Dramaturgie

 

Genèse de la pièce

   La genèse de La Vie de Galilée s'étale sur trente ans, de 1926 à 1956. Encore a-t-il fallu la mort de Brecht, au milieu des répétitions de la troisième version de la pièce, pour mettre un terme à cette incessante élaboration. Ces trente années, marquées successivement par le nazisme, la guerre, la bombe atomique et ce qu'elle entraîne de nouveau dans la responsabilité des hommes de science, sont aussi pour Brecht celles de la construction du socialisme et de la part que l'intellectuel est appelé à y prendre. Ces faits historiques, ces données nouvelles expliquent la complexité croissante du théâtre brechtien.
   La première version de La vie de Galilée date de 1938, écrite en trois semaines au Danemark, où Brecht est en exil. Le titre de cette première mouture, La Terre tourne, fait clairement allusion à l'héliocentrisme de Copernic vérifié par les travaux de Galilée, et annonce le problème central du conflit entre science et pouvoir. Dès 1939, poussé par la découverte de la fission de l'atome, Brecht envisage de refondre la pièce : « On devrait réécrire complètement la pièce, si on voulait obtenir cette "brise qui vient des rivages nouveaux, cette aurore rosée de la science." » Mais vient la guerre, puis l'exil aux États-Unis. En 1944 commence alors le travail dont sortira la deuxième version, le Galileo américain, issu d'une collaboration exemplaire de Brecht avec l'acteur Charles Laughton. Pendant trois ans, en reprenant les premières versions, les deux hommes s'emploient à établir une version destinée à la scène américaine.
  Le drame de Hiroshima, en août 1945, provoque cependant un revirement capital : du jour au lendemain, la biographie de Galilée prend un autre sens. A la lumière infernale de la bombe, le conflit entre Galilée et les pouvoirs de son temps se trouve placé dans une lumière neuve. Cette deuxième version, plus courte et avec une fin plus pessimiste que la première, sera jouée, avec Laughton dans le rôle de Galilée, en juillet 1947 au Coronet Theater de Los Angeles puis à New-York dans une mise en scène de Joseph Losey.
  Installé à Berlin-Est à partir de 1949, Brecht y crée le Berliner Ensemble et l'affaire Oppenheimer, qui avait considérablement préoccupé l'Allemagne, le fait à nouveau revenir à Galilée. En 1953, il charge deux de ses collaborateurs de mettre au point une version allemande, puis y collabore lui-même, en y intégrant tous les matériaux accumulés depuis longtemps et en tenant compte de la représentation américaine. Tous ces échos anciens et récents, mêlés à l'expérience de l'Allemagne partagée entre capitalisme et socialisme, finissent par produire la troisième et dernière version, intitulée La Vie de Galilée, mise en scène par Brecht lui-même en 1955 et publiée en 1956. La mort de Brecht au cours des répétitions du Berliner Ensemble, en août 1956, met fin à ce travail si caractéristique de la création du dramaturge, destinée à ne jamais être achevée tant il souhaite y inscrire les échos de l'actualité et l'évolution de ses expériences du langage scénique.

Structure.

  Elle fait fi de la dramaturgie classique en étalant considérablement la temporalité (27 ans !) et en multipliant les espaces (Padoue, Venise, Florence, Rome, une ville italienne, une maison de campagne, la frontière italienne). La pièce est constituée de quinze tableaux vivants et discontinus qui brossent une fresque variée où alternent discours philosophiques et manifestations de rue (on pense au drame romantique). Il n'est pas question ici de revendiquer quelque réalisme : il s'agit plutôt d'un théâtre didactique qui entreprend, à l'aide de scènes choisies, d'engager le spectateur dans la réflexion. Non que l'intérêt dramatique soit sacrifié : les tableaux font se succéder une série de retournements où la pièce trouve son intensité. A partir du tableau 6, ils placent l'enjeu dramatique sur le triomphe de la raison devant l'obscurantisme : ils le laissent espérer (tableaux 6, 9, 13) puis le font se dissiper (7, 11, 13) dans un raccourci de temps et de lieux qui contribue à l'unité du sujet. Même après la rétractation de Galilée, l'incertitude demeure et un dernier retournement verra le disciple Andrea choisir d'y voir une ruse. Ainsi l'intention didactique du dramaturge se marie avec les exigences de l'action théâtrale :

                                                     [La numérotation des pages renvoie à l'édition de l'Arche (1990)].

1.« Galileo Galilei professeur de mathématiques à Padoue, veut démontrer le nouveau système du monde de Copernic.» (7-23)

Padoue. Cabinet de travail de Galilée. Le matin. Leçon à Andrea : description de l'astrolabe (pp. 7-8). Salut à l'ère nouvelle (pp. 8-11). Continuation de la leçon : description expérimentale du système de « Kippernic » (pp. 11-14). Arrivée de Ludovico (« jeune homme riche ») et départ d'Andrea. Ludovico apprend à Galilée l'existence de la lunette (pp. 15-16). Entrée du curateur et discussion sur le prix du chercheur (pp. 17-22). Retour d'Andrea (pp. 22-23).

2. Galilée remet à la République de Venise une nouvelle invention.» (24-27)

Venise. Le grand arsenal. Galilée remet une prétendue « nouvelle invention» au doge et aux membres du Conseil (p. 24). Discours du curateur (p. 25). Apartés de Galilée et de Sagredo alternant avec les échanges futiles des personnages officiels (pp. 25-27).

3. « 10 janvier 1610 : au moyen de la lunette, Galilée découvre dans le ciel des phénomènes qui confirment le système de Copernic. Averti par son ami des conséquences possibles de ses recherches, Galilée témoigne de sa foi en la raison humaine. ». (28-41)

Padoue. Cabinet de travail de Galilée. La nuit. 10 janvier 1610. Galilée et Sagredo à la lunette. Moment historique : Sagredo découvre, effrayé, que la terre est « un corps céleste ordinaire, un parmi des milliers » (pp. 28-29). Arrivée du curateur, venu se plaindre du peu de valeur marchande de la lunette (pp. 30-32). Reprise des observations à la lunette, puis interruption pour les calculs. Confirmation des observations. Enthousiasme et profession de foi en la raison humaine de Galilée, s'opposant à l'incrédulité de Sagredo (pp. 33-38). Entrée de Virginia, vite renvoyée par Galilée (pp. 38-39). Mise en garde de Sagredo et lettre servile de Galilée au grand-duc de Florence (pp. 39-41).

4. « Galilée a troqué la République de Venise contre la cour de Florence. Ses découvertes dues à la lunette se heurtent à l'incrédulité des savants florentins.» (42-53)

Florence. Cabinet de travail dans la maison de Galilée. Monologue de Madame Sarti (p. 42). Arrivée du grand-duc (p. 43). Dispute entre Andrea et Cosme de Médicis (pp. 43-45). Entrent Galilée et « quelques professeurs de l'université », Polémique à propos d'Aristote et de l'Autorité et refus des représentants du savoir officiel et livresque de « voir ». Ils se soustraient à l'épreuve des faits (pp. 45-53). Départ de la cour. Galilée, dépité, « leur court après » (p. 53).

5. « Sans se laisser intimider même par la peste, Galilée poursuit ses recherches.» (54-60)

Florence. La peste. Galilée refuse, pour « amasser des preuves », de quitter Florence (pp. 54-56). Échanges avec des religieuses, une femme à sa fenêtre, des soldats (pp. 56-57). Conversation avec une vieille femme du peuple (pp. 58-59). Arrivée impromptue d'Andrea (pp. 59-61).

6. « 1616. Le Collegium Romanum, l'institut de recherche du Vatican, confirme les découvertes de Galilée.» (61-67)

Rome. Le Collegium Romanum. 1616. La nuit. Dans l'attente de la décision du Collegium, prélats, moines et savants se gaussent des théories galiléennes et crient au scandale (pp. 61-65). Un très vieux cardinal menace Galilée (pp. 65-66). Retournement : le père Clavius laisse tomber son verdict : « c'est juste ». Triomphe apparent de la raison (pp. 66-67).

7. « Mais l'Inquisition met à l'index la théorie de Copernic (5 mars 1616).» (67-77)

Rome. Résidence du cardinal Bellarmin. 5 mars 1616. Bal masqué. Conversation dans l'antichambre (pp. 67-68). Entrée des cardinaux Barberini et Bellarmin tenant des masques. Duel des citations et longue « conversation scientifique entre amis » (pp. 69- 72). Retournement : Bellarmin annonce la mise à l'index de la théorie de Copernic. Protestations de Galilée, entraîné vers la salle du bal (pp. 73-74). Le procès-verbal de la conversation est remis à l'inquisiteur, qui circonvient Virginia (pp. 75-77).

8. « Une conversation » (78-83)

Rome. Palais de l'ambassadeur florentin. Conversation avec le petit moine.

9. « L'avènement d'un nouveau pape, qui est lui-même un homme de science, encourage Galilée, après huit ans de silence, à reprendre ses recherches dans le domaine interdit des taches solaires. » (84-99)

Florence. Maison de Galilée. 1624. Les disciples de Galilée sont réunis pour un cours de physique expérimentale, tandis que Virginia et Madame Sarti cousent un trousseau (p. 84). Entre Mucius, que Galilée met à la porte en prononçant une phrase qu'il aura lieu plus tard de s'appliquer à lui-même (pp. 85-86). Court échange entre Madame Sarti et Virginia à propos du mariage de la jeune fille (pp. 86-87). Apparition du recteur de l'université qui apporte un livre (p. 87) et expérience sur la flottabilité des corps, Galilée refusant de s'occuper des taches du soleil depuis l'interdit de l'Église (pp. 87-90). Arrivée de Ludovico, qui annonce que le pape « rétrograde » est à l'agonie et que Barberini, « un homme de science » sera sans doute appelé à lui succéder (pp. 90-92). Retournement : le savoir redevient un plaisir, les taches solaires redeviennent un objet intéressant, excitation de Galilée et de ses disciples, proportionnelle à la mauvaise humeur grandissante de Ludovico (pp. 90-93). Échange entre Galilée et Ludovico, pendant de la conversation avec le petit moine, qui s'achève avec le départ de Ludovico et donc le sacrifice (par le père et le fiancé) de Virginia (pp. 93-97). Discours de la méthode (p. 98).

10. « Dans la décennie suivante, la théorie de Galilée se répand parmi le peuple. Des pamphlétaires et des chanteurs de ballade se saisissent partout des nouvelles idées. Au cours du carnaval de 1632, beaucoup de villes italiennes choisissent l'astronomie pour thème du cortège des Guildes. » (99-10)

[Une ville italienne.] 1632. Le carnaval. Un couple de forains entonne la ballade subversive chantée « dans toute l'Italie du Nord » à la gloire du « docte docteur Galileo Galilei » (pp. 99-102). Procession où l'on voit sur un trône ridicule «le grand-duc de Florence» et un mannequin « plus grand que nature » figurant Galilée « démolisseur de la Bible ». (p. 103).

11. « L'Inquisition convoque à Rome le chercheur connu dans le monde entier .» (104-109)

Florence. Antichambre dans le palais des Médicis. 1633. Début, selon Brecht, de la « déconstruction ». Galilée et Virginia font antichambre; on se détourne d'eux (pp. 104-105). Arrivée de Vanni, le fondeur, qui propose à Galilée d'« engager le combat » en lui offrant l'alliance d'amis « dans toutes les branches du négoce ». Galilée se récuse (pp. 105-107). Virginia rabrouée par un fonctionnaire (p. 107). Apparition du cardinal inquisiteur, suivi peu après du grand-duc, qui s'éloigne sans prendre le livre qu'est venu lui offrir Galilée (p. 108). Au moment où celui-ci veut partir, un haut fonctionnaire lui fait savoir que l'Inquisition le convoque à Rome (p. 109).

12. « Le Pape » (109-113)

Le Vatican. Le pape Urbain VIII (anciennement cardinal Barberini) reçoit le cardinal inquisiteur. Tandis qu'on revêt le pape de ses habits sacerdotaux, l'inquisiteur attaque violemment « l'esprit de révolte et de doute » et demande qu'on livre à l'Inquisition l'hérétique. Le pape finit par céder.

13. « Galileo Galilei rétracte devant l'Inquisition, le 22 juin 1633, sa théorie du mouvement de la Terre. » (114-119)

Rome. Palais de l'ambassadeur florentin. 22 juin 1633. Les disciples de Galilée réunis attendent le résultat du procès. Ils se disent certains de son refus de se rétracter, tandis que Virginia dans un coin prie pour le contraire (pp. 114-116). Un individu annonce la rétractation pour cinq heures. L'heure passée, joie des disciples (pp. 116-117). Retournement : la cloche de Saint-Marc sonne, annonçant l'abjuration. Voix du crieur public. Abattement et révolte des disciples. Retour de Galilée (pp. 118-119). Lecture devant le rideau d'un passage des Discorsi (p. 119).

14. «1633-1642. Galileo Galilei vit dans une maison de campagne près de Florence, prisonnier de l'Inquisition jusqu'à sa mort. Les Discorsi. » (120-132)

Une maison de campagne près de Florence. [Entre 1633 et 1637.] Galilée est prisonnier de l'Inquisition, surveillé par sa fille et un moine. Épisode des oies (pp. 120-121). Dictée (pp. 121-123). Visite d'Andrea qui apporte des nouvelles des anciens disciples; dialogue chargé de reproches et entrecoupé de longs silences (pp. 123-126). Galilée révèle alors qu'il a achevé les Discorsi : revirement d'Andrea qui, plein de son enthousiasme retrouvé, développe la théorie de la « bonne ruse » (pp. 126-129). Longue autocritique de Galilée, qui récuse l'interprétation par la ruse et s'accuse d'avoir trahi « le seul but de la science » : « soulager les peines de l'existence humaine » (pp. 129-132). Départ d'Andrea, tandis que Galilée se remet à manger (p. 132).

15. «1637. Discorsi. Le livre de Galilée passe la frontière italienne.» (133-137)

Frontière italienne. 1637. Des enfants chantent et évoquent les sorcières et le diable, tandis qu'un garde-frontière inspecte les bagages d'Andrea. Celui-ci, assis sur une malle, lit le manuscrit de Galilée (pp. 133-135). Le garde-frontière fait ouvrir la malle, renonce, et Andrea passe la frontière avec à la main le livre auquel le garde-frontière n'a pas pris garde. Andrea transmet au garçon superstitieux la leçon de Galilée : « Il te faut apprendre à ouvrir les yeux » (pp. 136-137).

© Belin, 1999.

 

 

Le théâtre épique

 

Une pièce historique ?

 

 Les circonstances de l'affaire Galilée sont, bien sûr, clairement présentées dans la pièce de Brecht. Mais, loin de revendiquer une fidélité intégrale au passé, celui-ci est plutôt désireux de saisir l'esprit de l'époque et la nature profonde de ses enjeux philosophiques, tels qu'il a pu, par exemple, les trouver dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, rédigés par Galilée en 1624 :

 Le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632) est un ouvrage composé par Galilée à la demande du pape Urbain VIII. Il oppose essentiellement deux personnes, la première (Filippo Salviati) favorable au système héliocentrique de Copernic, la deuxième (Simplicio) au système géocentrique de Ptolémée. Les thèses de Galilée transparaissent clairement derrière celles de son ami Filippo Salviati, cependant qu'au travers de Simplicio, défenseur de la physique aristotélicienne, on peut reconnaître le pape Urbain VIII et tout l'appareil ecclésiastique.

Simplicio
Je vous demande comment vous pouvez raisonnablement nier que les parties de la terre descendent vers le centre d’un mouvement droit, alors que, lâchées du haut d’une tour très élevée dont les parois sont on ne peut plus droites et construites d’aplomb, elles tombent en rasant la bâtisse. En second lieu, vous révoquez en doute que les parties de la terre se meuvent pour aller au centre du monde, ainsi que l’affirme Aristote, comme s’il ne l’avait pas démontré de façon concluante par une argumentation où il met en jeu les mouvements contraires : le mouvement des graves, dit-il, est contraire à celui des corps légers ; or, on voit que le mouvement de ces derniers est dirigé droit en haut, autrement dit vers la circonférence du monde : donc, le mouvement des graves est dirigé droit vers le centre du monde, et il se trouve per accidens que c’est vers le centre de la terre, puisque l’un et l’autre coïncident…
Salviati
Ce qu'Aristote voit du mouvement des corps légers, c'est que le feu, partant d'un lieu quelconque de la superficie du globe terrestre, s'en écarte en droite ligne de bas en haut ; c'est là, à vrai dire, se mouvoir vers une circonférence plus vaste que celle de la terre, à savoir, comme l'énonce Aristote lui-même, vers la concavité de la lune. Mais que cette circonférence soit celle du monde ou qu'elle lui soit concentrique en sorte que se mouvoir vers l'une soit autant que se mouvoir vers l'autre, c'est ce qu'on ne peut affirmer si l'on n'a supposé d'abord que le centre de la terre d'où nous voyons s'éloigner, dans leur ascension, les corps légers, est le même que le centre du monde, autrement dit que le globe terrestre est constitué au centre du monde. Or c'est justement ce dont nous doutons… Nous voyons que la terre est sphérique, nous sommes donc assurés qu'elle a un centre ; nous constatons que, vers ce centre, se meuvent toutes ses parties et qu'il est nécessaire, de ce fait, que leurs mouvements soient perpendiculaires à la surface terrestre ; nous comprenons que, se mouvant vers le centre de la terre, elles se meuvent vers leur tout, vers leur mère commune ; et nous avons ensuite la bonté de nous laisser convaincre que leur instinct naturel est d'aller non pas vers le centre de la terre, mais vers celui de l'univers, dont nous ne savons ni où il est, ni s'il existe, ni même, au cas où il existerait, s'il n'est autre qu'un point imaginaire, un néant totalement dénué de puissance. Quand à ce que disait le signor Simplicio, à savoir qu'il est vain de mettre en question si les parties du soleil, de la lune, ou de tout autre corps céleste séparées de leur tout y retourneraient naturellement, attendu que le cas ne peut se présenter, les démonstrations d'Aristote ayant rendu évident que les corps célestes sont impassibles, impénétrables, indivisibles, etc., j'y réponds que les conditions par lesquelles, suivant Aristote, les corps célestes diffèrent des corps élémentaires sont uniquement fondées sur ce qu'il déduit de la diversité des mouvements naturels de ceux-ci et de ceux-là ; de sorte que si l'on refuse d'attribuer le mouvement circulaire aux seuls corps célestes et si l'on affirme qu'il convient à tous les corps naturels mobiles, on devra nécessairement admettre que les attributs d'engendrable ou d'inengendrable, d'altérable ou d'inaltérable, de divisible ou d'indivisible, etc. conviennent également et sont communs à tous les corps mondains, tant célestes qu'élémentaires, ou bien que c'est à tort et par erreur qu'Aristote a déduit du mouvement circulaire ceux qu'il assigne aux corps céleste.
Simplicio
Cette manière de philosopher tend à la subversion de toute la philosophie naturelle, elle jette le trouble partout, elle met en désordre le ciel, la terre, l'univers entier.
Salviati
Ne vous mettez point en souci du ciel et de la terre ; ne craignez pas leur subversion. Quand au ciel, vos craintes sont vaines puisque vous-même le réputez inaltérable et impassible ; et quant à la terre, nous ne cherchons qu'à l'ennoblir et à lui donner perfection quand nous nous appliquons à la rendre semblable aux corps célestes et, en quelque sorte, à la placer dans le ciel d'ou vos philosophes l'ont bannie… Mais pour donner surabondante satisfaction au Signor Simplicio, j'ajoute que notre siècle nous apporte des observations nouvelles et des faits nouveaux tels que si Aristote vivait aujourd'hui, je suis bien certain qu'il changerait d'opinion… Les choses découvertes dans le ciel, de notre temps, sont et on été de nature à donner pleine satisfaction à tous les philosophes ; en effet, que ce soit dans les corps célestes particuliers ou dans l'universelle étendue des cieux, on a vu et on voit encore des accidents semblables à ceux que nous désignons sous les termes de générations et de corruptions : nombre de comètes observées par d'excellents astronomes sont nées et se sont dissipées dans des régions plus hautes que l'orbe lunaire, sans parler des deux nouvelles étoiles apparues en 1572 et 1604 et qui, sans contradiction possible, sont très élevées au dessus des planètes ; sur la face du soleil lui-même, on voit, grâce au télescope, se produire et se dissoudre des amas de matières denses et obscures dont l'aspect rappelle beaucoup celui des nuages autour de la terre, et dont plusieurs sont extrêmement vastes. Eh bien, si Aristote voyait tout cela, que pensez-vous qu'il dirait et qu'il ferait ?
Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, 1632.

 

  La pièce de Brecht dramatise-t-elle l'affaire Galilée ? Il faut nous placer ici sur le critère de la fidélité de l'œuvre au passé, à laquelle Brecht attachait peu d'importance. Au cours de ses trois versions, le dramaturge s'est de plus en plus éloigné de la vérité. Certains faits sont passés sous silence, les personnages réels sont malmenés (huit sont historiques, deux n'ont que quelques rapports avec l'affaire Galilée, cinq sont fictifs). Brecht a méconnu les relations familiales de Galilée, qui ne possédait pas une fortune adéquate à ses désirs d'appartenir à la classe bourgeoise et qui, pour ne pas avoir à doter ses deux filles, les mit dans un couvent. Brecht n'en garde qu'une, qui vit près de son père, Virginia, et ignore la fidélité qu'elle a toujours conservée à son égard (elle mourra peu après sa condamnation). Par certains côtés, le personnage de Galilée lui-même est peu authentique : l'astronome a représenté une certaine puissance temporelle qui lui a permis de jouer un rôle indépendant, ce que Brecht passe sous silence. Le plus grand grief que l'on pourrait peut-être lui faire, c'est d'avoir transformé l'injonction adressée par l'Inquisition à Galilée en un simple avertissement. En outre, Brecht ignore volontairement la foi de Galilée et sa pièce ne montre pas que son désir de diffuser la science visait à prouver à l'Église qu'elle ne lui était pas contraire. Enfin Brecht ne rend pas compte des luttes qui se livrèrent au sein même de l'Église à propos des théories galiléennes. Ainsi la pièce est de moins en moins le tableau d'une époque, comme elle s'éloigne de plus en plus de la vie de Galilée qui est ici délibérément anachronique.
  Pour autant, peut-on affirmer que la pièce de Brecht ignore totalement la réalité historique ? Il nous faut ici partir de la définition du drame historique établie par Georg Lukács. C'est à partir, selon ce dernier, de l'existence d'un héros central, personnage "mondialement historique", et d'une collision socio-historique autour de ce héros, que se construit un drame historique. Révélée par un caractère, cette collision apparaît grâce aux actes et par le langage. Galilée est bien en effet un individu mondialement historique dans le sens défini par Hegel : il est l'homme de l'ère nouvelle, de la raison; il est, comme le dirait Schiller, le porte-parole de l'esprit du siècle. Il en partage l'avidité de savoir et la foi humaniste, et si une contradiction l'écartèle (au moment où il célèbre l'ère nouvelle, il interdit par exemple à sa fille de regarder dans le télescope), c'est qu'il en incarne aussi les troubles et les régressions. Alors que le caractère du héros devrait rayonner autour de la collision socio-historique, celui de Galilée lui dicte des comportements contradictoires (voir page suivante) au milieu desquels il apparaît divisé. Cette collision, c'est bien sûr celle qui oppose Galilée à l'Église, au pouvoir, aux temps anciens, mais elle n'est jamais considérée en tant que telle. Le forces en présence varient, d'autres sont à peine montrées : le peuple n'apparaît que dans un intermède où Galilée n'est qu'une effigie. C'est donc à l'intérieur du personnage lui-même qu'il faut aller pour saisir la véritable historicité de la pièce. Si La Vie de Galilée ne nous propose pas d'image-reflet ni de couleur locale, c'est qu'elle souhaite nous faire prendre conscience d'une crise historique qui dépasse les faits et leurs acteurs. Ce qui donne à la pièce son intensité dramatique, ce sont ces retournements que nous avons signalés, car ils incarnent le véritable enjeu de l'époque : qui triomphera de l'obscurantisme ou de la raison ? Quel rôle doit jouer la science, et quelle est la responsabilité du savant ? Ces problèmes sont trop modernes pour que Brecht n'ait pas souhaité se distancier de la réalité historique, répondant à la définition donnée par Georg Büchner dans une lettre à sa famille : « Le poète dramatique n’est à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous l’histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans la vie d’une époque, qu’au lieu de caractéristiques, il nous montre des caractères, et des figures au lieu de descriptions ».

 

Un théâtre didactique

  Lorsqu'on évoque le théâtre brechtien, on a coutume de parler de distanciation (Verfremdung). Ce concept devenu célèbre, qui reste en effet l'une des données les plus constantes des écrits théoriques de Brecht, est inséparable des positions politiques affichées par le dramaturge, selon lesquelles le théâtre ne saurait être un divertissement, mais un acte responsable de citoyen. Il s'agit ainsi d'éviter la fascination opérée par le spectacle et l'identification avec les personnages, pour que le spectateur garde tout son esprit critique. Pour cela, la régie scénique doit par tous les moyens distancier les événements représentés de la sensibilité du public : l'acteur prendra du recul par rapport à son personnage, la discontinuité des tableaux scéniques offrira un ensemble de documents pédagogiques propices à la réflexion, l'historicisation des situations saura les ancrer dans leur spécificité pour éviter la généralité des rapports humains et des sentiments qui leur sont traditionnellement liés. Ce didactisme, Brecht en a fait l'essence même de ce qu'il appelle le théâtre épique : le refus du psychologisme au profit de la narration, l'utilisation nouvelle des ressources scéniques (cinéma, tapis roulant, scène tournante, machineries visibles etc.) sont destinés à accentuer le caractère résolument politique de ce théâtre dont le but est d'aider « sur le plan social les masses prolétariennes à s'introduire précisément dans les positions que l'appareil de théâtre avait créées pour les masses bourgeoises » (Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht). Il en va de même du conflit installé depuis Aristote comme moteur d'intrigue et de résolution cathartique. Brecht préfère parler de contradiction et installer celle-ci au cœur même du personnage afin d'intriguer le spectateur et favoriser sa réflexion et sa prise de position.
  La Vie de Galilée reflète pleinement ces ambitions. La thématique de la pièce cible la grandeur et les risques de l'ère nouvelle, "l'aurore de la raison émergeant des ténèbres". Jouant sans cesse entre l'époque de Galilée et celle de Brecht, la pièce nous amène à réfléchir sur la signification historique des rapports de la science avec le peuple et le pouvoir temporel. Le nœud de l'action est ainsi décentré : la collision est partout et nulle part. A travers le personnage de Galilée, non coupable mais responsable, dont l'abjuration reste le seul acte positif dans la mesure où elle le conserve, le spectateur doit comprendre la situation historique, et c'est à cette compréhension que Brecht le renvoie, compréhension double puisqu'elle est celle de l'époque de Galilée comme de l'époque de Brecht. Le spectateur devient Galilée, il partage l'aventure de l'ère nouvelle, d'autant plus qu'il sait où elle conduit, et c'est ce spectateur devenu Galilée qui fait l'autocritique de Galilée. Il vit encore le contrecoup du « péché mortel » de la science qui est d'avoir oublié le bonheur des hommes et promu l'ère de la bourgeoisie. Ainsi le théâtre de Brecht ne nous propose pas une simple reproduction documentée, mais nous renvoie à une totalité historique (la collusion de l'Église et du pouvoir dans l'État bourgeois, l'avènement nécessaire du socialisme), qui doit nous aider à comprendre les enjeux actuels de la science face au pouvoir. Le spectateur doit donc prendre position pour le futur, historiquement et politiquement. Ainsi s'explique l'idée de ce théâtre dialectique, qui se justifie par les rôles conjugués du spectateur et de l'œuvre qui l'invite à faire l'histoire nouvelle.