L'AFFAIRE SIRVEN

 

 

Les faits

 

  'affaire Sirven éclate alors que la procédure entamée contre les Calas bat son plein, et Voltaire a pu s'inquiéter même du risque que cette coïncidence soit préjudiciable aux deux causes. L'affaire a pour théâtre la région de Mazamet, aux confins du Tarn et de l'Aude, où la religion réformée est très présente depuis deux siècles. Le héros malheureux en est Pierre-Paul Sirven, né à Castres le 22 août 1709. Il avait épousé en 1734 Toinette Léger. La famille, protestante, s'agrandit bientôt de trois filles. La deuxième, Elizabeth, qui sera au centre des événements, est handicapée mentale.

1736 : Pierre-Paul Sirven accède à la charge de feudiste à Castres. Le feudiste est une sorte d'archiviste doublé d'un géomètre-arpenteur qui met en ordre et étudie les archives seigneuriales pour préciser les droits et l'extension des fiefs. A ce titre, Sirven se déplace souvent dans les propriétés voisines et sera absent au moment du drame.

6 mars 1760 : Elizabeth (21 ans) disparaît. Après l'avoir vainement cherchée, Sirven apprend qu'elle a été recueillie dans le couvent catholique des Dames-Noires de Castres (créée en 1686, cette institution recevait des filles de protestants enfermés par lettre de cachet). Malgré sa douleur, Sirven n'ose rien dire.

9 octobre 1760 : La contrainte et les mauvais traitements dont usent à son égard les religieuses des Dames-Noires provoquent chez Elizabeth des accès de démence qui décident l'évêché à la rendre à ses parents.

 Constatant l'état de sa fille, Sirven se laisse aller à en rendre publiquement responsables les Dames-Noires. Celles-ci, pour se venger, déposent une plainte contre Sirven, l'accusant de maltraiter sa fille en raison de son désir de conversion au catholicisme. Ordre lui est alors donné de laisser aller librement Elizabeth chez les Dames-Noires et de l'y accompagner lui-même aux offices.

Castres, les bords de l'Agout

fin août 1761 : Sur les conseils du curé de Castres et de leur médecin, les Sirven vont s'installer à Saint-Alby, près de Mazamet.

16 décembre 1761 : Alors qu'il travaille sur un cadastre au château d'Aiguefonde, Sirven apprend qu'Elizabeth a disparu. Les recherches se poursuivront sans succès pendant quinze jours.

3 janvier 1762 : Trois enfants découvrent le corps d'Elizabeth au fond d'un puits à Saint-Alby . Les experts qui l'autopsient ne relèvent aucune trace de violence, mais, contraints de modifier leur rapport par le procureur Trinquier, de Mazamet, ils affirment qu'Elizabeth n'est pas morte noyée.

Le 20 janvier 1762, un décret de prise de corps est lancé contre la famille Sirven. Prévenus à temps, les Sirven s'enfuient. Leurs effigies seront brûlées à Mazamet le 11 septembre 1764, après le jugement rendu par contumace le 29 mars de la même année, qui condamne Sirven à la roue, sa femme à la pendaison, ses deux filles au bannissement.

 

L'action de Voltaire

 

Voltaire, découpure de Jean Huber

     Les Sirven, réfugiés à Lausanne, prennent contact avec Voltaire. Celui-ci s'enflamme tout de suite devant une iniquité aussi criante :
«
Rien n'est plus clair : leur innocence est plus palpable que celle des Calas. [...] Que d'horreurs, juste ciel ! On enlève la fille à son père, on la met en sang pour la faire catholique, elle se jette dans un puits, et son père, sa mère et ses sœurs sont condamnés au dernier supplice ! On est honteux, et on gémit d'être homme quand on voit que d'un côté on joue l'opéra-comique, et que de l'autre le fanatisme arme les bourreaux.» (23 mars 1765)

   Le premier souci de Voltaire est d'enlever l'affaire à la juridiction du Parlement de Toulouse. Il craint, en effet, que les magistrats, déjà prévenus contre les Calas, n'utilisent cette deuxième affaire pour redoubler de dureté. « Le Parlement de Toulouse joindra au Conseil ces deux affaires ensemble, et justifiera l'une par l'autre; il soutiendra que les protestants sont en possession d'assassiner leurs fils et leurs filles, quand ils veulent changer de religion; ils feront voir en trois mois de temps deux pères de famille accusés par la voix publique de crime épouvantable; ils diront qu'ils ont cru nécessaire de faire un exemple. » (à Paul-Claude Moultou, 14 mars 1763)
  Aussi, pour défendre Sirven, Voltaire fait-il appel, comme pour la famille Calas, à l'avocat parisien Élie de Beaumont. Celui-ci (1732-1786) s'était fait une spécialité des mémoires judiciaires, où il excellait à présenter les faits et les preuves. Voltaire, qui l’appelait « le philosophe de l’innocence opprimée » trouvait bien dans son style un peu « de pathos de collège », mais sut compter sur sa renommée européenne.

 

  « Sirven est chez moi, il y griffonne son innocence et la barbarie visigothe. Nous achevons, le temps presse ; voici un mot pour le véritable Élie, avec les pièces. Nous vous les adressons à vous, mon cher frère, dont la philosophie consiste dans la sagesse. Ecr.l'Inf. » (à Damilaville, 22 avril 1765).
     Comme toujours, Voltaire orchestre ce qu'on appellerait aujourd'hui une campagne de presse. Il espère que les suffrages du public influeront sur le Conseil du roi. Pour cela il fait paraître en juin 1766 un Avis au public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven, qu'il envoie aussi à plusieurs princes étrangers.

    Il rend aussi publique sa lettre à Damilaville du 1° mars 1765, où il résume son action dans les deux affaires, et celle-ci jouera un rôle considérable. Dans l'ombre se tient en effet Etienne Noël Damilaville (1723-1768) . Premier commis au bureau du Vingtième (il s'agit de l'impôt), celui-ci avait pour Voltaire un double avantage : acquis aux idées philosophiques, il disposait en outre du sceau du ministre pour affranchir sa correspondance. Grâce à lui, Voltaire put faire circuler lettres et pamphlets à l'abri de toute censure.

    L'affaire, pourtant, traîne en longueur. Si, le 4 février 1767, Voltaire peut écrire à Damilaville : « J'augure bien de l'affaire Sirven. Le roi de Danemark m'écrit une lettre charmante de sa main sans que je l'aie prévenu et leur envoie un secours. Tout vient du nord », il se plaint au même le 11 juillet : « Au reste, j'ai mauvaise opinion de l'affaire Sirven. Je doute toujours qu'on fasse un passe-droit au parlement de Toulouse.»

Etienne-Noël Damilaville

 

   Fac-similé de la Lettre à Damilaville

     A Élie de Beaumont, dont il déplore un peu la lenteur, Voltaire fait valoir avec pathétique la situation de Sirven, révélant qu'au-delà de l'intérêt polémique de l'affaire, il est touché dans sa sensibilité :

    «Je vous enverrai le sieur Sirven et ses filles, quand il en sera temps; mais je vous avertis que vous ne trouverez peut-être point dans ce malheureux père de famille la même présence d’esprit, la même force, les mêmes ressources qu’on admirait dans Mme Calas. Cinq ans de misère et d’opprobre l’ont plongé dans un accablement qui ne lui permettrait pas de s’expliquer devant ses juges : j’ai eu beaucoup de peine à calmer son désespoir dans les longueurs et dans les difficultés que nous avons essuyées pour faire venir du Languedoc le peu de pièces que je vous ai envoyées, lesquelles mettent dans un si grand jour la démence et l’iniquité du juge subalterne qui l’a condamné à la mort, et qui lui a ravi toute sa fortune. Aucun de ses parents, encore moins ceux qu’on appelle amis, n’osait lui écrire, tant le fanatisme et l’effroi s’étaient emparés de tous les esprits.
  Sa femme, condamnée avec lui, femme respectable, qui est morte de douleur en venant chez moi ; l’une de ses filles, prête de succomber au désespoir pendant cinq ans ; un petit-fils né au milieu des glaces, et infirme depuis sa malheureuse naissance ; tout cela déchire encore le cœur du père, et affaiblit un peu sa tête. Il ne fait que pleurer ; mais vos raisons et ses larmes toucheront également ses juges.»
(20 mars 1767)

     Plus tard, Voltaire écrit aux d'Argental (23 janvier 1768) : « Il faut être aussi opiniâtre que je le suis pour avoir poursuivi cette affaire pendant cinq ans entiers sans jamais me décourager.»

     La requête des Sirven fut admise au Conseil du roi le 23 janvier 1768, mais rejetée. Les ministres, dont Choiseul, avaient cette fois craint de soulever toute la magistrature en ayant l'air de mettre en cause  les prérogatives des parlements régionaux.
     Il fallait donc employer une autre tactique.

 

 

La réhabilitation

 

   Pour que le procès puisse être révisé, il fallait que Sirven aille se constituer prisonnier. Encouragé par Voltaire, cet homme jusque là résigné accepte de se rendre à Mazamet, où il est incarcéré en 1769.

«Consolez-vous, mon cher Sirven, ne perdez point courage. Je vous enverrai vos filles s'il le faut, et je viendrai moi-même si ma santé le permet. Avez-vous besoin d'argent ? Je vous en aurai. Je suis sûr de votre innocence comme de mon existence. J'espère tout de la raison et de l'équité de votre juge. Je sais que M. le Procureur général est très bien intentionné ; il a trop de lumières et trop de vertu pour ne pas vous faire rendre justice. Plus vous avez été malheureux, plus vous aurez de mérite devant Dieu et devant les hommes.»

 

Mémoire en faveur de Sirven

  Parallèlement, Voltaire écrit aux avocats toulousains Astruc et Riquet de Bonrepos pour leur recommander de soutenir Sirven, que "l'horreur de la prison et la longueur de ses formes peuvent jeter dans le désespoir".
   Le climat a beaucoup changé à Toulouse : le Parlement subit les contre-coups de la libéralisation inaugurée à Paris par le chancelier Maupéou et Voltaire s'en félicite pour Sirven :

«Il s'est fait depuis dix ans dans toute la jeunesse de Toulouse un changement incroyable. Sirven s'en trouvera bien. Il verra que votre idée de venir se défendre lui-même était la meilleure, mais plus il a tardé plus il trouvera les esprits bien disposés. Vous voyez qu'à la longue les bons livres font quelque effet, et que ceux qui ont contribué à répandre la lumière n'ont pas entièrement perdu leur peine.» (A d'Argental, 16 septembre 1769)

   D'autre part, on donne cette année-là à l'Opéra-comique de Toulouse deux tragédies de Voltaire, Alzire et Athalie, et lui-même ne désespère pas de venir dans la ville :

«Le parlement y est devenu protecteur des Sirven et ne cherche qu'à expier l'horreur du jugement des Calas. Je ne sais comment cela s'est fait, mais on compte mon suffrage pour quelque chose dans cette ville. J'ai mandé que je ferais ce voyage en qualité de malade, et que je ne rendrais aucune visite. Je vivrais comme je vis, dans la plus grande solitude ; à cela près que les souscripteurs qui ont établi le théâtre viendraient me consulter quelquefois. Je leur ferais des chœurs pour orner la fin des tragédies. Ils ont de belles voix, et on a exécuté les chœurs d'Athalie avec beaucoup de succès.»

   Le projet ne vit jamais le jour, mais le 11 décembre 1769, Voltaire pouvait annoncer :
«Sirven a été élargi, et il a eu main-levée de son bien malgré la bonne volonté de ses juges qui voulaient le rouer absolument. Il en appelle au parlement de Toulouse qui est très bien disposé en sa faveur, et il espère qu'il obtiendra des dédommagements.»

   En effet, le 25 septembre 1771, le Parlement de Toulouse prononça la cassation du jugement de 1764, la réhabilitation de tous les membres de la famille, et la ville de Mazamet fut contrainte de verser une indemnisation.

   Le 27 septembre, Sirven écrivait à Voltaire : « Votre nom, Monsieur, et l'intérêt que vous preniez à ma cause ont été d'un grand poids. Vous m'aviez jugé et le public instruit n'a pas osé penser autrement que vous. En éclairant les hommes, vous êtes parvenu à les rendre humains.»