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DUSSARDIER SUR LES BARRICADES
ANALYSES

 

ESQUISSES

07, fo 177
07, fo 106v
07, fo 170

BROUILLONS

07, fo 172
07, fo 175
07, fo 180v
07, fo 176

 

ESQUISSES

⚈ fo 177 (ESQUISSE I)

Au cours de la documentation de 1848 Flaubert a relevé un certain nombre d’incidents où il est possible de constater une part d’«héroïsme» dans le comportement de ceux qui ont essayé de défendre la République en combattant les insurgés. C’est la raison pour laquelle il est en mesure de répondre à la question qui est posée dans la première esquisse de l’épisode: «Quelle a été l’action d’éclat de Dussardier?», en citant un des incidents sur lesquels il a pris des notes - «Quelque chose d’analogue à Monsieur de la Ferté» Flaubert fournit la réponse à la question, ‘quelle a été l’action d’éclat de Dussardier?’, en bas de la première esquisse. Le travail d’adaptation commence tout de suite. Il s’agit dans les deux cas de saisir un drapeau, soit le tricolore, soit le drapeau rouge mais la motivation de la saisie du drapeau est complètement transformée. Monsieur de la Ferté prend pitié du gamin blessé et l’aide à conquérir le drapeau, tandis que le geste humanitaire de Dussardier est dirigé vers un insurgé de l’autre bord et la blessure est reçue par Dussardier qui devient un des ‘héros de Juin’.

Dans la première ébauche, après avoir posé la question « quelle a été l'action d'éclat de Dussardier ? », l’auteur esquisse une réponse brève dans laquelle les principaux éléments de l’épisode sont établis.

Un certain nombre de changements cruciaux sont apportés à l’incident d’origine. L’élan humanitaire, dirigé par Monsieur de La Ferté vers le jeune garde mobile de son propre camp, est transféré à l’insurgé qui combat dans le camp opposé. De plus, c’est Dussardier – et non le garde mobile – qui est blessé et devient le héros. Il est établi dès le départ que « La Réaction le cite comme un de ses héros », mais l’acte d’héroïsme célébré a été transformé : il diffère des actes héroïques typiques encensés à l’époque, dont le but était moins ambigu.
L’action de Dussardier est héroïque, mais il semble qu’il soit célébré non pas tant pour avoir tenté de sauver la vie d’un insurgé, que pour avoir risqué sa vie afin de franchir la barricade. Dussardier est victime non seulement des tirs, mais aussi d’un processus de fabrication de mythes, par lequel son véritable acte héroïque est récupéré par « La Réaction » et transformé en simple tentative de défense de l’ordre.

Il n’est jamais suggéré non plus que Monsieur de La Ferté ait eu le moindre doute sur la légitimité de son action, tandis que Flaubert insiste sur le fait que Dussardier est tourmenté par une conscience incertaine : « Il ne sait pas s’il a réellement défendu la justice, de quel côté est le droit. »
Dès les premières ébauches, donc, Flaubert tenait à mettre en lumière la complexité des choix politiques auxquels il fallait faire face en juin.

 

 

⚈ fo 106v (ESQUISSE II)

La bribe de dialogue- "«Allez-vous tirer sur vos frères»" - pemet d’insister sur le fait qu’en Juin une partie du prolétariat luttait avec une autre. C’est bien la vie d’un camarade de février que Dussardier veut sauver. En évoquant l’action de Dussardier avec une série de verbes Flaubert en souligne la rapidité. On comprend aussi que le coup qui le blesse "parti d’en bas" est tiré par un insurgé.

Le tout premier schéma, très sommaire, est ensuite développé et intégré dans cette nouvelle ébauche. L’épisode sur la barricade est maintenant décrit avec plus de détails. Flaubert ajoute un dialogue significatif — « Allez-vous tirer sur vos frères » — soulignant l’idée qu’une partie du prolétariat urbain se battait contre une autre. Cela donne un nouveau sens à l’intervention de Dussardier : il ne cherche pas à sauver n’importe quelle vie, mais celle d’un compagnon révolutionnaire de février.

On a dit que Frédéric n’était pas le seul à être ailleurs en juin : Dussardier l’est aussi, en ce sens qu’il agit pendant les Journées de Juin comme s’il était encore dans la Révolution de Février. Il est également suggéré que, pris dans une situation contradictoire qu’il ne comprend qu’à moitié, il ne peut résoudre cette tension qu’en retirant de force l’insurgé — sauvant ainsi sa vie tout en permettant la prise de la barricade.

L’action de Dussardier est maintenant présentée comme plus énergique, à travers la succession de verbes : « jeté son fusil, bondi sur la barricade, bousculé l’insurgé, arraché le drapeau ». Il est également précisé que le coup de feu qui le blesse est « parti d’en bas », c’est-à-dire qu’il a été tiré par un insurgé. Fidèle à son habitude, Flaubert s’éloigne d’une présentation directe et omnisciente, indiquant dans une annotation en marge que l’action de Dussardier sera rapportée par La Vatnaz : « La Vatnaz lui apprend comment il a reçu sa blessure », et que le récit qui suit sera un résumé de ce qu’elle a raconté.

Cette ébauche établit aussi la nature de la dette que La Vatnaz a envers Dussardier : la réaction peu généreuse de Dussardier face au dévouement de La Vatnaz est peut-être destinée à le rendre plus humain, du fait même qu’il se compromet dans une relation imparfaite. On est ici bien loin de l’amour idéalisé de Marius pour Cosette dans Les Misérables

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⚈ fo 170 (ESQUISSE III)

Dans la troisième esquisse Flaubert continue à faire des ajouts importants. L’incident est localisé et, en spécifiant que Dussardier sort des rangs, Flaubert souligne son indépendance. Comme il arrive fréquemment l’action est obscurcie: "tout avait disparu dans un nuage de fumée", ce qui justifie l’omission du moment où Dussardier reçoit sa blessure. Le contraste entre un instant de clarté, quand Dussardier se lance sur la barricade, et la confusion qui suit est frappant.

La troisième ébauche, qui s’étend sur deux feuillets, propose un récit encore plus détaillé et apporte un certain nombre d’ajouts significatifs. Le lieu de l’action — la barrière Rochechouart — est précisé, ainsi que la manière dont Dussardier sort des rangs (« Sortant hors des rangs ») et celle dont il renverse l’insurgé pour s’emparer du drapeau. Une fois de plus, l’action devient floue — « tout avait disparu dans un nuage de fumée » —, créant une sorte de brouillard qui ouvre la possibilité d’une ellipse typiquement flaubertienne (concernant les sensations de Dussardier au moment où il est touché). La manière dont Flaubert traite l’action révolutionnaire frôle la remise en question des conventions de la narration historique : le roman montre une prédilection pour la fumée et la brume, toutes deux effaçant la visibilité. Comme le souligne Prendergast, lorsque l’action est aperçue à travers la fumée, elle est aussitôt annulée et dispersée, au moment même où elle devient visible, ce qui empêche l’événement décrit de se développer pleinement en tant qu’épisode narratif. D’un autre côté, cette ébauche tente d’éclaircir la nature des doutes et des hésitations de Dussardier face à son intervention. L’énumération de ses critiques envers les vainqueurs de Juin ouvre l’acte d’accusation qui se poursuivra dans le reste du chapitre. Enfin, dans une annotation en marge, il est précisé qu’« il ne pouvait pas exprimer son opinion car elle n’était pas nette », ce qui permet à Dussardier de rejoindre le cercle restreint de ceux qui ne peuvent formuler clairement leurs idées — un signe potentiellement positif dans l’univers fictionnel de Flaubert, et un bon exemple de la manière dont l’histoire est ici recouverte d’un voile fictionnel.

(Ce commentaire est tiré de ‘Dussardier sur les barricades: genèse d’un "cas douteux"’, Revue d’histoire littéraire de la France)

 

BROUILLONS

 

⚈ fo 172 (Brouillon I)

Dans le premier brouillon Flaubert corrige la dernière esquisse (17607, fo 170) et apporte encore des précisions. Le travail des brouillons inclut des suppressions. Ici on voit Flaubert supprimer "Malgré le défi" – peut-être parce qu’il se rend compte qu’un échange verbal exerce rarement une influence véritable dans une échauffourée.

(Ce commentaire est tiré de ‘Dussardier sur les barricades: genèse d’un "cas douteux"’, Revue d’histoire littéraire de la France)

Après avoir esquissé en détail la nature précise de l'"héroïsme" de Dussardier et les doutes qu'il suscite, Flaubert s'est attelé à élaborer, dans une série de brouillons, un compte rendu définitif de l'incident sur la barricade, de la blessure reçue par Dussardier, de la manière dont l'événement est interprété par les journaux, et des doutes qui tourmentent Dussardier. La première description détaillée de l'incident sur la barricade est proche de la dernière ébauche. Ici, Flaubert se soucie principalement de rendre son récit aussi concis que possible. Il y a une certaine hésitation quant à l'importance à accorder aux paroles de l'insurgé. "Malgré le défi", qui avait été ajouté dans la dernière ébauche, est finalement supprimé au profit du plus neutre "et comme la masse s’avanç[ait]".

Cependant, un aspect de l'épisode lui a causé des difficultés considérables : la nature de la blessure reçue par Dussardier. Celle-ci passe par un total de cinq versions. Dans la première, il est dit qu'il est "trouvé sous les <décombres> – blessé au genou – «avec une> la balle" (17607, f° 172). Dans la seconde, "On l’avait retrouvé sous les décombres sous les morts, la cuisse blessée <percée> d’un lingot <balle>" (17607, f° 180v). Dans la troisième, "On l’avait retrouvé sous les décombres, [avec les morts] la cuisse <droite> percée d’un lingot" (17607, f° 173). Dans la quatrième, "On l’avait <retrouvé> [sous les] <sous les> décombres, la cuisse droite [percée d’un lingot] d’une balle>" (17607, f° 163v). Dans la version finale, "on l’avait retrouvé sous les décombres; la cuisse [traversée d’une balle Il avait fallu] <percée d’un lingot de cuivre>" (17607, f° 176). Le passage du genou à la cuisse et l'hésitation entre "une balle" et "un lingot de cuivre" montrent que Flaubert ne cherche pas à baser son récit de la blessure de Dussardier sur une source particulière.

 

⚈ fo 175 (Brouillon I)

En ce qui concerne la référence à des exemples similaires d'héroïsme, Flaubert a d'abord conservé cette référence dans les deux premiers brouillons (17607, f° 175, 180v) mais l'a supprimée dans la copie au net, qui se réfère simplement à "les journaux où l’on exaltait sa belle action" (17607, f° 176). La référence refait surface, sous une forme modifiée, dans le chapitre suivant ("Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.", L'Éducation sentimentale, p.346), mais l'impact de l'insistance sur la nature représentative de l'action de Dussardier est diminué par son report.

Le dernier élément à subir une révision dans les brouillons est la nature précise des doutes de Dussardier quant à la justesse de son action. La première version commence par le discours direct de la dernière ébauche et se transforme en style indirect libre (17607, f° 175). Les hésitations de sa pensée sont consolidées, mais l'analyse explicite de son manque de clarté — "comme il ne pouvait préciser sa pensée, car elle n’était pas nette" — est supprimée, peut-être parce qu'elle nuisait à l'angoisse provoquée par la pensée qu'il s'était battu du mauvais côté. Dans deux brouillons supplémentaires, le résumé de ce qu'il dit à Frédéric, en style indirect libre, est affiné, son angoisse mentale étant soulignée par la substitution de "était torturé par l’idée que" à "il se demandait avec angoisse" (17607, f° 178v). La copie au net (17607, f° 176) est pratiquement identique à la version finale. La précision dans l'évocation de pensées imprécises n'est obtenue qu'au prix de beaucoup d'efforts, comme le montrent ces divers brouillons.

(This commentary is taken from ‘Dussardier on the Barricades: History and Fiction in L’Éducation sentimentale’, Nineteenth-Century French Studies, 28, 2000, pp. 284-300)

 

⚈ fo 180v (Brouillon II)

Dans le deuxième brouillon il est clairement indiqué que l’insurgé est un gamin et non "un homme" comme dans le brouillon précédent. Ce changement minime est pourtant très significatif. Depuis le tableau de Delacroix, depuis l’invention de Gavroche, le gamin fait partie d’une certaine mythologie révolutionnaire mais on pourrait aussi attribuer ce changement à des pressions plus profondes. Dans les scénarios la structure profonde du chapitre s’articule autour d’une série de confrontations entre les générations. A partir du stade scénarique Flaubert fait ressortir deux incidents qui appartiennent à un tel schéma, d’abord l’épisode dans la salle de garde dans lequel Frédéric imagine que le fusil d’Arnoux pourrait le tuer, puis à la fin du chapitre l’épisode où le père Roque tue un jeune prisonnier dans la terrasse du bord de l’eau.

L’intervention de Dussardier sur les barricades, envisagée plus tard, s’adapte à ce schéma macrostructural. Dans le premier épisode un jeune homme, Frédéric, éprouve des pulsions aggressives envers un homme plus âgé. Dans le troisième le père Roque, un homme âgé, tue un jeune homme, Flaubert ayant modifie l’âge de la victime, un propriétaire de province dans l’épisode historique dont il s’est inspiré. L’épisode sur les barricades, qui se place entre ces deux confrontations évolue sous leur influence. Il est significatif que Dussardier jette son fusil et qu’il reçoit, lui, une blessure qui n’est pas fatale comme on l’avait d’abord prévu.

Ce n’est pas un hasard non plus que l’insurgé qu’il abat d’un coup de savate soit en même temps sauvé et que l’insurgé devienne un gamin. Les détails imaginés par Flaubert naissent d’une série d’oppositions avec les autres confrontations. Il ne s’agit nullement de fidélité à des sources documentaires, mais plutôt de adaptation microstructurale sous la pression d’une puissante organisation macrostructurale.

(Ce commentaire est tiré de ‘Dussardier sur les barricades: genèse d’un "cas douteux"’, Revue d’histoire littéraire de la France)

Dans le second brouillon, un changement significatif apparaît : l'insurgé, qui était auparavant décrit comme "un homme", devient maintenant "un gamin". Depuis le tableau de Delacroix La Liberté guidant le peuple et l'invention de Gavroche par Victor Hugo, le "gamin" était devenu un élément courant de toute description d'action révolutionnaire. L'introduire ici pourrait s'inscrire dans l'exposition ironique des clichés et des stéréotypes qui traverse toute l'œuvre de Flaubert. Cependant, cette soudaine diminution de l'âge de l'insurgé pourrait également être due au désir de faire de cet épisode un pont entre les deux confrontations adjacentes dont nous avons discuté. Ce changement n'est clairement pas fait dans un souci de précision historique, mais en réponse à des pressions structurelles internes.

 

⚈ fo 176 (Mise au net)

La mise au net se rapproche de la version définitive mais est loin d’être stable :

- Le lieu de l’action est précisé de façon différente.

- La préposition "sur" devient "contre".

- La chasse aux assonances est indiquée par les syllabes soulignées.

(Ce commentaire est tiré de ‘Dussardier sur les barricades: genèse d’un "cas douteux", Revue d’histoire littéraire de la France)

La copie au net est proche de la version finale. Une nouvelle indication de lieu, « dans la rue Lafayette », remplace « à la barrière Rochechouart » pour des raisons obscures. La préposition « contre » remplace « sur », peut-être pour renforcer l'idée d'une violation de la fraternité. Essentiellement, cependant, Flaubert a donné à l'intervention de Dussardier sa forme définitive.

(Ce commentaire est tiré de « Dussardier on the Barricades: History and Fiction in L’Éducation sentimentale », Nineteenth-Century French Studies), 28, 2000, pp. 284-300)