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L'Éducation sentimentale
Le personnage de Madame Moreau
     
Extraits de l'œuvre Édition Chapitre
     
Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage. 37 I, 1
Et l’américaine l’emporta. Les deux chevaux n’appartenaient pas à sa mère. Elle avait emprunté celui de M. Chambrion, le receveur, pour l’atteler auprès du sien. 44 I, 1
 Cependant, les deux chevaux n’en pouvaient plus. Ils boitaient l’un et l’autre ; et neuf heures sonnaient à Saint-Laurent lorsqu’il arriva sur la place d’Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération de Mme Moreau, qui était la personne du pays la plus respectée.
    Elle sortait d’une vieille famille de gentilshommes, éteinte maintenant. Son mari, un plébéien que ses parents lui avaient fait épouser, était mort d’un coup d’épée, pendant sa grossesse, en lui laissant une fortune compromise. Elle recevait trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre des bougies était calculé d’avance, et elle attendait impatiemment ses fermages. Cette gêne, dissimulée comme un vice, la rendait sérieuse. Cependant, sa vertu s’exerçait sans étalage de pruderie, sans aigreur. Ses moindres charités semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le choix des domestiques, l’éducation des jeunes filles, l’art des confitures, et Monseigneur descendait chez elle dans ses tournées épiscopales.
45 I, 1
Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils. Elle n’aimait pas à entendre blâmer le Gouvernement, par une sorte de prudence anticipée. Il aurait besoin de protections d’abord ; puis, grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller d’État, ambassadeur, ministre. Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet orgueil ; il avait remporté le prix d’honneur. 45 I, 1
M. Gamblin lui demanda immédiatement son opinion sur Mme Lafarge. Ce procès, la fureur de l’époque, ne manqua pas d’amener une discussion violente ; Mme Moreau l’arrêta, au regret toutefois de M. Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué. 46 I, 1
On se retira, par discrétion. Puis, dès qu’ils furent seuls, dans la salle, sa mère lui dit, à voix basse :
    — Eh bien ?
    Le vieillard l’avait reçu très cordialement, mais sans montrer ses intentions.
    Mme Moreau soupira.
46 I, 1
Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet.
    — Qu’est-ce donc ?
    — C’est Deslauriers qui a besoin de moi, dit-il.
    — Ah ! ton camarade ! fit Mme Moreau avec un ricanement de mépris. L’heure est bien choisie, vraiment !
46 I, 1
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea extraordinairement, il refusa d’assister le dimanche aux offices, il tenait des discours républicains ; enfin, elle crut savoir qu’il avait conduit son fils dans des lieux déshonnêtes. On surveilla leurs relations. Ils ne s’en aimèrent que davantage ; et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers, l’année suivante, partit du collège pour étudier le droit à Paris. 49 I, 2
Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu’il n’eût froid, elle lui envoyait son manteau. 50 I, 2
   Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu’il fût le croupier d’élections, le régisseur de M. Dambreuse. 51 I, 2
Le père Roque était venu lui apporter un rouleau de papiers, en le priant de les remettre lui-même chez M. Dambreuse ; et il accompagnait l’envoi d’un billet décacheté, où il présentait son jeune compatriote.
    Mme Moreau parut surprise de cette démarche. Frédéric dissimula le plaisir qu’elle lui causait.
54 I, 3
Quelque chose de plus fort qu’une chaîne de fer l’attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.
    Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait d’abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, un hasard, une injustice ; d’ailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n’ayant pas de temps à perdre, il n’irait point à la maison cette année ; et il demandait, outre l’argent d’un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles ; le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d’amour filial.
    Mme Moreau, qui l’attendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit « de venir tout de même ». Frédéric ne céda pas. Une brouille s’ensuivit. À la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l’argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d’or.
96 I, 5
Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin.
    Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n’étaient pas aussi riches que l’on croyait ; la terre rapportait peu ; les fermiers payaient mal ; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.
    Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d’argent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d’un banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l’avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l’avait écouté encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine !
    — Ce n’est pas possible ! s’écria Frédéric.
    Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible.
    Mais son oncle lui laisserait quelque chose ?
    Rien n’était moins sûr !
    Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l’attira contre son cœur, et, d’une voix que les larmes étouffaient :
    — Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu abandonner bien des rêves ! Il s’assit sur le banc, à l’ombre du grand acacia.
    Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude ; s’il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.
121-122 I, 5
Mais il n’existait au monde qu’un seul endroit pour les faire valoir : Paris ! car, dans ses idées, l’art, la science et l’amour (ces trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la capitale.
Il déclara le soir, à sa mère, qu’il y retournerait. Mme Moreau fut surprise et indignée. C’était une folie, une absurdité. Il ferait mieux de suivre ses conseils, c’est-à-dire de rester près d’elle, dans une étude. Frédéric haussa les épaules : « Allons donc ! », se trouvant insulté par cette proposition.
    Alors, la bonne dame employa une autre méthode. D’une voix tendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu’elle avait faits. Maintenant qu’elle était plus malheureuse, il l’abandonnait. Puis, faisant allusion à sa fin prochaine :
    — Un peu de patience, mon Dieu ! bientôt tu seras libre !
123-124 I, 6
Mais, depuis que Frédéric était revenu, le bonhomme s’y promenait plus souvent et n’épargnait pas les politesses au fils de Mme Moreau. Il le plaignait d’habiter une petite ville. Un jour, il raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une autre fois, il s’étendit sur la coutume de Champagne, où le ventre anoblissait.
— Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur, puisque votre mère s’appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez ! c’est quelque chose, un nom ! Après tout, ajouta-t-il, en le regardant d’un air malin, cela dépend du garde des sceaux.
125 I, 6
Bientôt il fut question d’un autre événement, à savoir l’arrivée de l’oncle Barthélemy. Mme Moreau lui donna sa chambre à coucher, et poussa la condescendance jusqu’à servir du gras les jours maigres. 128 I, 6
 Il blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille livres de rente ! Enfin, il partit au bout de la semaine, et, sur le marchepied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants :
    — Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position.
— Tu n’auras rien ! dit Mme Moreau en rentrant dans la salle.
    Il n’était venu que sur ses instances ; et, huit jours durant, elle avait sollicité de sa part une ouverture, trop clairement peut-être. Elle se repentait d’avoir agi, et restait dans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face d’elle, l’observait ; et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau.
128 I, 6
Mme Éléonore tomba malade dangereusement ; et la liaison se dénoua, au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l’établissement de son fils la fréquentation de pareilles gens.
    Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée.
129 I, 6
 Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.
    — Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant ; ris donc, ne pleure plus, sois heureuse !
130 I, 6
 Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit à son fils qu’elle lui conseillait de s’établir à Troyes, avocat. Étant plus connu dans son pays que dans un autre, il pourrait plus facilement y trouver des partis avantageux. 130 I, 6
— Pour quoi y faire ?
    — Rien !
    Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu’il voulait devenir.
    — Ministre ! répliqua Frédéric.
    Et il affirma qu’il ne plaisantait nullement, qu’il prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l’y poussaient. Il entrerait d’abord au Conseil d’État, avec la protection de M. Dambreuse.
    — Tu le connais donc ?
    — Mais oui ! par M. Roque !
    — Cela est singulier, dit Mme Moreau.
    Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves d’ambition. Elle s’y abandonna intérieurement, et ne reparla plus des autres.
130 I, 6
Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grand va-et-vient, un bruit de paroles ; et l’idée de ce cadavre près d’eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. Mme Moreau, deux ou trois fois, s’essuya les yeux, Frédéric avait le cœur serré. 131 I, 6
    Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, d’un mariage avec Louise. 267 II, 4
Le lendemain, Mme Moreau s’étendit sur les qualités de Louise ; puis énuméra les bois, les fermes qu’elle posséderait. La fortune de M. Roque était considérable. 268 II, 4
En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il voulait que sa fille fût comtesse ; et, pour y parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d’autre jeune homme que celui-là.
Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau étant la fille d’un comte de Fouvens, apparentée, d’ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les d’Étrigny.
268 II, 4
D’ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui et Mlle Louise l’aimait si fort, qu’il ne pouvait rester plus longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir, il jugerait mieux les choses dans l’éloignement. 278 II, 5
Une lettre de sa mère l’attendait chez lui.
« Pourquoi une si longue absence ? Ta conduite commence à paraître ridicule. Je comprends que, dans une certaine mesure, tu aies d’abord hésité devant cette union ; cependant, réfléchis ! »
    Et elle précisait les choses : quarante-cinq mille livres de rente. Du reste, « on en causait » ; et M. Roque attendait une réponse définitive. Quant à la jeune personne, sa position véritablement était embarrassante. « Elle t’aime beaucoup ».
300 II, 6
— J’ai été si tourmentée là-bas ! On ne parlait que de barricades ! Je te voyais tombant sur le dos, couvert de sang ! Ta mère était dans son lit avec ses rhumatismes. Elle ne savait rien. Il fallait me taire ! Je n’y tenais plus ! Alors, j’ai pris Catherine. 370 III, 2
Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une créature.
    Le désespoir de Louise fut immense, l’indignation de Mme Moreau non moins forte. Elle voyait son fils tourbillonnant vers le fond d’un gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenances et en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout à coup sa physionomie changea. Aux questions qu’on lui faisait sur Frédéric, elle répondait d’un air narquois :
    — Il va bien, très bien.
    Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.
419 III, 4
Deux heures après son retour, la ville était en révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, les trois demoiselles Auger, n’y tenant plus, se transportèrent chez Mme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père Roque en fut malade. Louise s’enferma. Le bruit courut même qu’elle était folle. 430 III, 5
Or, un dimanche, pendant qu’on était aux vêpres, Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets. 445 III, 7
     

SAWAZAKI Hisaki