ÉNIGMES DU MOI
CORPUS DE CITATIONS

 

 

MOI INCONNAISSABLE

1. Les hommes se regardent de trop près pour se voir tels qu'ils sont. Ils sont toujours d'eux-mêmes des témoins infidèles et des juges corrompus.
Montesquieu, Éloge de la sincérité.

2. Le problème de la nature humaine, problème augustinien (quaestio mihi factus sum, « je suis devenu question pour moi-même »), paraît insoluble aussi bien au sens psychologique individuel qu'au sens philosophique général. Il est fort peu probable que, pouvant connaître, déterminer, définir la nature de tous les objets qui nous entourent et qui ne sont pas nous, nous soyons jamais capables d'en faire autant pour nous-mêmes : ce serait sauter par-dessus notre ombre. De plus, rien ne nous autorise à supposer que l'homme ait une nature ou une essence comme en ont les autres objets. En d'autres termes, si nous avons une nature, une essence, seul un dieu pourrait la connaître et la définir, et il faudrait d'abord qu'il puisse parler du « qui » comme d'un « quoi ». Notre perplexité vient de ce que les modes de connaissance applicables aux objets pourvus de qualités « naturelles », y compris nous-mêmes dans la mesure restreinte où nous sommes des spécimens de l'espèce la plus évoluée de la vie organique, ne nous servent plus à rien lorsque nous posons la question : qui sommes-nous ?
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, chap. I.

3. Je suis celui qui n’est pas encore ce qu’il sera ; et dans cet entre-deux que suis-je ? un je-ne-sais-quoi que je ne puis saisir, qui s’enfuit de mes propres mains, qui n’est plus dès que je veux le saisir ou l’apercevoir ; […] en sorte que je ne puis jamais un seul moment me trouver moi-même fixe et présent à moi-même pour dire simplement : moi. »
Fénelon, Traité de l’existence de Dieu.

4. Je ne puis donc pas connaître ce que je suis ; et ainsi il paraît que tout esprit n’a pas assez d’étendue pour se comprendre soi-même.
saint Augustin, Confessions, X.

5. Je n’ai jamais réussi à être la somme de mes moi : j’en égare un ou deux par négligence ou par ennui.
Alain Bosquet, La Fable et le fouet.

6. Il n'y a pas d'idée du moi. Car le propre d'une idée est d'être générale, d'avoir une compréhension déterminée et une extension infinie. Or le moi est absolument singulier. Mouvantes, volatiles, périssables, ses qualités ne lui sont pas inhérentes. Plutôt que des propriétés, elles ne sont donc guère que de plus ou moins durables accidents. Enfin, sa nature ne peut s'ensuivre d'un choix sans dépendre autant de sa volonté que de sa liberté. On ne peut donc la définir sans la déterminer, ni la déterminer sans la nier.
Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes.

7. La connaissance de soi se développe suivant une dialectique : entre une découverte toujours incomplète et une décision jamais triomphante, l'individu se définit par un double effort de lucidité et de création.
Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire.

8. L'envie de parler de nous, et de faire voir nos défauts du côté que nous voulons bien les montrer, fait une grande partie de notre sincérité.
François de La Rochefoucauld

9. Il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. il n'est pas de moi. MOI n'est qu'une position d'équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre.
Henri Michaux, Postface de Plume.

10. La plupart des gens se trompent en pensant qu'ils sont un seul moi toute leur vie, bien plein, constant, fermé. Comme ils seraient plus tolérants envers les autres s'ils reconnaissaient qu'ils sont eux aussi en morceaux, troués, changeants.
Michel Schneider, Marilyn dernières séances.

 

« JE EST UN AUTRE »

1. Le moi c'est celui que je suis, à la fois un corps propre absolument singulier, une personnalité sociale avec un état civil, un caractère inscrit dans une histoire, donc un passé et un avenir. […] Autre chose est le moi que je vois dans un miroir, que les autres reconnaissent, et autre chose ce qui en moi dit “je vois”.
Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes.

2. Ne sommes-nous pas, comme le fond des mers, peuplé de monstres insolites ?
Henri Bosco, Le Récif.

3. Il faut que nous soyons bien anesthésiés pour que, chaque fois que nous avons à rendre compte de notre identité, nous ne soyons pas bouleversés, atterrés, terrorisés par le véritable scandale que cela constitue : avoir à répondre de « qui je suis » par une liste limitative (et en général fort brève) d'éléments discrets. L'identité, c'est bien d'une part cette assignation sociale de l'individu, de l'autre la « conscience que celui-ci a de lui-même ». Et c'est cette incompatibilité de l'un à l'autre, cet accolement violent de deux univers radicalement hétérogènes que perçoit peut-être à l'occasion le psychotique - comme si l'expérience psychotique venait à ce moment-là révéler le gouffre sur lequel nous évoluons tous avec plus ou moins d'aisance, sur nos passerelles aussi résistantes que dérisoires.
Robert Gentis, revue « Chimères » n°8.

4. Pour trouver en quoi consiste l’identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de personne. C’est, à ce que je crois, un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque être que ce soit d’apercevoir sans apercevoir qu’il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes : et c’est par là que chacun est à lui-même ce qu’il appelle soi-même.
John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain.

5. J'ai encore constaté, dans l'analyse des rêves que l'inconscient se sert, surtout pour représenter les complexes sexuels, d'un certain symbolisme qui, parfois, varie d'une personne à l'autre, mais qui a aussi des traits généraux et se ramène à certains types de symboles, tels que nous les retrouvons dans les mythes et dans les légendes.
Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse

6. Qu’est-ce que le moi sinon ce que chacun connaît de lui-même ?
Louis Lavelle, La conscience de soi.

7. L’homme n’est peut-être pas fait pour un seul moi. [...] Il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. Il n'est pas de moi. MOI n'est qu'une position d'équilibre.
Henri Michaux, Plume.

8. Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur.
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve.

9. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être.
 Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme.

10. Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c’est suffisamment important, parce que ta conscience te l’apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d’une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s’y trouve pas. Tu vas même jusqu’à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c’est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu’il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu’il ne peut s’en révéler à ta conscience.
Sigmund Freud, Essais de psychanalyse appliquée.