Alfred de MUSSET

  LORENZACCIO

 

 

SOMMAIRE

AUX SOURCES DU DRAME
MUSSET ET L'HISTOIRE
LA TECHNIQUE DRAMATIQUE
RESUME, TEMPS, ESPACE
LES ENIGMES DU MOI
LIENS
DOCUMENT : Chroniques florentines
DOCUMENT : L'Heptaméron

 

affiche de Mucha (1896)

Aux sources du drame

  Lorenzaccio parait en août 1834, dans le premier volume de la seconde livraison d'Un spectacle dans un fauteuil (Librairie de la Revue des Deux Mondes). Le drame figure ensuite dans l'édition Charpentier des Comédies et Proverbes (1840).

  Son écriture est contemporaine de la liaison de Musset avec George Sand, commencée à la fin de juillet ou au début d'août 1833 pour s'achever dans les derniers jours de mars 1834 : avant de rencontrer Musset, Sand avait en 1833 composé une « scène historique » en six tableaux intitulée Une conspiration en 1537, tirée de la douzième nouvelle de l'Heptaméron de Marguerite de Navarre (1558) et de la Storia fiorentina de Benedetto Varchi (publiées seulement en 1721, ces chroniques florentines avaient été écrites entre 1547 et 1548). Musset y puisa l'idée de son drame, mais il a consulté aussi, pour sa part, la Storia fiorentina et fait sur bien des points œuvre originale. A quelle époque faut-il situer sa composition ? Une légende tenace voudrait la placer sur les lieux mêmes du drame florentin : mais il est désormais établi que Musset n'a passé qu'un ou deux jours à Florence et l'on chercherait vainement dans sa pièce le souci de la couleur locale, esthétique dont il était, au reste, l'adversaire déclaré. Enfin et surtout, une lettre du poète à Buloz, du 27 janvier 1834, permet d'affirmer que le manuscrit de Lorenzaccio était intégralement achevé avant le 12 décembre 1833.
  Ainsi la pièce de Musset comporte des éléments qui ne se trouvent ni chez Sand, ni chez Varchi. En ce qui concerne la comparaison avec Sand, notons seulement que celle-ci est beaucoup plus proche de Varchi et que sa « scène historique » est beaucoup plus resserrée dans le temps (plus centrée autour du meurtre), plus schématique aussi. Musset ajoute, avec tout ce qui concerne les Strozzi et les Cibo, l'aliment d'une vraie réflexion politique, met en place une vie foisonnante et une dimension philosophique que Sand ignore. Surtout, il s'engage lui-même dans le drame.
  La présence de Musset dans Lorenzaccio n'est pas contestable, en effet. Elle se reconnaît immédiatement à un certain accent où se mêlent la gouaille et l'éloquence. Elle se trahit dans certaines répliques de Marie Soderini, qui observe Lorenzo avec le regard triste de la mère du poète, dans certains anachronismes révélateurs (ainsi le souvenir de la mère, dans l'acte I, évoquant son fils rentrant du collège, « tout baigné de sueur, avec ses gros livres sous le bras... », est visiblement autobiographique). La présence du poète s'avoue enfin dans la dissociation du moi, thème récurrent dans son œuvre. Ces deux moi sont partiellement mis en scène dans le dialogue entre Lorenzo et le peintre Tebaldeo et plus encore, à l'intérieur de la conscience du protagoniste, dans l'opposition de ce que fut Lorenzo et de ce qu'il est devenu. Non qu'il faille assimiler sans réserve le Musset de 1833 et l'être odieux dont Florence méprise l'abjection. Mais l'obsession de la débauche, la faiblesse nerveuse, les vertiges, les phénomènes d'autoscopie sont communs à Lorenzo et à Musset.   

 Plusieurs influences littéraires possibles ont été proposées, en particulier celles de Shakespeare (Hamlet) et de Schiller (La Conjuration de Fiesque). On a noté aussi les traces laissées dans la technique dramatique de Musset par la vogue, vers 1830, du drame historique, où des scènes se juxtaposent en tableaux indépendants. Cette influence du drame romantique n'est certes pas niable, mais gardons-nous d'oublier  que, dans l'esprit de Musset, ses pièces ne sont pas destinées à être jouées. Les metteurs en scène qui s'aviseront de monter ce « théâtre dans un fauteuil » rencontreront de telles difficultés que la plupart se résigneront à opérer dans le texte des coupes importantes. On sait d'autre part que la première mise en scène à peu près intégrale de Lorenzaccio, assurée par Gérard Philipe, qui interprétait aussi le rôle titre, ne remonte qu'à 1952. C'était aussi la première fois qu'un homme incarnait Lorenzo, la tradition, depuis Sarah Bernhardt, ayant choisi de valoriser l'androgynie du personnage.
 Aujourd'hui, Lorenzaccio a manifesté toute sa richesse : comme toutes les grandes œuvres, ce drame est susceptible de se plier avec bonheur à des lectures différentes, sans que sa force en soit épuisée. Pièce aux résonances métaphysiques autant que politiques, romantique mais aussi bien « existentialiste », elle nous rend témoins surtout d'une conscience énigmatique et déchirée qui justifie sa place dans notre programme.

 

Le drame romantique

  Né à la fin du XVIIIème siècle du « drame bourgeois », le genre s'impose sur les boulevards et triomphe après la Révolution. Négligeant la psychologie, il accorde la première place à l'intrigue - souvent historique -, aux jeux de scène et vise à procurer des émotions fortes. Sa théorie s'élabore sous l'influence de Shakespeare via les commentaires qu'en ont fait Stendhal (Racine et Shakespeare, 1823) et Hugo (Préface de Cromwell, 1827) :
le mélange des genres : « La muse moderne sentira que tout dans la création n'est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau.» (Hugo). Le drame fera ainsi se côtoyer, tant dans les situations que dans les individus, le sublime et le grotesque : « tout ce qui est dans la nature est dans l'art », écrit aussi Hugo.
contre les unités classiques : au nom de la vraisemblance, les nouveaux dramaturges s'insurgent contre l'unité de temps et l'unité de lieu. Les drames pourront ainsi multiplier les lieux différents, parfois représentés en tableaux simultanés sur la scène, et dilater à leur gré une intrigue souvent politique qui doit désormais tenir compte de multiples enjeux et rebondissements : « Quelle conjuration a le temps de s'ourdir, quel mouvement populaire a le temps de se développer en trente-six heures ? » (Stendhal). Seule l'unité d'action est reconnue, même si des intrigues secondaires peuvent apparaître et se mêler à l'action principale.
au contraire du drame bourgeois, le drame romantique consacre le type du héros solitaire marqué par une destinée orageuse. Confronté à une société médiocre, celui-ci peut manifester une révolte désespérée, voire suicidaire (c'est le cas du Lorenzo de Musset comme du Chatterton de Vigny). Parallèlement, le drame exploite une veine nationaliste et révolutionnaire commune aux grands auteurs européens dont les nations luttent alors pour leur indépendance ou leur liberté (Byron, Manzoni, Schiller).

 

Musset et l'histoire

  Le drame de Musset se situe à Florence dans les deux dernières années du règne d'Alexandre de Médicis (1536-1537). La ville est alors le théâtre d'affrontements qui ne sont pas sans analogies avec la situation que Musset vient de connaître en France avec l'échec des journées révolutionnaires de juillet 1830 et l'avènement de la bourgeoisie louis-philipparde. Il serait vain pourtant de voir en Lorenzaccio une pièce historique, car Musset laisse librement vagabonder son imagination en créant des personnages et en resserrant la chronologie des faits. Sa sympathie pour les révolutionnaires de 1830 est à l'unisson, sans doute, de celle qui transparaît dans la pièce à l'égard des républicains conduits par Philippe Strozzi, mais elle est tempérée aussi du même scepticisme. La réflexion de Musset sur l'Histoire laisse les deux temporalités se télescoper sans plus de commentaires, mais les lecteurs et spectateurs de la pièce peuvent librement y voir un simple déplacement où le poète témoigne de son désenchantement à l'égard de l'action politique.
  En 1536, Florence vit sous une autocratie tyrannique et corrompue. Les Florentins avaient tenté, après le sac de Rome par Charles-Quint (1527), de mettre en place un gouvernement républicain et, avec l'appui de François Ier, avaient chassé les Médicis. Mais le pape Clément VII, né Jules de Médicis, accepta de mettre fin à son alliance avec François Ier et de couronner l'empereur. Le 12 août 1530, à l'issue d'un siège de onze mois, les troupes de Charles-Quint et du Pape entrèrent ensemble dans Florence, et l'année suivante, par concession impériale, Alexandre de Médicis fut déclaré « duc de la république florentine ». Le nouveau seigneur, bâtard de Laurent le Magnifique et d'une esclave mauresque, règne alors en tyran : toutes les institutions furent entièrement sous son contrôle et il commença à mener une politique d'alliance avec les familles régnantes les plus importantes d'Europe. Les adversaires des Médicis, menés par Philippe Strozzi et soutenus par François Ier, tentèrent, mais en vain, de renverser le gouvernement du duc Alexandre. Ils ont peut-être pour cela exploité la rancœur de Lorenzo de Médicis, qui pouvait légitimement prétendre au titre de duc de Florence :

Le vrai Lorenzo
  Lorenzo de Médicis est au nombre des personnages serviles et corrompus qui entourent le duc Alexandre (on ne le confondra pas avec cet autre Lorenzo, Laurent dit « le Magnifique », homme d'état florentin du siècle précédent). Né en 1514, Lorenzino, comme tout le monde l’appelle à cause de sa petite taille, ou Lorenzaccio (le « mauvais Laurent »), comme il sera éloquemment rebaptisé par la suite, est le fils de Pierre-François de Médicis et, à ce titre, cousin d'Alexandre. Personnage ambigu, il feint d’éprouver de la sympathie pour ce dernier, dont il devient l’espion et l’homme de confiance ; en réalité il nourrit le dessein de parvenir à la gloire d’un nouveau Brutus en l'assassinant. Pour réaliser son projet, Lorenzino décide d’exploiter le penchant notoire d’Alexandre pour les femmes. Parmi toutes celles qui attirent son attention, certaines font partie de la famille : peut-être la tante de Lorenzino, Caterina Ginori, ou sa jolie sœur Laudomia, jeune veuve d’Alemanno Salviati. Le futur assassin occupe une maison contiguë au palais Médicis : c’est là qu'un faux rendez-vous d’amour est fixé pour la nuit de l’Epiphanie de 1537. Lorenzino, en compagnie d’un tueur surnommé Scoronconcolo, attendent Alexandre. Le duc, frappé d’abord par le poignard de son cousin, est achevé par Scoronconcolo d’un coup mortel à la gorge. Le cadavre n’est découvert que le lendemain, lorsque Lorenzino est déjà à Bologne, qu’il quitte à destination de Venise.
  Ce geste n’aura aucun effet du point de vue politique car, dans les moments dramatiques qui suivent la mort du tyran, les adversaires des Médicis se montrent incertains et divisés. La faction opposée – les « palleschi » (du mot « palle », les boules des armoiries des Médicis) – en profite pour élire le fils de Jean des Bandes Noires, Cosimo (Cosme), qui fera totalement disparaître les institutions républicaines. La première action du nouveau duc est de condamner Lorenzino à mort. La sentence sera exécutée onze ans plus tard à Venise, où, après un séjour à Constantinople et en France, Lorenzino était revenu. Le 26 février 1548, découvert par les sicaires de Cosme, le « nouveau Brutus » est assassiné d’un coup de poignard. À Florence, sa mort ne suscite aucun regret, ce qui prouve indirectement le caractère strictement personnel de son initiative.
(Aparences, Florence et la dynastie des Médicis)

Médaille représentant le profil de Lorenzo.

 

   Dans l'évocation de la Renaissance florentine, Musset avait aussi de quoi constater bien des points communs avec les années que la France venait de vivre : même climat d'agitation sociale, même déconvenue des idéaux républicains. Comment son Lorenzaccio se situe-t-il dans le contexte politique de 1830-1833 ?

   Ces années sont caractérisées par les mouvements révolutionnaires qui secouent l'Europe (France, Belgique, Pologne, Italie). Jean Pommier (Variétés sur Alfred de Musset et son théâtre, 1944) établit que Musset a connu, dès 1832, une exilée politique qui, l'année précédente, avait participé à l'insurrection de la Romagne contre le pouvoir pontifical, la Princesse Belgiojoso, modèle possible de la marquise Cibo. Mais c'est surtout l'état d'esprit de la jeunesse libérale française qui inspire Lorenzaccio : les étudiants révoltés à Florence contre la tyrannie d'Alexandre ressemblent aux combattants des barricades de juillet 1830, ou à ceux de 1832, qu'évoquera Victor Hugo dans Les Misérables. Ils sont les victimes de guides éloquents et mous, comme Philippe Strozzi, comme La Fayette. De même que, Cosme succédant à Alexandre, la cause de la liberté ne gagne rien à l'exploit de Lorenzo, de même, en France, les Républicains sont floués : Louis-Philippe succède à Charles X, il « escamote » la Révolution, et les morts de 1830 sont morts pour rien.
   D'autre part, l'intention hostile qui dicte à Musset le rôle du cardinal Cibo relève de la sensibilité du temps. Elle se rattache à l'anticléricalisme virulent qui se manifeste pendant les premières années de la Monarchie de Juillet. Elle fait écho à certains vers de La Coupe et les lèvres (IV,1) et annonce certaines pages de La Confession d'un enfant du siècle. Mérimée, Hugo dans Notre-Dame de Paris témoignent à l'égard des hommes d'Église de sentiments voisins.
  

   L'Histoire est conçue par Musset comme la forme moderne de la fatalité. Loin des conceptions de Michelet faisant de l'Histoire le récit d'un combat pour la liberté, Musset nous donne un reflet caricatural de la révolution avortée après les Trois Glorieuses : Cosme, c'est Louis-Philippe, l'homme de la situation, celui qui a permis d'éviter la République. La mascarade du couronnement (V, 8) rappelle cette scène au cours de laquelle La Fayette embrasse le nouveau roi dans les plis du drapeau tricolore. Quant aux manœuvres du cardinal, elles correspondent à celles des députés modérés qui appelleront à leur secours le duc d'Orléans. Lorenzaccio entreprend une démystification du libéralisme bourgeois et proteste contre l'hypocrisie d'un régime, auto-déclaré d'abord comme régime de progrès et pressé ensuite de se retourner vers le passé. Mais le drame dépasse aussi son contexte politique pour dénoncer plus généralement la démission des intellectuels et ce qu'on appellerait aujourd'hui leur « langue de bois » : gavés de beaux discours et d'intentions humanistes, ils ne savent opposer à la dictature que la hauteur stérile de leur verbe et de leur vertu. A cette impuissance, Lorenzo répond par un pragmatisme sans illusions qui, de manière très moderne, substitue le faire à l'être. Cet « existentialisme » justifie qu'à propos de Lorenzaccio, on pense au théâtre de Sartre (Les Mains sales) ou de Camus (Les Justes). En ce sens le drame de Musset, ancré pour une part dans une certaine Histoire, la quitte néanmoins sur plus d'un aspect pour atteindre l'intemporel, ce qui explique la fortune de la pièce jusqu'à nos jours et la fertilité de ses diverses relectures.

 

La technique dramatique

  On a coutume de considérer Lorenzaccio comme le prototype du drame romantique. Si l'on s'en tient aux règles du genre (énoncées plus haut), il nous faut y regarder de plus près, car la pièce de Musset manifeste avant tout une grande liberté. Le poète, d'ailleurs, se résignait mal au clivage qui s'installait alors dans les lettres entre romantisme et classicisme, ce que la lecture de son article De la Tragédie (1838) manifeste clairement : « Pourquoi a-t-on opposé ces deux genres l'un à l'autre ? Pourquoi l'esprit humain est-il ainsi rétréci qu'il lui faille toujours se montrer exclusif ? Pourquoi les admirateurs de Raphaël jettent-ils la pierre à Rubens ? Pourquoi ceux de Mozart à Rossini ? Nous sommes ainsi faits ; on ne peut même pas dire que ce soit un mal, puisque ces enthousiasmes intolérants produisent souvent les plus beaux résultats ; mais il ne faudrait pourtant pas que ce fût une éternelle guerre. »
  Cette liberté concerne d'abord la couleur locale. Avant que Jean Pommier (op.cit.) n'ait établi que Lorenzaccio est une pièce composée à Paris, on a prétendu y retrouver des « choses vues », des impressions recueillies sur place par le voyageur de 1833-1834. Mais le texte résiste de lui-même à une telle lecture. Il n'y a aucune recherche du pittoresque dans Lorenzaccio. On y trouve même des anachronismes et des manquements, certainement volontaires, au principe de la couleur locale, - exactement le contraire de ce que l'on trouverait sous la plume de Victor Hugo ou de Gautier. Musset dédaigne donc de montrer à son lecteur une Florence pittoresque, mais il lui offre une Florence morale gangrenée par la tyrannie et son cortège de violence et de débauche, d'asservissement et de lâcheté : ceci se manifeste par des répliques et des situations plus que par des tableaux, une couleur locale plus psychologique que matérielle. Derrière Florence, c'est aussi Paris que nous devinons, à certaines allusions : « Que voulez-vous que fasse la jeunesse sous un gouvernement comme le nôtre ? » (I, 5), et même certains anachronismes : le bonnet de la liberté (I, 3), la limonade du prieur (I, 5)

gravure de M.A. Massé

 Sur le plan du mélange des genres, Lorenzaccio offre une variété de nuances plus conforme à l'esthétique romantique. Drame grouillant de vie et parsemé de tableaux sanglants, c'est aussi une tragédie parfois, aux accents philosophiques et politiques, et une comédie où les traits satiriques viennent sans cesse rappeler la médiocrité des êtres : on rit par exemple de la vaine agitation des Strozzi, de Pierre qui a tout d'un Matamore, de Philippe même qui, par la solennité de ses attitudes et de ses propos, par une certaine façon de s'écouter parler et de se regarder agir (ou plutôt ne pas agir), apparaît comme une sorte de Don Diègue un peu prudhommesque, affligé en outre d'une disgrâce pour laquelle Musset a peu d'indulgence : il est vieux. - On rit aussi d'un comique supérieur qui stigmatise l'hypocrisie politique ou l'inconséquence morale : les passages le plus éloquents concernent les contradictions de la marquise Cibo ou du peintre Tebaldeo (II,2), celles aussi de Bindo et Venturi, tout nimbés de pureté républicaine et que Lorenzo fait cyniquement distinguer par Alexandre (II, 4).

 Dans la technique du dialogue, l'usage de la réplique ample et éloquente est plus important dans Lorenzaccio que dans n'importe quelle autre des pièces de Musset. S'agit-il de signaler l'importance du « bavardage humain » au détriment de l'action ? Le jeu y a moins de part aussi et les monologues abondent, comme pour mieux suggérer la dissimulation de Lorenzo et sa vraie solitude. Le désordre règne au niveau des scènes. Certaines sont constituées de plusieurs épisodes successifs et ne sont pas délimitées par les entrées et les sorties des personnages, mais par des changements de décors incessants qui pourraient laisser croire à une écriture librement improvisée, en dehors de tout souci théâtral.
  La lecture d'un tableau comme celui que nous proposons ci-dessous pourra montrer qu'il n'en est rien. Sur le plan de la temporalité d'abord, Musset a considérablement resserré la chronologie des faits. Sans prétendre satisfaire à l'unité de temps, il a néanmoins le souci de réduire à quelques jours l'ensemble des événements : il faut un peu plus d'une semaine pour que Lorenzaccio mûrisse son meurtre, l'accomplisse et soit lui-même assassiné, alors que dans la réalité historique, Lorenzo de Médicis n'a été tué que onze ans plus tard, en 1548. On repère ici un souci conforme à l'esthétique classique, bien plus que romantique, de concentration d'une crise. L'accélération sert une véritable logique qui tient lieu de fatum : l'opposition de Lorenzo à la plupart des protagonistes, mais aussi sa propre étrangeté à lui-même, comme sa conscience de l'inanité fondamentale de toute chose, ne peuvent aboutir qu'à la mort indigne qui lui est réservée (« Eh quoi ! Pas même un tombeau ? »). Dégagé de tout souci de représentation, Musset se situe donc librement à égale distance de la formule des tableaux juxtaposés et de celle du drame en cinq actes. Il néglige apparemment l'unité d'action, puisque la pièce comporte trois intrigues : au fil « Lorenzo » (le plus directeur comme le plus invisible), s'entrelacent un « fil Strozzi » (dont les figures centrales, Philippe et Pierre, ne peuvent révéler à terme que leur veulerie) et un « fil Cibo », la marquise doublant de façon vulgaire le sacrifice de Lorenzo. Mais ces trois intrigues sont savamment tissées dans chacun des cinq actes. Du point de vue du mouvement général, de l'anecdote, ou du héros, ces intrigues concourent toutes les trois à une signification globale qui consacre l'impuissance de l'action politique. Ainsi au niveau de la représentation comme à celui de la lecture, pour laquelle il était plutôt conçu, ce drame est puissamment scénique.

*

Actes Scènes Lieux - Temporalité* Argument
I 1 Un jardin. Clair de lune. Minuit, 29 décembre 1535.

Aidé de Giomo, son homme de main, le duc Alexandre enlève sous les yeux de son frère une jeune fille que Lorenzo, son âme damnée, vient de lui acheter.

2 Une rue. Le point du jour.

Plusieurs commerçants et bourgeois commentent la situation politique de la ville. Déguisés en religieuses, Alexandre et Lorenzo sortent d'un bal. Un des sbires ordinaires du duc, Julien Salviati, tient des propos inconvenants à Louise Strozzi.

3 Palais Cibo. Avant midi.

Le marquis Cibo quitte Florence pour un séjour campagnard. Après son départ, la marquise manifeste devant le cardinal Cibo, son beau-frère, une indignation toute républicaine à l'égard des frasques du duc. Le cardinal intercepte une lettre d'amour que le duc a écrite à la marquise.

4 Au palais ducal. Avant midi.

Le duc reçoit le cardinal Valori : ce dernier l'informe que le pape est irrité des désordres de Lorenzo. Sire Maurice, un chancelier, abonde en ce sens. Lorenzo entre et se moque du chancelier. Celui-ci le provoque en duel : Lorenzo s'évanouit à la vue de l'épée, conduite que le cardinal juge suspecte.

5 Devant l'église San Miniato, à Montolivet.

Scène de foule, où se mêlent bourgeois et marchands. Entre Salviati qui se vante d'une promesse que lui aurait faite Louise Strozzi de coucher avec lui.

6 Le soir, sur les bords de l'Arno.

Marie Soderini, mère de Lorenzo, confie à Catherine Ginori, tante du jeune homme, ses inquiétudes à l'égard de Lorenzo, déplorant que sa pureté se soit muée en débauche. Cependant les bannis de Florence partent en maudissant la ville.

II 1 Chez les Strozzi. Le soir.

Philippe Strozzi déplore la corruption qui gangrène Florence. Pierre et Thomas, ses deux fils, apprennent que leur sœur Louise a été insultée par Salviati. Malgré l'opposition de leur père, ils décident de la venger.

2 Le portail d'une église. 2 janvier 1536, avant midi.

Le peintre Tebaldeo Freccia montre un paysage florentin à Valori et Lorenzo. Celui-ci raille sa prétendue pureté puis lui propose de venir le lendemain chez lui en vue d'un tableau d'importance, "pour le jour de ses noces".

3 Palais Cibo. L'après-midi.

Le cardinal Cibo entend la marquise en confession et tente de lui soutirer des confidences relatives au duc. Indignée, la marquise devine que le cardinal, complice complaisant de l'adultère, pourrait en profiter pour manœuvrer le duc.

4 Palais Soderini. 3 janvier 1536, le soir.

Marie raconte à Lorenzo son rêve de la nuit, où il lui est apparu sous ses traits d'autrefois. Lorenzo paraît fort troublé quand surviennent son oncle, Bindo et un ami. Tous deux accablent Lorenzo de reproches. Mais, en présence du duc,  Lorenzo sollicite malignement des privilèges pour les deux hommes, qu'ils acceptent avec gratitude. Resté seul avec Lorenzo, le duc lui confie que la marquise est sa maîtresse et lui demande de lui ménager un rendez-vous avec Catherine.

5 Palais des Strozzi. Le soir.

Alors que Philippe Strozzi confie ses craintes à son entourage pour son fils Pierre, celui-ci survient et annonce qu'il vient de tuer Julien Salviati. Malgré les conseils, il refuse néanmoins de se cacher.

6 Palais ducal, le soir.

Tebaldeo réalise le portrait du duc. Pour poser, celui-ci a dû enlever sa côte de mailles. Lorsqu'il veut la reprendre, la cotte a disparu. Giomo fait part au duc de ses soupçons à l'égard de Lorenzo, puis renonce à les vérifier.

7 Une rue, devant le palais ducal, le soir.

Salviati, couvert de sang, crie vengeance sous la fenêtre du duc. Alexandre promet de le venger et demande à ce qu'on jette les Strozzi en prison.

III 1 Chambre de Lorenzo. 4 janvier 1536, au matin.

Dans sa chambre, Lorenzo s'entraîne avec son valet, Scoronconcolo, au maniement des armes. Les deux hommes font volontairement beaucoup de bruit, pour, dit Lorenzo, accoutumer les voisins au tapage, le jour où il se débarrassera d'un ennemi personnel que pour l'instant il se refuse à nommer.

2 Palais Strozzi, le matin.

Pierre Strozzi  décide d'en finir avec les Médicis. Sa fougue irréfléchie se heurte un temps à la prudence de son père, mais il finit par convaincre ce dernier de le suivre à un banquet de conjurés chez les Pazzi.

3 Une rue, le matin.

Alors qu'ils se rendent chez les Pazzi, les fils Strozzi sont conduits en prison. Philippe se lamente de cette iniquité lorsque Lorenzo arrive. Au cours d'une longue scène, Lorenzo finit par révéler son double jeu au vieil homme : il s'est introduit dans l'entourage du duc et a feint d'être son complice pour l'assassiner. Il confie pourtant n'entretenir aucun illusion sur le sens politique de son geste, qu'il réduit à un sursaut individuel de vertu.

4 Palais Soderini, le matin.

Catherine lit à Marie une lettre qu'elle a reçue d'Alexandre sollicitant, sous le couvert de Lorenzo, un rendez-vous d'amour. Désespérée, Marie sent sa mort prochaine.

5 Palais Cibo, midi.

La marquise est décidée à agir sur le duc en devenant sa maîtresse. Le cardinal, éconduit, annonce qu'il reviendra plus tard.

6 Le boudoir de la marquise, midi.

La marquise tente de convaincre le duc de prendre la tête des républicains et de libérer Florence de la domination allemande. Alexandre se montre ennuyé par ces discours vertueux, et la marquise préfère renoncer à leur liaison. Restée seule, elle a conscience d'avoir bafoué pour rien l'honneur de son mari.

7 Palais Strozzi, le soir.

Philippe a invité les quarante Strozzi à souper et leur demande de l'aider à libérer ses deux fils. Durant le dîner, Louise Strozzi meurt empoisonnée. Les convives crient vengeance, mais, désespéré, Philippe, annonce qu'il renonce et quittera Florence dès le lendemain.

IV 1 Palais ducal. 5 janvier 1536, le matin.

Lorenzo confirme à Alexandre le rendez-vous avec Catherine pour le soir même chez lui. Il s'avise de prévenir Scoronconcolo.

2 Une rue, dans la journée.

Relaxés par le Tribunal de Florence, les deux fils Strozzi reviennent chez eux. Ils apprennent que leur sœur a été empoisonnée et que leur père a quitté Florence. Pierre jure de se venger.

3 Une rue, dans la journée.

Après voir ordonné à Scoronconcolo de le rejoindre à minuit, Lorenzo médite sur le sens du meurtre qu'il prépare, étonné d'être mû malgré lui.

4 Palais Cibo, dans la journée.

Le cardinal menace sa belle-sœur de révéler à son mari sa liaison avec le duc si elle refuse de servir ses desseins. Pour échapper au chantage, la marquise se jette aux pieds de son mari au moment où il rentre et avoue son adultère.

5 Chambre de Lorenzo, dans la journée.

Catherine informe Lorenzo de la maladie de sa mère. Resté seul, Lorenzo constate qu'il a failli la corrompre et mesure l'étendue de son abjection.

6 Une vallée, dans la journée.

Pierre Strozzi tente de convaincre son père de se joindre aux conspirateurs qui, avec le soutien de François Ier, marchent maintenant sur Florence. Philippe refuse de prendre les armes contre sa propre patrie.

7 Sur le bord de l'Arno, le soir.

Lorenzo avertit les républicains qu'il va bientôt tuer Alexandre. Personne ne veut le croire.

8 Une plaine, le soir.

En l'absence de Philippe, les bannis refusent de suivre Pierre Strozzi.

9 Une place, la nuit.

Dans un état d'excitation proche du délire, Lorenzo se prépare à agir.

10 Palais ducal, avant minuit.

Malgré les avertissements du cardinal et de sire Maurice, le duc suit Lorenzo dans sa chambre.

11 Chambre de Lorenzo, 6 janvier 1536, après minuit.

Le duc s'est couché pour éviter les préliminaires inutiles. Lorenzo le tue à l'issue d'une brève lutte.  Alors qu'il savoure l'instant, Scoronconcolo découvre l'identité de la victime.

V 1 Palais ducal, le matin.

Alors que le Conseil des Huit est dans l'embarras pour désigner un successeur, le cardinal Cibo propose le nom de Côme de Médicis.

2 A Venise, chez Philippe, l'après-midi.

Lorenzo apprend à Philippe le meurtre du duc, et celui-ci applaudit déjà au retour de la république. mais Lorenzo réitère ses doutes. Il découvre en outre que sa tête est mise à prix.

3 Une rue, à Florence, l'après-midi.

Deux gentilshommes ironisent au passage des époux Cibo, qui ont l'air raccommodés.

4 Une auberge, l'après-midi.

Pierre Strozzi, reçoit d'un messager le soutien du roi de France. Méfiant, il souhaite néanmoins commander quelque coup de force.

5 Une place à Florence. 7 janvier 1536, au matin.

Le marchand et l'orfèvre évoquent la mort du duc. Ils annoncent que Côme de Médicis a été désigné comme nouveau duc de Florence. Pendant ce temps les enfants Salviati et Strozzi perpétuent les luttes stériles de leurs pères.

6 Une rue, à Florence, le matin.

Altercations entre soldats et étudiants. L'un d'eux meurt sous nos yeux.

7 Venise, le cabinet de Strozzi, dans la journée.

Lorenzo apprend à Philippe la mort de sa mère. Il semble vidé de lui-même.  Dès sa sortie de scène, un domestique vient annoncer sa mort. Un homme l'a frappé par derrière et la foule a jeté son corps dans la lagune.

8 Florence, la grande Place, dans la journée.

Le peuple acclame Côme de Médicis tandis que le cardinal Cibo lui fait prêter serment d'allégeance à Charles-Quint.

* Le calendrier grégorien n'a été adopté qu'en 1582. Musset fixe donc les dates selon le calendrier julien, où l'année commençait à Pâques. Les événements se situent ainsi pour lui en 1535-1536 et non en 1536-1537.

 

  Drame destiné à être lu « dans un fauteuil »,  Lorenzaccio peut enfin être considéré aussi comme un poème : les faits rapportés par Varchi et par George Sand se retrouvent pratiquement chez Musset. Mais ils ne sont plus les mêmes, ils sont colorés par sa sensibilité. Non seulement pour tout ce qui regarde Lorenzo, mais aussi pour Marie Soderini, Tebaldeo, et ce personnage essentiel qu'est Florence : hommes, femmes, ville, bien loin d'être conçus abstraitement, sont aimés, plaints, par un mouvement qui est celui de la compréhension et du cœur. Alexandre lui-même n'est pas complètement odieux. Tous prennent place dans un univers sentimental. La poésie de Lorenzaccio est une poésie passionnée. C'est aussi une poésie de transfiguration, par l'effet de cet autre prisme qu'est l'imagination. On peut classer les nombreuses images qui illustrent le texte, selon les critères habituels de fréquence, ton, utilité, écart, nouveauté. On distinguera surtout les images qui semblent jetées à la surface du dialogue (clichés, réminiscences) et celles qui y sont, au contraire, profondément enracinées, soit par rapport au personnage, soit par rapport à l'auteur (ainsi l'image du spectre vêtu de noir dans la vision de Marie à l'acte II, écho d'une obsession du double fraternel, constante chez Musset). Enfin, la poésie du drame tient à ce qu'il n'est pas destiné à la scène. C'est du « théâtre en liberté ». Le texte supplée au décor. Lorenzaccio, c'est l'Italie rêvée, infiniment plus suggestive que l'Italie vécue. Cette « géographie magique » est celle d'autres voyageurs romantiques (Nerval, Gautier), convaincus dans leurs reportages de cette infidélité au réel qui aboutit à la plus fidèle des vérités : c'est cette supériorité de l'imaginaire que Proust établira dans Du côté de chez Swann.