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LA TERRASSE AU BORD DE L’EAU — ANALYSES

 

ESQUISSES

17607, fo 177
17607, fo 108v
17607, fo 140v
17607, fo 180


BROUILLONS

17607, fo 181
17607, fo 170v
17607, fo 181v
17607, fo 164v
17607, fo 182

 

ESQUISSES

⚈ 17607, fo 177 (ESQUISSE I)

L’élaboration du matériau ne fait que commencer dans les scénarios. Ce n’est qu’au cours de la rédaction qu’il passe par un processus de transformation massif et tout à fait étonnant. On peut diviser ce processus en deux étapes, celle des esquisses et celle des brouillons. Au cours de la première étape le matériau documentaire du Carnet 14 est intégré sans être modifié (Cliquer sur ‘caveau’) et les grandes lignes de l’épisode sont établies. Dans la seconde l’épisode s’élabore à mesure que le matériau documentaire se transforme en se fondant dans la fiction.

Il y a quatre esquisses de la fin du chapitre. Dans cette esquisse, Flaubert explique rapidement comment le père Roque tue un prisonnier dans la terrasse du bord de l’eau.

 

⚈ 17607, fo 108v (ESQUISSE II)

La terrasse au bord de l’eau

Cette esquisse développe le récit rapide de l’esquisse précédente.

- Dans le deuxième paragraphe Flaubert suit de près la description du Carnet 14 (Cliquer sur ‘caveau’). On trouve le même nombre de prisonniers, les mêmes flammes multicolores.

- Dans le troisième paragraphe le comportement collectif des prisonniers est basé sur le premier paragraphe du Carnet 14 et la puanteur de la prison est décrite pour la première fois. Flaubert utilise le détail de la cervelle collée au baquet mais il l’ajoute à une description générale des conditions de la prison.

- Dans le paragraphe suivant, l’atteinte du prisonnier d’un coup de fusil est répété, tel qu’il est décrit dans le Carnet 14 mais avec un changement significatif. Flaubert avait noté que cet incident avait eu lieu à l’École militaire mais il le transfère ici à la ‘terrasse du bord de l’eau’. L’incident est décrit deux fois, une première fois dans le premier jet, puis une deuxième fois en marge. Cette répétition s’explique par le fait que sa position dans l’épisode est en train de changer. D’abord Flaubert va du particulier au général et l’incident est suivi d’une liste d’atrocités. Dans l’ajout marginal, il va du général au particulier, et l’incident suit un passage d’analyse historique des atrocités dont il est un exemple.

- Dans le cinquième paragraphe Flaubert suit la note de régie du dernier scénario, qu’il commence par par répéter puis supprime: ‘[Expliquer comment...]’. Ainsi commence à s’élaborer un important passage de généralisation dans la version définitive. Parmi les atrocités qu’il cite on trouve un certain nombre qui sont décrites dans La Commune de Paris, mais non dans le Carnet 14, ce qui laisse supposer que Flaubert avait gardé un exemplaire du journal.

 

⚈ 17607, fo 140v (ESQUISSE III)

La troisième esquisse est une mise au net de la deuxième.

Cette esquisse contient toujours deux descriptions séparées de l’atrocité du père Roque mais la première, que Flaubert commence peut-être par copier mécaniquement, se fait vite corriger: le garde national qui fourre des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas, et qui s’est vu identifier comme le père Roque dans la première esquisse, se transforme en des gardes nationaux anonymes, au pluriel, et la référence au père Roque est supprimée. Flaubert a finalement décidé de ne pas attribuer au père Roque cette action particulière (‘fourrer des coups de bayonette’), ce qui permettra de l’utiliser plus tard quand elle sera accordée à Sénécal. Finalement cette esquisse place la scène principale du meurtre dans la nouvelle position indiquée dans la première esquisse, c’est-à-dire après l’analyse historique.

Il est évident que dans les esquisses Flaubert utilise très librement une source historique. Il ne se préoccupe pas de la vérité historique, transposant un événement qui avait eu lieu à l’Ècole Militaire aux Tuileries. On constate aussi une certaine tension entre l’historien et le romancier. En tant qu’historien Flaubert cite toute une série d’événements qui ont marqué la fin de la réaction, mais, en tant que romancier il sait qu’il faut décrire quelque chose de particulier – une seule atrocité commise de préférence par un personnage romanesque. Mais cela risque, à son tour, de restreindre la portée historique du roman. En étudiant les esquisses, on commence à comprendre l’étendue des problèmes que Flaubert a dû résoudre en écrivant L’Éducation sentimentale.

 

 

⚈ 17607, fo 180 (ESQUISSE IV)

Dans cette version Flaubert explique plus longuement le comportement du père Roque quand il arrive à Paris et invente des détails supplémentaires relatifs à sa maison abîmée dans l’émeute, ce qui contribue à la férocité exceptionnelle dont il va faire preuve. Mais la narration de son crime est presque pareil à celle de la deuxième esquisse. Il y a un seul détail – la cervelle restée sur le baquet – qui a été transposé de la description générale des conditions dans la prison. Cela veut dire que Flaubert est en train de fondre deux incidents séparés en un seul incident, dont les détails concrets sont tirés de deux épisodes sanglants différents.

 

 

BROUILLONS

 

⚈ 17607, fo 181 (Brouillon I)

L’elaboration de l’épisode passe par sa phase la plus critique dans les brouillons. Flaubert rédigeait son roman plusieurs pages à la fois, par ‘mouvements’ qu’il reprenait quatre ou cinq fois, corrigeant la mise au net de la version précédente, avant d’arriver à la version définitive. Il est possible de reconstituer six séquences distinctes, et l’épisode se divise naturellement en quatre sections, dont il fallait réviser certaines plus que d’autres. En effet, on trouve cinq versions différentes du meurtre du prisonnier, y compris la mise au net.

Dans cette version Flaubert s’efforce de trouver une explication vraisemblable de la présence aux Tuileries d’un propriétaire de province. Autant sa présence a quelque chose de voulu et répond à une profonde nécessité structurale, autant il faut la rendre plausible. Le fait qu’il reste à Paris et son changement de caractère sont liés plus étroitement avec les dégâts que subit sa propriété parisienne. La référence à la méfiance qu’il éprouve pour les gardes nationaux, qui contredit sa témérité, est supprimée et ayant constaté tout simplement qu’ ‘[i]l ne pouvait se retenir de les injurier’, Flaubert commence à présenter ses sentiments en style indirect libre (‘<Au moins là> Il s’assouvissait - les regardait en face. les tenait ces brigands’).Mais ce qui frappe le plus est la visualisation de la confrontation entre le père Roque et le prisonnier. Le seul prisonnier individuel du Carnet 14 (‘[un prisonnier]’) devient membre d’un groupe (‘<un d’entr’eux>’), et Flaubert le fait parler d’une voix traînante, comme un mendiant, ce qui rappelle l’Aveugle de Madame Bovary. En animant la scène et en insufflant la vie dans ce personnage épisodique, Flaubert fait appel à un inventaire privé de figures obsessionnelles, qui sortent à l’origine de ses rêves. Il est intéressant de noter que c’est sa façon de parler, d’abord, qui est signalée, avant que ses paroles soient citées. Flaubert montre la même acuité auditive que l’on voit dans l’élaboration de la description de la voix de l’Aveugle dans Madame Bovary. Des bribes de dialogue ("je n’en ai pas", "du pain") paraissent, suscitées par l’unique et mince brin verbal du scénario ("tiens en voilà"). En ajoutant "le crâne éclate et" , Flaubert, dans un premier mouvement, ôte ce que "la cervelle reste sur le baquet" avait peut-être de trop elliptique.

 

⚈ 17607, fo170v (Brouillon II)

Dans cette version l’explication de la présence du père Roque est réorganisée selon les indications fournies par les lettres A et B de la version précédente. Les déails de son arrivé à Paris commencent à s’effacer devant l’analyse de son changement d’humeur, qui se place au commencement du paragraphe. Tandis que la première partie se réduit, la deuxième partie s’élargit. Le branle ayant été donné à son imagination, Flaubert puise dans un réseau associatif déjà exploité dans d’autres oeuvres et des détails concrets – chapeau, barbe, prunelles – prolifèrent subitement. Mais au lieu de les faire appartenir exclusivement à la victime, Flaubert les attribue au groupe . ‘Les yeux f’ (i.e flamboyants), qui appartiennent d’abord au prisonnier qui sera tué, sont supprimés, puis réapparaissent en marge, mais cette fois ils appartiennet à plusieurs prisonniers (‘les autres prisonniers viennent...les yeux flamboyants’). Et la barbe hérissée de cette version suivra la même évolution, quand elle se transformera dans la version suivante en ‘barbes hérissées’ au pluriel. Ce procédé de multiplication, qui fait penser aux ‘Sept Vieillards’ de Baudelaire, rend la scène encore plus cauchemardesque, ce qui suggère peut-être qu’elle se base sur un cauchemar, celui que Flaubert raconte dans Mémoires d’un fou. En même temps la scène se fait élargir et s’étoffer avec du dialogue et de la narration. L’exaspération du Père Roque, déjà soulignée dans les esquisses, s’explique par le fait que son autorité est bafouée, l’effet donnant naissance à une cause qui lui est appropriée. En termes narratologiques des catalyses se multiplient, entourant ce qui constitue le noyau de l’épisode, le moment où le coup est tiré. La description de la cervelle qui vole, ajoutée ici pour la première fois, provoque une forte réaction - le hurlement collectif des prisonniers qui s’écartent en faisant un trou noir, détails qui paraissent ici pour la première fois. L’indice d’inventivité de ce brouillon est très élevé. On a l’impression d’un flux désordonné d’images qui se relâche, flux qu’il faut maîtriser et ordonner dans les brouillons suivants.

 

⚈ 17607, fo 181v (Brouillon IV)

Dans la Notice historique le prisonnier qui se fait tuer est un propriétaire de province venu à Paris pour voir ses enfants. Dans un scénario détaillé Flaubert a déjà décidé que le propriétaire sera le bourreau plutôt que la victime. Maintenant, à l’encontre de sa source documentaire, il transforme la victime en ‘adolescent à longs cheveux blonds’. La jeunesse de la victime, à laquelle Flaubert fait allusion ici pour la première fois, veut dire qu’il va perdre sa barbe hérissée, qui, subissant le même sort que ses yeux, passe, en se multipliant à la foule des prisonniers. Elle répond aussi à une sorte de nécessité à la fois psychique et structurale. Dès les premiers scénarios Flaubert envisage une scène où Frédéric éprouve des impulsions meurtrières à l’égard d’Arnoux. Il envisage aussi des atrocités de la part du Père Roque qui font pendant à celle que Frédéric a failli commettre et représentent en quelque sorte la revanche du Père dans le conflit qui se déroule. L’opposition entre ces deux moments-clés dans la structure du récit devient plus marquée, à mesure que l’épisode s’élabore et ce n’est qu’assez tard dans la rédaction de cette scène que la victime devient un jeune homme. Ce changement tardif, qui contredit la réalité historique, intensifie le drame qui se déroule dans L’Éducation sentimentale: la revanche du Père devient d’autant plus frappante quand la victime est un jeune adolescent.

Il y a encore un changement dans cette version qui souligne combien le crime du père Roque est gratuit. Le jeune prisonnier innocent ne bafoue pas délibérément l’autorité du père Roque puisqu’il est ‘soulevé par le flot qui l’étouffait’. La description ‘du crâne qui vole en éclats’ est encore plus horrible que la description précédente et on voit apparaître pour la première fois un détail important - la référence à quelque chose de blanc, c’est-à-dire la cervelle du prisonnier collée au baquet. Cette allusion à la couleur de la cervelle a été suggérée par l’opposition avec le grand trou noir fait par la foule des prisonniers, et peut-être aussi par les ‘longs cheveux blonds’ de la victime, qui viennent d’être mentionnés pour la première fois au début de la scène. L’idée mythique d’une innocence absolue ne semble pas être très loin. Le ‘quelque chose de blanc’ montre aussi combien le manque de précision peut être efficace. En créant de l’incertitude dans l’esprit du lecteur, Flaubert l’oblige à imaginer le pire.

 

⚈ 17607, fo 164v (Brouillon V)

Dans cette version les ajouts des deux versions précédentes sont consolidés et il y peu de détails nouveaux, sauf un seul détail descriptif, le ‘paletot de toile’, porté par le prisonnier. Il s’agit maintenant de modifications purement stylistiques, comme ‘au lieu de’ qui remplace ‘à la place de’.

 

⚈ 17607, fo 182 (Brouillon VI/Mise au net)

Dans cette version Flaubert fait les dernières retouches. Les suppressions surtout sont importantes. En omettant `Malgré ses menaces ils continuaient’, Flaubert ne perd que ce qui est redondant et rend son récit plus concis. En supprimant ‘on ne voyait plus qu’un grand trou noir et’, Flaubert modifie considérablement l’effet de la dernière phrase: le contraste entre le noir et le blanc, jugé peut-être trop schématique disparaît et avec l’omission de l’indice de perception (‘on ne voyait plus’) la focalisation fait place au mode omniscient, ce qui rend le manque de précision de ‘quelque chose de blanc’ plus déroutant.

(Ce commentaire est basé sur ‘From document to text. The "terrasse au bord de leau" episode in L’Éducation sentimentale’, French Studies, XLVII (1993, 156–71).