se tenait aux écoutes, malgré le bruit
continuel des pianos.
Il allait enfin partir pour Nogent,
quand il reçut une lettre de Deslauriers. Deux
candidats nouveaux se présentaient, l’un con-
-servateur et l’autre rouge, si bien qu’ un troisiè-
-me, quel qu’il fût, n’avait pas de chances.

594.

C’était la faute de Frédéric. Il avait laissé pas-
-ser le bon moment, il aurait dû venir plutôt,
se remuer – « On ne t’a même pas vu aux Comi-
-ces agricoles ! » – L’avocat le blâmait de n’avoir
aucune attache dans les journaux – « Ah ! si tu
avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous
avions une feuille publique à nous ! » Il insis-
-tait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes
qui auraient voté en sa faveur, par considération
pour Mr Dambreuse, l’abandonneraient maintenant.
Deslauriers était de ceux-là. N’ayant
plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son
protégé.
Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse
— « Tu n’as donc pas été à Nogent. » – dit-elle.
— « Pourquoi ?
— « C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois jours »
            la mort          l’avocat
Sachant de son mari, il était venu rapporter des notes
sur les houilles, et lui offrir ses services, comme homme
d’affaires.
Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ?
Mme Dambreuse voulut savoir l’emploi de son temps, depuis
leur séparation.
— « J’ai été malade » – répondit-il.
— « Tu aurais dû me prévenir, au moins ! »
— « Oh ! Cela n’en valait pas la peine » ; d’ailleurs
il avait eu une foule de petits désagréments, des rendez-
-vous, des visites.
Il mena dès lors une existence double,
couchant religieusement [* régulièrement] chez la Maréchale et pas-
-sant l’après-midi chez Madame Dambreuse.
Si bien qu’il lui restait à peine, au
milieu de la journée, une heure de liberté
L’enfant était à la campagne, à Andilly.
On allait le voir toutes les semaines.

595.

La maison de la nourrice se trouvait sur la
hauteur du village, au fond d’une petite cour,
sombre comme un puits, avec de la paille
par terre, des poules çà et là, une charrette
à légumes sous le hangar. Rosanette com-
-mençait par baiser frénétiquement son
poupon, et prise bientôt d’une sorte de délire,
allait et venait, essayait de traire la
chèvre, mangeait du gros pain, aspirait
l’odeur du fumier, voulait en mettre un
peu dans son mouchoir.
Puis ils faisaient de grandes promenades ;
et elle entrait chez les pépiniéristes, arra-
-chait les branches de lilas qui pendaient
en dehors des murs, criait « hue, bourri-
-quet » aux ânes traînant une carriole, 
s’arrêtait à contempler, par la grille,
l’intérieur des beaux jardins ; – ou bien la
nourrice prenait l’enfant, on le posait à
l’ombre sous un noyer, – et alors les deux
femmes débitaient, pendant des heures,
d’assommantes niaiseries.
Frédéric, près d’elles, contemplait les
carrés de vignes sur les pentes du terrain,
avec la touffe d’un arbre de place en
place, les petits sentiers poudreux pareils
à des rubans grisâtres, les maisons éta-
-lant dans la verdure des taches blanches
et rouges ; – et quelquefois, la fumée d’une
locomotive allongeait horizontalement,
au pied des collines couvertes de feuil-
-lages, comme une gigantesque plume

596.

d’autruche, dont le bout léger s’envolait.
                                          sur
Puis, ses yeux retombaient son fils. Il se le
figurait jeune homme ; il en ferait son
compagnon ; mais ce serait peut-être un
sot, un malheureux, à coup sûr !
L’illégalité de sa naissance l’opprimerait
toujours. Mieux aurait valu pour lui ne
pas naître ! et Frédéric murmurait « 
« pauvre enfant » le cœur gonflé d’une
incompréhensible tristesse.
Souvent, ils manquaient le dernier
départ. Alors Mme Dambreuse le
grondait de son inexactitude. Il lui
faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pour
Rosanette.
Elle ne comprenait pas à quoi il
employait toutes ses soirées ; et quand
on envoyait chez lui, il n’y était jamais !
Un jour, comme il s’y trouvait, elles
apparurent presque à la fois. Il fit
sortir la Maréchale et cacha madame
Dambreuse, en leur disant que sa mère
allait arriver.
Bientôt ces mensonges le divertirent ;
il répétait à l’une le serment qu’il venait
de faire à l’autre, leur envoyait deux
bouquets semblables, leur écrivait en
même temps, puis établissait, entre elles
des comparaisons ; – et il y en avait toujours
une troisième toujours présente à sa pensée –
L’impossibilité de l’avoir le justifiait de ses

597.

                        qui
perfidies. D’ailleurs, elles avivaient le
plaisir, en y mettant de l’alternance –
et plus il avait trompé n’importe
laquelle des deux, plus elle l’aimait,
comme si leurs amours se fussent échauf-
-fés réciproquement et que dans une
sorte d’émulation chacune ait voulu
lui faire oublier l’autre.
— « Admire ma confiance ! » lui
dit un jour Mme Dambreuse, en
dépliant un papier, où on la prévenait
que Mr Moreau vivait conjugale-
-ment avec une certaine Rose Bron.
— « Est-ce la demoiselles des courses, par
hasard ? »
— « Quelle absurdité, » reprit-il –
« laisse-moi voir ! »
La lettre, écrite en caractères Romains,
n’était pas signée.
Madame  Dambreuse, au début, avait
toléré cette maîtresse qui couvrait leur
adultère. Mais sa passion devenant
plus forte, elle avait exigé une rupture,
chose faite depuis longtemps, selon
Frédéric ; – et quand il eut fini ses
protestations, elle répliqua, tout en
clignant ses paupières, où brillait un
                                       d’un
regard, pareil à la pointe du stylet
sous de la mousseline.
— « Eh bien, et l’autre ? »
— « Quelle autre ? »
— « La femme du faïencier ! »

598.

Il leva les épaules dédaigneusement. Elle
n’insista pas.
Mais un mois plus tard, comme ils
parlaient d’honneur, de loyauté, – et qu’il
vantait la sienne – (d’une manière incidente,
par précaution) elle lui dit :
— « C’est vrai, tu es honnête, tu n’y
retournes plus »
Frédéric qui pensait à la Maréchale,
balbutia :
— « Où donc ?
— « Chez Me Arnoux. »
Il la supplia de lui avouer d’où elle
tenait ce renseignement. C’était par sa
couturière en second, Me Regimbart.
Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui
ne savait rien de la sienne ! Cependant
il avait découvert dans son cabinet de
toilette la miniature d’un monsieur à
longues moustaches ; était-ce le même sur
lequel on lui avait conté autrefois, une
vague histoire de suicide, qui aurait eu lieu
dans les premiers temps de son mariage ?
Mais il n’existait aucun moyen d’en
savoir plus ! à quoi bon, du reste ? Les
            de                                     ces
cœurs des femmes sont comme des petits
meubles à secret, pleins de tiroirs emboîtés.
les uns dans les autres. On se donne du mal,
on se casse les ongles ; et on trouve, au fond,
quelque fleur desséchée, des brins de poussière
ou le vide ! – Et puis, il craignait peut-être
d’en trop apprendre.

599.

Elle lui faisait refuser les invitations où
elle ne pouvait se rendre avec lui, le tenait
à ses côtés, avait peur de le perdre ; et
malgré cette union chaque jour plus
grande, tout à coup, des abîmes se
découvraient entr’eux, à propos de
choses insignifiantes, l’appréciation
d’une personne, d’une œuvre d’art.
Elle avait une façon de jouer du
piano, correcte et dure. son spiritualisme
       me
(Madame Dambreuse croyait à la
transmigration des âmes dans les
étoiles) ne l’empêchait pas de tenir
sa caisse admirablement. Elle était
 hautaine
hautaine envers ses gens ; ses yeux
restaient secs devant les haillons
des pauvres. Un égoïsme ingénu éclatait
dans ses locutions ordinaires « qu’est-ce
que cela me fait ? je serais bien bonne !
est-ce que j’ai besoin ! » et mille petites
actions inalysables, odieuses. Elle
aurait écouté derrière les portes ; elle
devait mentir à son confesseur. Par
esprit de domination, elle voulut que
Frédéric l’accompagnât le dimanche
à l’église. Il obéit et porta le livre.
La perte de son héritage l’avait
considérablement changée. Ces mar-
-ques d’un chagrin qu’on attribuait
à la mort de Mr Dambreuse la
rendaient intéressante ; et comme

600.

autrefois, elle recevait beaucoup de
monde. Depuis l’insuccès électoral
de Frédéric, elle ambitionnait pour
eux deux une légation en Allemagne ;
aussi la première chose à faire était
de se soumettre aux idées régnantes.
Les uns désiraient l’Empire, d’autres
                                      comte
les Orléans, d’autres le duc de Chambord ;
mais tous s’accordaient sur l’urgence de
la Décentralisation – et plusieurs mo-
-yens étaient proposés tels que ceux-ci :
Couper Paris en une foule de grandes
rues afin d’y établir des villages, trans-
-férer à Versailles le siège du gouver-
-nement, mettre à Bourges les Écoles,
supprimer les bibliothèques, confier
tout aux Généraux de Division ; et on
exaltait les campagnes, l’homme illettré
ayant naturellement plus de bon-sens
que les autres ! Les haines foisonnaient :
haine contre les instituteurs-primaires
et contre les marchands de vin, contre
les classes de philosophie, contre les
cours d’histoire, contre les romans, les
gilets rouges, les barbes longues, toute
indépendance, toute manifestation in-
-dividuelle, car il fallait « Relever le
principe d’autorité » qu’elle s’exerçât au
nom de n’importe qui, qu’elle vînt de
n’importe où, pourvu que ce fût la
Force, l’Autorité ! Les conservateurs
parlaient maintenant comme Sénécal.

601.

Frédéric ne comprenait plus. et il
retrouvait chez son autre maîtresse
les mêmes propos débités par les
mêmes hommes !
Les salons des filles (C’est de ce
temps-là que date leur importance.)
étaient un terrain neutre, où les réac-
-tionnaires de bords différents se rencon-
-traient. Hussonnet qui se livrait au
dénigrement des gloires contemporaines –
(bonne chose pour la restauration de
l’ordre.) inspira l’envie à Rosanette
d’avoir comme un autre, ses soirées –
il en ferait des comptes rendus ; Ça
la « poserait », et il amena d’abord un
homme sérieux Fumichon, puis
parurent Nonancourt, Mr de Grémon-
-ville, le sieur de Larsillois ex-préfet,
et Cisy qui était maintenant agronome,
bas breton, et plus que jamais chré-
-tien.
Il venait, en outre, d’anciens amants
de la Maréchale, tels que le baron de
Comaing, le comte de Jumillac, et
quelques autres ; la liberté de leurs
allures blessait Frédéric.
Afin de se poser comme le maître, il
augmenta le train de la maison. Alors
on prit un groom, on changea de loge-
-ment, et on eut un mobilier nouveau.
Ces dépenses étaient utiles pour faire

602.

paraître son mariage moins disproportionné
à sa fortune. Aussi diminuait-elle
effroyablement – et Rosanette ne comprenait
rien à tout cela !
Bourgeoise déclassée, elle adorait la
vie de ménage, un petit intérieur
paisible. Cependant, elle était contente
d’avoir « un jour » disait « Ces femmes-
-là ! » en parlant de ses pareilles, voulait
être « une dame du monde », s’en croyait
une ! Elle le pria de ne plus fumer
dans le salon, essaya de lui faire faire
maigre, par bon genre. Elle mentait
à son rôle, enfin, car elle devenait
sérieuse ; et même, avant de se coucher,
montrait toujours un peu de mélan-
-colie, comme il y a des cyprès à la
porte d’un cabaret.
Il en découvrit la cause ; elle rêvait
mariage ; – Elle aussi ! Frédéric en fut
exaspéré. D’ailleurs, il se rappelait
son apparition chez Madame Arnoux –
et puis il lui gardait rancune pour
sa longue résistance.
Il n’en cherchait pas moins quels
avaient été ses amants. Elle les niait
tous. Alors une sorte de jalousie l’envahit.
Il s’irrita des cadeaux qu’elle avait
reçus, qu’elle recevait ; – et à mesure
que le fond même de sa personne
l’agaçait davantage, un goût des sens

603.

âpre et bestial l’entraînait vers elle,
illusions d’une minute qui se résol-
-vaient en haine. Ses paroles, sa voix,
son sourire tout vint à lui déplaire,
ses regards surtout, cet œil de femme
éternellement limpide et inepte. Il
s’en trouvait tellement excédé quelque-
-fois, qu’il l’aurait vue mourir sans
émotion. Mais comment se fâcher ?
Elle était d’une douceur désespérante.
Deslauriers reparut, et expliqua son
séjour à Nogent, en disant qu’il y mar-
-chandait une étude d’avoué. Frédéric
fut heureux de le revoir ; c’était quel-
-qu’un ! Il le mit en tiers dans leur
compagnie.
L’avocat dînait chez eux, de temps à
autre – et, quand il s’élevait de
petites contestations, se déclarait
toujours pour Rosanette, si bien qu’une
fois, Frédéric lui dit :
                prend la
— « Eh ! couche avec elle si ça
t’amuse ! » tant il souhaitait un
              pour l’en débarrasser
hasard qui l’en débarrassât ! »
Vers le milieu du mois de juin,
elle reçut un commandement, où
Maître Athanase Gautherot, huissier,
lui enjoignait de solder quatre mille
francs, dus à la demoiselle Clémence
Vatnas, sinon qu’il viendrait le
lendemain, la saisir.

604.

En effet, des quatre billets autrefois souscrits,
un seul était payé – l’argent qu’elle avait
pu avoir depuis lors, ayant passé à d’autres
besoins.
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le
                                              portier
faubourg St Germain, et le concierge ignorait
la rue. Alors Elle se transporta chez plusieurs
amis, ne trouva personne, et rentra désespérée.
Elle ne voulait rien dire à Frédéric, tremblant
que cette nouvelle histoire ne fît du tort à
son mariage.
Le lendemain matin, Mtre Athanase
Gautherot se présenta, flanqué de deux
acolytes, l’un blême, à figure chafouine,
l’air dévoré d’envie, l’autre portant un
faux-col et des sous-pieds très tendus, avec
un délot de taffetas noir à l’index, – et
                                            avaient
tous deux ignoblement sales, des colets
gras, des manches de redingote trop
courtes.
Leur patron, un fort bel homme,
au contraire, commença par s’excuser
de sa mission pénible, tout en regardant
l’appartement, « plein de jolies choses, ma
parole d’honneur ! » il ajouta « outre celles
                                  &
qu’on ne peut saisir » sur un geste les deux
recors disparurent.
         ses
Alors ses compliments redoublèrent.
Pouvait-on croire qu’une personne aussi…
charmante n’eût pas d’ami sérieux ! une
vente par autorité de justice était un

605.

véritable malheur ! on ne s’en relève
jamais – Il tâcha de l’effrayer ; puis
la voyant émue, prit subitement un
ton paterne. Il connaissait le monde,
il avait eu affaire à toutes ces dames ;
et en les nommant, il examinait les
cadres, sur les murs. C’étaient d’anciens
cadeaux du brave Arnoux, des esquisses
de Sombaz, des aquarelles de Burieu,
trois paysages de Dittmer. Rosanette
n’en savait pas le prix, évidemment.
Mtre Gautherot se tourna vers elle :
— « Tenez ! pour vous montrer
que je suis un bon garçon – faisons
un chose : Cédez-moi ces Dittmer-là !
et je paye tout. Est-ce convenu ? »
À ce moment, Frédéric, que
Delphine avait instruit dans l’anti-
-chambre et qui venait de voir les
deux praticiens, entra le chapeau sur
la tête, d’un air brutal – Mtre Gautherot
reprit sa dignité, – et comme la porte
était restée ouverte :
— « Allons messieurs, écrivez ! Dans
la seconde pièce nous disons : une table
de chêne, avec ses deux rallonges, deux
buffets… »
Frédéric l’arrêta, demandant
s’il n’y avait pas quelque moyen d’em-
-pêcher la saisie.
— « Oh ! parfaitement ! qui a
payé les meubles ?

606.

— « Moi ! »
— « Eh bien, formulez une
revendication. C’est toujours du temps
que vous aurez devant vous. »
Maître Gautherot acheva vive-
-ment ses écritures – et dans le même
procès-verbal assigna en référé Mlle
Bron, puis se retira.
Frédéric ne fit pas un reproche. Il
contemplait, sur le tapis, les traces de
boue laissées par les chaussures des
praticiens ; et se parlant à lui-
même :
— « Il va falloir chercher de l’argent ! »
— « Ah ! mon Dieu que je suis bête ! »
dit la Maréchale.
Elle fouilla dans un tiroir, prit une
lettre et s’en alla vivement à la société
d’éclairage du Languedoc, afin d’obte-
-nir le transfert de ses actions.
Elle revint une heure après. Les
titres étaient vendus à un autre ! le
commis lui avait répondu en examinant
son papier, la promesse écrite par
Arnoux : « Cet acte ne vous constitue
nullement son propriétaire. La Compa-
-gnie ne connaît pas cela » bref, il l’avait
congédiée, elle en suffoquait, et Frédéric
devait se rendre à l’instant même
chez Arnoux – pour éclaircir la chose.
Mais Arnoux croirait, peut-être,
qu’il venait pour recouvrer indirectement

607.

les quinze mille francs de son hypothèque
perdue ? et puis, cette réclamation à
un homme qui avait été l’amant
de sa maîtresse lui semblait être une
turpitude.
Enfin, choisissant un moyen terme,
il alla prendre à l’hôtel Dambreuse
l’adresse de Madame Regimbart,
envoya chez elle un commissionnaire,
et connut ainsi le café que hantait
maintenant le citoyen.
C’était un petit café sur la Place
de la Bastille – où il se tenait toute la
journée, dans le coin de droite, au fond,
                   pas
ne bougeant plus que s’il avait fait
partie de l’immeuble. Après avoir
passé, successivement, par la demi-
-tasse, le grog, le bischop, le vin chaud
et même l’eau rougie il était revenu à
la bière ; – et de demi-heure en demi-
-heure laissait tomber de ses lèvres
ce mot « bock ! » ayant réduit son
langage à l’indispensable.
Frédéric lui demanda s’il
voyait quelquefois Arnoux.
— « Non !
— « Tiens, pourquoi ? »
— « Un imbécile ! »
La politique, peut-être les séparait,
et Frédéric crut bien faire que de
s’informer de Compain.
— « Quelle brute ! » dit Regimbart

608.

             à cause ?
— « Comment cela ? »
— « Sa tête de veau ! »
— « Ah ! apprenez-moi ce que
c’est que la tête de veau ! »
Regimbart eut un sourire de
pitié.
— « Des bêtises !
Frédéric, après un long silence,
reprit :
— « Il a donc changé de logement ? »
— « Qui cela ? »
— « Arnoux ! »
— « Oui ! rue de Fleurus ! »
— « Quel numéro ? »
— « Est-ce que je fréquente les
jésuites ? »
— « Comment, jésuites ! »
Le Citoyen répondit furieux.
— « Avec l’argent d’un patriote
que je lui ai fait connaître, ce cochon-là
s’est établi marchand de chapelets ! »
— « Pas possible !
— « Allez-y voir ! »
Rien de plus vrai – Arnoux affaibli
par une attaque avait tourné à la
religion – (D’ailleurs il avait toujours eu
un fond de religion) et avec l’alliage
                           &
de mercantilisme d’ingénuité qui lui
était naturel pour faire son salut et
sa fortune, il s’était mis dans le com-
-merce des objets religieux –

609.

Frédéric n’eut pas de mal à découvrir
son établissement, dont l’enseigne portait
« Aux Arts Gothiques. – restauration du
culte – Ornements d’église – sculpture
                       encens
polychrome – encens des Rois-mages, – etc. »
Aux deux coins de la vitrine, s’élevaient
deux statues en bois, bariolées d’or, de cinabre
et d’azur : un Saint-Jean Baptiste avec sa
peau de mouton ; et une sainte Geneviève,
des roses dans son tablier et une quenouille
sous son bras ; puis des groupes en plâtre,
une bonne sœur instruisant une petite
fille, une mère à genoux près d’une
couchette, trois collégiens devant la sainte
table. Le plus joli était une manière de
chalet, figurant l’intérieur de la crèche
avec l’âne, le bœuf et l’enfant Jésus étalé
sur de la paille, de la vraie paille. Du
haut en bas des étagères, on voyait des
médailles à la douzaine, des chapelets
de toute espèce, des bénitiers en forme de
coquille, et les portraits des gloires ecclésias-
-tiques, parmi lesquelles brillaient Mon-
-seigeur Affre et notre Saint-Père, tous
deux souriant.
Arnoux, à son comptoir, sommeillait
la tête basse. – Il était prodigieusement
vieilli, avait même autour des tempes
                                        roses
une couronne de boutons – et le reflet des
croix d’or frappées par le soleil tombait
dessus.

610.

Frédéric devant cette décadence, fut
pris de tristesse. Par dévouement pour
la Maréchale, il se résigna cependant
et il s’avançait ; mais au fond de la
boutique, Mme Arnoux parut. Alors il
tourna les talons.
— « Je ne l’ai pas trouvé » dit
-il en rentrant – et il eut beau reprendre
qu’il allait écrire tout de suite à son
notaire du Havre pour avoir de l’ar-
-gent, Rosanette s’emporta. On n’avait
jamais vu un homme si faible, si
mollasse ; – Pendant qu’elle endurait
mille privations, les autres se gobergeaient.
Frédéric songeait à la pauvre
Mme Arnoux, se figurant la médio-
-crité navrante de son intérieur.
           mis
Il s’était au secrétaire, et comme la
voix aigre de Rosanette continuait
— « Ah ! au nom du ciel, tais-toi ! »
— « Vas-tu les défendre, par
hasard ? »
— « Eh bien, oui ! » s’écria-t’il –
« Car d’où vient cet acharnement ? »
— « Mais toi, pourquoi ne
veux-tu pas qu’ils payent ? C’est dans la
peur d’affliger ton ancienne, avoue-le ! »
Il eut envie de l’assommer avec
la pendule – Les paroles lui manquèrent –
Il se tut.
Rosanette, tout en marchant dans la
chambre, ajouta :

611.

— « Mais je vais lui flanquer
un procès, à ton Arnoux – Oh ! je n’ai
                               et pinçant les lèvres
pas besoin de toi » et en ….[illis]… « Je
consulterai. »
Trois jours après, Delphine, entra
brusquement.
— « Madame, madame, il y a là,
un homme avec un pot de colle qui me
fait peur ! »
Rosanette passa dans la cuisine ; et
vit un chenapan, la face criblée de petite
vérole, paralytique d’un bras, aux trois-
quarts ivre et bredouillant
C’était l’afficheur de maître Gau-
-therot. L’opposition à la saisie ayant été
repoussée, la vente, naturellement, s’en
suivait.
Pour sa peine d’avoir monté l’escalier,
il réclama d’abord un petit verre – puis
il implora une autre faveur, à savoir
des billets de spectacle, croyant que
Madame était une actrice. Il fut
ensuite plusieurs minutes à faire des
clignements d’yeux incompréhensibles ;
enfin il déclara que moyennant quarante
sols, il déchirerait les coins de l’affiche
déjà posée en bas, contre la porte. Ro-
-sanette s’y trouvait désignée par
son nom, – rigueur exceptionnelle
qui marquait toute la haine de la
Vatnas.

612.

Cependant, elle avait été sensible autrefois,
et même dans une peine de cœur avait écrit à
Béranger pour en obtenir un conseil. Mais
elle s’était aigrie sous les bourrasques de
l’existence, ayant, tour à tour, donné des
leçons de piano, présidé une table d’hôte,
collaboré à des journaux de modes, sous-loué
des appartements, fait le trafic des dentelles
dans le monde des femmes légères – où ses
relations lui permirent d’obliger beau-
-coup de personnes, Arnoux entr’autres –
Elle avait travaillé auparavant, dans
une maison de commerce.
Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait
pour chacune d’elles deux livres, dont
l’un restait toujours entre ses mains. Dus-
-sardier, qui tenait par obligeance, celui
d’une nommée Hortense Baslin, se présenta,
un jour, à la caisse au moment où Melle
Vatnas apportait le compte de cette fille
1682 francs, que le caissier lui paya.
Or la veille même, Dussardier n’en avait
inscrit que 1082 sur le livre de la Baslin.
Il le redemanda sous un prétexte, puis
voulant ensevelir cette histoire de vol
lui conta qu’il l’avait perdu. L’ouvrière
redit naïvement son mensonge à Melle
Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir le cœur
                                          en
net, d’un air indifférent, vint parler au
brave commis. Il se contenta de répondre.
« Je l’ai brûlé, » ce fut tout. Elle quitta
la maison peu de temps après, sans croire

613.

à l’anéantissement du livre et s’imaginant
que Dussardier le gardait.
À la nouvelle de sa blessure, elle était
accourue chez lui dans l’intention de le
reprendre. Puis n’ayant rien découvert,
malgré les perquisitions les plus fines,
elle avait été saisie de respect, et bientôt
d’amour pour ce garçon si loyal, si doux,
si héroïque et si fort ! Une pareille bonne
fortune, à son âge, était inespérée. Elle se
jeta dessus avec un appétit d’ogresse – et
elle en avait abandonné la littérature,
le socialisme, « les doctrines consolantes
et les utopies généreuses » ; le cours qu’elle
professait sur la Désubalternisation
de la femme
tout, Delmar lui-même ;
enfin, elle offrit à Dussardier de s’unir
par un mariage.
Bien qu’elle fût sa maîtresse, il
n’en était nullement amoureux. D’ailleurs
il n’avait pas oublié son vol. Puis elle
était trop riche. Il la refusa.
Alors, elle lui dit, en pleurant, les
rêves qu’elle avait faits : c’était d’avoir
à eux deux, un magasin de confection.
Elle possédait les premiers fonds indis-
-pensables, qui s’augmenteraient de quatre
mille francs la semaine prochaine ;
et elle narra ses poursuites contre la
Maréchale.
Dussardier en fut chagrin, à

614.

cause de son ami. Il se rappelait
le porte-cigares offert au corps
de garde, les soirs du quai Napoléon,
tant de bonnes causeries, de livres
prêtés, les mille complaisances
de Frédéric. Il pria la Vatnas de
se désister.
Elle le railla de sa bonhomie,
en manifestant contre Rosanette
une exécration incompréhensible ;
elle ne souhaitait même la for-
-tune que pour l’écraser plus tard
avec son carrosse. Ces abîmes de
noirceur effrayèrent Dussardier
et quand il sut positivement le
jour de la vente, il sortit.
Dès le lendemain matin, il entrait
chez Frédéric avec une contenance
embarrassée.
— « J’ai des excuses à vous faire ! »
— « de quoi donc ? »
— « Vous devez me prendre
pour un ingrat, moi dont elle est… »
il balbutiait. « Mais je ne la
verrai plus, je ne serai pas son
complice » et l’autre le regardant
tout surpris – « Est-ce qu’on ne
va pas, dans trois jours vendre
les meubles de votre maîtresse ? »
— « Qui vous a dit cela ?

615.

— « Elle-même, la Vatnas !
Mais j’ai peur de vous
offenser ! »
— « Impossible ! cher ami ! »
— « Ah ! c’est vrai, vous êtes
si bon ! » et il lui tendit d’une
main discrète un petit portefeuille
de basane. C’était quatre mille
francs, toutes ses économies.
— « Comment ! ah ! non ! –
non !… »
                   bien
— « je savais que je vous
« blesserais » répliqua Dussardier,
avec une larme au bord des
yeux –
Frédéric lui serra la main,
et le brave garçon reprit
d’une voix dolente –

616.

— « Acceptez-les ! faites-moi ce plaisir-là !
Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n’est pas fini,
d’ailleurs ? – J’avais cru quand la révolution est arrivée
qu’on serait heureux. Vous rappelez-vous comme
c’était beau ! comme on respirait bien ! Mais
nous voilà retombés pire que jamais ! » Et fixant ses
yeux par terre « maintenant, ils tuent notre Répu-
blique, comme ils ont tué l’autre, la Romaine ! et
la pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre Hon-
grie ! Quelles abominations ! D’abord, on a abattu
les arbres de la liberté, puis restreint le droit de
suffrage, fermé les clubs, rétabli la censure et
livré l’enseignement aux prêtres, en attendant l’in-
quisition ! Pourquoi pas ? Des conservateurs nous
souhaitent bien les cosaques ! On condamne les
journaux quand ils parlent contre la peine de
mort, Paris regorge de bayonnettes, seize dépar-
tements sont en état de siège – et l’amnistie qui
est encore une fois repoussée ! » Il se prit le front à
deux mains, puis écartant les bras, comme dans
une grande détresse « Si on tâchait cependant,
si on était de bonne foi, on pourrait s’entendre !
Mais non ! les ouvriers ne valent pas mieux
que les bourgeois, voyez-vous ! à Elbeuf, dernière-
ment, ils ont refusé leur secours dans un incen-
die. Des misérables traitent Barbès d’aristocrate !
Pour qu’on se moque du peuple, ils veulent nom-
mer à la Présidence, Nadaud, un maçon, je vous
demande un peu ! et il n’y a pas de moyen ! pas de
remède ! Tout le monde est contre nous ! – Moi, je
n’ai jamais fait de mal, et pourtant, c’est comme
un poids qui me pèse sur l’estomac. J’en deviendrai

617.

fou, si ça continue ! J’ai envie de me faire tuer !
Je vous dis que je n’ai pas besoin de mon argent !
vous me le rendrez parbleu ! je vous le prête ! »
Frédéric, que la nécessité contraignait,
finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi
du côté de la Vatnas, ils n’avaient plus d’in-
quiétude.
Mais Rosanette perdit bientôt son pro-
cès contre Arnoux – et, par entêtement, voulait
en appeler.
Deslauriers s’exténuait à lui faire com-
prendre que la promesse d’Arnoux ne consti-
tuait ni une donation, ni une cession régulière ;
elle n’écoutait même pas, trouvant la loi in-
juste ; c’est parce qu’elle était une femme ! les
hommes se soutenaient entre eux ; À la fin,
cependant, elle suivit ses conseils.
Il se gênait si peu dans la maison,
que plusieurs fois, il amena Sénécal y dîner.
Ce sans-façon déplut à Frédéric qui lui avan-
çait de l’argent, le faisait même habiller par
son tailleur – et l’avocat donnait ses vieilles
redingottes au socialiste, dont les moyens d’exis-
tence étaient inconnus.
Il aurait voulu servir Rosanette, cepen-
dant. – un jour qu’elle lui montrait douze ac-
tions de la Compagnie du Caolin (Cette entre-
prise qui avait fait condamner Arnoux à
trente mille francs) il lui dit :
— « Mais c’est véreux ! c’est superbe ! »
Elle avait le droit de l’assigner pour le rembour-
sement de ses créances. Elle prouverait, d’abord,

618.

qu’il était tenu solidairement à payer tout le
passif de la compagnie, puis, qu’il avait déclaré
comme dettes collectives des dettes personnelles,
enfin qu’il avait diverti plusieurs effets à la
Société ! « Tout cela le rend coupable de ban-
queroute frauduleuse articles 586 et 587 du Code
de commerce. – Et nous l’emballerons, soyez-
en sûre, ma mignonne. »
Rosanette lui sauta au cou.
Il la recommanda, le lendemain, à
son ancien patron, ne pouvant s’occuper lui-
même, du procès ; car il avait besoin à Nogent –
Sénécal lui écrirait en cas d’urgence.
Ses négociations pour l’achat d’une
étude étaient un prétexte. Il passait son temps
chez Mr Roque, où il avait commencé non –
seulement par faire l’éloge de leur ami, mais
par l’imiter d’allures et de langage autant
que possible, ce qui lui avait obtenu la confiance
                                              celle
de Louise, tandis qu’il gagnait de son père, en
se déchaînant contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, c’est
qu’il fréquentait le grand-monde ; et peu-à-peu,
Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un,
qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une
créature.
Le désespoir de Louise fut immense,
l’indignation de Made Moreau non moins
 forte
grande. Elle voyait son fils tourbillonnant
vers le fond d’un gouffre vague, était blessée
dans sa religion des convenances, et en éprou-
vait comme un déshonneur personnel, – quand,

619.

tout-à-coup, sa physionomie changea. – Aux
questions qu’on lui faisait sur Frédéric, elle
répondait, d’un air narquois. « Il va bien,
très bien.
Elle savait son mariage avec Madame
Dambreuse.
L’époque en était fixé – et même il
                                         avaler
cherchait comment faire passer la chose à
Rosanette. Vers le milieu de l’automne, elle
gagna son procès relatif aux actions de
caolin.
Frédéric l’apprit, en rencontrant à
sa porte Sénécal qui sortait de l’audience.
On avait reconnu Mr Arnoux com-
plice de toutes ses fraudes ; et l’ex-répétiteur
avait un tel air de s’en réjouir que Frédéric
l’empêcha d’aller plus loin, en assurant qu’il
se chargeait de sa commission près de Ro-
sanette.
Il entra chez elle, la figure irritée.
— « Eh ! bien, te voilà contente ! »
Mais, sans remarquer ces paroles : –
« regarde donc ! » et elle lui montra son en-
fant, couché dans un berceau, près du feu.
Elle l’avait trouvé si mal, le matin,
chez sa nourrice, qu’elle l’avait ramené
à Paris.
Tous ses membres étaient maigris ex-
traordinairement et ses lèvres couvertes
de points blancs, qui faisaient dans l’in-
térieur de sa bouche comme des caillots
de lait.

620.

— « Qu’a dit le médecin ? »
— « Ah ! le médecin ! il prétend que
le voyage a augmenté son… je ne sais plus
un nom en ite… enfin qu’il a le muguet, –
Connais-tu cela ? »
Frédéric n’hésita pas à répondre –
« Certainement » ajoutant que ce n’était
rien.
Mais dans la soirée, il fut effrayé
par l’aspect débile de l’enfant et le pro-
grès de ces taches blanchâtres, pareilles
à de la moisissure, comme si la vie aban-
donnant déjà ce pauvre petit corps, n’eût
laissé qu’une matière où la végétation
poussait. Ses mains étaient froides ; Il
ne pouvait plus boire, maintenant ; et la
                                              portier
nourrice, une autre que le concierge avait
été prendre au hasard dans un bureau,
répétait : « Il me paraît bien bas ! bien
bas ! »
Rosanette fut debout toute la nuit.
Le matin, elle alla trouver Frédéric.
— « Viens donc voir. Il ne remue
plus. »
En effet, il était mort.
Elle le prit, le secoua, l’étreignait
en l’appelant des noms les plus doux, le
couvrait de baisers et de sanglots, tournait
sur elle-même éperdue, s’arrachait les
cheveux, poussait des cris ; – et elle se laissa
tomber au bord du divan, où elle restait la
bouche ouverte, avec un flot de larmes

621.

tombant de ses yeux fixes. – Puis une torpeur la
gagna – et tout redevint tranquille dans l’ap-
partement – et Les meubles étaient renversés.
Deux ou trois serviettes traînaient. Six
heures sonnèrent. La veilleuse s’éteignit.
Frédéric en regardant tout cela, croy-
ait presque rêver. Son cœur se serrait d’an-
goisse. Il lui semblait que cette mort n’était
qu’un commencement et qu’il y avait par
derrière un malheur plus considérable prêt
à survenir.
Tout à coup, Rosanette dit d’une
voix tendre :
— « Nous le conserverons, n’est-ce pas ? »
Elle désirait le faire embaumer.
Mais bien des raisons s’y opposaient.
La meilleure, selon Frédéric, c’est que la
chose était impraticable sur des enfants si
jeunes.
Un portrait valait mieux.
Elle adopta cette idée. Il écrivit un
mot à Pellerin et Delphine courut le porter.
Pellerin arriva promptement, – voulant
effacer par ce zèle tout souvenir de sa con-
duite.
Il dit d’abord « Pauvre petit ange !
Ah ! mon Dieu quel malheur ! » Mais peu-à-
peu l’artiste en lui, l’emportant, il décla-
ra qu’on ne pouvait rien faire avec ces
yeux bistrés, cette face livide – que c’était
une véritable nature morte, qu’il faudrait

622.

beaucoup de talent et il murmurait :
— « Oh ! pas commode, pas commode ! »
— « Pourvu que ce soit ressemblant »
objecta Rosanette.
— « Eh ! je me moque de la ressemblance !
à bas le réalisme ! c’est l’esprit qu’on peint !
laissez-moi ? je vais tâcher de me figurer ce
que ça devait être. »
Il réfléchit, le front dans la main gau-
che, le coude dans la droite, puis tout-à-coup –
« Ah ! une idée ! un pastel ! avec des demi-
teintes colorées passées presque à plat, on peut
faire un beau modelé, sur les bords seulement. »
Il envoya la femme de chambre cher-
cher sa boîte ; – puis ayant une chaise sous les
pieds et une autre près de lui, il commença à
        de
jeter les grands traits, aussi calme que s’il eût
travaillé d’après la bosse – Il vantait les
petits Saint Jean de Corrège, l’infante rose
de Velasquez, les chairs lactées de Reynolds,
la distinction de Lawrence, et surtout l’enfant
aux longs cheveux qui est sur les genoux de
lady Gower. — « d’ailleurs peut-on trouver
rien de plus charmant que ces crapauds-là ! le
type du sublime – (Raphaël l’a prouvé par
ses madones) C’est peut-être une mère avec
son enfant. »
Rosanette qui suffoquait sortit ; et Pellerin
dit aussitôt :
— « Eh bien, Arnoux ? – vous savez ce
qui arrive ? »
— « Non ! Quoi ?

623.

— « Ça devait finir comme ça, du reste ! »
— « Qu’est-ce donc ? »
— « Il est peut-être maintenant – pardon ! »
L’artiste se leva pour exhausser la tête du petit
cadavre.
— « Vous disiez ? » reprit Frédéric.
Et Pellerin, tout en clignant pour mieux
prendre ses mesures :
— « Je disais que notre ami Arnoux
est peut-être, maintenant, coffré ? »
Puis d’un ton satisfait : « regardez un
peu ! est-ce ça ? »
— « Oui ! très-bien ! mais Arnoux ? »
Pellerin déposa son crayon.
— « D’après ce que j’ai pu comprendre,
il se trouve poursuivi par un certain Mignot,
un intime de Regimbart – une bonne tête,
celui-là, hein ? quel idiot ! figurez-vous qu’un
jour… »
— « Eh ! il ne s’agit pas de Regimbart ! »
— « C’est vrai. Eh ! bien, Arnoux
hier au soir, devait trouver douze mille
francs, sinon il était perdu. »
— « Oh ! c’est peut-être exagéré » dit
Frédéric.
— « Pas le moins du monde ! ça m’avait
l’air grave ! très grave ! »
Rosanette, à ce moment, reparut, – avec
des rougeurs sous les paupières, ardentes comme
des plaques de fard. – Elle se mit près du car-
ton, et regarda.
Pellerin fit signe qu’il se taisait à

624.

cause d’elle.
Mais Frédéric, sans y prendre garde.
— « Cependant je ne peux pas croire…
— « Je vous répète que je l’ai rencontré
hier » dit l’artiste « à sept heures du soir,
rue Jacob. Il avait même son passe-port,
par précaution – et il parlait de s’embar-
quer au Havre, lui et toute sa smala. »
— « Comment ! avec sa femme ! »
— « Sans doute ! Il est trop bon père
de famille pour vivre tout seul. »
— « Et vous en êtes sûr ?… »
— « Parbleu ! Où voulez-vous qu’il
ait trouvé douze mille francs ? »
Frédéric fit deux ou trois tours dans
la chambre – Il haletait, se mordait les lèvres,
puis saisit son chapeau.
— « Où vas-tu donc ? » dit Rosanette –
Il ne répondit pas et disparut.

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