LA LECTURE DU TEXTE NARRATIF

 

 

 

Jules Supervielle (1884-1960)
Le voleur d'enfants (1926), incipit
.


Reportez-vous au tableau des types de textes afin de mieux vous familiariser avec les formes du texte narratif.

   Antoine a sept ans, peut-être huit. Il sort d'un grand magasin, entièrement habillé de neuf, comme pour affronter une vie nouvelle. Mais pour l'instant il est encore un enfant qui donne la main à sa bonne, boulevard Haussmann.
   Il n'est pas grand et ne voit devant lui que des jambes d'hommes et des jupes très affairées. Sur la chaussée, des centaines de roues qui tournent ou s'arrêtent aux pieds d'un agent âpre comme un rocher.
   Avant de traverser la rue du Havre, l'enfant remarque, à un kiosque de journaux, un énorme pied de footballeur qui lance le ballon dans des « buts » inconnus. Pendant qu'il regarde fixement la page de l'illustré, Antoine a l'impression qu'on le sépare violemment de sa bonne. Cette grosse main à bague noire et or qui lui frôla l'oreille ?
   L'enfant est entraîné dans un remous de passants. Une jupe violette, un pantalon à raies, une soutane, des jambes crottées de terrassier, et par terre une boue déchirée par des milliers de pieds. C'est tout ce qu'il voit. Amputé de sa bonne, il se sent rougir. Colère d'avoir à reconnaître son impuissance dans la foule, fierté refoulée d'habitude et qui lui saute au visage ? Il lève la tête. Des visages indifférents ou tragiques. De rares paroles entendues n'ayant aucun rapport avec celles des passants qui suivent : voilà d'où vient la nostalgie de la rue. Au milieu du bruit, l'enfant croit entendre le lugubre appel de sa bonne : « Antoine ! » La voix lui arrive déchiquetée comme par d'invisibles ronces. Elle semble venir de derrière lui. Il rebrousse chemin, mais ne répond pas. Et toujours le bruit confus de la rue, ce bruit qui cherche en vain son unité parmi des milliers d'aspirations différentes. Antoine trouve humiliant d'avoir perdu sa bonne et ne veut pas que les passants s'en aperçoivent. Il saura bien la retrouver tout seul. Il marche maintenant du côté de la rue de Provence, gardant dans sa paume le souvenir de la pression d'une main chère et rugueuse dont les aspérités semblaient faites pour mieux tenir les doigts légers d'un enfant.

© Grasset

 

  Problématique :  ce texte est l'incipit (la première page) du roman de Supervielle. Le point de vue choisi par le narrateur est, à l'évidence, celui de l'enfant. Toutefois la présence de certains niveaux de langue et d'image attire notre attention. La narration n'a-t-elle pas d'autre ambition que celle d'installer le lecteur dans cette subjectivité ? Au-delà, peut-on établir les caractères particuliers d'une écriture romanesque (on saura que Supervielle est surtout à l'origine d'une œuvre poétique) ?

  Nous suivrons pour cette lecture analytique les étapes propres à l'interrogation du texte narratif, que vous trouverez synthétisées dans une fiche pratique à la fin de cet exercice.

Objectif 1 : observation d'ensemble et attentes de lecture :

  Lisez d'abord ce texte attentivement et à plusieurs reprises. Notez vos premières impressions (par quoi êtes-vous surtout touché ?). Elles constitueront quelques premières hypothèses de lecture.
  Vous pouvez recueillir quelques informations sur Jules Supervielle, voire sur Le voleur d'enfants, mais ce n'est nullement nécessaire (vous ne disposerez pas de documentation le jour de l'examen !). Contentez-vous de vous interroger sur le titre du roman et des attentes qu'il peut générer.

   Résumez brièvement vos premières impressions et vos attentes.

Objectif 2 : la fiction (ce qui est raconté) :

* Vous avez noté qu'il s'agit d'une première page de roman. Celle-ci vous semble-t-elle conforme à ce qu'est une première page dans le roman réaliste du XIX° siècle (Balzac notamment) ? Pourquoi ? Qu'attend-on d'une première page de roman et quelles sont les conséquences d'un incipit de cette nature (on appelle ceci un incipit in medias res) ? A quelles séquence narratives peut-on assimiler cet épisode (identifiez les indices d'un état initial et l'élément perturbateur : notez par exemple les adverbes de temps "pour l'instant, toujours, maintenant") ?

* Quelle est la durée de l'épisode ? Dispose-t-on de beaucoup d'indices ? Pourquoi ? Repérez les indices locaux. Que peut-on remarquer ?

* Caractérisez le personnage central (notez par exemple les éléments qui signalent un enfant). Dénombrez les personnages. Par quels pronoms, adjectifs démonstratifs ou possessifs sont-ils désignés. Qu'en concluez-vous ?
Quelle relation s'instaure entre le personnage central et l'univers qui l'entoure ?

  Synthétisez vos remarques. Vous pouvez notamment avoir perçu l'atmosphère imprécise du texte et les relations confuses que le personnage entretient avec le monde.

 

Objectif 3 : la narration (comment est-ce raconté ?) :

* LES TEMPS : le narrateur peut choisir diverses positions par rapport à la fiction qu'il entreprend de raconter, ce que révèle particulièrement le système temporel.

 ORDRE DE LA NARRATION
    par rapport à la fiction, la narration peut être...
postérieure : le narrateur raconte le déroulement de faits passés
simultanée : le narrateur est contemporain du déroulement des faits
antérieure : le narrateur anticipe sur les faits à venir.

        Vous aurez repéré dans notre texte la persistance du présent de l'indicatif. Pourquoi ce choix ? Qu'en concluez-vous d'emblée sur la place du narrateur par rapport à la fiction ?

* LE RYTHME NARRATIF : une narration installe une durée propre qui n'a rien à voir avec la durée réelle : 

LE RYTHME NARRATIF
  en dehors d'une situation de dialogue (scène), le temps de la narration (TN) n'est pas le même que celui de la fiction (TF).
la pause   (TF = 0) cesse de raconter pour expliquer ou décrire
le sommaire (TN < TF) contracte en quelques lignes une durée temporelle qui peut être très importante.
le ralenti   (TN > TF) s'attarde longuement sur une brève période de temps
l'ellipse  (TN = 0) passe sous silence une période de temps

         Quel est dans le texte de Supervielle le rapport temporel entre la narration et la fiction ? Confirmez par votre réponse vos conclusions précédentes.

* LE POINT DE VUE DU NARRATEUR :

  Dans un roman, le narrateur détermine son niveau de perception, le point de vue à partir duquel les éléments de la fiction seront décrits et racontés : c'est à partir de cette notion de foyer de la perception que Gérard Genette a proposé le terme de focalisation et distingué trois niveaux :

focalisation interne
la narration se limite au point de vue d'un personnage.
focalisation 0       
le narrateur est omniscient (foyer de perception indécelable).
focalisation externe
le narrateur est une sorte de témoin ignorant.

 Dans ce même ouvrage (Figures III), Genette propose de recenser ainsi les diverses postures du narrateur par rapport à la diégèse (l'univers spatio-temporel du récit) :

 PLACE DU NARRATEUR
- extradiégétique : le narrateur est extérieur à l'histoire et s'adresse directement au lecteur
- intradiégétique : le narrateur est un des personnages et s'adresse à l'un des personnages du récit.
un personnage-narrateur peut être
- homodiégétique : le narrateur raconte une histoire dont il est un protagoniste
- hétérodiégétique : le narrateur raconte une histoire dont il est absent.

 

- qui raconte ? Y a-t-il dans le texte de Supervielle des marques directes de la présence du narrateur, d'un jugement quelconque de celui-ci sur son personnage (pouvez-vous repérer des traces de discours ?) ?
- qui voit ? Relevez tous les verbes du regard et de la sensation. Que remarquez-vous ? Quel est le sujet grammatical de ces verbes ? Tirez-en le niveau de focalisation
:

  Que voit ici le personnage central ? Que voyons-nous en tant que lecteurs ? Peut-on vérifier le fait que l'on a affaire à un enfant (ses centres d'intérêt, par exemple, ou ce qu'il est condamné à ne pas voir) ?

  Synthétisez vos remarques concernant la place du narrateur : vous aurez pu mettre en évidence la nature particulière d'une atmosphère perçue par un enfant (rétrécissement du champ de vision, confusion due à son égarement).

 

 

Objectif 4 : procédés d'écriture :

* niveaux de langue : caractérisez-les (les termes "âpre, aspérités" peuvent-ils appartenir au langage d'un enfant ? Qu'en concluez-vous ?)
* pouvez-vous constituer un ou plusieurs champs lexicaux ? Montrez qu'ils sont en rapport avec vos observations précédentes.
* ce texte est, bien entendu, une page de prose, mais la langue correspond-elle toujours à ce qu'on attend d'une prose ? A quels moments ? Pourquoi ce mélange ?
- relevez ainsi les différents degrés de l'image, de la comparaison à la métaphore ou à la personnification :
   ainsi l'hypallage « des jupes très affairées ».

Au terme de votre lecture analytique, vous pouvez relire vos observations et vos bilans intermédiaires. Il devrait se dégager de cette synthèse générale deux ou trois observations récurrentes qui construisent votre projet de lecture. A l'oral, vous pourriez les développer successivement. Mais vous pouvez aussi présenter votre lecture sous la forme que nous avons suivie : une lecture analytique n'est pas un commentaire composé oral et ne doit pas nécessairement se présenter comme un « produit fini » ! C'est votre démarche qui compte et votre progression rigoureuse dans l'interprétation à l'aide des indices que vous avez su relever.

 Néanmoins (et notamment dans l'optique de l'oral de l'EAF), il peut être avantageux de regrouper vos remarques autour d'axes capables de rendre compte de votre lecture dans les délais impartis. Exercez-vous à remplir le tableau suivant autour des deux directions que nous suggérons  :

Un univers au niveau de l'enfant Les distorsions dans ce point de vue
- le rétrécissement - les marques du jugement ou de l'anticipation
- incertitudes et confusions - le registre de langue soutenue
- le discours indirect libre - poésie de l'imaginaire (degrés de la métaphore)

voir le commentaire littéraire intégralement rédigé.

 

FICHE PRATIQUE : les questions à poser au texte narratif

 La fiction (ce qui est raconté) :
  • place du texte dans le roman et dans le schéma narratif : état initial ? action (élément perturbateur, péripéties, élément de résolution) ? état final ? le texte présente-t-il les étapes d'un schéma narratif ?
  • indices spatio-temporels : durée de l'histoire ? atmosphère générale (nature du décor, importance des formes descriptives) ?
  • caractérisation des personnages : par le portrait, les discours rapportés et/ou par les rapports qui se créent entre eux (conflit ? fusion ?)

 La narration  (comment est-ce raconté ?) :

  • le temps : quelle est la place de la narration par rapport à la fiction (antérieure, simultanée, postérieure ?) quelle est la valeur des différents temps verbaux ?
  • le rythme narratif : quelle durée occupe la narration par rapport à la fiction ( pause, ralenti, scène, sommaire ou ellipse) ?
  • le point de vue du narrateur (focalisation) : qui raconte ? le narrateur est-il présent (discours) ou absent à l'histoire ? qui voit (formes descriptives) ?
  • procédés d'écriture : niveaux de langue, syntaxe et figures de style ?

 

APPLICATION :

Une technique narrative : le point de vue du narrateur ou focalisation.

     Note sur le point de vue du narrateur dans Madame Bovary.

  Dans l'étude d'un texte narratif, l'étude des focalisations peut être plus ou moins fertile : elle l'est particulièrement pour le roman du XIXème siècle, à partir du moment où le romancier cesse de se comporter comme un démiurge omniscient. Nous avons choisi de nous appuyer ici sur Madame Bovary de Gustave Flaubert pour en dégager quelques exemples.

  Les premières pages du roman laissent croire à un narrateur présent à l'histoire, sous la forme, par exemple, d'un condisciple de Charles ("Nous étions à l'étude ... "). La dernière ligne du roman laisse croire, elle aussi, à un narrateur témoin ("Il vient de recevoir la croix d'honneur".) Mais la plus grande partie de l'œuvre ne garde rien de ce statut homodiégétique, révélant plutôt une grande variété de focalisations :

I/ VARIÉTÉ DES FOCALISATIONS :

  • le plus souvent, le foyer de perception des événements est le point de vue d'Emma (focalisation interne) :

     Emma, en face de lui, le regardait. Elle ne partageait pas son humiliation ; elle en éprouvait une autre. C'était de s'être imaginé qu'un pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingt fois déjà elle n'avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité. (II, 11)

  • mais le lecteur peut aussi être limité au point de vue d'autres personnages : Charles, Rodolphe, Léon et même les deux commères du chapitre VII de la 3ème partie, curieuses de manœuvres d'Emma dont ne nous saurons rien :

    — Ah ! la voici ! fit Mme Tuvache.
    Mais il n’était guère possible, à cause du tour, d’entendre ce qu’elle disait.
    Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mère Tuvache souffla tout bas :
    — Elle le prie, pour obtenir un retard à ses contributions.
    — D’apparence ! reprit l’autre.
    Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contre les murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes de rampe, tandis que Binet se caressait la barbe avec satisfaction.
    — Viendrait-elle lui commander quelque chose ? dit Mme Tuvache.
    — Mais il ne vend rien ! objecta sa voisine.
    Le percepteur avait l’air d’écouter, tout en écarquillant les yeux, comme s’il ne comprenait pas. Elle continuait d’une manière tendre, suppliante. Elle se rapprocha ; son sein haletait ; ils ne parlaient plus.
    — Est-ce qu’elle lui fait des avances ? dit Mme Tuvache.

  • on notera aussi la présence épisodique du narrateur omniscient (focalisation 0) capable d'ironiser sur les lectures d'Emma ou d'exprimer des jugements manifestes sur les personnages. Ainsi pour cette "faiblesse humaine" dénoncée dans Bournisien et Homais endormis :

     Ils étaient en face l’un de l’autre, le ventre en avant, la figure bouffie, l’air renfrogné, après tant de désaccord se rencontrant enfin dans la même faiblesse humaine ; et ils ne bougeaient pas plus que le cadavre à côté d’eux, qui avait l’air de dormir. (III,9)

  • plus rare et plus révélateur encore de la modernité de Flaubert est le passage à la focalisation externe , comme dans la scène du fiacre (III,1) :

     Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire.
      Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s'abattirent plus loin comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
      Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.

  Cette variété justifie qu'on parle de Madame Bovary comme d'un roman du point de vue. On sait par ailleurs que Flaubert avait un souci d'impassibilité qu'il a traduit par la formule célèbre : "présent partout, visible nulle part". Attitude que sa correspondance manifeste souvent : "Nul lyrisme, pas de réflexion, personnalité de l'auteur absente" (10 février 1852) ; "Est-ce que le bon Dieu l'a jamais dite, son opinion?" (5 déc.1866). Les intrusions d'auteur sont donc assez rares : Madame Bovary révèle cette volonté d'"écrire froidement", dans un souci de précision scientifique qui est aussi une réaction anti-romantique. Mais ce parti-pris est loin d'être toujours respecté, si bien que l'on ne suit pas Flaubert lorsqu'il clame qu'"il faut planer impartialement au-dessus de tous les objectifs" (août 1857). Sa présence n'est pas souvent manifeste au premier degré, mais elle est néanmoins constante et Baudelaire n'a pas manqué de s'en aviser en notant que Flaubert avait simplement "voilé" ses "hautes facultés lyriques et ironiques".
   Regardons-y de plus près :

II/ PRÉSENT PARTOUT, VISIBLE NULLE PART :

 L'habileté du narrateur consiste à guider nos perceptions et notre interprétation des faits ou des personnages sans révéler sa présence. Pour cela, plusieurs techniques :

  • la description : jamais innocente, elle anticipe sur l'action ou aide à comprendre le personnage : voir la description initiale de la casquette du jeune Charles.
  • des remarques laconiques prennent valeur de commentaire par la place qui leur est assignée : ainsi dans l'explicit du roman.
  • le discours des personnages , par ses boursouflures, se dévalorise de lui-même. C'est le cas de la plupart des prises de parole du pharmacien Homais, et ce dès la première !
  • le contrepoint : c'est la technique essentielle du roman. Il s'agit d'entremêler deux discours comme deux lignes mélodiques pour tirer des effets de cette juxtaposition. On a souvent remarqué que Madame Bovary est un roman "binaire" : tout, souvent, va par deux (deux amants pour Emma, mais aussi deux maisons, deux femmes pour Charles etc.). Cette structure binaire est encore plus évidente dans les oppositions, surtout si l'on prend en compte l'opposition fondamentale entre Emma et le monde. Il suffit au narrateur de juxtaposer deux discours différents pour souligner à quelle vulgaire platitude sont confrontés les rêves d'Emma et surtout comment, dans des domaines différents, les formules figées, les idéaux dégradés se répondent.
      Le contrepoint a d'abord un intérêt narratif : il met en scène ce que le narrateur peut dès lors se dispenser de dire, respectant en cela son vœu d'impassibilité :
    • voir l'opposition presque caricaturale entre Emma et le curé Bournisien (II,6), celui-ci poursuivant ses pitoyables plaisanteries pendant qu'elle voudrait lui parler d'une souffrance qu'il est incapable de comprendre. Ce passage est hautement représentatif à lui tout seul du mal d'Emma mais aussi de la manière très "manichéenne" dont Flaubert construit ses personnages.

        — Allez, dit-il quand il fut revenu près d’Emma, et en déployant son large mouchoir d’indienne, dont il mit un angle entre ses dents, les cultivateurs sont bien à plaindre !
      — Il y en a d’autres, répondit-elle.
      — Assurément ! les ouvriers des villes, par exemple.
      — Ce ne sont pas eux…
      — Pardonnez-moi ! j’ai connu là de pauvres mères de famille, des femmes vertueuses, je vous assure, de véritables saintes, qui manquaient même de pain.
      — Mais celles, reprit Emma (et les coins de sa bouche se tordaient en parlant), celles, monsieur le curé, qui ont du pain, et qui n’ont pas…
      — De feu l’hiver, dit le prêtre.
      — Eh ! qu’importe ?
      — Comment ! qu’importe ? Il me semble, à moi, que lorsqu’on est bien chauffé, bien nourri…, car enfin…
      — Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait-elle.
      — Vous vous trouvez gênée ? fit-il, en s’avançant d’un air inquiet ; c’est la digestion, sans doute ? Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thé ; ça vous fortifiera, ou bien un verre d’eau fraîche avec de la cassonade.
      — Pourquoi ? Et elle avait l’air de quelqu’un qui se réveille d’un songe.
      — C’est que vous passiez la main sur votre front. J’ai cru qu’un étourdissement vous prenait. Puis, se ravisant :
      — Mais vous me demandiez quelque chose ? Qu’est-ce donc ? Je ne sais plus.
      — Moi ? Rien…, rien…, répétait Emma.

    • dans la scène de l'auberge (II,2), d'un côté nous percevons la conversation géographique de Charles et Homais, de l'autre l'entretien romantique de Léon et Emma. Ce passage suffit à dresser une barrière définitive entre le monde que refuse Emma et celui qu'elle convoite.
    • on observe les mêmes effets dans la double rêverie qui occupe Charles et Emma l'un à côté de l'autre (II, 12).
    • dans la scène des Comices (II,8), le discours amoureux de Rodolphe s'entremêle avec les récompenses décernées par le mérite agricole :
    •  — Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ? quel hasard l’a voulu ? C’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l’un vers l’autre. Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.
      « Ensemble de bonnes cultures ! » cria le président.
      — Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous…
      « À M. Bizet, de Quincampoix. »
      — Savais-je que je vous accompagnerais ?
      « Soixante et dix francs ! »
      — Cent fois même j’ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté.
      « Fumiers. »
      — Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie !
      « À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or ! »
      — Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne un charme aussi complet.
      « À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »
      — Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.
      « Pour un bélier mérinos… »
      — Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.
      « À M. Belot, de Notre-Dame… »
      — Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie ?
      « Race porcine, prix ex aequo : à MM. Lehérissé et Cullembourg ; soixante francs ! »
      Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ; mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s’écria :
      — Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! Vous comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple !

  Le contrepoint a aussi une valeur ironique : il est l'arme privilégiée de l'ironie manifestée constamment par le narrateur à l'égard de ses personnages.

  • Il faut d'abord remarquer comment les mélodies s'enchaînent : dans la scène de l'auberge, les conversations des deux couples s'entremêlent au point qu'ils ont l'air de se répondre : ainsi le thème de la promenade prend des couleurs romantiques pour Emma et Léon alors qu'elle reste de l'ordre géographique et climatique pour Charles et Homais; dans la scène des Comices , le mot "devoirs" prononcé par le conseiller fournit à Rodolphe un prétexte pour leur opposer les passions et, plus loin, le mot "fumiers" vient malicieusement ponctuer son discours amoureux. Une telle technique, outre qu'elle permet admirablement de suggérer la vie dans la simultanéité des conversations, sert surtout ce ricanement amer que le narrateur ne cesse d'observer à l'égard des mensonges ou des illusions, puisqu'elle les démasque immédiatement.
  • Dans cette même perspective, il faut enfin souligner que le contrepoint ne superpose pas des mélodies si différentes et c'est en cela aussi qu'il est une technique très efficace. Si le propos de Flaubert est de dénoncer les idées reçues, les stéréotypes, la bêtise, on sait qu'Emma n'est nullement épargnée dans cette dénonciation. Le contrepoint mêle donc deux discours moins pour montrer leur différence que pour dénoncer leur similitude : ainsi dans la scène de l'auberge, où les stéréotypes laborieux d'Homais rejoignent ceux d'Emma et Léon. Dans les deux cas, la même impersonnalité, le même mensonge. Ainsi dans la double rêverie où les projets d'avenir d'Emma ne valent pas mieux que le rêve chez Charles d'une vie douillette et pantouflarde. Ainsi dans la scène des Comices où le discours ampoulé et démagogique du conseiller trouve un pendant exact dans les manœuvres étudiées de Rodolphe pour séduire Emma.

  Rien de plus faux, donc, que cette prétendue impassibilité du narrateur. Flaubert lui-même ne nous en a-t-il pas prévenus en notant : « Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m'étouffent. Il me monte de la merde à la bouche comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir ; j'en veux faire une pâte dont je barbouillerai le dix-neuvième siècle, comme on dore de bouse de vache les pagodes indiennes, et qui sait ? cela durera peut-être ? » (à Louis Bouilhet, 30 septembre 1855).

 

   L'écriture innocente : Cliquez ici pour un exemple de séquence.