Breton avant Nadja

 La personnalité de Breton est assez exceptionnelle pour qu'on prenne d'abord le temps de l'évoquer. Elle apparaît particulièrement dans Nadja, qui, entre autres lectures possibles, présente tous les caractères du récit d'apprentissage : racontant de manière quasi documentaire sa rencontre avec une jeune femme énigmatique le 7 octobre 1926, le narrateur (et, de diverses manières, celui-ci nous confirme bien qu'il s'appelle André Breton) est avant tout à la recherche de lui-même. Les premiers mots (« Qui suis-je ?») suffisent à nous en convaincre, auxquels répondent, à la fin du récit, les questions « Qui vive ? Est-ce vous, Nadja ? Est-il vrai que l'au-delà, tout l'au-delà soit dans cette vie ? Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ?». Aussi bien, Breton n'a jamais pu écrire que sous le coup d'une grande émotion, et celle qui marque l'écriture de Nadja tient moins à l'amour qu'à la confrontation soudaine du poète avec ses démons.

 Julien Gracq parle de Breton (1970) :  

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  À l'époque où il écrit Nadja (1927), Breton a trente-et-un ans : il assume, son sans difficultés matérielles, son refus de la carrière médicale - et de toutes les autres d'ailleurs - où sa famille avait souhaité le voir s'engager. Médecin-auxiliaire pendant la guerre de 14, il y a pourtant acquis, en tant qu'infirmier psychiatrique, les connaissances et l'expérience qui mûrissent son intérêt pour la psychanalyse et l'œuvre de Sigmund Freud.
  Mais c'est à l'appel de la poésie qu'il a choisi de répondre. Sa fascination précoce pour Rimbaud, son intérêt pour la poésie symboliste (Mallarmé, Valéry) et pour la modernité d'Apollinaire, fixent les valeurs esthétiques et morales auxquelles il obéira toute sa vie. Elles président aussi aux rencontres majeures de ces années-là : Louis Aragon, Philippe Soupault, Paul Eluard, avec lesquels il découvre passionnément l'œuvre de Lautréamont et fonde la revue Littérature. Influencé d'abord par le mouvement Dada de Tristan Tzara, le groupe s'en détache et devient le groupe surréaliste. En 1927, Breton fait déjà figure de chef de ce mouvement (ou de pape, pour reprendre une expression qui le poursuit encore) : deux recueils de poèmes (Mont de Piété, puis Clair de terre), la composition avec Philippe Soupault des Champs magnétiques, première expérience d'écriture entièrement automatique, et surtout la parution du Manifeste du surréalisme en 1924 ont assis cette autorité. Il en a certes le goût et le charisme (cette crinière léonine...), et donne déjà quelques signes d'intransigeance à l'égard des impératifs catégoriques de sa morale, mais Breton est un homme plus fragile qu'il n'y paraît, tiraillé par des contradictions et des doutes. Lorsqu'il s'enferme en 1927 dans le manoir d'Ango, près de Varengeville-sur-mer, pour écrire Nadja, il se trouve à un carrefour important de sa vie privée et la parution du récit marquera aussi un détour important de son œuvre et du mouvement surréaliste.

 

Nadja et le surréalisme

   La définition que donne Breton du surréalisme est bien connue :
  « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
  ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée.»

   Cette définition concerne surtout la pratique de l'écriture automatique par laquelle Breton prétend exprimer le jaillissement naturel de la pensée. Car le surréalisme est aussi un mouvement culturel et artistique qui a touché tous les domaines de la création (particulièrement la peinture) et s'est inscrit dans les joutes politiques de l'entre-deux-guerres. Breton l'a profondément marqué de sa personne au point que lui seul en a animé l'esprit jusqu'à sa mort (1966).
    Nadja porte bien sûr la trace de cette activité, tant dans les individus que le récit fait apparaître que dans l'orchestration de ses thèmes : on y note, bien sûr, l'intérêt pour les manifestations de l'inconscient, voire de la folie, qui semble à Breton une des manifestations les plus authentiques de l'Esprit (ce qui l'opposera gravement à Freud). Mais avec Nadja, Breton se trouve devant la vraie folie, celle qu'on enferme, et, déparée de ses alentours magiques, l'aliénation de la jeune femme prend des allures inquiétantes, voire sordides, qui découragent toute sublimation poétique. Voici le surréalisme confronté dans ses postulations doctrinales au premier démenti flagrant de la réalité, avant que la question politique ne vienne en présenter d'autres : Breton prend peur, abandonne Nadja et salue l'indubitable amour qu'elle ne lui a jamais inspiré dans la passante des dernières pages du livre. Mais il écrit aussi ce « roman » que Nadja lui a demandé pour rendre compte de leur aventure et attiser jusqu'à l'incandescence les questions dont il ne cessera d'être agité, fût-ce de manière toute platonique.
  Parmi ces thèmes, il faut aussi souligner la place occupée par Paris, dont les surréalistes feront un vrai mythe moderne. Paris, le Paris mythique de Baudelaire ou de Nerval, mais aussi le Paris secret des itinéraires quotidiens, devient un lieu d'errance et de suprême disponibilité à l'insolite sous toutes ses formes : affiches publicitaires, statues commémoratives, stations de métro, fenêtres fermées sur leur mystère, autant d'énigmes parmi lesquelles Nadja évolue avec l'assurance de l'Initiée et que Breton découvre comme autant de figurations tangibles de ses propres fantasmes. Rien n'exprime mieux la démarche surréaliste que cet investissement par l'imaginaire d'un lieu réel où la diversité des spectacles offerts au promeneur déconcerte sa raison et le plonge, témoin hagard, dans « le vent de l'éventuel ». Ces rapports secrets tissés entre la ville et le promeneur assurent l'étroite parenté des œuvres de Breton, notamment de la somptueuse trilogie qui constitue son centre : Nadja, Les Vases communicants, L'Amour fou.

  Il faut aller voir de bon matin, du haut de la colline du Sacré-Cœur, à Paris, la ville se dégager lentement de ses voiles splendides, avant d’étendre les bras. Toute une foule enfin dispersée, glacée, déprise et sans fièvre, entame comme un navire la grande nuit qui sait ne faire qu’un de l’ordure et de la merveille. Les trophées orgueilleux, que le soleil s’apprête à couronner d’oiseaux ou d’ondes, se relèvent mal de la poussière des capitales enfouies. Vers la périphérie les usines, premières à tressaillir, s’illuminent de la conscience de jour en jour grandissante des travailleurs. Tous dorment, à l’exception des derniers scorpions à face humaine qui commencent à cuire, à bouillir dans leur or. La beauté féminine se fond une fois de plus dans le creuset de toutes les pierres rares. Elle n’est jamais plus émouvante, plus enthousiasmante, plus folle, qu’à cet instant où il est possible de la concevoir unanimement détachée du désir de plaire à l’un ou à l’autre, aux uns ou aux autres. Beauté sans destination immédiate, sans destination connue d’elle-même, fleur inouïe faite de tous ces membres épars dans un lit qui peut prétendre aux dimensions de la terre ! La beauté atteint à cette heure à son terme le plus élevé, elle se confond avec l’innocence, elle est le miroir parfait dans lequel tout ce qui a été, tout ce qui est appelé à être, se baigne adorablement en ce qui va être cette fois. La puissance absolue de la subjectivité universelle, qui est la royauté de la nuit, étouffe les impatientes déterminations au petit bonheur : le chardon non soufflé demeure sur sa construction fumeuse, parfaite. Va-t-il faire beau, pleuvra-t-il ? Un adoucissement extrême de ses angles fait tout le soin de la pièce occupée, belle comme si elle était vide. Les chevelures infiniment lentes sur les oreillers ne laissent rien à glaner des fils par lesquels la vie vécue tient à la vie à vivre. Le détail impétueux, vite dévorant, tourne dans sa cage à belette, brûlant de brouiller de sa course toute la forêt. Entre la sagesse et la folie, qui d’ordinaire réussissent si bien à se limiter l’une l’autre, c’est la trêve. Les intérêts puissants affligent à peine de leur ombre démesurément grêle le haut mur dégradé dans les anfractuosités duquel s’inscrivent pour chacun les figures, toujours autres, de son plaisir et de sa souffrance. Comme dans un conte de fées cependant, il semble toujours qu’une femme idéale, levée avant l’heure et dans les boucles de qui sera descendue visiblement la dernière étoile, d’une maison obscure va sortir et somnambuliquement faire chanter les fontaines du jour. Paris, tes réserves monstrueuses de beauté, de jeunesse et de vigueur, — comme je voudrais savoir extraire de ta nuit de quelques heures ce qu’elle contient de plus que la nuit polaire ! Comme je voudrais qu’une méditation profonde sur les puissances inconscientes, étemelles que tu recèles soit au pouvoir de tout homme, pour qu’il se garde de reculer et de subir ! La résignation n’est pas écrite sur la pierre mouvante du sommeil. L’immense toile sombre qui chaque jour est filée porte en son centre les yeux médusants d’une victoire claire.
André Breton, Les Vases communicants, III, 1932.

 

Pour en finir avec la description

   Contrairement à ce qu'on a parfois supposé, tout est vrai dans Nadja et la consultation des papiers personnels de Breton permet aujourd'hui de mesurer la très faible part de son invention : authenticité d'abord de Nadja, dont on sait, grâce à Hester Albach , qu'elle s'appelait Léona Delcourt, née en 1902 et morte dans un asile psychiatrique en 1941. Authenticité aussi de ses lettres, de ses dessins, des mots que Breton nous fait entendre, et qu'il a pris soin d'enfermer pieusement dans un dossier de ses archives personnelles pour en témoigner devant la postérité. Cette vérité, Breton prend soin dans son récit de la signifier par une extrême exactitude topographique que soulignent les photographies dont il parsème le texte, évitant qu'on puisse lire Nadja comme un roman.
   Ces préventions contre le roman, mais aussi contre la « littérature » en général,  Breton les a souvent exprimées : c'est par lui qu'on connaît la fameuse confidence de Paul Valéry assurant « qu'en ce qui le concerne, il se refuserait toujours à écrire : "La marquise sortit à cinq heures"» (Manifeste du surréalisme). Dans Nadja, il proclame avec joie la mort de la « littérature psychologique à affabulation romanesque », suivant en cela les soupçons des modernes, au moins depuis Stendhal, à l'égard des prétentions réalistes du roman. La description, notamment, par ses lexiques et par les pauses qu'elle ménage dans la narration, est accusée d'être étrangère à la structure organique des œuvres littéraires. C'est ainsi d'abord à elle que, dès 1924, le Manifeste du surréalisme s'emploie à régler son compte :

  Et les descriptions ! Rien n'est comparable au néant de celles-ci ; ce n'est que superposition d'images de catalogue, l'auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d'accord avec lui sur des lieux communs :
  La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune : il y avait des géraniums et des rideaux de mousseline aux fenêtres ; le soleil couchant jetait sur tout cela une lumière crue... La chambre ne renfermait rien de particulier. Les meubles, en bois jaune, étaient tous très vieux. Un divan avec un grand dossier renversé, une table de forme ovale vis-à-vis du divan, une toilette et une glace adossées au trumeau, des chaises le long des murs, deux ou trois gravures sans valeur qui représentaient des demoiselles allemandes avec des oiseaux dans les mains, - voilà à quoi se réduisait l'ameublement. (Dostoïevski, Crime et châtiment)
  Que l'esprit se propose, même passagèrement, de tels motifs, je ne suis pas d'humeur à l'admettre. On soutiendra que ce dessin d'école vient à sa place, et qu'à cet endroit du livre l'auteur a ses raisons pour m'accabler. Il n'en perd pas moins son temps, car je n'entre pas dans sa chambre.
(André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924)
© Gallimard

  On pourrait aisément contredire Breton sur ces points (on lira la réfutation que Michel Butor leur a opposée dans nos pages sur le discours descriptif). Mais cette conviction n'en est pas moins à l'origine de cette œuvre inclassable qu'est Nadja, ne serait-ce que par la place qu'y occupent les photographies. Par elles, il s'agit d'abord d'éviter la description tant détestée, d'imposer au lecteur la simple réalité des personnages ou des lieux évoqués sans passer par l'intermédiaire de laborieuses évocations qui prétendraient inutilement concurrencer l'évidence du réel. Il s'agit aussi de donner à Nadja l'apparence d'un procès-verbal. On sait qu'en octobre 1924 les surréalistes ont ouvert un Bureau de recherches, sis rue de Grenelle, qui invite le public à déposer des témoignages. Ceux-ci devaient constituer un ensemble de documents à verser au dossier du hasard objectif, cette curieuse coïncidence entre les faits et le désir, qualifiée par Breton dès cette époque de « problème des problèmes ». Comme le poème-objet, la photographie répond à ce souci documentaire puisque s'y manifeste une volonté d'objectivation de l'activité de rêve. Breton n'hésite d'ailleurs pas à comparer ici le travail du poète à celui du savant (Crise de l'objet, 1936). Si, dans l'écriture de Nadja, il tient à garder une allure documentaire, c'est donc bien pour satisfaire à cet aspect « scientifique » du surréalisme : réduits à leur évidence photographiée, les personnes acquièrent une authenticité immédiate et les lieux renvoient au décor urbain le plus familier, empêchant le lecteur d'assimiler ce qu'il lit à une fiction fantasmagorique. Ce souci, d'ailleurs, est parfois responsable d'une certaine gratuité des photographies, notamment celles des personnes (Blanche Derval, Benjamin Péret, Paul Eluard...), assignées ici à une identité de pure forme.

  Pourtant, ainsi privés de tout discours descriptif, les lieux ou les objets qu'a captés l'appareil, loin de paraître muets ou insignifiants, y gagnent cette magie de l'ordinaire qui fait tout le prix de Nadja. Si Breton respecte toujours dans ses parcours parisiens une extrême exactitude topographique, attestée par les photos, c'est que l'errance est plus un itinéraire méthodique qu'une promenade évasive : elle prend véritablement l'allure d'une quête poursuivie dans ce labyrinthe afin d'accueillir toutes les sensations capables d'éveiller les postulations enfouies. Paris devient ainsi le lieu magnétique qui désoriente par la platitude apparente de la photographie, et indique à la fois le chemin d'une vérité plus profonde. Au lecteur donc de prendre garde à ce que sous la surface des choses, se cache le signe qui va jalonner sa route vers une meilleure connaissance de soi.

« La vie quotidienne abonde, du reste, en menues découvertes de cette sorte, où prédomine fréquemment un élément d'apparente gratuité, fonction très probablement de notre incompréhension provisoire, et qui me paraissent par suite des moins dédaignables. Je suis intimement persuadé que toute perception enregistrée de la manière la plus involontaire comme, par exemple, celle de paroles prononcées à la cantonade, porte en elle la solution, symbolique ou autre,  d'une difficulté où l'on est avec soi-même. Il n'est encore que de savoir s'orienter dans le dédale. Le délire d'interprétation ne commence qu'où l'homme mal préparé prend peur dans cette forêt d'indices.» (Breton, L'Amour fou).

   Mais le langage verbal est parfois impuissant à traduire ces signes, et c'est lorsque Breton laisse parler les photographies ou se résigne à ne donner aucun commentaire de ces phénomènes que le sentiment de mystère - ou de merveilleux - est le plus fort, comme dans ce chapitre des Pas perdus (le seul qu'ait lu Nadja) intitulé L'Esprit nouveau, où une jeune femme aux « yeux immenses », l'air désemparé, passe sous le regard d'Aragon, puis de Breton, puis de Derain, et disparaît. Le ton neutre du procès-verbal, la brièveté du récit restent ici un bon exemple de la manière dont le mythe contemporain fuit le lyrisme, exige le silence, la peur muette de ce qui est soudain, inexplicablement, pour un instant furtif, et ne sera jamais plus. Ici, l'image garde tout son mystère et son étrangeté, et, loin de répéter le texte, elle le double en laissant en effet « battantes comme une porte » des représentations inaliénables au langage verbal. Aucun livre n'exprime comme Nadja cette séparation nécessaire où texte et image conservent leur potentiel propre, comme si chacun se trouvait séparément relié à la terre.