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L'Éducation sentimentale
Le personnage de la Vatnaz
     
Extraits de l'œuvre Édition Chapitre
     
Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge d’avant-scène, Arnoux près d’une femme. Était-ce elle ? L’écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva ; l’écran s’abattit. C’était une longue personne, de trente ans environ, fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d’éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s’assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours qu’elle écoutait sans répondre. Frédéric s’ingéniait à découvrir la condition de ces femmes, modestement habillées de robes sombres, à cols plats rabattus. 60 I, 3
La porte, près du divan, s’ouvrit, et une grande femme mince entra, avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes les breloques de sa montre.
    C’était la femme entrevue, l’été dernier, au Palais-Royal.
71 I, 4
    Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnaz dans le cabinet.
    Frédéric n’entendait pas leurs paroles ; ils chuchotaient. Cependant, la voix féminine s’éleva :
    — Depuis six mois que l’affaire est faite, j’attends toujours !
    Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose.
    — Oh ! oh ! plus tard, nous verrons !
    — Adieu, homme heureux ! dit-elle, en s’en allant.
71 I, 4
Elle avait été, croyait Pellerin, d’abord institutrice en province ; maintenant, elle donnait des leçons et tâchait d’écrire dans les petites feuilles.
    D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
    — Ah ! bah ! il en a d’autres !
73 I, 4
Il comparait le style de M. Marrast à celui de Voltaire et Mlle Vatnaz à Mme de Staël, à cause d’une ode sur la Pologne, « où il y avait du cœur » 92 I, 5
Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.
    — Excusez-moi ! je vous dérange ?
    — Pas le moins du monde ! reprit le marchand.
    Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu’il était accouru à l’Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d’une affaire urgente ; et sans doute Arnoux n’était pas complètement rassuré, car il lui dit d’un air inquiet :
    — Vous êtes bien sûre ?
    — Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme !
105 I, 5
    Et elle lui faisait la moue, en avançant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d’être rouges. Mais elle avait d’admirables yeux fauves avec des points d’or dans les prunelles, tout pleins d’esprit, d’amour et de sensualité. Ils éclairaient, comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se pencha de son côté en lui disant :
    — Vous êtes gentille, embrassez-moi !
    Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa sur le front.
105 I, 5
Mlle Vatnaz, en écartant d’une main les branches d’un troène qui lui masquait la vue de l’estrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse.
    — Très bien ! dit Arnoux. Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère.
    Elle ne voulut rien avouer.
    — Ah ! quelle pudeur !
    Et, montrant Frédéric :
    — Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret !
106 I, 5
 Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main :
    — Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ?
    — Comment la connaissez-vous ? demanda Frédéric.
    — Nous avons été dans la même maison ! reprit-il.
Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ; et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l’éloge de son caractère. Elle ajouta même qu’il avait le génie du cœur.
106 I, 5
— Comme vous êtes fou ! soupira Mlle Vatnaz.
    Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte.
107 I, 5
Mlle Vatnaz survint, et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla « d’y aller » ; elle ne pouvait y aller ; d’écrire une lettre, elle avait peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric s’offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de la remettre sans témoins. 113 I, 5
Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait l’absorber infiniment. La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.
    — Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle a raison ; il faut que je parte.
113 I, 5
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux. 114 I, 5
 Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnaz parut. Elle avait un mouchoir algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front, de l’antimoine au bord des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noir tombant sur un jupon clair, lamé d’argent, et elle tenait un tambour de basque à la main. 151 II, 1
Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette, s’en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage d’éducation qu’elle voulait publier : La Guirlande des jeunes personnes, recueil de littérature et de morale. L’homme de lettres promit son concours. 152 II, 1
Alors, elle lui demanda s’il ne pourrait pas, dans une des feuilles où il avait accès, faire mousser quelque peu son ami, et même lui confier plus tard un rôle. Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch. 152 II, 1
 Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d’œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.
    Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
    — Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi tranquille.
153 II, 1
Mlle Vatnaz mangea presque à elle seule le buisson d’écrevisses, et les carapaces sonnaient sous ses longues dents. 154 II, 1
Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l’antichambre dans le salon. La Vatnaz s’y mit, et, accompagnée de l’Enfant de chœur qui battait du tambour de basque, elle entama une contredanse avec furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure.  156 II, 1
 On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette :
    — Adieu, chère ! C’était très bien, ta soirée.
    Puis se penchant à son oreille :
    — Garde-le !
    — Jusqu’à des temps meilleurs, reprit la Maréchale en tournant le dos, lentement.
157 II, 1
Tout à coup, elle poussa un cri de joie à la vue de Mlle Vatnaz.
    La femme artiste n’avait pas de temps à perdre, devant, à six heures juste, présider sa table d’hôte ; et elle haletait, n’en pouvant plus. D’abord, elle retira de son cabas une chaîne de montre avec un papier, puis différents objets, des acquisitions.
    — Tu sauras qu’il y a, rue Joubert, des gants de Suède à trente-six sous, magnifiques ! Ton teinturier demande encore huit jours. Pour la guipure, j’ai dit qu’on repasserait. Bugneaux a reçu l’acompte. Voilà tout, il me semble ? C’est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois !
    Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux n’avait de monnaie, Frédéric en offrit.
    — Je vous les rendrai, dit la Vatnaz, en fourrant les quinze francs dans son sac. Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime plus, vous ne m’avez pas fait danser une seule fois, l’autre jour !
163 II, 2
— Ah ! ma chère, j’ai découvert, quai Voltaire, à une boutique, un cadre d’oiseaux-mouches empaillés qui sont des amours. À ta place, je me les donnerais. Tiens ! Comment trouves-tu ?
    Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu’elle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint moyen âge à Delmar.
    — Il est venu aujourd’hui, n’est-ce pas ?
    — Non !
    — C’est singulier
163 II, 2
Mlle Vatnaz reprit :
    — Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ?
    Mais, d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l’antichambre, pour savoir s’il verrait bientôt Arnoux.
    — Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu !
    Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d’une paire de socques.
    — Les caoutchoucs de la Vatnaz, dit Rosanette. Quel pied, hein ? Elle est forte, ma petite amie !
 Et d’un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot :
    — Ne pas s’y fierrr !
164 II, 2
De même pour la Vatnaz, qu’elle appelait une misérable, d’autres fois sa meilleure amie. 178 II, 2
— Mais quand je vous dis que je l’ai suivi ! s’écria la Vatnaz ; je l’ai vu entrer ! Comprenez-vous maintenant ? Je devais m’y attendre, d’ailleurs ; c’est moi, dans ma bêtise, qui l’ai mené chez elle. Et si vous saviez, mon Dieu ! Je l’ai recueilli, je l’ai nourri, je l’ai habillé ; et toutes mes démarches dans les journaux ! Je l’aimais comme une mère !
    Puis, avec un ricanement :
    — Ah ! c’est qu’il faut à Monsieur des robes de velours ! une spéculation de sa part, vous pensez bien !
192-193 II, 2
Et elle ! Dire que je l’ai connue confectionneuse de lingerie ! Sans moi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l’y plongerai ! oh oui ! Je veux qu’elle crève à l’hôpital ! On saura tout !
    Et, comme un torrent d’eau de vaisselle qui charrie des ordures, sa colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa rivale.
    — Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé. Non ! l’autre ! Ils sont deux frères, n’importe ! Et quand elle avait des embarras, j’arrangeais tout. Qu’est-ce que j’y gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous en conviendrez, c’était une jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ! Est-ce que je me vends ! Sans compter qu’elle est bête comme un chou ! Elle écrit catégorie par un th.
192-193 II, 2
Au reste, ils vont bien ensemble ; ça fait la paire, quoiqu’il s’intitule artiste et se croie du génie ! Mais, mon Dieu ! s’il avait seulement de l’intelligence, il n’aurait pas commis une infamie pareille ! On ne quitte pas une femme supérieure pour une coquine ! Je m’en moque, après tout. Il devient laid ! Je l’exècre ! Si je le rencontrais, tenez, je lui cracherais à la figure.
    Elle cracha.
193 II, 2
Mlle Vatnaz, sans qu’il s’en aperçût, lui avait fait descendre le faubourg Poissonnière.
    — Nous y voilà, dit-elle. Moi, je ne peux pas monter. Mais vous, rien ne vous empêche.
    — Pour quoi faire ?
    — Pour lui dire tout, parbleu !
    Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit l’infamie où on le poussait.
    — Eh bien ? reprit-elle.
    Il leva les yeux vers le second étage. La lampe de Mme Arnoux brûlait. Rien effectivement ne l’empêchait de monter.
    — Je vous attends ici. Allez donc !
    Ce commandement acheva de le refroidir, et il dit :
    — Je serai là-haut longtemps. Vous feriez mieux de vous en retourner. J’irai demain chez vous.
    — Non, non ! répliqua la Vatnaz, en tapant du pied. Prenez-le ! emmenez-le ? faites qu’il les surprenne !
193 II, 2
C’est moi, dit en riant Mlle Vatnaz. Je viens de la part de Rosanette.
    Elles s’étaient donc réconciliées ?
    — Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas méchante, vous savez bien. Au surplus, la pauvre fille… Ce serait trop long à vous conter.
    Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse, sa lettre s’étant promenée de Paris à Nogent ; Mlle Vatnaz ne savait point ce qu’elle contenait. Alors, Frédéric s’informa de la Maréchale.
280 II, 6
  Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce changement de fortune, paraissait plus gaie, tout heureuse. Elle retira ses gants et examina dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle les cotait à leur prix juste, comme un brocanteur. Il aurait dû la consulter pour les obtenir à meilleur compte ; et elle le félicitait de son bon goût :
    — Ah ! c’est mignon, extrêmement bien ! Il n’y a que vous pour ces idées.
    Puis, apercevant au chevet de l’alcôve une porte :
    — C’est par là qu’on fait sortir les petites femmes, hein ?
280 II, 6
 Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il tressaillit au contact de ses longues mains, tout à la fois maigres et douces. Elle avait autour des poignets une bordure de dentelle et, sur le corsage de sa robe verte, des passementeries, comme un hussard. Son chapeau de tulle noir, à bords descendants, lui cachait un peu le front ; ses yeux brillaient là-dessous ; une odeur de patchouli s’échappait de ses bandeaux ; la carcel posée sur un guéridon, en l’éclairant d’en bas comme une rampe de théâtre, faisait saillir sa mâchoire ; — et tout à coup, devant cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale. 280 II, 6
C’était trois places pour une représentation au bénéfice de Delmar.
    — Comment ! lui ?
    — Certainement !
    Mlle Vatnaz, sans s’expliquer davantage, ajouta qu’elle l’adorait plus que jamais. Le comédien, à l’en croire, se classait définitivement parmi « les sommités de l’époque ». Et ce n’était pas tel ou tel personnage qu’il représentait, mais le génie même de la France, le Peuple ! Il avait « l’âme humanitaire ; il comprenait le sacerdoce de l’Art » ! Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l’argent des trois places.
    — Inutile que vous en parliez là-bas ! — Comme il est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! j’oubliais l’adresse : c’est rue Grange-Batelière, 14.
280-281 II, 6
Et, sur le seuil :
    — Adieu, homme aimé !
    « Aimé de qui ? se demanda Frédéric. Quelle singulière personne ! »
    Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, à propos d’elle : « Oh ! ce n’est pas grand’chose ! », comme faisant allusion à des histoires peu honorables.
281 II, 6
Il tâchait de trouver un sujet de conversation agréable ; l’idée de la Vatnaz lui revint.
    Il dit qu’elle lui avait semblé fort élégante.
    — Parbleu ! reprit la Maréchale. Elle est bien heureuse de m’avoir, celle-là ! sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de restriction dans leurs propos.
283 II, 6
Elle était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur d’une lampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque. 321 III, 1
Aussi, comme beaucoup d’autres, avait-elle salué dans la Révolution l’avènement de la vengeance ; et elle se livrait à une propagande socialiste effrénée. 322 III, 1
L’affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n’était possible que par l’affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l’abolition, ou tout au moins « une réglementation du mariage plus intelligente ». Alors, chaque Française serait tenue d’épouser un Français ou d’adopter un vieillard. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par l’État ; qu’il y eût un jury pour examiner les œuvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire trembler l’Hôtel de Ville ! 322 III, 1
    La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. 322 III, 1
Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper le poing sur la hanche, l’autre bras dans le gilet, en se tournant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fond de la salle. 324 III, 1
La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que s’accroître. Mlle Vatnaz l’irritait par son enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son amie dans ces matières, l’accablait d’arguments.
    Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venait de se permettre des polissonneries, au club des femmes. Rosanette approuva cette conduite, déclarant même qu’elle prendrait des habits d’homme pour aller « leur dire leur fait, à toutes, et les fouetter ».
333 III, 1
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.
D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l’État. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L’œuvre civilisatrice était commune. Il fallait toutes y concourir, et substituer enfin à l’égoïsme la fraternité, à l’individualisme l’association, au morcellement la grande culture.
    — Allons, bon ! tu te connais en culture, à présent !
    — Pourquoi pas ? D’ailleurs, il s’agit de l’humanité, de son avenir !
    — Mêle-toi du tien !
    — Ça me regarde !
La Vatnaz s’échauffait, et arriva même à soutenir le Communisme.
    — Quelle bêtise ! dit Rosanette. Est-ce que jamais ça pourra se faire ?
    L’autre cita en preuve les Esséniens, les frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près de Thiers en Auvergne ; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
333 III, 1
et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
    Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
    Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
    — Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette, maintenant, je connais tes opinions politiques.
    — Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
    — Oh ! oh ! tu me comprends !
    Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme.
    — Et quand cela serait, répliqua la Vatnaz, se redressant intrépidement. C’est un emprunt, ma chère, dette pour dette !
    — Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour quelques mille francs, belle histoire ! J’emprunte au moins ; je ne vole personne !
334 III, 1
Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis.
    Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :
    — Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles 
— À l’avantage ! dit Rosanette.
    Sa contrainte l’avait brisée. Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Était-ce cette menace de la Vatnaz qui la tourmentait ? Eh non ! elle s’en moquait bien !
334 III, 1
Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.
    — Par la Vatnaz.
    — N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au Palais-Royal, avec eux deux ?
    Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
    — Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce temps-là !
351 III, 1
Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
    Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit comment Dussardier avait reçu sa blessure. […]
Il avait fallu débrider la plaie, extraire le projectile. Mlle Vatnaz était arrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le quittait plus.
    Elle préparait avec intelligence tout ce qu’il fallait pour les pansements, l’aidait à boire, épiait ses moindres désirs, allait et venait plus légère qu’une mouche, et le contemplait avec des yeux tendres.
357 III, 1
un jour qu’il parlait du dévouement de la Vatnaz, Dussardier haussa les épaules.
    — Eh non ! c’est par intérêt !
    — Tu crois ?
    Il reprit :
    — J’en suis sûr ! sans vouloir s’expliquer davantage.
    Elle le comblait de prévenances, jusqu’à lui apporter les journaux où l’on exaltait sa belle action. Ces hommages paraissaient l’importuner.
357 III, 1
Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là même, un billet protesté depuis longtemps ; et elle avait couru chez Arnoux pour avoir de l’argent. 380 III, 3
 Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par le portier), Frédéric se rendit chez Mlle Vatnaz.
    Il se cogna dans l’antichambre contre les meubles entassés. Mais un bruit de voix et de musique le guidait. Il ouvrit une porte et tomba au milieu d’un raout.  Debout, devant le piano que touchait une demoiselle en lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait une poésie humanitaire sur la prostitution et sa voix caverneuse roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang de femmes occupait la muraille, vêtues généralement de couleurs sombres, sans col de chemises ni manchettes. Cinq ou six hommes, tous des penseurs, étaient çà et là, sur des chaises. Il y avait dans un fauteuil un ancien fabuliste, une ruine ; et l’odeur âcre de deux lampes se mêlait à l’arôme du chocolat, qui emplissait des bols encombrant la table à jeu.
    Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait à un coin de la cheminée. 
380 III, 3
 La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ? non, peut-être. Cependant, elle semblait jalouse du brave commis ; et, Frédéric ayant réclamé d’elle un mot d’entretien, elle lui fit signe de passer avec eux dans sa chambre. Quand les mille francs furent alignés, elle demanda, en plus, les intérêts.
 — Ça n’en vaut pas la peine ! dit Dussardier.
    — Tais-toi donc !
381 III, 3
Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement où maître Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre mille francs dus à la demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, qu’il viendrait le lendemain la saisir.
    En effet, des quatre billets autrefois souscrits, un seul était payé, l’argent qu’elle avait pu avoir depuis lors ayant passé à d’autres besoins
411 III, 4
il déclara que, moyennant quarante sous, il déchirerait les coins de l’affiche déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette s’y trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait toute la haine de la Vatnaz. 415 III, 4
   Elle avait été sensible autrefois, et même, dans une peine de cœur, avait écrit à Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elle s’était aigrie sous les bourrasques de l’existence, ayant, tour à tour, donné des leçons de piano, présidé une table d’hôte, collaboré à des journaux de modes, sous-loué des appartements, fait le trafic des dentelles dans le monde des femmes légères, où ses relations lui permirent d’obliger beaucoup de personnes, Arnoux entre autres. 415 III, 4
Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour chacune d’elles deux livres, dont l’un restait toujours entre ses mains. Dussardier, qui tenait par obligeance celui d’une nommée Hortense Baslin, se présenta un jour à la caisse au moment où Mlle Vatnaz apportait le compte de cette fille, 1,682 francs, que le caissier lui paya. Or, la veille même, Dussardier n’en avait inscrit que 1,082 sur le livre de la Baslin. Il le redemanda sous un prétexte ; puis, voulant ensevelir cette histoire de vol, lui conta qu’il l’avait perdu. L’ouvrière redit naïvement son mensonge à Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir le cœur net, d’un air indifférent, vint en parler au brave commis. Il se contenta de répondre : « Je l’ai brûlé » ; ce fut tout. Elle quitta la maison peu de temps après, sans croire à l’anéantissement du livre, et s’imaginant que Dussardier le gardait.
À la nouvelle de sa blessure, elle était accourue chez lui dans l’intention de le reprendre.
415 III, 4
Puis, n’ayant rien découvert, malgré les perquisitions les plus fines, elle avait été saisie de respect, et bientôt d’amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïque et si fort ! Une pareille bonne fortune à son âge était inespérée. Elle se jeta dessus avec un appétit d’ogresse ; et elle en avait abandonné la littérature, le socialisme, « les doctrines consolantes et les utopies généreuses », le cours qu’elle professait sur la Désubalternisation de la femme, tout, Delmar lui-même ; enfin, elle offrit à Dussardier de s’unir par un mariage. 416 III, 4
Bien qu’elle fût sa maîtresse, il n’en était nullement amoureux. D’ailleurs, il n’avait pas oublié son vol. Puis elle était trop riche. Il la refusa. Alors, elle lui dit, en pleurant, les rêves qu’elle avait faits : c’était d’avoir à eux deux un magasin de confection. Elle possédait les premiers fonds indispensables, qui s’augmenteraient de quatre mille francs la semaine prochaine ; et elle narra ses poursuites contre la Maréchale. 416 III, 4
Il pria la Vatnaz de se désister.
    Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l’écraser plus tard avec son carrosse.
Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier 
416 III, 4
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n’avaient plus d’inquiétude. 418 III, 4
Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d’en rire ; et l’idée de la Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.
    Deslauriers ne l’avait jamais vue, non plus que bien d’autres qui venaient chez Arnoux ;
444 III, 7
     

Danielle Girard