PUISSANCES DE L'IMAGINATION
TEXTES

 

 

Blaise PASCAL
 
Cette maîtresse d'erreur et de fausseté

 

  Imagination. — C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge.
  Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.
  Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison.  Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance - les autres, avec crainte et défiance - et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l'autre de honte.
  Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante. Toutes les richesses de la terre [sont] insuffisantes sans son consentement. Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles. Voyez-le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité; le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui [a] donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.
  Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.
  Je ne veux pas rapporter tous ses effets; qui ne sait que la vue de chats, de rats, l'écrasement d'un charbon, etc. emportent la raison hors des gonds. Le ton de voix impose aux plus sages, et change un discours et un poème de force.
  L'affection ou la haine changent la justice de face, et combien un avocat bien payé par avance trouve(-t-)il plus juste la cause qu'il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges, dupés par cette apparence. Plaisante raison qu'un vent manie, et à tous sens. Je rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l'imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu.
  Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S'ils avaient la véritable justice, et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même, mais n'ayant que des sciences imaginaires il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire et par là en effet, ils s'attirent le respect.
  Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte parce qu'en effet leur part est plus essentielle. Ils s'établissent par la force, les autres par grimace.
  C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d'habits extraordinaires pour paraître tels. Mais ils se font accompagner de gardes, de hallebardes. Ces troupes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires.
  Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa suffisance.
  L’imagination dispose de tout; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde.
  Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, dell’ opinione regina del mondo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal, s'il y en a.
  Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire.
Blaise PASCAL, Pensées, édition Lafuma 44, (1670)

 

Jean-Jacques ROUSSEAU
L'homme est très fort quand il se contente d'être ce qu'il est

 

  En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n'est pas précisément à diminuer nos désirs ; car, s'ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n'est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s'étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n'en deviendrions que plus misérables : mais c'est à diminuer l'excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C'est alors seulement que, toutes les forces étant en action, l'âme cependant restera paisible, et que l'homme se trouvera bien ordonné.
  C'est ainsi que la nature, qui fait tout pour le mieux, l'a d'abord institué. Elle ne lui donne immédiatement que les désirs nécessaires à sa conservation et les facultés suffisantes pour les satisfaire. Elle a mis toutes les autres comme en réserve au fond de son âme, pour s'y développer au besoin. Ce n'est que dans cet état primitif que l'équilibre du pouvoir et du désir se rencontre, et que l'homme n'est pas malheureux. Sitôt que ses facultés virtuelles se mettent en action, l'imagination, la plus active de toutes, s'éveille et les devance. C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait d'abord sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le poursuivre ; quand on croit l'atteindre. il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à parcourir s'agrandit, s'étend sans cesse. Ainsi l'on s'épuise sans arriver au terme ; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s'éloigne de nous.
  Au contraire, plus l'homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être heureux. Il n'est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout ; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir.
  Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir l'un, rétrécissons l'autre ; car c'est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux. Otez la force, la santé, le bon témoignage de soi, tous les biens de cette vie sont dans l'opinion ; ôtez les douleurs du corps et les remords de la conscience, tous nos maux sont imaginaires. Ce principe est commun, dira-t-on ; j'en conviens ; mais l'application pratique n'en est pas commune ; et c'est uniquement de la pratique qu'il s'agit ici.
  Quand on dit que l'homme est faible, que veut-on dire ? Ce mot de faiblesse indique un rapport, un rapport de l'être auquel on l'applique. Celui dont la force passe les besoins, fût-il un insecte, un ver, est un être fort ; celui dont les besoins passent la force, fût-il un éléphant, un lion ; fût-il un conquérant, un héros ; fût-il un dieu ; c'est un être faible. L'ange rebelle qui méconnut sa nature était plus faible que l'heureux mortel qui vit en paix selon la sienne. L'homme est très fort quand il se contente d'être ce qu'il est ; il est très faible quand il veut s'élever au-dessus de l'humanité. N'allez donc pas vous figurer qu'en étendant vos facultés vous étendez vos forces ; vous les diminuez, au contraire, si votre orgueil s'étend plus qu'elles. Mesurons le rayon de notre sphère, et restons au centre comme l'insecte au milieu de sa toile ; nous nous suffirons toujours à nous-mêmes, et nous n'aurons point à nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la sentirons jamais.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l'Éducation, Livre II, 1762.

 

Jean-Baptiste LAMARCK
L'imagination et les sciences de la nature

 

  IMAGINATION. Mot par lequel on désigne une des plus belles facultés que l'homme puisse acquérir ; celle d'inventer, d'imaginer, c'est-à-dire, de former arbitrairement, avec des idées acquises, des idées nouvelles d'un autre ordre que celles qui proviennent de ses jugements et de ses raisonnements ordinaires.
  En rendant à la fois plusieurs idées présentes à notre esprit, nous les mettons en comparaison, nous en obtenons une idée nouvelle à laquelle nous donnons les noms de conséquence, de jugement ; et l'on sait que des séries de conséquences constituent nos raisonnements, et que chaque raisonnement amène une conséquence générale relativement aux objets considérés. Or, ce n'est point de ces opérations de notre esprit dont il est ici question ; mais de celles qui consistent à former, avec des idées acquises rendues présentes à notre pensée, des idées nouvelles qui ne sont pas des conséquences directes de celles employées, et qui sont, au contraire, ou de nouveaux rapports trouvés entre ces idées, ou des transformations opérées parmi elles par l’imagination.
  Quoique souvent peu facile à saisir et à limiter, on sent qu'il y a une distinction à faire entre la faculté d'invention et celle plus éminente encore qui constitue réellement l'imagination.
  Inventer, c'est trouver des moyens nouveaux de faire ou d'exécuter quelque chose. La faculté d'invention se bornant à la recherche de nouveaux rapports entre les objets considérés, peut se concentrer dans un ordre particulier d'idées, et l'individu qui la possède, peut y exceller sans être doué d'une grande imagination. Cette faculté ne s'appliquant guère qu'à des objets qui nous sont directement utiles, comme aux arts industriels, aux arts mécaniques, etc., il suffit, pour l'obtenir, d'être très fécond en idées qui concernent l'ordre de celles auxquelles on s'est adonné, et de s'être exercé à les rendre facilement présentes à son esprit. Mais un individu, très fertile en inventions dans l'ordre particulier d'objets à l'étude desquels il s'est habituellement livré, peut n'avoir pas assez d'imagination pour se distinguer d'une manière éminente dans quelqu'un des arts libéraux, pour composer, soit un poème riche en idées et en figures diverses, convenablement employées, soit un morceau d'excellente musique, soit un tableau bien pensé et bien exécuté. En effet, à part du talent d'exécution, sans une imagination vaste et féconde, dirigée par un goût épuré, les productions de ces ordres sont sans vie, pour ainsi dire, et sans intérêt.
  L'imagination, plus rare encore que la faculté d'invention, parce qu'elle est moins bornée, exige, effectivement, beaucoup plus pour être de quelque valeur. Elle nécessite une abondance et une grande généralité d'idées diverses, un tact et un goût sûr formés par la comparaison de tout ce qui a été produit de beau par le génie, et surtout l'habitude de rassembler les idées acquises, de les rendre présentes à l'esprit, et de s'exercer à en faire des combinaisons différentes, des contrastes, des transformations même, qui amènent, presque sans limites, des idées nouvelles. [...]
  Cette faculté plait, en général, à l'esprit de l'homme ; lui offre un refuge dans sa pensée, dans ses illusions même, lorsque les peines inséparables de la vie le tourmentent ou l'accablent, et amène les plus beaux produits lorsque ses actes sont dirigés par le goût et avec un discernement convenable. On l'a considérée mal à propos comme sans limites, parce qu'on ne l'a point approfondie, qu'on n'en a connu ni la nature, ni les moyens qu'elle est obligée d'employer et qui la bornent.
  Les idées acquises par la voie de la sensation, ainsi que celles qui en proviennent, sont les uniques matériaux des actes de l'imagination. Elle les emploie arbitrairement, comme je l'ai dit, pour en former des idées nouvelles ; mais elle ne peut employer que celles-là : hors de là, elle est absolument sans pouvoir. [...]
  Qu'un poète, pour la commodité de ses fictions, imagine un griffon ou un hippogriffe, que peut-il nous présenter, sinon un animal auquel il donne arbitrairement des parties ou des traits de divers animaux connus, afin d'attribuer à l'être fabuleux qu'il compose, des facultés favorables à son histoire ! Si l'on a voulu déterminer les peines réservées aux méchants après leur mort, comment l'a-t-on fait, si ce n'est en citant les causes de tourment et de douleur que la sensation a fait connaître ! Si nous examinons les différentes mythologies, les ingénieuses fictions des poètes, les romans féériques, enfin les contes et les fables inventés pour notre amusement ou notre délassement, et dans lesquels les auteurs, s'affranchissant de la considération de ce qui est possible, ont créé tout ce qu'ils ont pu imaginer ; qu'y verrons-nous, sinon, partout, l'emploi d'idées qui retrouvent leurs modèles dans celles que nous nous sommes procurées par la sensation, et jamais d'autres ? Que de citations je pourrais faire à l'égard des produits de l'imagination de l'homme, si je voulais montrer que partout où il a voulu créer des idées quelconques, ses matériaux ont toujours été des idées déjà acquises directement ou indirectement par la sensation, idées qui ont été les modèles de toutes celles qu'il a imaginées !
  Il me semble voir un enfant, au milieu d'une quantité considérable de poupées et de joujoux différents, occupé à les démembrer pour en composer un de toutes pièces, selon sa fantaisie. Quelque bizarre que soit sa composition, ce ne sera toujours qu'avec les objets à sa disposition qu'elle sera formée, et jamais autrement. [...]
  Dans ce champ des fictions, vaste domaine de l'imagination humaine, la pensée de l'homme se plaît à s'enfoncer, à s'égarer même, quoique rien n'y soit soumis à son observation, et qu'elle n'y puisse rien constater ; mais elle y crée arbitrairement et sans contrainte, tout ce qui peut l'intéresser, la charmer ou la flatter. Elle y parvient, comme je l'ai dit, en combinant, modifiant, transformant même les idées que les objets du champ des réalités lui ont fait acquérir.
  C'est, effectivement, un fait singulier et auquel il paraît que personne n'a encore pensé ; savoir : que l'imagination de l'homme ne saurait créer une seule idée qui ne prenne sa source dans celles qu'il s'est procurées par ses sens. Nous l'avons montré plus haut : partout, l'imagination de l'homme est assujettie à n'opérer ses combinaisons, ses modifications, ses transformations d'idées que sur des modèles que le champ des réalités lui fournit ; modèles qu'elle change à son gré et de toute manière, mais sans lesquels elle ne saurait créer une seule idée quelconque.
  Quoique limitée d'une manière absolue, comme je viens de le dire, la pensée de l'homme, tout à fait souveraine dans le champ de l'imagination, y trouve des charmes qui l'y entraînent sans cesse, s'y forme des illusions qui lui plaisent, la flattent, quelquefois même la dédommagent de tout ce qui l'affecte péniblement ; et, par elle, ce champ est aussi cultivé qu'il puisse l'être.
  Parmi les productions de ce champ, la seule peut-être dont l'homme ne puisse se passer, est l'espérance : il l'y cultive, en effet, généralement. Ce serait être son ennemi que de lui ravir ce bien réel, trop souvent le seul dont il jouisse jusqu'à ses derniers moments d'existence.
  Il en est bien autrement à l'égard de ce que je nomme le champ des réalités. La nature toujours la même ; ses lois constantes et de tous les ordres, qui régissent tous les mouvements, tous les changements ; enfin, ses productions de tous les genres, de toutes les sortes, constituent l'immense champ dont il s'agit. [...]
  Quoique le champ des réalités soit immense, comme on vient de le voir, quoique ce champ soit le seul qui doive fixer l'attention et les études de l'homme, puisque c'est là seulement qu'il peut recueillir des connaissances solides et utiles pour lui, qu'il peut découvrir des vérités exemptes d'illusions; il le néglige néanmoins, et sa pensée s'y complaît difficilement.
  Là, effectivement, nécessairement sujette et soumise ; là, bornée à l'observation et à l'étude des faits et des objets ; là, encore, ne pouvant rien créer, rien changer, mais seulement reconnaître ; la pensée de l'homme ne pénètre dans ce champ que parce qu'il peut seul fournir à ce dernier ce qui est utile à sa conservation, à sa commodité ou à ses agréments, en un mot, à tous ses besoins physiques. Il en résulte que ce même champ est, en général, bien moins cultivé que celui de l'imagination, et qu'il ne l'est que par un petit nombre d'hommes qui, la plupart, y laissent même en friche les plus belles de ses parties.
  Sans doute, l'imagination de l'homme est une de ses plus belles facultés ; mais comme elle est susceptible de degrés différents, à raison de l'état des idées et des connaissances des individus qui sont parvenus à l'obtenir, qu'elle est à peu près nulle dans ceux qui ne possèdent qu'un petit cercle d'idées ou qui n'en ont guère que dans un ordre particulier ; cette belle faculté n'a réellement de valeur que lorsqu'elle est acquise dans un degré un peu éminent. Aussi, dans ses degrés les plus relevés, est-elle extrêmement rare, et les productions de ceux qui la possèdent font le charme des hommes en état de les apprécier, de les goûter.
  Cependant, si l'imagination, considérée dans ses degrés les plus relevés, offre un intérêt si grand, cet intérêt néanmoins se borne aux agréments, aux jouissances que l'homme peut y rencontrer, aux dédommagements qu'il peut y trouver dans les maux qui l'assiègent : sous ce point de vue, il doit la cultiver.
  Mais cet intérêt est bien plus grand à l'égard de l'étude de la nature : voilà ce qu'il lui importe de considérer.
Jean-Baptiste LAMARCK,  Nouveau Dictionnaire d'Histoire naturelle, 1817.

 

Charles BAUDELAIRE
L'imagination est la reine du vrai

 

  Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de mille manières différentes : « Copiez la nature ; ne copiez que la nature. Il n’y a pas de plus grande jouissance ni de plus beau triomphe qu’une copie excellente de la nature. » Et cette doctrine, ennemie de l’art, prétendait être appliquée non seulement à la peinture, mais à tous les arts, même au roman, même à la poésie. A ces doctrinaires si satisfaits de la nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de répondre : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive. » Cependant il eût été plus philosophique de demander aux doctrinaires en question, d’abord s’ils sont bien certains de l’existence de la nature extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour réjouir leur causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout ce qui est contenu dans la nature. Un oui eût été la plus fanfaronne et la plus extravagante des réponses. Autant que j’ai pu comprendre ces singulières et avilissantes divagations, la doctrine voulait dire, je lui fais l’honneur de croire qu’elle voulait dire : l’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon qu’il voit et qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. Il doit éviter comme la mort d’emprunter les yeux et les sentiments d’un autre homme, si grand qu’il soit ; car alors les productions qu’il nous donnerait seraient, relativement à lui, des mensonges, et non des réalités. Or, si les pédants dont je parle (il y a de pédanterie même dans la bassesse), et qui ont des représentants partout, cette théorie flattant également l’impuissance et la paresse, ne voulaient pas que la chose fût entendue ainsi, croyons simplement qu’ils voulaient dire : « Nous n’avons pas d’imagination, et nous décrétons que personne n’en aura. »
  Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres; elle les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de l’Évangile.
  Elle est l’analyse, elle est la synthèse; et cependant des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination. Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela. Elle est la sensibilité, et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans imagination ? Qu’il peut faire un excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas de conquêtes. Le cas peut se comparer à celui d’un poète ou d’un romancier qui enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner, par exemple, à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits. Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut très bien connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant sans imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées. L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini.
  Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées qu’elles soient, sont comme si elles n’étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune ne peut se passer d’elle, et elle peut suppléer quelques-unes. Souvent ce que celles-ci cherchent et ne trouvent qu’après les essais successifs de plusieurs méthodes non adaptées à la nature des choses, fièrement et simplement elle le devine. Enfin elle joue un rôle puissant même dans la morale ; car, permettez-moi d’aller jusque-là, qu’est-ce que la vertu sans imagination ? Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le ciel; quelque chose de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme.
  Malgré tous les magnifiques privilèges que j’attribue à l’imagination, je ne ferai pas à vos lecteurs l’injure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus elle est puissante, et, que ce qu’il y a de plus fort dans les batailles avec l’idéal, c’est une belle imagination disposant d’un immense magasin d’observations.
Charles BAUDELAIRE, Salon de 1859.

 

ALAIN
L'imagination nous trompe aussi sur sa propre nature

 

  Imagination, maîtresse d'erreur, selon Pascal. Montaigne, de même, parlant de ceux qui « croient voir ce qu'ils ne voient point », nous ramène au centre de la notion, et nous en découvre toute l'étendue selon ce qu'exige le langage commun. Car, si l'on entend ce mot selon l'usage, l'imagination n'est pas seulement, ni même principalement, un pouvoir contemplatif de l'esprit, mais surtout l'erreur et le désordre entrant dans l'esprit en même temps que le tumulte du corps. Comme on peut voir dans la peur, où les effets de l'imagination, si connus, tiennent d'abord à des perceptions indubitables du corps propre, comme contracture, tremblement, chaleur et froid, battements du cœur, étranglement, alors que les images des objets supposés qui en seraient la cause sont souvent tout à fait indéterminées, et toujours évanouissantes, entendez que l'attention les dissipe et qu'elles se reforment comme derrière nous. Il importe de reconnaître d'abord, par un sévère examen, que ce pouvoir d'évoquer les apparences des objets absents ne va pas aussi loin qu'on le dit, ni qu'on le croit, et en d'autres termes, que l'imagination nous trompe aussi sur sa propre nature.
  Il y a de l'ambiguïté, si l'on n'y prend garde, dans ce que l'on dit d'une imagination forte. Forte, il faut l'entendre par ses effets, qui vont aisément au malaise et même à la maladie, comme la peur le montre ; mais il faut se garder de juger de la consistance des images d'après la physionomie, les gestes, les mouvements et les paroles qui en sont l'accompagnement. L'état délirant qu'on peut appeler aussi sibyllin, dans la fièvre ou dans le paroxysme des passions, est par lui-même éloquent, émouvant, contagieux ; c'est une raison de ne pas croire trop vite que les délirants voient tout ce qu'ils décrivent. Quelqu'un m'a conté qu'à Metz, pendant l'autre guerre, une foule croyait voir l'armée libératrice dans les fenêtres d'une vieille maison. Ils croyaient voir. Mais que voyaient-ils ? Des reflets du soleil, ou des couleurs irisées sans doute. Un vif espoir, et renvoyé par la foule à la foule, déformait leurs discours; mais dire que l'espoir déformait aussi leurs perceptions, c'est dire plus qu'on ne sait. La psychologie de notre temps ne se relèvera point de son erreur principale qui est d'avoir trop cru les fous et les malades.
  J'ajoute qu'il est prudent de ne point trop se croire soi-même, dès qu'une passion forte, ou seulement la passion de témoigner, nous anime. Revenons toujours à l'exemple de la peur, où le jeu de l'imagination est si puissant et la croyance si forte, même quand le pouvoir d'évoquer est incertain et tâtonnant. Au lieu donc de croire, ce qui est proprement la folie d'imagination, que c'est l'objet supposé qui fait preuve et produit l'émotion, il est raisonnable de penser que c'est l'émotion qui fait preuve, et donne ainsi sens et consistance à des impressions par elles-mêmes mal déterminées. Quand on imagine une voix dans le battement d'une horloge, on n'entend toujours qu'un battement d'horloge, et la moindre attention nous en assure. Mais dans ce cas-là, et sans doute dans tous, le jugement faux est secouru par la voix même, et la voix crée un objet nouveau qui se substitue à l'autre. Ici nous forgeons la chose imaginée; forgée, elle est réelle par cela même, et perçue à n'en point douter.
  On essaiera de dire plus loin d'où viennent les images, et, autant qu'on en peut parler, ce qu'elles sont. Mais il est utile de considérer d'abord dans l'imagination ce qui est le plus évidemment réel, et qui porte tout le reste, à savoir d'un côté les réactions du corps, si tyranniquement senties, et d'un autre côté ce jugement trompeur, si fermement appuyé sur les émotions, et cherchant d'après cela les images et les attendant, souvent en vain.
  En vue d'assurer le premier regard, et de le diriger où il faut, donnons-nous quelque exemple d'imagination où la perception fausse manque tout à fait. Il vous est arrivé sans doute de voir se rapprocher et presque se heurter deux lourdes voitures dans l'une desquelles vous étiez. Au moment où le choc était attendu, et quoiqu'il ne se soit pas produit, vous avez éprouvé en votre corps une révolution du sang et une convulsion intime des muscles, sensibles partout, mais plus sensibles dans la partie menacée, soit la jambe. Désordre vif, assez vif pour qu'un médecin posté là eût pu mesurer quelque saut brusque dans la pression sanguine en cette partie, quelque dépense musculaire aussi, quoique sans mouvement ; et si vous considérez des cas comme ceux-là, si ordinaires, la possibilité d'une lésion plus ou moins durable, douleur et trace à la fois, ne vous paraîtra pas invraisemblable. Or c'est là, selon la manière de parler commune, toujours exacte et souveraine, un effet d'imagination. Vous avez cru et vous avez réagi, sans aucune délibération et en automate. Or ici l'image de l'accident ne s'est point formée ; la marche des véhicules a été perçue exactement, sans aucun trouble de vision ; mais on peut bien dire aussi que le mouvement du sang et des muscles a dessiné dans votre corps une image encore faible mais très touchante de l'écrasement attendu.
  Il suffit de cet exemple pour ramener à de justes proportions les éléments qui caractérisent ce qui est imaginaire; j'entends que le mécanisme du corps y fait sentir sa puissance, qu'une émotion forte est sentie et perçue, inséparable des mouvements corporels, et en même temps qu'une croyance vraisemblable, mais anticipée et finalement sans objet, s'est produite ; l'ensemble a le caractère d'une attente passionnée, imaginaire en un sens, mais bien réelle par le tumulte du corps. Il est de première importance de retrouver ces caractères dominateurs même dans le cas où c'est, comme on dit, une sorte d'image ou de vision ou audition fantaisiste qui retient l'attention et se fixe principalement dans la mémoire.
  Considérée sous cet aspect, l'imagination est folle et déréglée par sa nature. D'abord il est assez clair que le jugement et le tumulte du corps réagissent continuellement l'un sur l'autre, comme l'anxiété, la peur, la colère en témoignent. Et après que les mouvements désordonnés et contrariés du corps ont assuré le jugement faux, que je suis en danger, ou que cet homme me méprise, ou que cette ville me sera funeste, aussitôt de ce jugement suit une agitation nouvelle, résultant d'actions commencées, retenues, contrariées ainsi qu'il arrive quand l'objet manque ; et cette agitation ranime l'émotion. Ainsi le jugement, s'il ne trouve point d'objet trouve du moins des preuves; car le tremblement et la fuite ne me guérissent point de la peur, tout au contraire. Désordre donc dans le corps, erreur dans l'esprit, l'un nourrissant l'autre, voilà le réel de l'imagination, non sans des visions d'un instant peut-être, ou bien des perceptions mal contrôlées, dont il faut maintenant parler. Mais il fallait d'abord protéger l'esprit investigateur contre cette éloquence descriptive propre aux passions, et qui ferait croire que les visions sont encore plus saisissantes que le récit. Si le lecteur regarde de cette manière prudente, que Descartes nous enseigne, peut-être apercevra-t-il que l'imagination a besoin d'objets. Ainsi les arts se montrent déjà, comme remèdes à la rêverie, toujours errante et triste.
ALAIN, Système des Beaux-arts (1920).

 

 

ALAIN
Comment nous imaginons par chacun de nos sens

 

   Pour le goût et l'odorat il y a sans doute peu de chose à dire, sinon que les objets réels, fournissent moins de matière à l’imagination que ne font les réactions du corps, surtout involontaires comme sont les mouvements de nausée. Et aussi que l'imagination par les autres sens détermine souvent celle-là; chacun sait que l'aspect d'un mets d'ailleurs agréable au goût peut le faire paraître mauvais par anticipation. Il arrive aussi quelquefois qu'une sensibilité plus raffinée ou aiguisée par la maladie fasse apparaître des odeurs ou des saveurs ordinairement très faibles; ainsi l'imagination se trouve vraie, mais à notre insu. Et au, reste il n'y a point d'imagination qui ne soit vraie en quelque façon; car l'univers ne cesse jamais d'agir sur nous de mille manières, et nous n'avons sans doute pas de rêve, si extravagant qu'il soit, dont quelque objet réel ne soit l'occasion. Imaginer ce serait donc toujours percevoir quelque chose, mais mal.
  Ce même caractère n'est pas moins sensible pour l’imagination visuelle, quoiqu'on n'y pense pas toujours assez. Il est clair que les nuages, ou les feuillages épais ou encore les lignes confuses et entrecroisées d'un vieux plafond ou d'un papier de tenture sont fort propres à nous faire imaginer des têtes d'hommes ou des monstres. Chacun sait que le demi-jour et le jeu des ombres, comme aussi une lumière trop vive, produisent le même effet. Les fumées et le feu sont favorables aussi aux rêveurs.
  Il faut décrire maintenant ce que nos propres yeux fournissent à nos rêveries, surtout lorsqu'ils sont fermés. Chacun peut, en fermant vivement les yeux, observer l'image d'un objet fortement éclairé, ce qui n'est qu'un ébranlement continué, ou bien une image négative avec couleur complémentaire, ce qui est un effet de fatigue. Et sans doute notre rétine n'est-elle; jamais parfaitement au repos; les pressions, les excitations électriques y font apparaître des lueurs, comme chacun le sait. Et les grands liseurs connaissent ces houppe colorées et changeantes qui sont sans doute la première trame de nos rêves. J'ai vu plusieurs fois, dans les instants qui précèdent le sommeil, ces formes mobiles se transformer en images d'hommes ou de maisons, mais il faut de l'attention et une critique éveillée pour apercevoir ces choses. Les passionnés aiment mieux dire qu'ils voient les images des choses à l'intérieur d'eux-mêmes, sans vouloir expliquer ce qu'ils entendent par là. Selon mon opinion, toute image visuelle est extérieure à moi et extérieure à elle-même, par sa nature d'image. Et la forêt où je me promène en rêve n'est pas dans mon corps; mais c'est mon corps qui est en elle. Que faites-vous, dira-t-on, des yeux de l'âme ? Mais les yeux de l'âme, ce sont mes yeux.
  Il faut considérer enfin l'effet de mes propres mouvements, évidemment de première importance quand j'imagine le mouvement des choses. Le moindre mouvement de ma tête fait mouvoir toutes choses. Ajoutons que mon mouvement est propre à brouiller les images, et que le clignement des yeux fait revivre les images complémentaires, comme chacun peut s'en assurer. Mais le fait le plus important est ici le geste des mains, qui dessine devant nos yeux la chose absente, et naturellement surtout le dessin et le modelage, qui fixent nos rêves en objets véritables. Je ne considère ici que le crayon errant, qui nous étonne nous-mêmes par ses rencontres. Ainsi nous sommes ramenés à l'idée principale de ce chapitre, c'est que nous n'inventons pas autant qu'on pourrait croire. Il m'est arrivé plus d'une fois de me dire : j'imagine en ce moment un rouge vif, et d'apercevoir dans le même instant la bordure rouge d'un cahier devant moi.
  Les mêmes choses sont à dire, et mieux connues peut-être, de l'imagination auditive. D'abord que tous les bruits confus, du vent, de la cascade, d'une voiture, d'une foule, font des paroles et des musiques. La marche d'un train nous propose un rythme. Il faut dire aussi que la respiration et le battement du sang agissent sur nos oreilles et y produisent des bourdonnements, sifflements, tintements. Surtout nous parlons, chantons et dansons, ce qui fixe les images auditives et en appelle d'autres. N'entrons point ici dans l'étude de l'inspiration musicale. Disons seulement que, dans les rêves, les voix que nous croyons entendre sont sans doute souvent notre voix même, les cris, nos propres cris, les chants, nos propres chants. Avec cela nous battons des rythmes par le souffle, les muscles, le sang. Voilà des symphonies toutes faites.
  Il reste à traiter du toucher. Et ce n'est pas difficile. Car premièrement les choses ne cessent jamais d'agir sur nous, par froid et chaud, souffle, pression, frottement. En second lieu notre toucher est continuellement modifié par les mouvements de la vie, par fatigue, crampes, fièvre, lésion. Nous croyons sentir des pincements, des torsions, des vrilles, des scies. Ou bien encore, nous imaginons des liens autour de la poitrine, une main brutale à notre gorge, un poids écrasant sur nous. Et enfin nos mouvements légers ou vifs nous donnent des impressions bien réelles. Un homme qui rêve qu'il se bat peut se donner des coups de poing. Il peut se lier les bras, se heurter contre un mur, se raidir, se tordre. Telle est la source de nos rêveries les plus tragiques; et nous ne le soupçonnons point. Mais nous touchons ici aux passions. Ample matière, et l'on ne peut tout dire à la fois.
ALAIN, Éléments de philosophie (1940), I, ch. XI.

 

André BRETON
L'homme, ce rêveur définitif

 

  Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s'entend, qu'à la fin cette croyance se perd. L'homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage, et que lui a livrés sa nonchalance, ou son effort, son effort presque toujours, car il a consenti à travailler, tout au moins il n'a pas répugné à jouer sa chance (ce qu'il appelle sa chance !). Une grande modestie est à présent son partage : il sait quelles femmes il a eues, dans quelles aventures risibles il a trempé; sa richesse ou sa pauvreté ne lui est de rien, il reste à cet égard l'enfant qui vient de naître et, quant à l'approbation de sa conscience morale, j'admets qu'il s'en passe aisément. S'il garde quelque lucidité, il ne peut que se retourner alors vers son enfance qui, pour massacrée qu'elle ait été par le soin des dresseurs, ne lui en semble pas moins pleine de charmes. Là, l'absence de toute rigueur connue lui laisse la perspective de plusieurs vies menées à la fois; il s'enracine dans cette illusion; il ne veut plus connaître que la facilité momentanée, extrême, de toutes choses. Chaque matin, des enfants partent sans inquiétude. Tout est près, les pires conditions matérielles sont excellentes. Les bois sont blancs ou noirs, on ne dormira jamais.
  Mais il est vrai qu'on ne saurait aller si loin, il ne s'agit pas seulement de la distance. Les menaces s'accumulent, on cède, on abandonne une part du terrain à conquérir. Cette imagination qui n'admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s'exercer que selon les lois d'une utilité arbitraire; elle est incapable d'assumer longtemps ce rôle inférieur et, aux environs de la vingtième année, préfère, en général, abandonner l'homme à son destin sans lumière.
  Qu'il essaie plus tard, de-ci de-là, de se reprendre, ayant senti lui manquer peu à peu toutes raisons de vivre, incapable qu'il est devenu de se trouver à la hauteur d'une situation exceptionnelle telle que l'amour, il n'y parviendra guère. C'est qu'il appartient désormais corps et âme à une impérieuse nécessité pratique, qui ne souffre pas qu'on la perde de vue. Tous ses gestes manqueront d'ampleur; toutes ses idées, d'envergure. Il ne se représentera, de ce qui lui arrive et peut lui arriver, que ce qui relie cet événement à une foule d'événements semblables, événements auxquels il n'a pas pris part, événements manqués. Que dis-je, il en jugera par rapport à un de ces événements, plus rassurants dans ses conséquences que les autres. Il n'y verra, sous aucun prétexte, son salut.
  Chère imagination, ce que j'aime surtout en toi, c'est que tu ne pardonnes pas.
  Le seul mot de liberté est tout ce qui m'exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces, dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d'esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit; assez aussi pour que je m'abandonne à elle sans crainte de me tromper (comme si l'on pouvait se tromper davantage). Où commence-t-elle à devenir mauvaise et où s'arrête la sécurité de l'esprit ? Pour l'esprit, la possibilité d'errer n'est-elle pas plutôt la contingence du bien ?
  Reste la folie, « la folie qu’on enferme » a-t-on si bien dit. Celle-là ou l’autre… Chacun sait, en effet, que les fous ne doivent leur internement qu’à un petit nombre d’actes légalement répréhensibles, et que, faute de ces actes, leur liberté (ce qu’on voit de leur liberté) ne saurait être en jeu. Qu’ils soient, dans une mesure quelconque, victimes de leur imagination, je suis prêt à l’accorder, en ce sens qu’elle les pousse à l’inobservance de certaines règles, hors desquelles le genre se sent visé, ce que tout homme est payé pour savoir. Mais le profond détachement dont ils témoignent à l’égard de la critique que nous portons sur eux, voire des corrections diverses qui leur sont infligées, permet de supposer qu’ils puisent un très grand réconfort dans leur imagination, qu’ils goûtent assez leur délire pour supporter qu’il ne soit valable que pour eux.
André BRETON, Manifeste du surréalisme, 1924.

 

Gaston BACHELARD
L'imagination spécifie le psychisme humain.

 

  Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées par la fausse lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire. La valeur d'une image se mesure à l'étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l'imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l'expérience même de l'ouverture, l'expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le psychisme humain. Comme le proclame Blake : « L'imagination n'est pas un état, c'est l'existence humaine elle-même1.» On se convaincra plus facilement de la vérité de cette maxime si l'on étudie, comme nous le ferons systématiquement dans cet ouvrage, l'imagination littéraire, l'imagination parlée, celle qui, tenant au langage, forme le tissu temporel de la spiritualité, et qui par conséquent se dégage de la réalité.
  Une image qui quitte son principe imaginaire et qui se fixe dans une forme définitive prend peu à peu les caractères de la perception présente. Bientôt, au lieu de nous faire rêver et parler, elle nous fait agir. Autant dire qu'une image stable et achevée coupe les ailes à l'imagination. Elle nous fait déchoir de cette imagination rêveuse qui ne s'emprisonne dans aucune image et qu'on pourrait appeler pour cela une imagination sans images... Sans doute, en sa vie prodigieuse, l'imaginaire dépose des images, mais il se présente toujours comme un au-delà des images, il est toujours un peu plus que ses images.
  Ainsi le caractère sacrifié par une psychologie de l'imagination qui ne s'occupe que de la constitution des images est un caractère essentiel, évident, connu de tous : c'est la mobilité des images. Il y a opposition dans le règne de l'imagination comme dans tant d'autres domaines entre la constitution et la mobilité. Et comme la description des formes est plus facile que la description des mouvements, on s'explique que la psychologie s'occupe d'abord de la première tâche. C'est pourtant la seconde qui est la plus importante. L'imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de mobilité spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la plus vivante. Il faut donc ajouter systématiquement à l'étude d'une image particulière l'étude de sa mobilité, de sa fécondité, de sa vie.
1William Blake, Second Livre prophétique.
Gaston BACHELARD, L'air et les songes : essai sur l'imagination du mouvement, 1943.

 

Roger CAILLOIS
Les images des pierres

 

 Dans les montagnes, dans les dunes des déserts, dans les rochers, qui ne prend plaisir à déceler les formes d'animaux gigantesques ? De même, les nodules de silex dessinent des torses, des requins, des ours. Les concrétions des grottes comme les rapides nuages simulent un félin bondissant, un vaisseau fantôme, un hibou hérissé, un astronome collé à son télescope, [...] en un mot tout ce qu'il plaît de reconnaître à une imagination avide d'identifier.
  Plus la scène est complexe et la ressemblance précise, et plus le simulacre procure de griserie. Il en va de même pour les images devinées ou déchiffrées dans les fentes des murs, dans les taches d'encre écrasées, sur les écorces des arbres. Les images des poètes, qui font briller un rapport inédit entre deux réalités éloignées, jouent elles aussi sur la satisfaction que l'esprit éprouve à constater ou à découvrir, là où il l'attend le moins, quelque similitude tantôt incertaine et tantôt flagrante. Tout se passe comme si l'esprit était ainsi fait qu'il ne puisse s'empêcher de chercher une image reconnaissable dans ce qui ne saurait rien représenter, de la même façon qu'il se précipite à conférer une signification à ce qui ne saurait rien signifier. Il est contraint d'interpréter, d'essayer de projeter une forme familière dans chaque système de lignes ou de volumes, de lumières ou d'ombres, qui visiblement n'offrent rien de stable ou de définissable. C'est au point que les psychologues utilisent cette pente de l'esprit. A celui dont ils s'efforcent de découvrir les secrètes préférences et le caractère profond, ils présentent des taches confuses et ambiguës et, à partir des formes qu'il y a lues, ils s'estiment en mesure de tirer des conclusions mieux assurées que d'aveux plus directs.
  Je ne crois pas qu'on doive négliger une sollicitation à laquelle il est répondu de façon si constante et avec tant d'empressement, surtout quand elle se montre en outre capable de provoquer une sorte d'ébriété ou de vertige.
  Quand l'image est changeante, le miracle est moindre. Une nuée, une fumée, une flamme prennent toutes les formes et n'en conservent aucune. Mais l'image cachée dans la pierre et qui n'est révélée qu'au moment où le minéral est ouvert, possède à un degré éminent la capacité de surprendre, d'être présumée impossible et de manifester soudain une évidence, une durée surgie du cœur de la matière et qui humilie la vraisemblance.
  Certes, l'image est équivoque, sollicitée, reconstruite, mais elle est là, comme est présente la pierre qui la supporte, l'un et l'autre irréfutables, tellement hors de portée de l'homme et de l'art, tellement antérieures à eux, en un sens tellement admissibles. Par quel miracle peut-il exister, enfermé à l'intérieur d'une pierre, un dessin identifiable ? A n'en point douter, ce qui déconcerte l'homme, c'est ici l'apparence d'une œuvre exécutée avec adresse et décision, telle que seul il semble désigné pour en accomplir et telle qu'en aucun cas une puissance aveugle n'en saurait réaliser. De là vient le fantastique naturel propre aux « peintures » et aux « sculptures » des pierres. [...] L'esprit extasié se croit alors sur le point de découvrir les secrets de l'univers.
  Assurément, il n'en est rien. La fantasmagorie, fût-elle de pierre, est bientôt dissipée. La réflexion a vite fait d'en isoler les lambeaux et de les restituer à leur insignifiance. Ce ne fut qu'illusion. La complicité entrevue se révèle ce quelle est : une chance merveilleuse et qui ne trahit aucun mystère. Pourtant chacun des rapports fragiles que conjecture et risque la poésie, et qui émeuvent, qui éclairent, qui enrichissent, relève du même parti-pris de divination. Il est si vaste et si premier que jusqu'aux sciences les plus précises en sont tributaires et commencent par lui. Elles aussi cherchent des similitudes dont elles éprouvent la solidité. Leur démarche consiste à substituer à des ressemblances grossières et évidentes d'autres, toujours plus subtiles et abstraites, moins perceptibles, qui tiennent aux structures et non aux apparences Un reclassement perpétuel préside ainsi au progrès de l'investigation rigoureuse. Celle-ci marque un point, franchit une étape nouvelle, chaque fois qu'un esprit averti, attentif, téméraire, reconnaît et exploite une relation inédite, qu'elle aura entrevue le temps d'un éclair comme effigie sur la nuée ou l'écorce. La chute d'un fruit et un astre qui ne tombe pas apprennent à Newton que pesanteur et gravitation sont effets d'une même cause. Mais il faut que le rapport inédit ait été depuis longtemps cherché et qu'il s'avère exact.
  La rêverie qui s'attarde sur les images des pierres [...] n'est sans doute qu'une forme humble et sauvage d'une aptitude destinée à de plus hauts usages. Elle est fruste, présomptueuse et un peu ivre, un peu mécanique aussi, turbulente et distraite, sans discipline ni contrôle. Mais elle répond au même appel et emprunte, quoique en titubant, les mêmes sentiers que les fières rigueurs qui permettent à l'homme d'interroger l'univers, d'amasser un savoir et de le composer en de vastes systèmes. Sans cette manie permanente de tout interpréter à tort et à travers, selon la vraisemblance ou contre elle, qui sait si les démarches de la connaissance ne manqueraient pas à la fois de l'impulsion dont elles ont besoin et de l'instrument premier de la méthode même de leur réussite ?
Roger CAILLOIS, Images, images (José Corti, 1966).

 

François JACOB
La science et les mythes

 

  Mythique ou scientifique, la représentation du monde que construit l'homme fait toujours une large place à son imagination. Car contrairement à ce qu'on croit souvent, la démarche scientifique ne consiste pas simplement à observer, à accumuler des données expérimentales pour en déduire une théorie. On peut parfaitement examiner un objet pendant des années sans jamais en tirer la moindre observation d'intérêt scientifique. Pour apporter une observation de quelque valeur, il faut déjà, au départ, avoir une certaine idée de ce qu'il y a à observer. Il faut déjà avoir décidé ce qui est possible. Si la science évolue, c'est souvent parce qu'un aspect encore inconnu des choses se dévoile soudain; pas toujours comme conséquence de l'apparition d'un appareillage nouveau, mais grâce à une manière nouvelle d'examiner les objets, de les considérer sous un angle neuf. Ce regard est nécessairement guidé par une certaine idée de ce que peut bien être la « réalité ». Il implique toujours une certaine conception de l'inconnu, de cette zone située juste au-delà de ce que la logique et l'expérience autorisent à croire. Selon les termes de Peter Medawar1, l'enquête scientifique commence toujours par l'invention d'un monde possible, ou d'un fragment de monde possible.
  Ainsi commence la pensée mythique. Mais cette dernière s'arrête là. Après avoir construit ce qu'elle considère non seulement comme le meilleur des mondes mais comme le seul possible, elle insère sans peine la réalité dans le cadre qu'elle a créé. Chaque fait, chaque événement est interprété comme un signe qui est émis par les forces régissant le monde et qui, par là même, prouve leur existence et leur importance. Pour la pensée scientifique, au contraire, l'imagination n'est qu'un élément du jeu. A chaque étape, il lui faut s'exposer à la critique et à l'expérience pour limiter la part du rêve dans l'image du monde qu'elle élabore. Pour la science, il y a beaucoup de mondes possibles, mais le seul intéressant est celui qui existe et qui, depuis longtemps déjà, a fait ses preuves. La démarche scientifique confronte sans relâche ce qui pourrait être et ce qui est. C'est le moyen de construire une représentation du monde toujours plus proche de ce que nous appelons « la réalité ».
  L'une des principales fonctions des mythes a toujours été d'aider les êtres humains à supporter l'angoisse et l'absurdité de leur condition. Ils tentent de donner un sens à la vision déconcertante que l'homme tire de l'expérience, de lui rendre confiance en la vie malgré les vicissitudes, la souffrance et la misère. C'est donc une vue du monde étroitement liée à la vie quotidienne et aux émotions humaines que proposent les mythes. En outre, dans une culture donnée, un mythe qui est répété sous la même forme, avec les mêmes mots, de génération en génération, n'est pas simplement une histoire dont on peut tirer des conclusions sur le monde. Un mythe a un contenu moral. Il porte sa signification propre. Il sécrète ses valeurs. Dans un mythe, les êtres humains trouvent leur loi, au sens le plus élevé du mot, sans même avoir à l'y chercher.
   Même en l'y cherchant, ils ne peuvent trouver de loi ni dans la conservation de la masse et de l'énergie, ni dans la soupe primordiale de l'évolution. En fait, la démarche scientifique représente un effort pour libérer de toute émotion la recherche et la connaissance. Le scientifique tente de se soustraire lui-même du monde qu'il essaie de comprendre. Il cherche à se mettre en retrait, à se placer dans la position d'un spectateur qui ne ferait pas partie du monde à étudier. Par ce stratagème, le scientifique espère analyser ce qu'il considère être « le monde réel autour de lui ». Ce prétendu « monde objectif » devient ainsi dépourvu d'esprit et d'âme, de joie et de tristesse, de désir et d'espoir. Bref, ce monde scientifique ou « objectif » devient complètement dissocié du monde familier de notre expérience quotidienne. Cette attitude sous-tend tout le réseau de connaissance développé depuis la Renaissance par la science occidentale.
1Biologiste britannique, auteur de L'Espoir du progrès (1973).
François JACOB, Le Jeu des possibles, 1981.