Abbé Prévost (1697-1763)

Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut
(1731)
   BAC 2024 

 

 

Voir sur Amazon :


SOMMAIRE

 

 Pourquoi la tradition abrège-t-elle ce long titre en Manon Lescaut plutôt qu'en Des Grieux, puisqu'après tout il contient le nom des deux personnages et que le jeune héros joue dans le roman le rôle principal ?  C'est la question que semble poser Musset dans Namouna (LVII), s'étonnant que, dès la première scène, l'héroïne de Prévost « soit si vivante et si vraiment humaine ». Le charme duquel il est si difficile de se déprendre pour «cette exquise drôlesse dont le charme subtil et malsain semble s'échapper comme une odeur légère et presque insaisissable » (Maupassant) contamine en effet toute l'œuvre et s'impose définitivement à notre mémoire.

 Il faudrait se demander aussi pourquoi, de l'œuvre colossale d'Antoine François Prévost d'Exiles, cette histoire seule a unanimement été saluée comme un chef-d'œuvre. Montesquieu hasarde une réponse : « Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon et l'héroïne une catin [...] plaise, parce que toutes les mauvaises actions du héros [...] ont pour motif l'amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse.» (Mémoires). Peut-être. Mais les romans précédents de Prévost, l'Histoire de Cleveland par exemple, obéissaient à une inspiration similaire et n'ont pas, comme Manon Lescaut, traversé les époques, revêtus de ces plumes de canard dont parlait Jean Cocteau, sur lesquelles glissent les crachats des prudes et les poussières de l'oubli.

 Si Manon Lescaut est un joyau, cela tient peut-être à l'économie de ses moyens, au mélange des genres qui fait se côtoyer les tonalités de la tragédie classique, du roman de mœurs et de la comédie d'intrigue, mélange que notre époque est particulièrement prête à goûter, comme elle est disposée à tout excuser des dérives du personnage, tant Manon est belle et Tiberge ennuyeux !

 

Un tableau qui résume les principaux épisodes et représente la structure.
Où l'on verra comment Manon Lescaut est un roman enchâssé.
Où l'on comprend pourquoi le narrateur cède la parole à Des Grieux.
Et quels yeux a désormais pour Manon le complaisant lecteur.
La passion amoureuse est-elle aussi aride que la vertu ?
D'une morale héroïque où l'on pourrait ne pas reconnaître ses saints.
Où l'on goûte au texte et s'informe des principaux liens sur la toile.

 

 

 

      La structure de Manon Lescaut satisfait au goût du temps pour le roman à tiroirs mais correspond aussi à l'organisation générale des Mémoires et Aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde, dont ce récit est le septième tome. Le narrateur (le marquis de Renoncour) y est un homme d'un certain âge qui, évoquant l'histoire de sa vie, laisse parfois la parole aux personnages qu'il rencontre, ceux-ci devenant dès lors les narrateurs de leurs aventures. Tel est le cas de l'Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut : après une brève entrée en matière où l'homme de qualité présente les circonstances de sa double rencontre avec Des Grieux, celui-ci prend la parole et ne s'interrompra que pour une "seconde partie" qui répond surtout à un souci de vraisemblance (Le chevalier Des Grieux ayant employé plus d'une heure à ce récit, je le priai de prendre un peu de relâche, et de nous tenir compagnie à souper. Notre attention lui fit juger que nous l'avions écouté avec plaisir. Il nous assura que nous trouverions quelque chose encore de plus intéressant dans la suite de son histoire, et lorsque nous eûmes fini de souper, il continua dans ces termes.)
   Ces formes particulières sont au XVIIIème siècle codifiées dans le genre de l'histoire : le récit enchâssé, le narrateur-personnage soumis aux contraintes physiques et temporelles de sa narration, le contexte contemporain et réaliste où elle se déploie, tout cela appartient à ce genre romanesque favori de l'époque dont Diderot s'enchantera un peu plus tard avec Jacques le Fataliste.
    Le tableau ci-dessous entreprend de résumer dans leur chronologie les principaux épisodes du roman, et d'en représenter la structure : nous avons colorié différemment l'entrée en matière, où le narrateur est l'homme de qualité, et les deux parties du récit fait par Des Grieux :

 

Temps et espace

Indices

RÉSUMÉ

1715
février
Pacy-sur-Eure

«... je rencontrai le Chevalier Des Grieux [...] six mois avant mon départ pour l'Espagne. »

 Dans un convoi de filles de joie prêtes à être déportées en Louisiane, l'homme de qualité avise une jeune femme dont la grâce l'impressionne. Touché par la détresse du jeune homme qui l'accompagne, il lui ouvre sa bourse.

1717
[janvier]
Calais
« il se passa près de deux ans »

 L'homme de qualité rencontre le jeune homme pour la deuxième fois, en fort mauvais état. A l'auberge du Lion d'or, ce dernier se présente (il s'appelle Des Grieux) et entreprend  le récit de ses malheurs :

1712
Amiens
(28 juillet)
Saint-Denis
Paris

« les vacances arrivant »
« je sais que tu partis d'Amiens le 28 de l'autre mois »

  Futur chevalier de Malte, Des Grieux  (17 ans) rencontre à un relais de poste la jeune Manon Lescaut que ses parents envoient au couvent. Instantanément séduit, le jeune homme n'a aucune peine à convaincre la jeune fille de s'enfuir avec lui. Malgré les remontrances de l'ami vertueux Tiberge, Des Grieux enlève Manon et devient son amant.

3 semaines
Paris
Amiens

« Trois semaines se passèrent »
« Manon m'avait aimé environ douze jours »

  Le couple s'installe rue Vivienne. Manon refuse l'offre de mariage que lui fait Des Grieux. Premiers soupçons : Manon le trompe avec le fermier général M.de B. Un soir elle disparaît. Des Grieux est enlevé par les laquais de son père, qui le raille de sa naïveté.

1712- 1714
Amiens
 (1 an)
Saint-Sulpice
(1 an)

« J'y passai six mois entiers »
« Le renouvellement de l'année scolastique approchait »
« J'avais passé près d'un an à Paris »

  Séquestré par son père, Des Grieux finit par se rendre à ses objurgations.  Il entre au séminaire avec Tiberge et se plonge dans l'étude.

 « à laisser passer deux ans » [juillet 1714]
[Manon est « dans sa dix-huitième année»]
  Mais la visite de Manon dissipe ce zèle : Des Grieux pardonne, se défroque et reprend l'épée.
1714
3  mois
Chaillot
Paris
« Nos résolutions ne durèrent guère plus d'un mois »
« L'hiver approchait »

  Le couple s'installe à la campagne, mais Manon s'y ennuyant, on loue aussi un appartement à Paris. C'est là que Lescaut, le frère de Manon, se fait connaître : débauché et tricheur, il contribue au gaspillage de l'argent du couple, qu'un incendie achève de dilapider. Lescaut conseille alors à Des Grieux, qui a déjà eu recours à l'aide fraternelle de Tiberge, de tricher au jeu. Craignant d'être à nouveau quitté par Manon, Des Grieux devient un tricheur redoutable. Mais, dévalisés par leurs domestiques, les deux amants finissent par être totalement ruinés.

Paris
[octobre]
Des Grieux est dans « sa vingtième année »

   Lescaut conseille alors à Manon de profiter de ses charmes en acceptant les caresses du vieux M. de G.M. Manon en avise Des Grieux, qui fait taire ses scrupules et accepte de voler le vieillard en compagnie de Manon et de Lescaut. Mais M. de G.M. ne tarde pas à retrouver la trace du couple et le fait arrêter.

3 mois
Saint-Lazare
Paris
Chaillot
« sa douleur ne venait que d'avoir essuyé pendant trois mois mon absence »

  Dans sa prison, Des Grieux s'évertue à jouer un rôle d'hypocrite qui ne réussit pas trop mal : touché, le vieux M. de G.M. lui rend visite. Mais, informé par le vieillard de ce que Manon croupit à l'Hôpital Général, des Grieux manque l'étrangler. Il faut fuir. Des Grieux  se fait procurer par Lescaut un pistolet et en use pour se faire ouvrir les portes de sa prison : il tue malencontreusement le portier. Grâce à l'amitié que lui manifeste le fils d'un administrateur, M. de T., Des Grieux fait évader Manon. Reconnu par une victime de ses tricheries, Lescaut est abattu dans la rue. Le couple se cache à Chaillot. Aidé à nouveau par Tiberge, Des Grieux apprend que le scandale est étouffé. On peut respirer, peut-être reprendre les études.
[pause du narrateur; fin de la première partie]

1715
janvier
Chaillot
Paris
« plusieurs semaines »
[la version de 1753 élargit cette période qui, dans la première, occupait huit jours]

  Le couple s'installe à l'hôtellerie du village, où, un jour, descend le fils de M. de G.M. Il s'éprend de Manon, qui le suit, avant d'envoyer à Des Grieux une courtisane, pour patienter. Furieux, Des Grieux fait enlever le jeune G.M. et retrouve Manon chez lui : réconciliation canaille dans les draps du monsieur. Mais un domestique a donné l'alerte au vieux G.M. : le couple est arrêté. Des Grieux est libéré mais apprend que son père a obtenu la déportation de Manon en Louisiane.

février
Paris
Pacy-sur-Eure
Le Havre
 

   Désespéré, Des Grieux envisage de recourir à la force pour arracher Manon aux mains des archers qui l'amènent au Havre. Mais les braves qu'il a recrutés s'enfuient lâchement. Des Grieux décide alors d'accompagner la petite troupe, obtenant moyennant finance quelques conversations avec Manon. Au Havre, il décide de s'embarquer comme volontaire.

9 ou 10 mois
Louisiane
« Après une navigation de deux mois »
« neuf ou dix mois »

  Des Grieux et Manon s'installent à la Nouvelle-Orléans comme couple légitime. Le gouverneur fait preuve à leur égard de bienveillance, et, encouragés dans la vertu par la simplicité de leur vie, ils projettent de se marier. Mais, apprenant que Manon est libre, le neveu du gouverneur, Synnelet,  la demande en mariage à son oncle qui la lui accorde. Les deux rivaux s'affrontent : Des Grieux, blessé, laisse Synnelet pour mort.

1716
Louisiane
[janvier-février]

 Il faut fuir. Épuisée d'une longue marche dans le désert, Manon meurt.

« je fus retenu pendant trois mois par une violente maladie »
« ce fut environ six semaines après mon rétablissement »
« Nous avons passé deux mois ensemble au Nouvel-Orléans »
[nouvelle navigation de deux mois]
Ramené à La Nouvelle-Orléans, disculpé sur la demande même de Synnelet, bien vivant, Des Grieux mène une vie lamentable jusqu'à l'arrivée de Tiberge. Les deux amis reprennent dès qu'ils le peuvent le bateau pour la France.
1717
[janvier]
« nous prîmes terre, il y a quinze jours »

Retour en France de Des Grieux : il y apprend la mort de son père, miné par le chagrin, retrouve sa famille et la vertu.

 

   La chronologie des épisodes, en dépit de quelques incertitudes, reste assez précise pour qu'on situe les aventures des personnages : elles se déroulent non, comme on le dit souvent, sous la Régence, mais à la fin du règne de Louis XIV (il meurt le 1er septembre 1715). Le marquis de Renoncour, situant sa première rencontre avec Des Grieux « six mois avant [son] départ pour l'Espagne », déclare en effet dans le tome VIII de ses Mémoires qu'il apprit à Madrid la mort du monarque. De cette époque d'affaissement de l'autorité politique, le roman nous montre néanmoins les caractères qui s'affirmeront sous la Régence de Philippe d'Orléans : libertinage des mœurs, ascension des milieux, souvent corrompus, de la finance et débuts de la déportation des « filles » en Louisiane. Sur cette toile de fond, l'inconduite de nos héros se détache ainsi avec moins de vilenie et Des Grieux saura y trouver de quoi les disculper. En outre, le schéma narratif s'inscrit visiblement dans une perspective morale. Les héros sont durement châtiés et leur bonheur est sans cesse menacé : le dénouement se résout par la mort de Manon, régénérée, et Des Grieux avoue ne plus pouvoir mener qu'une vie malheureuse. D'escroqueries en débauches, Manon et Des Grieux tendent à un bonheur qui leur échappe immanquablement, au moment précis où pourtant il semble enfin atteint (« J'ai remarqué, dans toute ma vie, que le Ciel a toujours choisi pour me frapper de ses plus raides châtiments, le temps où ma fortune me semblait le mieux établie »). Le tableau ci-dessus  montre en effet comment ces châtiments successifs donnent au roman une structure de plus en plus précipitée (on a du mal à admettre que les aventures de Des Grieux occupent à peine plus de quatre années), et cette condensation, par l'accélération des coups du sort, semble sauver la morale. Pourtant, il faut s'aviser de la conduite de la narration qui, après l'entrée en matière de "l'homme de qualité", laisse la parole à Des Grieux lui-même.

 

 

   Les lecteurs de Manon Lescaut sont unanimes : du célèbre jugement de Montesquieu à la métaphore des plumes de canard filée par Jean Cocteau , tous se sont émerveillés de ce que deux héros parfaitement dépravés nous paraissent si purs sous tant de boue. L'astuce de Prévost est en effet de changer de narrateur dès la première page et de nous faire vivre les aventures de Des Grieux à travers son expérience repentie. De façon plus ou moins consciente, celui-ci instruit son propre procès de manière à nous fournir de quoi tout excuser de ses dérives :

La dramatisation du récit : elle entraîne le lecteur malgré lui dans l'adhésion complice. Des Grieux est un admirable conteur. Toutes les péripéties du roman d'aventures se trouvent réunies et contées de manière alerte (évasions, enlèvements, meurtres, et jusqu'au voyage final en Amérique). Ces rebondissements perpétuels qui resserrent progressivement la narration en la rendant plus haletante, entraînent le lecteur et engourdissent son jugement moral. Des Grieux est en outre incomparable dans l'art de la prolepse. Lorsqu'il assure par exemple : « Je n'eus pas le moindre soupçon du coup cruel qu'on se préparait à me porter », le lecteur est mis dans une situation de tension et d'attente qui le prépare aussi à excuser un héros si constamment victime ! Ces prolepses n'empêchent d'ailleurs pas le narrateur d'user aussi de toutes les ressources de la focalisation interne pour faire état, comme après coup, d'événements qu'il ne soupçonnait pas : des "je fus étonné", "ma consternation fut grande" etc. émaillent souvent le récit, et l'on pourra se référer au passage où, dans sa prison, Des Grieux apprend de la bouche du vieux G.M. que Manon est enfermée à l'Hôpital général. Le narrateur s'était bien gardé de nous en informer jusque là, laissant à la nouvelle tout son poids de surprise et de désolation. Enfin Des Grieux ne manque pas d'interpeller fréquemment son auditeur, comme pour maintenir son attention et quêter une approbation : « Vous le connaîtrez par les meilleures dans la suite de mon histoire », annonce-t-il ainsi de Tiberge.

Retrouvez ces procédés dans le texte 1.

Une aristocratie du sentiment : Montesquieu ne s'y était pas trompé, et Des Grieux le sait aussi. L'amour peut tout faire excuser pour peu que lui soit subordonnée une intention noble qui tourne mal. Cette noblesse éclate d'abord dans l'apparence extérieure des deux héros : pour Des Grieux, la naissance et l'éducation, alliées à une physionomie avenante qu'il sait à point nommé nous rappeler. Pour Manon, une beauté que la fascination du narrateur ne se lasse pas de célébrer. Les mots ne reculent alors devant aucune hyperbole : "maîtresse de mon cœur, ma chère reine, l'idole de mon cœur"... Cette beauté, jamais décrite, sauvée de l'impureté des mots comme l'image même de l'Amour, devient vite une excuse suffisante ("Je vous ferai voir, s'il se peut, ma maîtresse, et vous jugerez si elle mérite que je fasse cette démarche pour elle, promet Des Grieux à Tiberge, sans douter que l'ami vertueux succombe lui aussi). De fait, nul n'échappe au charme du couple, et l'on est surpris par exemple d'entendre le vieux G.M. constater lui-même : "Les pauvres enfants ! Ils sont bien aimables en effet l'un et l'autre; mais ils sont un peu fripons." A cette noblesse naturelle, s'ajoute pour Des Grieux une conscience très nette d'une sorte de signe électif mis sur sa sensibilité, qui le convainc de l'injustice tragique de sa destinée : « Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommes n'est sensible qu'à cinq ou six passions, dans le cercle desquelles leur vie se passe, et où toutes leurs agitations se réduisent. Ôtez-leur l'amour et la haine, le plaisir et la douleur, l'espérance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d'un caractère plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes ; il semble qu'elles aient plus de cinq sens, et qu'elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature ; et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, il n'y a rien dont elles soient plus jalouses.»
  
Noblesse du style enfin : le narrateur que nous écoutons est un être éperdu d'amour. S'il a conscience de l'impuissance du langage, il n'en utilise pas moins toutes les ressources de l'émotion avec cette "meilleure grâce du monde" que l'homme de qualité a notée dans son récit. La noblesse et la pureté des héros sont constamment entretenues par cette grâce-là, qui sert les élans sublimes de la passion comme le récit des plus basses crapuleries. Des Grieux fait toujours se succéder aux premiers mouvements ou aux vains reproches du discours direct ("Ah ! perfide Manon !"), le plain-chant de l'amour, épuré jusqu'à l'abstraction par le discours indirect : ici se livrent les émotions rétrospectives du narrateur, les débats intérieurs où l'Amour s'assure de lui-même.

 

Un plaidoyer subtil : confier la narration au héros malheureux d'une passion funeste, c'est, à l'évidence, l'inviter à dégager des circonstances atténuantes. Des Grieux ne s'en prive pas, et l'on est enclin à hésiter sur ce qui l'emporte de son aveuglement ou de sa roublardise pour mettre en valeur les bonnes raisons que nous avons de le disculper. D'abord, il s'agit d'êtres jeunes, deux adolescents. Après tout les roueries de Manon sont de mauvaises farces et elles semblent l'amuser beaucoup. Le milieu social, sans être une excuse, est néanmoins un terrain privilégié de tentations : les dernières années du règne de Louis XIV sont marquées par une rapide dissolution des mœurs, qu'explique le recentrage de la vie sociale à Paris, loin de l'ennui de Versailles, et Des Grieux sait parfaitement se servir de l'argument pour autoriser son inconduite : « Comme il n y avait rien, après tout, dans le gros de ma conduite, qui pût me déshonorer absolument, du moins en la mesurant sur celle des jeunes gens d'un certain monde, et qu'une maîtresse ne passe point pour une infamie dans le siècle où nous sommes, non plus qu'un peu d'adresse à s'attirer la fortune du jeu, je fis sincèrement à mon père le détail de la vie que j'avais menée. A chaque faute dont je lui faisais l'aveu, j'avais soin de joindre des exemples célèbres, pour en diminuer la honte. Je vis avec une maîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage : M. le duc de... en entretient deux, aux yeux de tout Paris ; M. de... en a une depuis dix ans, qu'il aime avec une fidélité qu'il n'a jamais eue pour sa femme ; les deux tiers des honnêtes gens de France se font honneur d'en avoir. J'ai usé de quelque supercherie au jeu : M. le marquis de... et le comte de... n'ont point d'autres revenus ; M. le prince de... et M. le duc de... sont les chefs d'une bande de chevaliers du même Ordre.» Ainsi cette géographie de la débauche que dessine l'aventure de Des Grieux semble laisser intacts les deux amants qui s'y égarent : l'Hôpital général, le Châtelet, Saint-Lazare sont en ce sens des décors-repoussoirs dont une âme élue par de plus hautes instances ne reconnaîtra jamais l'autorité.
   Constamment invoquée, la Fatalité empreint aussi le roman de jansénisme (lire, page suivante, Un univers tragique) : Des Grieux proteste de son innocence au moment où nous inclinerions le plus à le juger coupable. C'est qu'il sépare volontiers l'acte de son intention, selon les principes de la casuistique la plus habile : pure à l'origine, l'intention se voit pervertie dans sa réalisation par les caprices du Destin. Dans ces conditions, les protestations d'innocence peuvent accompagner le récit des pires crapuleries : « Quel sort pour une créature si charmante ! Ciel, comment traitez-vous avec tant de rigueur le plus parfait de vos ouvrages ? Pourquoi ne sommes-nous pas nés, l'un et l'autre, avec des qualités conformes à notre misère ? Nous avons reçu de l'esprit, du goût, des sentiments. Hélas ! quel triste usage en faisons-nous, tandis que tant d'âmes basses et dignes de notre sort jouissent de toutes les faveurs de la fortune !  »
   Enfin, Des Grieux est repentant tout au long de son récit, et la délicatesse de sa sensibilité ne manque pas de se manifester en accents pathétiques. Ses larmes sont fréquentes en effet, mais c'est peut-être sa lucidité qui nous touche le plus, celle qui, par exemple, se manifeste, dans ces simples raccourcis : « Manon était passionnée pour les plaisirs; je l'étais pour elle" ou bien " Je connaissais Manon ; je n'avais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée qu'elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère.» Pour cela, Des Grieux n'hésitera pas, devant Tiberge effaré, à comparer sa passion à une véritable ascèse.

Retrouvez ces arguments dans le texte 2.

    Ainsi le personnage de Des Grieux est avant tout un narrateur. Cette identification du héros avec la voix qui le raconte et l'exprime nous invite à distinguer, de manière déjà moderne, la fiction de la narration. Cette distinction s'avère d'autant plus nécessaire que, dans Manon Lescaut,  les faits ne sont jamais à la mesure des êtres et pourraient même trahir leur vraie nature. Mais cet essentialisme autorise aussi une certaine démission morale, dont on pourrait se demander si elle est bien compatible avec l'intention affichée par Prévost de composer avec ce roman "un traité de morale réduit agréablement en exercice."