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L'Éducation sentimentale
Le personnage de Sénécal
     
Extraits de l'œuvre Édition Chapitre
     
Sénécal était un répétiteur de mathématiques, homme de forte tête et de convictions républicaines, un futur Saint-Just, disait le clerc. Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages sans en recevoir aucune visite. Il n’y retourna plus. 60 I, 3
Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :
— C’est lui ! le voilà ! Sénécal !
Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris ; et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et l’ecclésiastique.
85 I, 5
D’abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu’il n’allait jamais au théâtre. 85 I, 5
Le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l’avait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages. 85 I, 5
puis ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.
    — Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal. Joli monsieur, vraiment !
    — Pourquoi donc ? dit Pellerin.
    Sénécal répliqua :
  — Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques !
Et il se mit à parler d’une lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes.
85 I, 5
Sénécal protesta. L’Art devait exclusivement viser à la moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles.
    — Mais ça dépend de l’exécution ? cria Pellerin. Je peux faire des chefs-d’œuvre !
    — Tant pis pour vous, alors ! on n’a pas le droit…
    — Comment ?
    — Non ! monsieur, vous n’avez pas le droit de m’intéresser à des choses que je réprouve ! Qu’avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d’enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, l’atelier…
86 I, 5
    Pellerin en balbutiait d’indignation, et, croyant avoir trouvé un argument :
    — Molière, l’acceptez-vous ?
    — Soit ! dit Sénécal. Je l’admire comme précurseur de la Révolution française.
    — Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n’y a eu d’époque plus pitoyable !
    — Pas de plus grande, monsieur !
86 I, 5
Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :
    — Vous m’avez l’air d’un fameux garde national !
    Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :
    — Je n’en suis pas ! et je la déteste autant que vous. Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste ; il ne serait pas si fort sans la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là.
86 I, 5
   — À moi ? non ! Je l’ai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout.
    Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de l’Art industriel. Arnoux était, pour lui, le représentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probité inflexible.
87 I, 5
Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le mariage une immoralité, il valait mieux s’abstenir 91 I, 5
Un soir qu’il venait de partir, et que la neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes, le Jockey-Club. Il faisait plus de cas d’un ouvrier que de ces messieurs.
    — Moi, je travaille, au moins ! je suis pauvre !
    — Cela se voit, dit à la fin Frédéric, impatienté.
92 I, 5
    Sénécal — qui avait un crâne en pointe — ne considérait que les systèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que les faits. 92 I, 5
    Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait d’être chassé de sa pension, pour avoir battu un fils d’aristocrate. Sa misère augmentant, il s’en prenait à l’ordre social, maudissait les riches ; 119 I, 5
Deslauriers lui apprenait qu’il avait recueilli Sénécal ; et, depuis quinze jours, ils vivaient ensemble. 125 I, 6
Compte dessus ! répondit-il. Ça ne peut pas durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal… 143 II, 1
Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat pour n’avoir point voulu de distribution de prix, usage qu’il regardait comme funeste à l’égalité. 166 II, 2
Il était maintenant chez un constructeur de machines, et n’habitait plus avec Deslauriers depuis six mois.
    Leur séparation n’avait eu rien de pénible. Sénécal, dans les derniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes, tous travailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblait fastidieuse à l’avocat.
166 II, 2
Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue Indépendante. Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l’humanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir ; et, du mélange de tout cela, il s’était fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect d’une métairie et d’une filature, une sorte de Lacédémone américaine où l’individu n’existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. 166 II, 2
 Il n’avait pas un doute sur l’éventualité prochaine de cette conception ; et tout ce qu’il jugeait lui être hostile, Sénécal s’acharnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d’inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout, et même les réputations trop sonores le scandalisaient, ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque. 166 II, 2
Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien n’y manquait ; Frédéric, en veste de velours, était renversé dans une bergère, où il fumait des cigarettes de tabac turc.
    Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunions de plaisir.
167 II, 2
la table disparaissait sous du gibier, des fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions furent perdues pour Sénécal. Il commença par demander du pain de ménage (le plus ferme possible), 167 II, 2
à ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances.
    Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux l’agriculture, si tout n’était pas livré à la concurrence, à l’anarchie, à la déplorable maxime du « laissez faire, laissez passer » ! Voilà comment se constituait la féodalité de l’argent, pire que l’autre ! Mais qu’on y prenne garde ! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.
167 II, 2
    Sénécal continuait : l’ouvrier, vu l’insuffisance des salaires, était plus malheureux que l’ilote, le nègre et le paria, s’il a des enfants surtout.
    — Doit-il s’en débarrasser par l’asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus ?
    Et se tournant vers Cisy :
    — En serons-nous réduits aux conseils de l’infâme Malthus ?
    Cisy, qui ignorait l’infamie et même l’existence de Malthus, répondit qu’on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées…
    — Ah ! les classes élevées ! dit, en ricanant, le socialiste. D’abord, il n’y a pas de classes élevées ; on n’est élevé que par le cœur ! Nous ne voulons pas d’aumônes, entendez-vous ! mais l’égalité, la juste répartition des produits.
    Ce qu’il demandait, c’est que l’ouvrier pût devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre des apprentis, empêchaient l’encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
167 II, 2
— Ces deux savants ne sont donc pas de l’avis de Voltaire ?
    — Celui-là, je vous l’abandonne ! reprit Sénécal.
    — Comment ? moi, je croyais…
    — Eh non ! il n’aimait pas le peuple !
168 II, 2
Puis la conversation descendit aux événements contemporains : les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d’impôts. Selon Sénécal, on en payait assez, cependant !
    — Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique !
    — J’ai lu dans la Mode, dit Cisy, qu’à la Saint-Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards.
    — Si ce n’est pas pitoyable ! fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules.
168-169 II, 2
    Bref, « il ne donnait plus là-dedans », il était « revenu de tout ça ! » C’était comme le serpent de mer, la révocation de l’édit de Nantes et « cette vieille blague de la Saint-Barthélemy ! »
    Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de l’homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue « l’aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l’individualisme des protestants ». 
170 II, 2
Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaient Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux vivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.
Sénécal s’en affligea. De tels spectacles corrompaient les filles du prolétaire ; puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait-il les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola Montés. À l’instar de Rousseau, il faisait plus de cas de la femme d’un charbonnier que de la maîtresse d’un roi.
170 II, 2
Le dessert était fini ; on passa dans le salon, tendu, comme celui de la Maréchale, en damas jaune, et de style Louis XVI.
    Pellerin blâma Frédéric de n’avoir pas choisi, plutôt, le style néo-grec ; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures ; Deslauriers ne fit aucune observation.
171 II, 2
— Pourquoi donc, dit Sénécal, n’avez-vous pas les volumes de nos poètes-ouvriers ? 171 II, 2
 Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. 172 II, 2
 Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
— Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
    — Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ?
    Celui-ci devait avoir besoin d’ingénieurs dans son établissement. Frédéric eut une inspiration : Sénécal pourrait l’avertir des absences du mari, porter des lettres, l’aider dans mille occasions qui se présenteraient. D’homme à homme, on se rend toujours ces services-là. D’ailleurs, il trouverait moyen de l’employer sans qu’il s’en doutât. Le hasard lui offrait un auxiliaire, c’était de bon augure, il fallait le saisir ; et, affectant de l’indifférence, il répondit que la chose peut-être était faisable et qu’il s’en occuperait.
176 II, 2
    Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, tout à la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématicien de première force.
    Le faïencier consentit à le voir.
    Tous deux se chamaillèrent sur les émoluments. Frédéric s’interposa et parvint, au bout de la semaine, à leur faire conclure un arrangement.
    Mais, l’usine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en rien l’aider.
176-177 II, 2
Au milieu de la cour se tenait Sénécal, avec son éternel paletot bleu, doublé de rouge.
    L’ancien répétiteur tendit sa main froide.
    — Vous venez pour le patron ? Il n’est pas là.
220 II, 3
Et il entama une kyrielle de plaintes. En acceptant les conditions du fabricant, il avait entendu demeurer à Paris, et non s’enfouir dans cette campagne, loin de ses amis, privé de journaux. N’importe ! il avait passé par là-dessus ! Mais Arnoux ne paraissait faire nulle attention à son mérite. Il était borné d’ailleurs, et rétrograde, ignorant comme pas un. Au lieu de chercher des perfectionnements artistiques, mieux aurait valu introduire des chauffages à la houille et au gaz. Le bourgeois s’enfonçait ; Sénécal appuya sur le mot. Bref, ses occupations lui déplaisaient ; et il somma presque Frédéric de parler en sa faveur, afin qu’on augmentât ses émoluments. 220-221 II, 3
    Il allait répondre, Sénécal entra.
    M. le sous-directeur, dès le seuil, s’aperçut d’une infraction au règlement. Les ateliers devaient être balayés toutes les semaines ; on était au samedi, et, comme les ouvriers n’en avaient rien fait, Sénécal leur déclara qu’ils auraient à rester une heure de plus. « Tant pis pour vous ! »
    Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans murmurer ; mais on devinait leur colère au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient, d’ailleurs, peu faciles à conduire, tous ayant été chassés de la grande fabrique. Le républicain les gouvernait durement. Homme de théories, il ne considérait que les masses et se montrait impitoyable pour les individus.
223-224 II, 3
Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas à Mme Arnoux s’il n’y avait pas moyen de voir les fours. Ils descendirent au rez-de-chaussée ; et elle était en train d’expliquer l’usage des cassettes, quand Sénécal, qui les avait suivis, s’interposa entre eux.
    Il continua de lui-même la démonstration, s’étendit sur les différentes sortes de combustibles, l’enfournement, les pyroscopes, les alandiers, les engobes, les lustres et les métaux, prodiguant les termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéric n’y comprenait rien, et à chaque minute se retournait vers Mme Arnoux.
    — Vous n’écoutez pas, dit-elle. M. Sénécal pourtant est très clair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi.
    Le mathématicien flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage des couleurs.
223 II, 3
Et, quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la porte d’un appartement rempli de femmes. […]
       Le règlement interdisait de manger dans les ateliers, mesure de propreté pour la besogne et d’hygiène pour les travailleurs.
    Sénécal, par sentiment du devoir ou besoin de despotisme, s’écria de loin, en indiquant une affiche dans un cadre :
    — Hé ! là-bas, la Bordelaise ! lisez-moi tout haut l’article 9.
    — Eh bien, après ?
    — Après, mademoiselle ? C’est trois francs d’amende que vous payerez !
Elle le regarda en face, impudemment.
    — Qu’est-ce que ça me fait ? Le patron, à son retour, la lèvera votre amende ! Je me fiche de vous, mon bonhomme !
    Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme un pion dans une salle d’études se contenta de sourire.
    — Article 19, insubordination, dix francs !
    La Bordelaise se remit à sa besogne. 
224-225 II, 3
Frédéric murmura :
    — Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur !
    L’autre répondit magistralement :
    — La démocratie n’est pas le dévergondage de l’individualisme. C’est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l’ordre !
 — Vous oubliez l’humanité ! dit Frédéric.
    Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé peut-être de cette approbation silencieuse, s’en alla.
225 II, 3
Mais, quand il fut assis près d’elle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait. Sénécal, heureusement, vint à sa pensée.
    — Rien de plus sot, dit-il, que cette punition
    Mme Arnoux reprit :
    — Il y a des sévérités indispensables.
225 II, 3
   Il venait de partir que Sénécal se présenta.
    Frédéric, troublé, eut un mouvement d’inquiétude.
    — Qu’y a-t-il ?
    Sénécal conta son histoire.
    — Samedi, vers neuf heures, Mme Arnoux a reçu une lettre qui l’appelait à Paris ; comme personne, par hasard, ne se trouvait là pour aller à Creil chercher une voiture, elle avait envie de m’y faire aller moi-même. J’ai refusé, car ça ne rentre pas dans mes fonctions. Elle est partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux tombe à la fabrique. La Bordelaise s’est plainte. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. Nous avons échangé des paroles vives. Bref, il m’a donné mon compte, et me voilà !
    Puis, détachant ses paroles :
    — Au reste, je ne me repens pas, j’ai fait mon devoir. N’importe, c’est à cause de vous.
    — Comment ? s’écria Frédéric, ayant peur que Sénécal ne l’eût deviné.
    Sénécal n’avait rien deviné, car il reprit :
    — C’est-à-dire que, sans vous, j’aurais peut-être trouvé mieux.
— En quoi puis-je vous servir, maintenant ?
    Sénécal demandait un emploi quelconque, une place.
242-243 II, 4
Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie, les croix d’honneur prodiguées à la fête du Roi, un changement de cabinet, les affaires Drouillard et Bénier, scandales de l’époque, déclama contre les bourgeois et prédit une révolution.
    Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé, avec un air de dégoût.
    — Allons, adieu ! Il faut que j’aille à Notre-Dame de Lorette.
    — Tiens ! pourquoi ?
    — C’est aujourd’hui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac. Il est mort à l’œuvre, celui-là ! Mais tout n’est pas fini !… Qui sait ?
    Et Sénécal tendit sa main, bravement.
    — Nous ne nous reverrons peut-être jamais ! adieu !
    Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et son air solennel, surtout, firent rêver Frédéric, qui bientôt n’y pensa plus.
243-244 II, 4
Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait à perdre haleine s’était heurté contre lui ; et, l’ayant reconnu pour un ami de Sénécal, lui avait dit :
    — On vient de le prendre, je me sauve !
    Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu d’attentat politique.
258 II, 4
Fils d’un contremaître, né à Lyon et ayant eu pour professeur un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il s’était fait recevoir de la Société des Familles, ses habitudes étaient connues ; la police le surveillait. Il s’était battu dans l’affaire de mai 1839 ; et, depuis lors, se tenait à l’ombre, mais s’exaltant de plus en plus, fanatique d’Alibaud, mêlant ses griefs contre la société à ceux du peuple contre la monarchie, et s’éveillant chaque matin avec l’espoir d’une révolution qui, en quinze jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écœuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards qu’on opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires ; et on l’avait surpris portant de la poudre qu’il allait essayer à Montmartre, tentative suprême pour établir la République. 258 II, 4
Tout le mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait d’une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du moment qu’il était la victime de l’Autorité, on devait le servir. 258 II, 4
    Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ; sans avoir pour lui l’enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu’inspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, s’il l’eût secouru, Sénécal n’en serait pas là ; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver. 259 II, 4
 Mais la voix de Martinon s’éleva :
   — À propos d’Arnoux, j’ai lu parmi les prévenus des bombes incendiaires, le nom d’un de ses employés. Sénécal. Est-ce le nôtre ?
    — Lui-même, dit Frédéric.
    Martinon répéta, en criant très haut :
    — Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal !
  Alors, on le questionna sur le complot ; sa place d’attaché au parquet devait lui fournir des renseignements.
    Il confessa n’en pas avoir. Du reste, il connaissait fort peu le personnage, l’ayant vu deux ou trois fois seulement, et le tenait en définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, s’écria :
    — Pas du tout ! c’est un très honnête garçon !
    — Cependant, monsieur, dit un propriétaire, on n’est pas honnête quand on conspire !
264 II, 4
   Enfin il paraissait si furieux contre tout et d’un radicalisme tellement absolu que Frédéric ne put s’empêcher de lui dire :
    — Te voilà comme Sénécal.
Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu’il était sorti de Sainte-Pélagie, l’instruction n’ayant point fourni assez de preuves, sans doute, pour le mettre en jugement. 
286 II, 6
Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut « offrir un punch », et pria Frédéric « d’en être », en l’avertissant toutefois qu’il se trouverait avec Hussonnet, lequel s’était montré excellent pour Sénécal.
En effet, le Flambard venait de s’adjoindre un cabinet d’affaires, portant sur ses prospectus : « Comptoir des vignobles. — Office de publicité. — Bureau de recouvrements et renseignements, etc. » Mais le bohème craignait que son industrie ne fît du tort à sa considération littéraire, et il avait pris le mathématicien pour tenir les comptes. Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait mort de faim.
286 II, 6
Les convives étaient (outre Deslauriers et Sénécal) un pharmacien nouvellement reçu, mais qui n’avait pas les fonds nécessaires pour s’établir ; un jeune homme de sa maison, un placeur de vins, un architecte et un monsieur employé dans les assurances. Regimbart n’avait pu venir. On le regretta. 286 II, 6
Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie, tous connaissant par Dussardier son langage chez M. Dambreuse. Sénécal se contenta de lui offrir la main, d’un air digne.
    Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et la pipe aux lèvres, l’écoutaient discourir sur le suffrage universel, d’où devait résulter le triomphe de la Démocratie, l’application des principes de l’Évangile. Du reste, le moment approchait ; les banquets réformistes se multipliaient dans les provinces, le Piémont, Naples, la Toscane…
287 II, 6
Sénécal exécrait bien plus M. Cousin, car l’éclectisme, enseignant à tirer la certitude de la raison, développait l’égoïsme, détruisait la solidarité ;  287 II, 6
Il s’ensuivit des récriminations contre les loups-cerviers de la Bourse et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plus haut, selon Sénécal, et accuser, tout d’abord, les princes, qui ressuscitaient les mœurs de la Régence.
    — N’avez-vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint-Antoine ?
    — On a même crié : À bas les voleurs ! dit le pharmacien. J’y étais, j’ai crié !
    — Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis le procès Teste-Cubières.
    — Moi, ce procès-là m’a fait de la peine, dit Dussardier, parce que ça déshonore un vieux soldat !
    — Savez-vous, continua Sénécal, qu’on a découvert chez la duchesse de Praslin… ?
288 II, 6
Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier de Maison-Rouge, et « trouvait ça embêtant ».
    Un jugement pareil étonna les démocrates, ce drame, par ses tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démocratie.
    — Oui… peut-être ; mais c’est d’un style…
    — Eh bien, elle est bonne, alors ; qu’est-ce que le style ? c’est l’idée !
288 II, 6
Il ajouta que, la semaine dernière, on avait condamné pour outrages au Roi, un nommé Rouget.
    — Rouget est frit ! dit Hussonnet.
    Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Sénécal, qu’il lui reprocha de défendre « le jongleur de l’Hôtel de Ville, l’ami du traître Dumouriez ».
 — Moi ? au contraire !
    Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu’il y avait de plus épicier et bonnet de coton !
289 II, 6
Et le pharmacien, qui tournait le punch indéfiniment, entonna à pleine poitrine :
    J’ai deux grands bœufs dans mon étable,
    Deux grands bœufs blancs…

    Sénécal lui mit la main sur la bouche, il n’aimait pas le désordre ; et les locataires apparaissaient à leurs carreaux, surpris du tapage insolite qui se faisait dans le logement de Dussardier.
290 II, 6
    Au bureau du président, Sénécal parut.
    Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le contraria.
    La foule témoignait à son président une grande déférence. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l’organisation immédiate du travail, le lendemain, au Prado, il s’était prononcé pour qu’on attaquât l’Hôtel de Ville ; et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement convenable.
    Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, acte de foi habituel.
325 III, 1
L’impatience éclata d’abord en murmures, en conversations ; rien ne le troublait. Puis on se mit à siffler, on appelait « Azor » ; Sénécal gourmanda le public ; l’orateur continuait comme une machine. Il fallut, pour l’arrêter, le prendre par le coude.  326 III, 1
— Plus d’académies ! plus d’Institut
    — Plus de missions !
    — Plus de baccalauréat !
    — À bas les grades universitaires !
    — Conservons-les, dit Sénécal, mais qu’ils soient conférés par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge !
329 III, 1
Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. Il fallait d’abord passer le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. Les applaudissements devinrent si forts, qu’il s’interrompit. Pendant quelques minutes, il resta les paupières closes, la tête renversée et comme se berçant sur cette colère qu’il soulevait.
    Puis, il se remit à parler d’une façon dogmatique, en phrases impérieuses comme des lois. L’État devait s’emparer de la Banque et des Assurances. Les héritages seraient abolis. On établirait un fond social pour les travailleurs. Bien d’autres mesures étaient bonnes dans l’avenir. Celles-là, pour le moment, suffisaient 
329 III, 1
et, revenant aux élections :
    — Il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement neufs ! Quelqu’un se présente-t-il ?
Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement d’approbation causé par ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à l’interroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie et mœurs.
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres. Sénécal demanda si quelqu’un voyait un empêchement à cette candidature.
    — Non ! non !
    Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent les oreilles. Le citoyen postulant n’avait pas livré une certaine somme promise pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février, bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du Panthéon.
— Je jure qu’il était aux Tuileries ! s’écria Dussardier.
    — Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon ?
    Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait ; ses amis scandalisés le regardaient avec inquiétude.
    — Au moins, reprit Sénécal, connaissez-vous un patriote qui nous réponde de vos principes ?
    — Moi ! dit Dussardier.
    — Oh ! cela ne suffit pas ! un autre !
330 III, 1
 — C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !
    Cette observation exaspéra la foule.
    — À la porte ! à la porte !
    — Qui ? moi ? demanda Frédéric.
    — Vous-même ! dit majestueusement Sénécal. Sortez !
331 III, 1
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l’eau, n’avait rien de ces angoisses.
 Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l’ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage ; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d’une détonation, ils croyaient qu’on allait tous les fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur, qu’il leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre.
357-358 III, 1
— Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avec Sénécal !
    Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut pas l’air très ému par cette nouvelle.
    — Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ?
388 III, 4
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ; et à son exclamation d’étonnement, répondit qu’il était secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas.
    Le futur député dit qu’il se mettrait en route le surlendemain.
    Sénécal n’exprima pas d’opinion sur cette candidature.
394 III, 4
Il parla de sa personne, et des affaires du pays.
    Si lamentables qu’elles fussent, elles le réjouissaient ; car on marchait au communisme. D’abord, l’Administration y menait d’elle-même, puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régies par le Gouvernement. Quant à la Propriété, la Constitution de 48, malgré ses faiblesses, ne l’avait pas ménagée ; au nom de l’utilité publique, l’État pouvait prendre désormais ce qu’il jugeait lui convenir.
   
 Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l’insuffisance des masses.
    — Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amena Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. La fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois indispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien !
 Leur discussion dura longtemps, et, comme il s’en allait, Sénécal avoua (c’était le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers s’impatientait beaucoup du silence de M. Dambreuse.
394 III, 4
il fallait « relever le principe d’autorité » ; qu’elle s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’elle vînt de n’importe où, pourvu que ce fût la Force, l’Autorité ! Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes ! 410 III, 4
 Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de l’argent, le faisait même habiller par son tailleur ; et l’avocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens d’existence étaient inconnus. 418 III, 4
Il la recommanda le lendemain à son ancien patron, ne pouvant s’occuper lui-même du procès, car il avait besoin à Nogent ; Sénécal lui écrirait, en cas d’urgence. 418 III, 4
Vers le milieu de l’automne, elle gagna son procès relatif aux actions de kaolin. Frédéric l’apprit en rencontrant à sa porte Sénécal qui sortait de l’audience.
    On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; et l’ex-répétiteur avait un tel air de s’en réjouir, que Frédéric l’empêcha d’aller plus loin
419 III, 4
« C’est leur mobilier ! » se dit Frédéric ; et le portier confirma ses soupçons.
    Quant à la personne qui faisait vendre, il l’ignorait. Mais le commissaire-priseur, Me Berthelmot, donnerait peut-être des éclaircissements. L’officier ministériel ne voulut point, tout d’abord, dire quel créancier poursuivait la vente. Frédéric insista. C’était un sieur Sénécal, agent d’affaires ;
428 III, 5
Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ?
    — Tu te trompes, je t’assure !
    — Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal en avant !
    — Quelle bêtise !
    Alors, une fureur l’emporta.
    — Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s’entendent. J’ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ?
429 III, 5
 Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide.
    Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
    L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier :
    — Vive la République !
    Il tomba sur le dos, les bras en croix.
    Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.
436 III, 5
— Et ton intime Sénécal ? demanda Frédéric.
    — Disparu ! Je ne sais ! Et toi, ta grande passion pour Mme Arnoux ?
442 III, 7
     

Anne Perthuis-Lejeune