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L'Éducation sentimentale
Le personnage de Dussardier
     

Extraits de l'œuvre

Édition

Chapitre

On huait, on sifflait les gardiens de l’ordre public ; ils commençaient à pâlir ; un d’eux n’y résista plus, et, avisant un petit jeune homme qui s’approchait de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement, qu’il le fit tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vin. Tous s’écartèrent ; mais presque aussitôt il roula lui-même, terrassé par une sorte d’Hercule dont la chevelure, telle qu’un paquet d’étoupes, débordait sous une casquette en toile cirée.
Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint-Jacques, il avait lâché bien vite un large carton, qu’il portait, pour bondir vers le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, il labourait sa face à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible garçon était si fort, qu’il en fallut quatre, au moins, pour le dompter.
Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tous l’appelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il protestait de son innocence ; il n’avait pu, de sang-froid, voir battre un enfant.
65 I, 4
 — Je m’appelle Dussardier ! chez MM. Valinçart frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est mon carton ? je veux mon carton !
    Il répétait :
    — Dussardier !… rue de Cléry. Mon carton !
    Il s’apaisa pourtant, et, d’un air stoïque, se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d’admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir.
65 I, 4
Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui, dans le désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux francs et son nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie d’un bon chien. 66 I, 4
Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu’ils venaient pour le servir ; et il se tut, craignant de les compromettre. D’ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social d’étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches.
    — Veux-tu faire dire quelque chose à quelqu’un ? demanda Frédéric.
    — Non, merci, à personne.
    — Mais ta famille ?
    Il baissa la tête sans répondre : le pauvre garçon était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son silence.
    — As-tu de quoi fumer ? reprit Frédéric.
    Il se palpa, puis retira du fond de sa poche les débris d’une pipe, — une belle pipe en écume de mer, avec un tuyau en bois noir, un couvercle d’argent et un bout d’ambre.
    Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef-d’œuvre. Il avait eu soin d’en tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au chevet de son lit. À présent, il en secouait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient ; et, le menton sur la poitrine, les prunelles fixes, béant, il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d’une ineffable tristesse.
66 I, 4
— Si nous lui donnions des cigares, hein ? dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d’en atteindre.
    Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigares rempli.
    — Prends donc ! Adieu, bon courage !
    Dussardier se jeta sur les deux mains qui s’avançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots.
    — Comment ?… à moi !… à moi !…  
67 I, 4
 Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé d’une redingote trop courte des poignets, et la contenance embarrassée. C’était le garçon qu’ils avaient réclamé au poste, l’année dernière.
    N’ayant pu rendre à son maître le carton de dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci l’avait accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le matin, l’avait rencontré au coin d’une rue ; et il l’amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir « l’autre ».
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu’il avait gardé religieusement avec l’espoir de le rendre. Les jeunes gens l’invitèrent à revenir. Il n’y manqua pas.
90 I, 5
 Il faut passer de la brune à la blonde ! — Est-ce votre avis, père Dussardier ?
    Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.
    — Eh bien, fit-il en rougissant, moi, je voudrais aimer la même, toujours !
    Cela fut dit d’une telle façon, qu’il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme.
91 I, 5
Cisy et Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, n’osait leur parler, 104 I, 5
Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main :
    — Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ?
    — Comment la connaissez-vous ? demanda Frédéric.
    — Nous avons été dans la même maison ! reprit-il.
    Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ; et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l’éloge de son caractère. Elle ajouta même qu’il avait le génie du cœur.
106 I, 5
  — Comme vous êtes fou ! soupira Mlle Vatnaz.
    Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte
107 I, 5
  — Ah ! vraiment ? Mais il n’a pas l’air si brave garçon que l’autre, le commis de roulage.
    Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu’il frayait avec les gens du commun.
115 I, 5
Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier :
    — Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, je t’instituerai mon régisseur.
119 I, 5
Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards ; quant à Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. 166 II, 2
Dussardier lui sauta au cou.
    — Vous êtes donc riche, maintenant ? Ah ! tant mieux, nom d’un chien, tant mieux !
167 II, 2
 — Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! — et d’une voix plus haute : — que je voudrais briser comme ceci ! en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
    Tous applaudirent, et Dussardier principalement.
    Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. Il s’inquiétait de Barbès, il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages, l’un intitulé Crimes des rois, l’autre Mystères du Vatican. Il avait écouté l’avocat bouche béante, avec délices.
170 II, 2
 Ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il eut envie de les pousser dehors par les épaules. « Mais je deviens bête ! » Et, prenant Dussardier à l’écart, il lui demanda s’il pouvait le servir en quelque chose.
    Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n’avait besoin de rien.
171 II, 2
Le marchand de tableaux venait d’avoir un procès pour ses terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie de kaolin bas-breton avec d’autres farceurs de son espèce.
    Dussardier en savait davantage ; car son patron à lui, M. Moussinot, ayant été aux informations sur Arnoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait répondu qu’il le jugeait peu solide, connaissant quelques-uns de ses renouvellements.
170-171 II, 2
Dussardier se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.
    Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. Cisy pensait de même. Cela manquait de « cachet », absolument.
    — Moi, je trouve, dit Pellerin, qu’il aurait bien pu me commander un tableau.
    Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque.
172 II, 2
 Le lendemain, de bonne heure, Frédéric courut au magasin de Dussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies d’étoffes garnissant des rayons, ou étendues en travers sur des tables, tandis, que, çà et là, des champignons de bois supportaient des châles, il l’aperçut dans une espèce de cage grillée, au milieu de registres, et écrivant debout sur un pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa besogne. 250 II, 4
 — Tout dépend de vous, monsieur ! Il n’y a jamais de déshonneur à reconnaître ses fautes.
    Dussardier l’approuvait du geste. Le Citoyen s’indigna.
— Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre ?… En garde !
255 II, 4
Mais il était reconnaissant à Dussardier de son dévouement ; le commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite tous les jours.
    Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d’un maître.
257 II, 4
[...] tentative suprême pour établir la République.
Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, — à quinze ans, — dans la rue Transnonain, devant la boutique d’un épicier, il avait vu des soldats, la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis ce temps-là le Gouvernement l’exaspérait comme l’incarnation même de l’Injustice. Il confondait un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait, à ses yeux, un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait d’une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du moment qu’il était la victime de l’Autorité, on devait le servir.
258 II, 4
 Des sanglots de colère l’étouffaient, et il tournait dans la chambre, comme pris d’une grande angoisse.
    — Il faudrait faire quelque chose, cependant ! Voyons ! moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant qu’on le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur l’escorte dans le couloir ! Une douzaine d’hommes déterminés, ça passe partout.
    Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.
258 II, 4
 il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers. Frédéric, au nom de l’avocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante. 266 II, 4
Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut « offrir un punch », 286 II, 6
Dussardier, trois jours d’avance, avait ciré lui-même les pavés rouges de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée, où l’on voyait sous un globe une pendule d’albâtre entre une stalactite et un coco. Comme ses deux chandeliers et son bougeoir n’étaient pas suffisants, il avait emprunté au concierge deux flambeaux ; et ces cinq luminaires brillaient sur la commode, que recouvraient trois serviettes, afin de supporter plus décemment des macarons, des biscuits, une brioche et douze bouteilles de bière. En face, contre la muraille tendue d’un papier jaune, une petite bibliothèque en acajou contenait les Fables de Lachambeaudie, les Mystères de Paris, le Napoléon, de Norvins, — et, au milieu de l’alcôve, souriait, dans un cadre de palissandre, le visage de Béranger ! 286 II, 6
 et on ne tarda pas à s’exalter, tous ayant contre le Pouvoir la même exaspération. Elle était violente, sans autre cause que la haine de l’injustice ; et ils mêlaient aux griefs légitimes les reproches les plus bêtes. 287 II, 6
L’attention de Frédéric et d’Hussonnet fut distraite par un grand gaillard qui marchait vivement entre les arbres, avec un fusil sur l’épaule. Une cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge, un mouchoir s’enroulait à son front sous sa casquette. Il tourna la tête. C’était Dussardier ; et, se jetant dans leurs bras :
    — Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! sans pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et de fatigue.
    Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il avait travaillé aux barricades du quartier Latin, s’était battu rue Rambuteau, avait sauvé trois dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne Dunoyer, s’était porté ensuite à la Chambre, puis à l’Hôtel de Ville.
    — J’en arrive ! tout va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois s’embrassent ! Ah ! si vous saviez ce que j’ai vu ! quels braves gens ! comme c’est beau !
    Et sans s’apercevoir qu’ils n’avaient pas d’armes :
    — J’étais bien sûr de vous trouver là ! Ç’a été rude un moment, n’importe !
Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et, aux questions des deux autres :
    — Oh ! rien ! l’éraflure d’une baïonnette !
    — Il faudrait vous soigner pourtant.
    — Bah ! je suis solide ! qu’est-ce que ça fait ? La République est proclamée ! on sera heureux maintenant ! Des journalistes qui causaient tout à l’heure devant moi, disaient qu’on va affranchir la Pologne et l’Italie ! Plus de rois ! comprenez-vous ? Toute la terre libre ! toute la terre libre !
    Et, embrassant l’horizon d’un seul regard, il écarta les bras dans une attitude triomphante. Mais une longue file d’hommes couraient sur la terrasse, au bord de l’eau.
    — Ah ! saprelotte ! j’oubliais ! Les forts sont occupés. Il faut que j’y aille ! adieu !
    Il se retourna pour leur crier, tout en brandissant son fusil :
    — Vive la République !
315-316 III, 1
Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et ce prurit, cette hallucination devint si forte, qu’il s’en ouvrit à Dussardier.
    L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
    — Certainement, bien sûr ! Présentez-vous !
321 III, 1
 Mais Dussardier se mit en recherche, et lui annonça qu’il existait, rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de l’Intelligence. Un nom pareil donnait bon espoir. D’ailleurs, il amènerait des amis.    
Il amena ceux qu’il avait invités à son punch ; le teneur de livres, le placeur de vins, l’architecte ; Pellerin même était venu,
324-325 III, 1
De plus, le 22 février, bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du Panthéon.
    — Je jure qu’il était aux Tuileries ! s’écria Dussardier.
    — Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon ?
    Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait ; ses amis scandalisés le regardaient avec inquiétude.
    — Au moins, reprit Sénécal, connaissez-vous un patriote qui nous réponde de vos principes ?
    — Moi ! dit Dussardier.
    — Oh ! cela ne suffit pas ! un autre !
330 III, 1
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri et montrant le papier à Rosanette, déclara qu’il allait partir immédiatement.
    — Pourquoi faire ?
    — Mais pour le voir, le soigner !
353 III, 1
 Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
    Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit comment Dussardier avait reçu sa blessure.
    Le samedi, au haut d’une barricade, dans la rue Lafayette, un gamin enveloppé d’un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux : « Allez-vous tirer contre vos frères ! » Comme ils s’avançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la barricade, et, d’un coup de savate, abattu l’insurgé en lui arrachant le drapeau. On l’avait retrouvé sous les décombres, la cuisse percée d’un lingot de cuivre. Il avait fallu débrider la plaie, extraire le projectile. Mlle Vatnaz était arrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le quittait plus.
357 III, 1
Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de revenir tous les matins ; un jour qu’il parlait du dévouement de la Vatnaz, Dussardier haussa les épaules.
    — Eh non ! c’est par intérêt !
    — Tu crois ?
357 III, 1
Elle le comblait de prévenances, jusqu’à lui apporter les journaux où l’on exaltait sa belle action. Ces hommages paraissaient l’importuner. Il avoua même à Frédéric l’embarras de sa conscience. Il avoua même à Frédéric l’embarras de sa conscience.
    Peut-être qu’il aurait dû se mettre de l’autre bord, avec les blouses ; car enfin on leur avait promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues. Leurs vainqueurs détestaient la République ; et puis, on s’était montré bien dur pour eux ! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait, cependant ; et le brave garçon était torturé par cette idée qu’il pouvait avoir combattu la justice.
357 III, 1
   — À propos, parlez-nous donc de Dussardier ! dit M. Dambreuse en se tournant vers Frédéric.
    Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.
    Frédéric, sans se faire prier, débita l’histoire de son ami ; il lui en revint une espèce d’auréole.
365 III, 2
Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait à un coin de la cheminée. Dussardier était à l’autre bout, en face ; il avait l’air un peu embarrassé de sa position. D’ailleurs, ce milieu artistique l’intimidait.
    La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ? non, peut-être. Cependant, elle semblait jalouse du brave commis ; et, Frédéric ayant réclamé d’elle un mot d’entretien, elle lui fit signe de passer avec eux dans sa chambre. Quand les mille francs furent alignés, elle demanda, en plus, les intérêts.
    — Ça n’en vaut pas la peine ! dit Dussardier.
    — Tais-toi donc !
    Cette lâcheté d’un homme si courageux fut agréable à Frédéric comme une justification de la sienne.
381 III, 3
Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour chacune d’elles deux livres, dont l’un restait toujours entre ses mains. Dussardier, qui tenait par obligeance celui d’une nommée Hortense Baslin, se présenta un jour à la caisse au moment où Mlle Vatnaz apportait le compte de cette fille, 1,682 francs, que le caissier lui paya. Or, la veille même, Dussardier n’en avait inscrit que 1,082 sur le livre de la Baslin. Il le redemanda sous un prétexte ; puis, voulant ensevelir cette histoire de vol, lui conta qu’il l’avait perdu. L’ouvrière redit naïvement son mensonge à Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir le cœur net, d’un air indifférent, vint en parler au brave commis. Il se contenta de répondre : « Je l’ai brûlé » ; ce fut tout. Elle quitta la maison peu de temps après, sans croire à l’anéantissement du livre, et s’imaginant que Dussardier le gardait.
À la nouvelle de sa blessure, elle était accourue chez lui dans l’intention de le reprendre. 
415 III, 4
Puis, n’ayant rien découvert, malgré les perquisitions les plus fines, elle avait été saisie de respect, et bientôt d’amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïque et si fort ! Une pareille bonne fortune à son âge était inespérée. Elle se jeta dessus avec un appétit d’ogresse ; et elle en avait abandonné la littérature, le socialisme, « les doctrines consolantes et les utopies généreuses », le cours qu’elle professait sur la Désubalternisation de la femme, tout, Delmar lui-même ; enfin, elle offrit à Dussardier de s’unir par un mariage.
    Bien qu’elle fût sa maîtresse, il n’en était nullement amoureux. D’ailleurs, il n’avait pas oublié son vol. Puis elle était trop riche. Il la refusa.
416 III, 4
 Alors, elle lui dit, en pleurant, les rêves qu’elle avait faits : c’était d’avoir à eux deux un magasin de confection. Elle possédait les premiers fonds indispensables, qui s’augmenteraient de quatre mille francs la semaine prochaine ; et elle narra ses poursuites contre la Maréchale.
Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il se rappelait le porte-cigares offert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.
Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l’écraser plus tard avec son carrosse.
    Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ;
416 III, 4
Et il lui tendit, d’une main discrète, un petit portefeuille de basane.
    C’était quatre mille francs, toutes ses économies.
    — Comment ! Ah ! non ! — non !…
    — Je savais bien que je vous blesserais, répliqua Dussardier, avec une larme au bord des yeux.
« Acceptez-les ! Faites-moi ce plaisir-là !
417 III, 4
« Acceptez-les ! Faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n’est pas fini, d’ailleurs ? J’avais cru, quand la révolution est arrivée, qu’on serait heureux. Vous rappelez-vous comme c’était beau ! comme on respirait bien ! Mais nous voilà retombés pire que jamais.
    Et, fixant ses yeux à terre :
    — Maintenant, ils tuent notre République, comme ils ont tué l’autre, la romaine ! et la pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre Hongrie ! Quelles abominations ! D’abord, on a abattu les arbres de la Liberté, puis restreint le droit de suffrage, fermé les clubs, rétabli la censure et livré l’enseignement aux prêtres, en attendant l’Inquisition. Pourquoi pas ? Des conservateurs nous souhaitent bien les Cosaques ! On condamne les journaux quand ils parlent contre la peine de mort, Paris regorge de baïonnettes, seize départements sont en état de siège et l’amnistie qui est encore une fois repoussée !
 Il se prit le front à deux mains ; puis, écartant les bras comme dans une grande détresse :
— Si on tâchait, cependant ! Si on était de bonne foi, on pourrait s’entendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! À Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé leurs secours dans un incendie. Des misérables traitent Barbès d’aristocrate ! Pour qu’on se moque du peuple, ils veulent nommer à la présidence Nadaud, un maçon, je vous demande un peu ! Et il n’y a pas de moyen ! pas de remède ! Tout le monde est contre nous ! Moi, je n’ai jamais fait de mal ; et, pourtant, c’est comme un poids qui me pèse sur l’estomac. J’en deviendrai fou, si ça continue. J’ai envie de me faire tuer. Je vous dis que je n’ai pas besoin de mon argent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête.
417 III, 4
Où avoir de l’argent ? Frédéric savait par lui-même combien il est difficile d’en obtenir tout de suite, à n’importe quel prix. Une seule personne pouvait l’aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle ; et, d’un ton hardi :
    — As-tu douze mille francs à me prêter ?
    — Pourquoi ?
    C’était le secret d’un autre. Elle voulait le connaître. Il ne céda pas. Tous deux s’obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourd’hui même.
    — Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?
    — Dussardier !
    Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de n’en rien dire.
423 III, 5
Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide.
    Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
    L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier :
    — Vive la République !
    Il tomba sur le dos, les bras en croix.
    Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.
436 III, 5
     

Oleg Hirschmann