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L'Éducation sentimentale
Le personnage de Roque
     
Extraits de l'œuvre Édition Chapitre
     

Rien ne devait surprendre dans un ami du père Roque ! À propos du père Roque, on parla de M. Dambreuse, qui venait d’acquérir le domaine de la Fortelle.

46

I, 1

L’ombre de quelqu’un s’allongea sur les pavés, en même temps qu’ils entendirent ces mots :
    — Serviteur, messieurs !
    Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d’une ample redingote brune, et coiffé d’une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu.
    — M. Roque ? dit Frédéric.
    — Lui-même ! reprit la voix.
    Le Nogentais justifia sa présence en contant qu’il revenait d’inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de l’eau.
    — Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien ! j’ai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, j’espère ? Vous ne partez pas encore ?
    Et il s’en alla, rebuté, sans doute, par l’accueil de Frédéric.

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I, 2

Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu’il fût le croupier d’élections, le régisseur de M. Dambreuse.

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I, 2

Le père Roque était venu lui apporter un rouleau de papiers, en le priant de les remettre lui-même chez M. Dambreuse ; et il accompagnait l’envoi d’un billet décacheté, où il présentait son jeune compatriote.
    Mme Moreau parut surprise de cette démarche. Frédéric dissimula le plaisir qu’elle lui causait.

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I, 3

M. Dambreuse écrivait au milieu, sur un bureau à cylindre.
    Il parcourut la lettre du père Roque, ouvrit avec son canif la toile qui enfermait les papiers, et les examina.

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I, 3

On comptait sur lui, dès son retour ; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.

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I, 5

Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d’argent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d’un banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l’avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l’avait écouté encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine !

121

I, 5

   — C’est la fille de M. Roque, dit Mme Moreau. Il vient d’épouser sa servante et de légitimer son enfant.

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I, 5

Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque, qui en possédait un autre, pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux voisins, brouillés, s’abstenaient d’y paraître aux mêmes heures. Mais, depuis que Frédéric était revenu, le bonhomme s’y promenait plus souvent et n’épargnait pas les politesses au fils de Mme Moreau. Il le plaignait d’habiter une petite ville. Un jour, il raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses nouvelles

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I, 6

Une autre fois, il s’étendit sur la coutume de Champagne, où le ventre anoblissait.
    — Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur, puisque votre mère s’appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez ! c’est quelque chose, un nom ! Après tout, ajouta-t-il, en le regardant d’un air malin, cela dépend du garde des sceaux.
    Cette prétention d’aristocratie jurait singulièrement avec sa personne.

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I, 6

Comme il était petit, sa grande redingote marron exagérait la longueur de son buste. Quand il ôtait sa casquette, on apercevait un visage presque féminin avec un nez extrêmement pointu ; ses cheveux, de couleur jaune, ressemblaient à une perruque ; il saluait le monde très bas, en frisant les murs.

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I, 6

Jusqu’à cinquante ans, il s’était contenté des services de Catherine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement marquée de petite vérole. Mais, vers 1834, il ramena de Paris une belle blonde, à figure moutonnière, à « port de reine ». On la vit bientôt se pavaner avec de grandes boucles d’oreilles, et tout fut expliqué par la naissance d’une fille, déclarée sous les noms d’Élisabeth-Olympe-Louise Roque.

126

I, 6

Alors, les deux femmes se querellaient ; M. Roque les faisait taire. Il s’était marié par tendresse pour sa fille, et ne voulait pas qu’on la tourmentât.

126

I, 6

 À ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps qu’une voix l’appelait.
    C’était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l’y conduire.
    — Vous n’avez pas besoin d’invitation avec moi ; soyez sans crainte !
    Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? Il n’avait pas un costume d’été convenable ; enfin que dirait sa mère ? Il refusa.
    Dès lors, le voisin se montra moins amical.

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I, 6

Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu’il voulait devenir.
    — Ministre ! répliqua Frédéric.
    Et il affirma qu’il ne plaisantait nullement, qu’il prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l’y poussaient. Il entrerait d’abord au Conseil d’État, avec la protection de M. Dambreuse.
    — Tu le connais donc ?
    — Mais oui ! par M. Roque !
    — Cela est singulier, dit Mme Moreau.

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I, 6

Elle s’étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en le plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui apprenait que M. Roque venait maintenant chez elle. « Depuis qu’il est veuf, j’ai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise est très changée à son avantage. »

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II, 2

Il avait vu le ministre. La chose n’était pas facile. Avant d’être présenté comme auditeur au Conseil d’État, on devait subir un examen ; Frédéric, pris d’une confiance inexplicable, répondit qu’il en savait les matières.
    Le financier n’en était pas surpris, d’après tous les éloges que faisait de lui M. Roque.

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II, 2

 Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, d’un mariage avec Louise.
    — Ce ne serait peut-être pas bête ! dit Deslauriers.
    Frédéric s’en rejeta loin ; le père Roque, d’ailleurs, était un vieux filou. Cela n’y faisait rien, selon l’avocat.

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II, 4

Le lendemain, Mme Moreau s’étendit sur les qualités de Louise ; puis énuméra les bois, les fermes qu’elle posséderait. La fortune de M. Roque était considérable.
    Il l’avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse ; car il prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties hypothécaires, ce qui lui permettait de demander des suppléments ou des commissions. Le capital, grâce à une surveillance active, ne risquait rien. D’ailleurs, le père Roque n’hésitait jamais devant une saisie ; puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses affaires très bien faites.
    Mais cette manipulation extra-légale le compromettait vis-à-vis de son régisseur. Il n’avait rien à lui refuser. C’était sur ses instances qu’il avait si bien accueilli Frédéric.

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II, 4

C’était sur ses instances qu’il avait si bien accueilli Frédéric.
    En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il voulait que sa fille fût comtesse ; et, pour y parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d’autre jeune homme que celui-là.
Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau étant la fille d’un comte de Fouvens.

268

II, 4

Tant d’honorabilité fascinait M. Roque, fils d’un ancien domestique. Si la couronne comtale ne venait pas, il s’en consolerait sur autre chose ; car Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse serait élevé à la pairie, et alors l’aider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des concessions. Le jeune homme lui plaisait, personnellement. Enfin il le voulait pour gendre, parce que, depuis longtemps, il s’était féru de cette idée, qui ne faisait que s’accroître.
    Maintenant, il fréquentait l’église ; et il avait séduit Mme Moreau par l’espoir du titre, surtout. Elle s’était gardée cependant de faire une réponse décisive.
    Donc, huit jours après, sans qu’aucun engagement eût été pris, Frédéric passait pour « le futur » de Mlle Louise ; et le père Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.

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II, 4

— Veux-tu être mon mari ?
    — Mais…, répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse, sans doute… Je ne demande pas mieux.
    À ce moment la casquette de M. Roque apparut derrière un lilas.
    Il emmena son « jeune ami » pendant deux jours faire un petit voyage aux environs, dans ses propriétés

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II, 5

Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie de s’en retourner là-bas ; cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.
    D’ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui et Mlle Louise l’aimait si fort, qu’il ne pouvait rester plus longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir, il jugerait mieux les choses dans l’éloignement.
    Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ; et il partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu’il reviendrait bientôt.

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II, 5

La fortune de M. Roque le tentait, d’ailleurs. Cependant, une pareille détermination lui répugnait comme une faiblesse, un avilissement.
    Mais il était bien résolu (quoi qu’il dût faire) à changer d’existence, c’est-à-dire à ne plus perdre son cœur dans des passions infructueuses, 

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II, 6

 « Pourquoi une si longue absence ? Ta conduite commence à paraître ridicule. Je comprends que, dans une certaine mesure, tu aies d’abord hésité devant cette union ; cependant, réfléchis ! »
    Et elle précisait les choses : quarante-cinq mille livres de rente. Du reste, « on en causait » ; et M. Roque attendait une réponse définitive. Quant à la jeune personne, sa position véritablement était embarrassante. « Elle t’aime beaucoup ».

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II, 6

Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé le 26 à Paris avec les Nogentais, au lieu de s’en retourner en même temps qu’eux, il avait été s’adjoindre à la garde nationale qui campait aux Tuileries ;

358

III, 1

et il fut très content d’être placé en sentinelle devant la terrasse du bord de l’eau. Au moins, là, il les avait sous lui, ces brigands ! Il jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne pouvait se retenir de les invectiver.
    Un d’eux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d’une voix lamentable :
    — Du pain !
    — Est-ce que j’en ai, moi !
    D’autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant :
    — Du pain !
    Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue ; et, porté jusqu’à la voûte par le flot qui l’étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois :
    — Du pain !
    — Tiens ! en voilà ! dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil.
    Il y eut un énorme hurlement, puis, rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté.
    Après quoi, M. Roque s’en retourna chez lui ;

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III, 1

Après quoi, M. Roque s’en retourna chez lui ; car il possédait, rue Saint-Martin, une maison où il s’était réservé un pied-à-terre ; et les dommages causés par l’émeute à la devanture de son immeuble n’avaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu’il s’était exagéré le mal. Son action de tout à l’heure l’apaisait, comme une indemnité.
Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit, tout de suite, que son absence trop longue l’avait inquiétée ; elle avait craint un malheur, une blessure.
    Cette preuve d’amour filial attendrit le père Roque.

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III, 1

 Le traiteur d’en face apporta la soupe. Mais le père Roque avait subi une trop violente émotion. « Ça ne pouvait pas passer », et il eut au dessert une espèce de défaillance. On envoya chercher vivement un médecin, qui prescrivit une potion. Puis, quand il fut dans son lit, M. Roque exigea le plus de couvertures possible, pour se faire suer. Il soupirait, il geignait.
    — Merci, ma bonne Catherine ! — Baise ton pauvre père, ma poulette ! Ah ! ces révolutions !
    Et, comme sa fille le grondait de s’être rendu malade en se tourmentant pour elle, il répliqua :
    — Oui ! tu as raison ! Mais c’est plus fort que moi ! Je suis trop sensible !

360

III, 1

Madame Dambreuse, dans son boudoir, entre sa nièce et miss John, écoutait parler M. Roque, contant ses fatigues militaires.

361

III, 2

— Ah ! enfin ! on vous retrouve ! s’écria le père Roque. J’ai été trois fois chez vous, avec Louise, cette semaine !
    Frédéric les avait soigneusement évités. 

361

III, 2

— Ah ! espérons que MM. les républicains vont nous permettre de dîner !
    — Malgré leur fraternité ! ajouta spirituellement le père Roque.
    Ces deux honorables étaient à la droite et à la gauche de Mme Dambreuse,

363

III, 2

 On n’en pouvait rien entendre, tous parlant très haut. M. Roque voulait pour gouverner la France « un bras de fer ». Nonancourt regretta même que l’échafaud politique fût aboli. On aurait dû tuer en masse tous ces gredins-là !

366

III, 2

  — Cependant c’est bien de vous ! Car il y a votre nom écrit au bas, et une ligne sur le cadre constatant que c’est la propriété de M. Moreau.
    Un jour que le père Roque et sa fille l’attendaient chez lui, ils avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l’avait même pris pour « un tableau gothique ».

366

III, 2

Pellerin, au milieu d’eux, émettait des idées. Ce qu’il y avait de plus favorable pour les arts, c’était une monarchie bien entendue. Les temps modernes le dégoûtaient, « quand ce ne serait qu’à cause de la garde nationale », il regrettait le moyen âge, Louis XIV ; M. Roque le félicita de ses opinions, avouant même qu’elles renversaient tous ses préjugés sur les artistes

366

III, 2

Ce n’était pas le moment de plaisanter, du reste ; Nonancourt le dit, en rappelant la mort de Mgr Affre et celle du général de Bréa. Elles étaient toujours rappelées ; on en faisait des arguments. M. Roque déclara le trépas de l’Archevêque « tout ce qu’il y avait de plus sublime ».

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III, 2

 Quant à M. Dambreuse, loin de montrer de la jalousie, il entourait d’égards son jeune ami, le consultait sur différentes choses, s’inquiétait même de son avenir, si bien qu’un jour, comme on parlait du père Roque, il lui dit à l’oreille, d’un air finaud :
    — Vous avez bien fait.

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III, 3

 Deux heures après son retour, la ville était en révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, les trois demoiselles Auger, n’y tenant plus, se transportèrent chez Mme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père Roque en fut malade. Louise s’enferma. Le bruit courut même qu’elle était folle.

430

III, 5

     

Danielle Girard