Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Troisième partie – Chapitre 5

 

V.

625.

Il fallait trouver douze mille francs !
ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux.
et jusqu’à présent un espoir invincible lui
était resté. Est-ce qu’elle ne faisait pas
comme la substance de son cœur, le fond
même de sa vie ? Il fut pendant quelques
minutes à chanceler sur le trottoir, se
rongeant d’angoisses, heureux néanmoins
de n’être plus chez l’autre.
Où avoir de l’argent ? Frédéric savait
par lui-même, combien il est difficile d’en
obtenir tout de suite à n’importe qu’elles
conditions !
Une seule personne pouvait l’aider, Me
Dambreuse. Elle gardait toujours dans
son secrétaire plusieurs billets de banque.
Il alla chez elle – et d’un ton hardi.
                 douze
— « As-tu 12 mille francs à me prêter ? »
— « Pourquoi ? »

626.

C’était le secret d’un autre.
Elle voulut le connaître. Il ne céda pas. Tous
                                         elle
deux s’obstinaient. Enfin Mme déclara ne rien
donner avant de savoir dans quel but.
Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades
avait commis un vol. La somme devait être resti-
-tuée, aujourd’hui même.
— « Tu l’appelles ? son nom ? voyons, son
nom ! »
— « Dussardier ! » et il se jeta à ses genoux,
en la conjurant de n’en rien dire.
                                                         reprit
— « Quelle idée as-tu de moi ? » répondit
Mme Dambreuse. « on croirait que tu es le
coupable. Finis donc tes airs tragiques ! tiens,
les voilà ! et grand bien lui fasse ! »
Il courut chez Arnoux.
Le marchand n’était pas dans sa boutique.
Mais il logeait toujours rue Paradis – car il
possédait deux domiciles.
                            portier
Rue Paradis, le concierge jura que Mr Arnoux
était absent depuis la veille ; quant à Madame, il
n’osait rien dire. – et Frédéric ayant monté
l’escalier comme une flèche, colla son oreille contre
la serrure. Enfin, on ouvrit.
Madame était partie avec monsieur. La bonne
ignorait quand ils reviendraient ; ses gages
étaient payés ; elle-même s’en allait.
Tout-à-coup, un claquement de porte se fit
entendre.
— « Mais il y a quelqu’un ?
— « Oh ! non ! Monsieur ! c’est le vent ! »
Alors, il se retira.

627.

N’importe ! une disparition si prompte avait
quelque chose d’inexplicable.
Regimbart étant l’intime de Mignot,
pouvait, peut-être, l’éclairer ? et Frédéric se fit
conduire chez lui, à Montmartre, rue de
l’Empereur.
Sa maison était flanquée d’un jardinet,
clos par une grille que bouchaient des plaques
de fer. Un perron de trois marches relevait
la façade blanche ; et en passant sur le trot-
-toir on apercevait les deux pièces du rez-de-
chaussée, dont la première était un salon
avec des robes partout sur les meubles, – et la
seconde l’atelier, où se tenaient les ouvrières de
Mme Regimbart.
Toutes étaient convaincues que Monsieur
avait de grandes occupations, de grandes relations,
que c’était un homme complètement hors ligne.
Quand il traversait le couloir, avec son chapeau
à bords retroussés, sa longue figure sérieuse et sa
redingote verte, elles en interrompaient leur
besogne. D’ailleurs, il ne manquait pas de leur
adresser toujours quelque mot d’encouragement,
une politesse sous forme de sentence ; et, plus tard
dans leur ménage, elles se trouvaient mal-
-heureuses parce qu’elles l’avaient gardé pour
idéal.
Aucune, cependant, ne l’aimait comme
Me Regimbart, petite personne intelligente qui
le faisait vivre avec son métier.
Dès que Mr Moreau eut dit son nom, elle vint
prestement le recevoir sachant par les

628.

domestiques ce qu’il était à Mme Dambreuse.
Son mari « rentrait à l’instant même » – et
Frédéric, tout en la suivant, admira la tenue
du logis et la profusion de toile cirée qu’il y
avait. Puis il attendit quelques minutes
dans une manière de bureau, où le Citoyen se
retirait pour penser.
Son accueil fut moins rébarbatif que d’ha-
-bitude.
Il conta l’histoire d’Arnoux.
L’ex-fabricant de faïences avait enguirlandé
Mignot, un patriote possesseur de cent actions
du Siècle, en lui démontrant qu’il fallait, au
point de vue démocratique, changer la
gérance et la rédaction du journal ; et sous prétexte
de faire triompher son avis dans la prochaine
assemblée des actionnaires, il lui avait demandé
cinquante actions en disant qu’il les repasse-
-rait à des amis sûrs, lesquels appuieraient
son vote ; Mignot n’aurait aucune responsa-
-bilité, ne se fâcherait avec personne ; puis le
succès obtenu, il lui ferait avoir dans l’admi-
-nistration une bonne place de cinq à six mille
francs, pour le moins. Les actions avaient été
livrées. Mais Arnoux, tout de suite, les avait
vendues ; et avec l’argent s’était associé à un
marchand d’objets religieux. Là-dessus, récla-
-mations de Mignot, lanternemens d’Arnoux ;
enfin le patriote l’avait menacé d’une plainte
en escroquerie, s’il ne restituait ses titres ou la
somme équivalente : cinquante mille
francs.

629.

Frédéric eut l’air désespéré.
— « Ce n’est pas tout » dit le citoyen –
« Mignot qui est un brave homme s’est
rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de
l’autre ! nouvelles farces naturellement ! Bref,
avant-hier matin, Mignot l’a sommé d’avoir
à lui rendre dans les vingt-quatre heures, sans
préjudice du reste, douze mille francs. »
— « Mais je les ai » dit Frédéric.
Le citoyen se retourna lentement :
— « Blagueur ! »
— « Pardon ! ils sont dans ma poche ! Je
les apportais ! »
— « Comme vous y allez, vous ! nom d’un
petit bonhomme ! Du reste, il n’est plus temps la
plainte est déposée et Arnoux parti. »
— « Seul ? »
— « Non ! avec sa femme. On les a rencontrés
à la gare du Havre. »
Frédéric pâlit extraordinairement. Me
Regimbart crut qu’il allait s’évanouir.
Il se contint et même il eut la force d’adresser
deux ou trois questions sur l’aventure.
Regimbart s’en attristait, tout cela, en
somme, nuisant à la Démocratie. Arnoux avait
toujours été sans conduite et sans ordre « une vraie
tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux
bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas lui que
je plains, mais sa pauvre femme ! » car le citoyen
admirait les femmes vertueuses et faisait grand
cas de Me Arnoux. « elle a dû joliment souffrir ! »
Frédéric lui sut gré de cette sympathie. – et

630.

comme s’il en avait reçu un service, il serra sa
main avec effusion.
— « As-tu fait toutes les courses néces-
-saires ? » dit Rosanette en le revoyant.
« Il n’en avait pas eu le courage, répondit-il,
et avait marché au hasard, dans les rues, pour
s’étourdir.
À huit heures, ils passèrent dans la salle à
manger. Mais ils restèrent silencieux l’un devant
l’autre, poussaient par intervalle un long soupir
et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l’eau
de vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti,
n’ayant plus conscience de rien que d’une extrême
fatigue.
Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le
jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par
taches violentes, en faisaient une chose hideuse
presque dérisoire.
D’ailleurs le petit mort était méconnaissable,
maintenant. Le ton violacé de ses lèvres augmentait
la blancheur de sa peau ; les narrines étaient
encore plus minces, les yeux plus caves ; et sa tête
reposait sur un oreiller de taffetas bleu, entre des
pétales de camélias, des roses d’automne et
des violettes ; C’était une idée de la femme
de chambre ; elles l’avaient ainsi arrangé
toutes les deux, dévotement. La cheminée,
couverte d’une housse en guipure, supportait
des flambeaux de vermeil espacés par des
bouquets de buis béni ; aux coins, dans les
deux vases, des pastilles du sérail brûlaient,
tout cela formant avec le berceau une manière

631.

de reposoir. et Frédéric se rappela sa veillée
près de Mr Dambreuse.
Tous les quarts d’heure, à peu près, Rosanette
ouvrait les rideaux, pour contempler son
enfant. Elle l’apercevait dans quelques mois
d’ici commençant à marcher, puis au collège
au milieu de la cour jouant aux barres – puis à
vingt ans jeune homme ; et toutes ces images,
qu’elle se créait, lui faisaient comme autant de
fils qu’elle aurait perdus, – l’excès de la douleur
multipliant sa maternité.
Frédéric, immobile dans l’autre fauteuil,
pensait à Mme Arnoux.
Elle était en chemin de fer, sans doute, le
visage au carreau d’un wagon ; et regardant la
campagne s’enfuir derrière elle du côté de
Paris, ou bien sur le pont d’un bateau à
vapeur comme la première fois qu’il l’avait
rencontrée ! mais celui-là s’en allait indéfini-
-ment vers des pays d’où elle ne sortirait
plus ! Puis il la voyait dans une chambre
d’auberge, avec des malles par terre, un papier
de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait
au vent – et après ? – que deviendrait-elle ? – insti-
-tutrice, dame de compagnie, femme de
chambre, peut-être ? elle était livrée à tous les
hasards de la misère ! Cette ignorance de son
sort le torturait. Il aurait dû s’opposer à sa
fuite ou partir derrière elle. – n’était-il pas
son véritable époux ? – et en songeant qu’il ne
la retrouverait jamais, que c’était bien fini,
qu’elle était irrévocablement perdue, il sentait

632.

comme un déchirement de tout son être ; ses
larmes accumulées depuis le matin débordèrent.
Rosanette s’en aperçut
— « Ah ! tu pleures comme moi ! tu as du
chagrin !
— « Oui ! oui ! j’en ai ! »
Il la serra contre son cœur, et tous deux
sanglottaient en se tenant embrassés.
Mme Dambreuse – aussi pleurait, couchée
sur son lit, à plat ventre, et la tête dans ses
mains.
Olympe Regimbart étant venue le soir
lui essayer sa première robe de couleur, avait
conté la visite de Frédéric, et même qu’il tenait
tout prêts, douze mille francs, destinés à Mr
Arnoux. –
Ainsi cet argent, son argent à elle, était
pour empêcher le départ de l’autre, pour se
conserver une maîtresse !
Elle eut d’abord un accès de rage ; et elle
avait résolu de le chasser comme un laquais –
Mais des larmes abondantes la calmèrent.
Il fallait [valait] mieux tout renfermer, ne rien dire.
Frédéric, le lendemain, rapporta les douze
mille francs.
Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour
son ami ; – et elle l’interrogea beaucoup sur ce
monsieur. Qui donc l’avait poussé à un tel
abus de confiance ? une femme, sans doute ! Les
femmes vous entraînent à tous les crimes.
Ce ton de persiflage décontenança Frédéric.

633.

Il éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce
qui le rassurait c’est que Me Dambreuse ne
pouvait connaître la vérité.
Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car le
surlendemain, elle s’informa encore de son petit
camarade – puis d’un autre, de Deslauriers.
— « Est-ce un homme sûr et intelligent ? »
Frédéric le vanta.
— « Priez-le de passer à la maison un
de ces matins – Je désirerais le consulter pour une
affaire. »
Elle avait trouvé un rouleau de paperasses,
contenant des billets d’Arnoux parfaitement pro-
-testés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis
sa signature. C’était pour ceux-là que Frédéric
était venu une fois, chez Mr Dambreuse pendant
son déjeuner ; et bien que le capitaliste n’eût pas
voulu en poursuivre le recouvrement – (afin d’éviter
les déchéances résultant des délais accordés aux
                                                           recours
porteurs d’un billet pour exercer des [illis.] contre
les endosseurs) il avait fait prononcer par le
Tribunal de commerce, non seulement la condam-
-nation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui
l’ignorait, son mari n’ayant pas jugé convenable
de l’en avertir.
C’était une arme, cela ! Me Dambreuse n’en
doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait,
peut-être, l’abstention ? Elle eût préféré quelqu’un
d’obscur. et elle s’était rappelée ce grand diable à
mine impudente, qui lui avait offert ses
services.

634.

Frédéric fit naïvement sa commission.
L’avocat fut enchanté d’être mis en
rapport avec une si grande dame.
Il accourut.
Elle le prévint que la succession appartenait
à sa nièce, motif de plus pour liquider ces
créances qu’elle rembourserait, tenant à acca-
-bler les époux Martinon des meilleurs procédés.
Deslauriers comprit, qu’il y avait là-
dessous, un mystère ; et il y rêvait en considérant
les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par
elle-même, lui remit devant les yeux toute
sa personne et l’outrage qu’il en avait reçu.
Puisque la vengeance s’offrait, pourquoi ne
pas la saisir ?
Il conseilla donc à Me Dambreuse de faire
vendre aux enchères les créances désespérées qui
dépendaient de la succession. Un homme de
paille les rachèterait en sous-main et exercerait
poursuites. Il se chargeait de fournir cette
homme-là.
Vers la fin du mois de Novembre, Frédéric en
passant dans la rue de Me Arnoux leva les
yeux vers ses fenêtres, et aperçut contre la
porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :
« Vente d’un riche mobilier, consistant en
batterie de cuisine, linge de corps et de table,
chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemire
français et de l’Inde, piano d’Érard, deux bahuts
de chêne Renaissance, miroirs de Venise,
poteries de Chine et du Japon. »
— « C’est leur mobilier ! » se dit Frédéric.

635.

et le portier confirma ses soupçons.
Quant à la personne qui faisait vendre, il
l’ignorait. Mais le commissaire-priseur, Mtre
Berthelmot donnerait peut-être des éclaircis-
-sements.
L’officier ministériel ne voulut point, tout
d’abord dire quel créancier poursuivait la vente.
Frédéric insista. C’était un sieur Sénécal
agent d’affaires – et Mtre Berthelmot poussa
même la complaisance jusqu’à prêter son
journal des Petites-Affiches.
Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le
jeta sur la table, tout ouvert.
— « Lis donc »
— « Eh bien, quoi ? » dit-elle, avec une
figure tellement placide, qu’il en fut révolté.
— « Ah ! garde ton innocence ! 
— « Je ne comprends pas ? »
— « C’est toi qui fais vendre Mme
Arnoux ! »
Elle relut l’annonce.
— « Où est son nom ? »
— « Eh ! c’est son mobilier ! tu le
sais mieux que moi ! »
— « Qu’est-ce que ça me fait ? » dit
Rosanette, en haussant les épaules.
— « Ce que ça te fait ! Mais tu te
venges, voilà tout ! C’est la suite de tes
persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pas outragée
jusqu’à venir chez elle ! toi, une fille de rien,
la femme la plus sainte, la plus charmante et
la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à la
ruiner ? »

636.

— « Tu te trompes, je t’assure ! »
— « Allons donc ! comme si tu n’avais
pas mis Sénécal en avant ! »
— « Quelle bêtise ! »
Alors une fureur l’emporta.
— « Tu mens ! tu mens, misérable ! tu
es jalouse d’elle ! Tu possèdes une condamnation
contre son mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes
affaires ! Il déteste Arnoux ! vos deux haines
s’entendent. J’ai vu sa joie, quand tu as gagné
ton procès pour le caolin ! Le nieras-tu,
celui-là ?
— « Je te donne ma parole. »
— « Oh ! je la connais ta parole ! » – et
Frédéric lui rappela ses amants par leurs
noms, avec des détails circonstancés – Rosanette
toute pâlissante, se reculait. « Cela t’étonne !
tu me croyais aveugle parce que je fermais les
yeux ! J’en ai assez, aujourd’hui ! On ne meurt
pas pour les trahisons d’une femme de ton
espèce ! Quand elles deviennent trop monstru-
-euses on s’en écarte ; Ce serait se dégrader
que de les punir ! »
Elle se tordait les bras.
— « Mon Dieu, qu’est-ce donc qui l’a
changé ?
— « Pas d’autres que toi-même !
— « Et tout cela pour Me Arnoux ! »
s’écria Rosanette en pleurant
Il reprit froidement
— « Je n’ai jamais aimé qu’elle ! »

637.

À cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent
— « Ça prouve ton bon goût ! Une
personne d’un âge mûr ! Le teint couleur
de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands
comme des soupiraux de cave et vides comme
eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre ! »
— « C’est ce que j’attendais ! merci !
Rosanette demeura immobile, stupéfiée
par ces façons extraordinaires. Elle laissa
même la porte se refermer ; puis d’un bond,
elle le rattrapa dans l’antichambre, et l’en-
-tourant de ses bras :
— « Mais tu es fou ! tu es fou ! c’est absurde !
je t’aime ! » elle le suppliait « Mon Dieu, au
nom de notre petit enfant ! »
— « Avoue que c’est toi qui as fait
le coup ! » dit Frédéric.
Elle protesta encore de son innocence.
— « Tu ne veux pas avouer ? »
— « Non ! »
— « Eh bien, adieu ! et pour toujours ! »
— « Écoute-moi ! »
Frédéric se retourna.
— « Si tu me connaissais mieux, tu
saurais que ma décision est irrévocable ! »
— « Oh ! oh ! tu me reviendras ! »
— « Jamais de la vie ! »
Et il claqua la porte, violemment.
Rosanette écrivit à Deslauriers qu’elle avait
besoin de lui, tout de suite.
Il arriva cinq jours après, un soir, et, quand
elle eut conté sa rupture :

638.



























[L’hôtel des commissaires
-priseurs rue Drouot
n’a été fait qu’en 1852.
Il faut mettre
place de la Bourse devant
l’hôtel Bouillon]

— « Ce n’est que ça ! beau malheur ! »
Elle avait cru d’abord qu’il pourrait lui
ramener Frédéric. Mais à présent tout était
                                                           portier
Perdu – Elle avait appris, par son concierge
son prochain mariage avec Me Dambreuse.
Deslauriers lui fit de la morale, se montra
même singulièrement gai, farceur ; et comme
il était fort tard demanda la permission de
passer la nuit sur un fauteuil. Puis le
lendemain matin, il repartit pour Nogent,
en la prévenant qu’il ne savait pas quand
ils se reverraient ; d’ici à peu il y aurait
peut-être un grand changement dans sa
vie.
Deux heures après son retour, la ville était
en révolution. On disait que Mr Frédéric
allait épouser Mme Dambreuse. Enfin  
les trois demoiselles Auger n’y tenant
plus se transportèrent chez Mme Moreau
qui confirma cette nouvelle avec orgueil – Le
père Roque en fut malade. Quant à
Louise elle s’enferma. Le bruit courut
même qu’elle était folle.
Cependant Frédéric ne pouvait cacher
sa tristesse. Mme Dambreuse, pour l’en
distraire sans doute, redoublait d’attentions.
Tous les après midi elle le promenait dans
                                                            sur la place
sa voiture, et une fois qu’ils passaient
de la Bourse    l’hôtel Bouillon
devant la rue Drouot, elle eut l’idée d’entrer
à l’hôtel des commissaires-priseurs, par
amusement.

639.

C’était le Ier Décembre, jour même où
devait se faire la vente de Me Arnoux. Il se
rappela la date, et manifesta sa répugnance
en déclarant ce lieu intolérable, à cause de
la foule et du bruit. Elle désirait y jeter
un coup d’œil seulement. Le coupé s’arrêta.
Il fallut bien la suivre.
On voyait dans la cour des lavabos sans
cuvettes, des bois de fauteuils, de vieux paniers,
des tessons de porcelaine, des bouteilles vides, des
matelas ; et des hommes en blouse ou en
sale redingote, tout gris de poussière, la figure
ignoble, quelques uns avec des sacs de
toile sur l’épaule, causaient par groupes
distincts ou se hélaient tumultueusement.
Frédéric objecta les inconvénients d’aller
plus loin.
— « Ah bah ! » et ils montèrent l’escalier.
Dans la première salle, à droite, des
messieurs, un catalogue à la main, examinaient
des tableaux ; Dans une autre on vendait
une collection d’armes chinoises ; Made
Dambreuse voulut descendre. Elle regardait
                                                       et
les numéros au-dessus des portes, elle le
mena jusqu’à l’extrémité du corridor, vers
une pièce encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux
étagères de l’Art-industriel, sa table à
ouvrage, tous ses meubles ! Entassés au
fond, par rang de taille, ils formaient un
large talus depuis le plancher jusqu’aux
fenêtres ; et sur les autres côtés de l’apparte-
-ment les tapis et les rideaux pendaient droit

640.

le long des murs. Il y avait, en dessous, des
gradins occupés occupés par de vieux bons-
-hommes qui sommeillaient. À gauche, s’éle-
-vait une espèce de comptoir, où le Commissaire-
-priseur en cravate blanche brandissait légère-
-ment un petit marteau. Un jeune homme,
près de lui, écrivait ; et plus bas, debout, un
robuste gaillard, tenant du commis-voyageur
et du marchand de contremarques, criait les
meubles à vendre. Trois garçons les apportaient
sur un table, que bordaient assis en ligne des bro-
-canteurs et des revendeuses. La foule circulait
derrière eux.
Quand Frédéric entra, les jupons, les
fichus, les mouchoirs et jusqu’aux chemises
étaient passés de main en main, retournés ;
quelquefois, on les jetait de loin, et des blan-
-cheurs traversaient l’air tout-à-coup. Ensuite
on vendit ses robes – puis un de ses chapeaux
dont la plume cassée retombait, puis ses
fourrures, puis trois paires de bottines ; et le
partage de ces reliques où il retrouvait confu-
-sément les formes de ses membres lui semblait
une atrocité, comme s’il avait vu des corbeaux
déchiquetant son cadavre. L’atmosphère de
la salle, toute chargée d’haleines, l’écœurait.
Mme Dambreuse lui offrit son flacon, et se
divertissait beaucoup, disait-elle.
On exhiba les meubles de la chambre à
coucher.
Mtre Berthelmot annonçait un prix.
            tout
Le crieur, de suite, le répétait plus fort, et les

641.

trois commissionnaires attendaient tran
-quillement le coup de marteau, puis empor-
-taient l’objet dans une pièce contiguë. Ainsi
disparurent l’un après l’autre, le grand tapis
bleu semé de camélias que ses pieds mignons
frôlaient, en venant vers lui, la petite bergère
de tapisserie où il s’asseyait toujours en face
d’elle quand ils étaient seuls – les deux écrans
de la cheminée, dont l’ivoire était rendu plus
doux par le contact de ses mains – une pelotte
de velours encore hérissée d’épingles. C’était
comme des parties de son cœur qui s’en al-
-laient avec ces choses – et la monotonie des
mêmes
voix, des mêmes gestes l’engourdissait de
fatigue, lui causait une torpeur mortuaire,
une dissolution.
Mais un craquement de soie se fit à son
oreille – Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par
Frédéric lui-même. Son chagrin passé, l’idée
d’en tirer profit lui était venue. Elle y avait
                          Elle
formé opposition, et arrivait pour la voir,
en gilet de satin blanc à boutons de perles,
avec une robe à falbalas, étroitement gantée,
l’air vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme
qui l’accompagnait.
Mme Dambreuse l’avait reconnue ; et
pendant une minute, elles se considérèrent
de haut en bas, scrupuleusement, afin
de découvrir le défaut, la tare, l’une enviant
peut-être la jeunesse de l’autre – et celle-ci

642.

                    l’extrême bon ton
dépitée par l’extrême élégance, la simplicité
aristocratique de sa rivale.
Enfin Me Dambreuse détourna la tête, avec
un sourire d’une insolence inexprimable.
Le crieur avait ouvert un piano – son piano !
Tout en restant debout, il fit une gamme de
la main droite, et annonça l’instrument pour
douze cents francs, puis se rabattit à mille, à
huit cents, à sept cents.
Me Dambreuse, d’un ton folâtre, se moquait
du sabot.
On posa devant les brocanteurs un petit
coffret avec des médaillons, des angles et des
fermoirs d’argent, le même qu’il avait vu
au premier dîner dans la rue de Choiseul,
qui ensuite avait été chez Rosanette, était
revenu chez Me Arnoux ; souvent, pendant
leurs conversations ses yeux le rencontraient.
il était lié à ses souvenirs les plus chers
et son âme se fondait d’attendrissement,
quand Me Dambreuse dit, tout à coup :
— « Tiens ! je vais l’acheter. »
— « Mais ce n’est pas curieux, »
reprit-il.
Elle le trouvait, au contraire, fort joli,
et le crieur en prônait la délicatesse.
                                                    huit cents
— « Un bijou de la Renaissance ! 800
francs, Messieurs ! en argent presque tout
            avec un peu de blanc d’Espagne, ça brillera
entier ! avec un peu de craie, ça brillera ! »
et, comme elle se poussait dans la foule :
— « Quelle singulière idée ! » dit
Frédéric.

643.

— « Cela vous fâche ? »
— « Non ! mais que peut-on faire de ce
bibelot ? »
— « Qui sait ? y mettre des lettres d’a-
-mour, peut-être ? » et elle eut un regard qui rendait
l’allusion fort claire.
— « Raison de plus pour ne pas dépouil-
-ler les morts de leurs secrets. »
— « Je ne la croyais pas si morte. » Elle
                                   huit cent quatre-vingts
ajouta distinctement « 880 francs. »
— « Ce que vous faites n’est pas bien »
murmura Frédéric.
Elle riait.
— « Mais chère amie, c’est la première
grâce que je vous demande. »
— « Mais vous ne serez pas un mari
aimable, savez-vous ? » quelqu’un venait de
lancer une surenchère ; elle leva la main –
      neuf cents
— « 900 francs ! »
     « neuf cents
— «900 francs » répéta maître
Berthelmot.
      « neuf cent dix…quinze…vingt…trente ! »
— « 910…15, 20, 30 » glapissait le
crieur, tout en parcourant du regard l’assis-
-tance, avec des hochements de tête saccadés.
— « Prouvez-moi que ma femme est
raisonnable » dit Frédéric, et il l’entraîna
doucement vers la porte.
Le commissaire-priseur continuait.
                                                neuf cent trente
— « Allons, allons, Messieurs, 930 ! y-a-
                       neuf cent trente
t-il marchand à 930 ? »
Mme Dambreuse, qui était arrivée sur

644.

le seuil de la porte, s’arrêta, et d’une voix
haute :
— « Mille francs ! »
Il y eut un frisson dans le public, un
silence.
— « Mille francs, messieurs, mille
francs                                                mille francs adjugé
francs ! personne ne dit rien ? bien vu ? » et
le marteau d’ivoire s’abattit
Elle fit passer sa carte. On lui envoya le
coffret. Elle le plongea dans son manchon.
Frédéric sentit un grand froid lui traverser
le cœur.
Me Dambreuse n’avait pas quitté son
       et
bras ; malgré sa hardiesse, elle n’osa le
regarder en face jusque dans la rue, où l’atten-
-dait sa voiture.
Elle s’y jeta comme un voleur qui
s’échappe – et quand elle fut assise se retourna
vers Frédéric. Il avait son chapeau à la
main.
— « Vous ne montez pas ?
— « Non, Madame ! » et, la saluant
froidement, il ferma la portière, puis fit
signe au cocher de partir.
Il éprouva d’abord un sentiment
joie et d’indépendance reconquise. Il était
fier d’avoir vengé Me Arnoux, en lui
sacrifiant une fortune. Puis il fut étonné
de son action et une courbature infinie
l’accabla –

645.

[Folio du manuscrit du copiste absent = manuscrit autographe]

Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles. L’état de siège était décrété, l’Assemblée dissoute et une partie des représentants du peuple à Masas. Mais les affaires publiques le laissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes.
Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spéculation un peu ignoble. – et il exécrait Me Dambreuse, parce qu’il manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse. Il en oubliait la Maréchale, ne s’inquiétait même pas de MeArnoux, ne songeant qu’à lui, à lui seul, perdu dans les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement. – et en haine du milieu factice où il avait tant souffert, il souhaita la fraîcheur de l’herbe, le repos de la province, une vie somnolente passée à l’ombre du toit natal avec des cœurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit.
                      considérables
Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une patrouille les dissipait. Ils se reformaient derrière elle. – Et on parlait librement, on vociférait contre la troupe, des plaisanteries et des injures, sans rien de plus.
— « Comment ! est-ce qu’on ne va pas se battre ? » dit Frédéric à un ouvrier.
L’homme en blouse lui répondit.

646.

— « Pas si bêtes de nous faire tuer pour
les bourgeois ! qu’ils s’arrangent ! »
et un monsieur grommela, tout en regar-
-dant de travers le faubourien –
— « Canailles de Socialistes ! si on pou-
-vait cette fois, les exterminer ! »
Frédéric ne comprenait rien à tant de
rancune et de sottise. son dégoût de Paris en
augmenta ; – et le surlendemain, il partit pour
Nogent par le premier convoi.
Les maisons bientôt disparurent ;
La campagne s’élargit. Seul dans son
wagon et les pieds sur la banquette, il
ruminait les événements des derniers jours,
tout son passé. Le souvenir de Louise lui revint.
— « elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de ne
pas saisir ce bonheur ? bah ! n’y pensons plus ! »
puis, cinq minutes après « qui sait, cependant ?
plus tard, pourquoi pas ? » Sa rêverie, comme
ses yeux s’enfonçait dans de vagues horizons –
— « elle était naïve, une paysanne, presqu’une
sauvage, mais si bonne ! » à mesure qu’il
avançait vers Nogent, elle se rapprochait
de lui. Quand on traversa les prairies de
Sourdun, il l’aperçut sous les peupliers
comme autrefois, coupant des joncs au
bord des flaques d’eau ; – on arrivait –  Il
descendit. Puis, il s’accouda sur le Pont,
pour revoir l’île et le jardin où ils s’étaient
promenés un jour de soleil ; – et l’étourdisse-
-ment du voyage et du grand air, la faiblesse

647.

qu’il gardait de ses émotions récentes,
lui causant une sorte d’exaltation,
il se dit : « Elle est peut-être sortie ? si
j’allais la rencontrer ? »
                       aint
La cloche de S Laurent tintait ;
et il y avait sur la Place, devant
l’église, un rassemblement de pauvres,
avec une calèche, la seule du pays,
celle qui servait pour les noces, – quand
sous le portail, tout à coup, dans un
flot de bourgeois en cravates blanches
deux nouveaux mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non ! –
C’était bien elle, Louise ! couverte
               blanc
d’un voile qui tombait de ses cheveux
rouges à ses talons, et c’était bien
lui, Deslauriers ! – portant un habit
bleu brodé d’argent, un costume de
           pourquoi
Préfet. à cause donc ?
Frédéric se cacha dans l’angle
d’une maison, pour laisser passer
le cortège. Honteux, vaincu, écrasé
il retourna vers le chemin de fer et
s’en revint à Paris.
Son cocher de fiacre assura
que les barricades étaient dressées
depuis le Château-d’Eau jusqu’au
Gymnase, et prit par le faubourg
  aint
St Martin. – Au coin de la rue de
Provence, Frédéric mit pied à terre
pour gagner les boulevards.

648.

Il était cinq heures, une pluie
fine tombait. – des bourgeois occu-
-paient le trottoir du côté de l’Opéra –
Les maisons d’en face étaient
closes. Personne aux fenêtres.
Dans toute la largeur du boulevard,
des dragons galoppaient, à fond
de train, penchés sur leurs chevaux,
le sabre nu ; et les crinières de leurs
casques et leurs grands manteaux
blancs soulevés derrière eux, pas-
-saient passaient sur la lumière
des becs de gaz qui se tordaient
au vent dans la brume. La foule
les regardait, muette, terrifiée.
Entre les charges de cavalerie,
des escouades de sergents de ville
survenaient pour faire refluer
monde dans les rues.
Mais sur les marches de
Tortoni, un homme, – Dussardier, –
remarquable de loin à sa haute
taille, restait sans plus bouger
qu’une cariatide.
Un des agents qui marchait
en tête, le tricorne sur les yeux, le
menaça de son épée.
L’autre alors s’avançant
d’un pas, se mit à crier. « Vive
la République ! »

649.

Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la
foule. L’agent fit un cercle autour
de lui avec son regard. – et Frédéric
béant, reconnut Sénécal.

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