LE MAL
TEXTES

 

 

SENEQUE
La souffrance est l'occasion de souligner sa vertu.

 

   Les prospérités descendent sur le vulgaire, sur les âmes communes ; mais réduire à l’impuissance le malheur et tout ce qui fait peur aux mortels n’appartient qu’au grand homme. Jouir d’un bonheur constant et traverser la vie sans que rien ait froissé notre âme, c’est ne pas connaître la seconde face des choses humaines. Tu es homme de courage : mais d’où puis-je le savoir, si le sort ne te donne les moyens de montrer ton grand cœur ? Tu es descendu dans l’arène ; si nul rival n’était là, la couronne est à toi, mais non la victoire. Ce n’est pas de ton courage que je te félicite, c’est d’avoir gagné comme qui dirait le consulat ou la préture : un titre, un avancement.
  J’en puis dire autant à l’homme vertueux, si quelque passe difficile ne lui a donné, ne fût-ce qu’une fois, l’occasion de signaler sa vertu : je t’estime malheureux, pour ne l’avoir jamais été ; tu as traversé la vie sans combat. Personne ne saura ta force, tu ne la sauras pas toi-même. Pour se connaître il faut s’être essayé ; à l’œuvre seulement on apprend ce qu’on pouvait faire. Aussi a-t-on vu des hommes provoquer le malheur qui les respectait, et chercher à faire briller leur vertu près de s’ensevelir dans l’obscurité. Oui, le grand homme parfois aime l’adversité, comme le brave soldat aime la guerre. J’ai vu, sous Caligula, Triumphus le mirmillon se plaindre de la rareté des jeux : « Les belles années perdues ! » s’écriait-il.
  Le courage est avide de périls : il songe où il tend, non à ce qu’il va souffrir : car les souffrances sont elles-mêmes une part de la gloire. Le guerrier est fier de ses blessures : il étale avec complaisance le sang qu’il est heureux de répandre ; et au retour de la bataille, quoique les autres aient aussi bien fait, les regards s’attachent surtout aux blessés.
  Je le répète, Dieu traite en favoris ceux qu’il veut conduire à la perfection de la gloire, chaque fois qu’il leur offre matière à exercer leur courage et leur force d’âme, ce qui implique toujours quelque position difficile. Le pilote se fait connaître dans la tempête, et le soldat dans la mêlée. Comment saurais-je combien tu serais fort contre la pauvreté, si tu nages dans l’opulence ; combien tu opposerais de constance à l’ignominie, aux diffamations, aux haines populaires, si tu vieillis au milieu des applaudissements, si l’invariable faveur et je ne sais quel entraînement des esprits subjugués t’accompagnent partout ? Comment saurais-je avec quelle résignation tu supporterais la perte de tes enfants, si tous tes rejetons sont encore sous tes yeux ? Je t’ai entendu prodiguer aux autres des consolations ; j’aurais pu te juger, si tu t’étais consolé toi-même, si tu avais toi-même fait taire ta douleur. Ah ! je t’en conjure, garde-toi de frémir à la vue des épreuves que nous envoient les dieux comme pour aiguillonner nos âmes. L’adversité est l’occasion de la vertu.
  On aurait droit d’appeler malheureux ceux que l’excès du bonheur engourdit, et qu’un calme de mort tient comme enchaînés sur une mer immobile. Pour ceux-là tout accident sera nouveau. Le malheur est plus cruel quand on ne l’a jamais connu ; le joug pèse davantage à une tête qui n’y est point faite. Le soldat novice pâlit à l’idée d’une blessure ; le vétéran voit avec fermeté couler son sang ; il sait que ce sang a souvent préparé la victoire. De même les élus de Dieu, ses bien-aimés, il les endurcit, il les éprouve, il les exerce ; les autres, qu’il parait traiter avec indulgence, avec ménagement, il les garde comme une proie sans défense pour les maux à venir. Car c’est une erreur de croire que personne soit exempt : cet homme si longtemps heureux aura son tour. Quiconque te semble absous n’est qu’ajourné.
  « Mais comment est-ce aux plus hommes de bien que Dieu inflige les maladies, les disgrâces de tout genre ? » Et comment à la guerre les expéditions les plus périlleuses sont-elles imposées aux plus braves ? Le chef envoie des hommes d’élite, s’il faut, de nuit, surprendre et attaquer les ennemis, reconnaître un chemin, débusquer un poste. Aucun d’eux au départ ne dit : « Mon général m’a fait tort ; » mais : « Il m’a bien jugé. »
  Qu’ainsi parle tout mortel commandé pour souffrir ce qui coûte tant de pleurs aux timides et aux lâches : « Dieu nous estime assez pour éprouver en nous jusqu’où va chez l’homme la puissance de souffrir. »
  Fuyez les délices, fuyez cette mollesse énervante qui détrempe vos âmes, et les endort dans une continuelle ivresse, tant qu’un revers subit ne vous avertit point que vous êtes hommes. Celui que des panneaux diaphanes ont toujours défendu contre l’impression de l’air, qui garde aux pieds de tièdes enveloppes incessamment renouvelées, dont la salle de festins est entretenue dans une douce température par la chaleur qui circule sous le parquet et dans les murailles, celui-là ne peut sans risque être effleuré du plus léger souffle. Tout excès est nuisible, l’excès de la mollesse bien plus que tout autre. Il dérange le cerveau, entraîne l’esprit à de fantasques imaginations, répand sur le vrai et sur le faux un nuage épais qui confond leurs limites. Ne vaut-il pas mieux bien supporter une infortune continuelle qui nous convie à la vertu que d’être écrasé de l’énorme poids d’une félicité sans mesure ? On s’éteint plus doucement par l’inanition : l’indigestion déchire les entrailles. Les dieux suivent le même procédé avec les gens de bien que les précepteurs avec leurs disciples : ils exigent plus de travail de ceux dont ils ont meilleure espérance. Est-ce en haine de ses enfants, crois-tu, que le Spartiate éprouve leur courage par des flagellations publiques ? Le père est là qui les exhorte à supporter les coups sans faiblir ; tout déchirés et à demi morts, on les conjure de tenir bon, d’offrir leurs corps blessés à de nouvelles blessures.
  Qu’y a-t-il d’étonnant que Dieu mette à de rudes essais les âmes généreuses ? L’apprentissage de la vertu n’est jamais bien doux. La Fortune nous frappe et nous déchire : souffrons. Ce n’est pas une persécution, c’est une lutte ; plus nous reviendrons à la charge, plus nous y gagnerons de vigueur. La partie de notre corps la plus robuste est celle que nous avons le plus mise en jeu. Offrons-nous aux coups de la Fortune, pour nous endurcir par elle et contre elle. Elle finira par nous rendre de force égale à la sienne. Le mépris du danger nous viendra de l’accoutumance. Ainsi, les nautoniers se font des tempéraments qui résistent à la mer ; les mains du laboureur sont calleuses ; le bras du guerrier gagne du nerf pour lancer le javelot ; le coureur a le jarret souple. Les facultés les plus fortes de chaque homme sont celles qu’il a exercées. Pour braver la puissance du mal notre âme a un recours, la patience ; et tu sauras ce qu’elle peut faire en nous, si tu songes combien des nations dénuées de tout et fortes de leur indigence même acquièrent par le travail. Considère ces peuples à la frontière desquels finit la paix du monde romain, je veux dire les Germains et toutes ces races vagabondes semées sur les bords de l’Ister. Un éternel hiver, un ciel sombre pèsent sur eux, un sol avare leur livre une maigre subsistance, du chaume ou des feuillages les abritent seuls contre la pluie, ils courent sur des étangs que la gelée a durcis et se nourrissent des animaux qu’ils prennent à la chasse. Tu les crois malheureux ? Non ; il n’y a point de malheur dans ce que l’habitude a changé en seconde nature : insensiblement on prend goût à ce qui d’abord fut nécessité. Ils n’ont pour domicile que ces campements d’un jour où leur lassitude les arrête ; des aliments grossiers qu’il faut ravir à la pointe du glaive, un climat d’une rigueur effrayante, une nudité complète, tout cela te semble une affreuse misère, et c’est la vie de tant de peuples !
  Pourquoi s’étonner que l’homme de bien soit ébranlé pour être affermi ? Il n’est d’arbre solide et vigoureux que celui qui souffrit longtemps le choc de l’aquilon. Les assauts même qu’il essuie rendent sa fibre plus compacte, sa racine plus sûre et plus ferme. Il est fragile s’il a crû dans un vallon aimé du soleil. Concluons que l’intérêt des gens de bien, s’ils veulent que la crainte leur devienne étrangère, exige qu’ils marchent habituellement au milieu des terreurs de la vie et se résignent à ces accidents qui ne sont des maux que pour qui les supporte mal.
SENEQUE, De la Providence, IV (37-65).

 

MONTAIGNE
Du bon usage de la maladie.

 

  De même que les Stoïciens disent que les vices sont utiles dans le monde pour épauler la vertu et lui donner du prix, on peut dire à plus forte raison, et en faisant une conjecture moins hasardeuse, que la Nature nous a apporté la souffrance pour donner plus de valeur au plaisir et à l'absence de douleur. Quand Socrate fut déchargé de ses chaînes, et qu'il ressentit dans les jambes cette démangeaison agréable dont la lourdeur des fers était la cause, il se réjouit en voyant cette étroite alliance entre la douleur et le plaisir, comment elles sont associées par une liaison inévitable, de telle sorte qu'elles s'engendrent l'une l'autre tour à tour ; et il s'écria, s'adressant au brave Esope, qu'il aurait dû tirer de cette constatation un beau sujet pour une belle fable.
  Ce que je trouve de pire dans les autres maladies, c'est qu'elles sont moins graves dans leurs manifestations que dans leurs conséquences. On met un an à s'en remettre, toujours faible et plein de crainte. Il y a tant de hasards et tant de degrés sur la voie de la santé que ce n'est jamais fini. Avant qu'on vous ait débarrassé de votre couvre-chef, puis de votre calotte, avant qu'on vous ait rendu l'usage de l'air, du vin, de votre femme, et des melons, c'est bien le diable si vous n'êtes pas retombé dans quelque nouvelle misère. Ma maladie a ce privilège de disparaître sans laisser de traces, alors que les autres laissent toujours derrière elles quelque séquelle, qui rend le corps sujet à de nouvelles maladies, qui semblent se donner la main les unes les autres. Elles sont donc bien excusables, celles qui se contentent de prendre possession de nous, sans s'étendre et sans laisser de traces derrière elles ; mais courtoises et gracieuses sont celles dont le passage nous apporte quelque utile conséquence. Depuis que j'ai la maladie de la pierre, je me trouve déchargé d'autres problèmes de santé, bien plus, il me semble, qu'auparavant, et je n'ai pas connu la fièvre depuis ce temps-là. J'en tire la conclusion que les vomissements graves et fréquents que je subis me purgent, et que, d'un autre côté, les dégoûts que j'éprouve et les jeûnes incroyables que j'endure, digèrent mes humeurs mauvaises, et que ma nature élimine par ces pierres ce qu'elle trouve de superflu et de nuisible. Qu'on ne vienne pas me dire que c'est un remède trop cher payé ! Que pourrait-on dire alors de tant de breuvages puants, de cautères, d'incisions, de suées, de drains, de diètes et de tant de formes thérapeutiques qui nous apportent si souvent la mort parce que nous sommes incapables de résister à la violence de leurs attaques importunes ? C'est ainsi que, quand je suis atteint de mon mal, je considère cela comme un traitement ; et quand j'en suis exempt, je considère cela comme une délivrance complète et durable.
  Voici encore une faveur que me fait mon mal, et bien particulière. C'est que, dans l'ensemble, il fait son travail de son côté et me laisse faire le mien ; si je ne le fais pas, c'est que je manque de courage : dans sa manifestation la plus grave, je l'ai supporté dix heures durant, à cheval. Endurez seulement : vous n'avez rien d'autre à faire ! Jouez, dînez, courez, faites ceci ou cela, si vous pouvez. Une conduite désordonnée vous sera plus utile qu'elle ne vous nuira, dans ce cas-là. Dites-en autant à un vérolé, un goutteux, à celui qui est atteint d'une hernie !... Les autres maladies ont des obligations bien plus grandes, troublent complètement notre comportement, et nous forcent notre vie durant à tenir compte d'elles. Celle-ci ne fait que pincer la peau, et laisse à votre disposition l'intelligence, la volonté, la langue, les pieds et les mains. Elle vous tient en éveil plutôt qu'elle ne vous assoupit. L'âme est frappée par l'ardeur d'une fièvre, abattue par l'épilepsie, et comme mise en pièces par une terrible migraine ; elle est ébranlée par toutes les maladies qui s'attaquent à la personne tout entière et à ses parties les plus nobles. Dans mon cas, elle n'est pas attaquée. Si cela va mal pour elle, c'est bien sa faute : c'est qu'elle se trahit elle-même, qu'elle se laisse aller, se laisse tomber. Il n'y a que les sots pour se laisser persuader que ce corps dur et massif qui se forme dans nos reins puisse être dissous par des breuvages. Alors quand il s'est mis en mouvement, il n'y a plus qu'à lui laisser le passage et il le prendra.
  A propos de ma gravelle, je remarque encore cet avantage particulier : c'est une maladie pour laquelle il nous reste peu à deviner. Avec elle, nous sommes dispensés du trouble dans lequel nous plongent les autres, dont nous ne connaissons avec certitude ni les causes, ni la nature, ni l'évolution : trouble extrêmement pénible. Mais là, nous n'avons que faire des consultations et interprétations doctorales : les sens nous montrent ce que c'est, et où c'est. C'est avec de tels arguments, forts et faibles, comme ceux qu'employait Cicéron pour se consoler de sa vieillesse, que  je m'efforce d'endormir et de distraire mon imagination, de mettre un baume sur ses plaies. Si demain elles empirent, il faudra leur trouver d'autres remèdes. Et c'est bien vrai. Car voici que de nouveau, les plus légers mouvements me font sortir le sang des reins ! Eh bien ! Je ne cesse pas pour autant de me déplacer comme avant, de galoper après mes chiens avec une ardeur juvénile et insolente. Et je trouve que je m'en tire à bon compte, pour un accident de cette gravité, puisqu'il ne me cause qu'une sourde pesanteur et une certaine altération de ma personne en cet endroit. C'est quelque grosse pierre qui écrase et consume la substance de mes reins ; c'est ma vie qui s'écoule peu à peu : non sans une sorte de douceur naturelle, comme une déjection devenue désormais superflue et gênante. Je sens bien que quelque chose se démolit en moi ; mais n'attendez pas que j'aille perdre mon temps à rechercher mon pouls et examiner mes urines pour y chercher quelque signe annonciateur et fâcheux... Il sera bien temps pour moi de sentir le mal sans l'allonger déjà par celui de la peur. Qui craint de souffrir souffre déjà de sa crainte. Si on ajoute à cela les incertitudes et l'ignorance de ceux qui prétendent expliquer les ressorts de la Nature et son fonctionnement interne, et le grand nombre de diagnostics erronés dus à leur art, on est bien obligé de constater que les moyens qu'elle utilise nous demeurent largement inconnus. Il règne sur ce qu'elle nous promet ou ce dont elle nous menace la plus grande incertitude, la plus grande obscurité, et la plus grande diversité. Sauf dans la vieillesse, qui est un signe indubitable de l'approche de la mort, je vois dans ce qui nous arrive peu de signes concernant l'avenir et sur lesquels nous pourrions fonder nos prévisions.
  Je ne juge de moi-même que par mes véritables sensations, et non par raisonnement. A quoi cela pourrait-il bien servir, puisque je ne puis rien faire qu'attendre et endurer. Voulez-vous savoir ce que j'y gagne ? Regardez ceux qui font autrement, et qui dépendent tant de toutes sortes de conseils et influences diverses, et voyez comment, bien souvent, leur propre imagination les harcèle sans que même le corps intervienne ! J'ai bien souvent pris du plaisir à faire savoir aux médecins que de graves accidents de santé commençaient à se faire sentir en moi, sachant que j'en étais à l'abri : je supportais tout à mon aise le verdict de leurs terribles conclusions, et en demeurais d'autant plus obligé à Dieu de la grâce qu'il me faisait, et renforcé dans mon idée de la vanité de cet art.
MONTAIGNE, Essais, III, 13  (1567), mise en français moderne de Guy de Pernon.

 

VOLTAIRE
Bien. Du bien et du mal, physique et moral.

 

   Voici une question des plus difficiles et des plus importantes. Il s’agit de toute la vie humaine. Il serait bien plus important de trouver un remède à nos maux, mais il n’y en a point, et nous sommes réduits à rechercher tristement leur origine. C’est sur cette origine qu’on dispute depuis Zoroastre, et qu’on a, selon les apparences, disputé avant lui. C’est pour expliquer ce mélange de bien et de mal qu’on a imaginé les deux principes, Oromase, l’auteur de la lumière, et Arimane, l’auteur des ténèbres; la boîte de Pandore, les deux tonneaux de Jupiter, la pomme mangée par Ève, et tant d’autres systèmes. Le premier des dialecticiens, non pas le premier des philosophes, l’illustre Bayle, a fait assez voir comment il est difficile aux chrétiens qui admettent un seul Dieu, bon et juste, de répondre aux objections des manichéens qui reconnaissaient deux dieux, dont l’un est bon, et l’autre méchant.
  Le fond du système des manichéens, tout ancien qu’il est, n’en était pas plus raisonnable. Il faudrait avoir établi des lemmes géométriques pour oser en venir à ce théorème: « Il y a deux êtres nécessaires, tous deux suprêmes, tous deux infinis, tous deux également puissants, tous deux s’étant fait la guerre, et s’accordant enfin pour verser sur cette petite planète, l’un tous les trésors de sa bénéficence, et l’autre tout l’abîme de sa malice. » En vain, par cette hypothèse, expliquent-ils la cause du bien et du mal; la fable de Prométhée l’explique encore mieux; mais toute hypothèse qui ne sert qu’à rendre raison des choses, et qui n’est pas d’ailleurs fondée sur des principes certains, doit être rejetée.
  Les docteurs chrétiens (en faisant abstraction de la révélation qui fait tout croire) n’expliquent pas mieux l’origine du bien et du mal que les sectateurs de Zoroastre.
  Dès qu’ils disent: « Dieu est un père tendre, Dieu est un roi juste; » dès qu’ils ajoutent l’idée de l’infini à cet amour, à cette bonté à cette justice humaine qu’ils connaissent, ils tombent bientôt dans la plus horrible des contradictions. Comment ce souverain qui a la plénitude infinie de cette justice que nous connaissons; comment un père qui a une tendresse infinie pour ses enfants; comment cet être infiniment puissant a-t-il pu former des créatures à son image, pour les faire l’instant d’après tenter par un être malin, pour les faire succomber, pour faire mourir ceux qu’il avait créés immortels, pour inonder leur postérité de malheurs et de crimes ? On ne parle pas ici d’une contradiction qui paraît encore bien plus révoltante à notre faible raison. Comment Dieu rachetant ensuite le genre humain par la mort de son fils unique, ou plutôt, comment Dieu lui-même fait homme, et mourant pour les hommes, livre-t-il à l’horreur des tortures éternelles presque tout ce genre humain pour lequel il est mort ? Certes, à ne regarder ce système qu’en philosophe (sans le secours de la foi), il est monstrueux, il est abominable. Il fait de Dieu ou la malice même, et la malice infinie, qui a fait des êtres pensants pour les rendre éternellement malheureux, ou l’impuissance et l’imbécillité même, qui n’a pu ni prévoir ni empêcher les malheurs de ses créatures. Mais il n’est pas question dans cet article du malheur éternel; il ne s’agit que des biens et des maux que nous éprouvons dans cette vie. Aucun des docteurs de tant d’Églises qui se combattent tous sur cet article n’a pu persuader aucun sage.
  On ne conçoit pas comment Bayle, qui maniait avec tant de force et de finesse les armes de la dialectique, s’est contenté de faire argumenter un manichéen, un calviniste, un moliniste, un socinien; que n’a-t-il fait parler un homme raisonnable? que Bayle n’a-t-il parlé lui-même? il aurait dit bien mieux que nous ce que nous allons hasarder.
  Un père qui tue ses enfants est un monstre; un roi qui fait tomber dans le piège ses sujets pour avoir un prétexte de les livrer à des supplices, est un tyran exécrable. Si vous concevez dans Dieu la même bonté que vous exigez d’un père, la même justice que vous exigez d’un roi, plus de ressource pour disculper Dieu : et en lui donnant une sagesse et une bonté infinies, vous le rendez infiniment odieux; vous faites souhaiter qu’il n’existe pas, vous donnez des armes à l’athée, et l’athée sera toujours en droit de vous dire : « Il vaut mieux ne point reconnaître de Divinité que de lui imputer précisément ce que vous puniriez dans les hommes. »
  Commençons donc par dire : « Ce n’est pas à nous à donner à Dieu les attributs humains, ce n’est pas à nous à faire Dieu à notre image. » Justice humaine, bonté humaine, sagesse humaine, rien de tout cela ne lui peut convenir. On a beau étendre à l’infini ces qualités, ce ne seront jamais que des qualités humaines dont nous reculons les bornes; c’est comme si nous donnions à Dieu la solidité infinie, le mouvement infini, la rondeur, la divisibilité infinie. Ces attributs ne peuvent être les siens.
  La philosophie nous apprend que cet univers doit avoir été arrangé par un être incompréhensible, éternel, existant par sa nature; mais, encore une fois, la philosophie ne nous apprend pas les attributs de cette nature. Nous savons ce qu’il n’est pas, et non ce qu’il est.
  Point de bien ni de mal pour Dieu, ni en physique ni en moral.
  Qu’est-ce que le mal physique ? De tous les maux le plus grand sans doute est la mort. Voyons s’il était possible que l’homme eût été immortel.
  Pour qu’un corps tel que le nôtre fût indissoluble, impérissable, il faudrait qu’il ne fût point composé de parties; il faudrait qu’il ne naquît point, qu’il ne prît ni nourriture ni accroissement, qu’il ne pût éprouver aucun changement. Qu’on examine toutes ces questions, que chaque lecteur peut étendre à son gré, et l’on verra que la proposition de l’homme immortel est contradictoire.
  Si notre corps organisé était immortel, celui des animaux le serait aussi : or, il est clair qu’en peu de temps le globe ne pourrait suffire à nourrir tant d’animaux; ces êtres immortels, qui ne subsistent qu’en renouvelant leurs corps par la nourriture, périraient donc faute de pouvoir se renouveler; tout cela est contradictoire. On en pourrait dire beaucoup davantage: mais tout lecteur vraiment philosophe verra que la mort était nécessaire à tout ce qui est né, que la mort ne peut être ni une erreur de Dieu, ni un mal, ni une injustice, ni un châtiment de l’homme.
  L’homme né pour mourir ne pouvait pas plus être soustrait aux douleurs qu’à la mort. Pour qu’une substance organisée et douée de sentiment n’éprouvât jamais de douleur, il faudrait que toutes les lois de la nature changeassent, que la matière ne fût plus divisible, qu’il n’y eût plus ni pesanteur, ni action, ni force, qu’un rocher pût tomber sur un animal sans l’écraser, que l’eau ne pût le suffoquer, que le feu ne pût le brûler. L’homme impassible est donc aussi contradictoire que l’homme immortel.
  Ce sentiment de douleur était nécessaire pour nous avertir de nous conserver, et pour nous donner des plaisirs autant que le comportent les lois générales auxquelles tout est soumis.
  Si nous n’éprouvions pas la douleur, nous nous blesserions à tout moment sans le sentir. Sans le commencement de la douleur, nous ne ferions aucune fonction de la vie, nous ne la communiquerions pas, nous n’aurions aucun plaisir. La faim est un commencement de douleur qui nous avertit de prendre de la nourriture, l’ennui une douleur qui nous force à nous occuper, l’amour un besoin qui devient douloureux quand il n’est pas satisfait. Tout désir, en un mot, est un besoin, une douleur commencée. La douleur est donc le premier ressort de toutes les actions des animaux. Tout animal doué de sentiment doit être sujet à la douleur, si la matière est divisible. La douleur était donc aussi nécessaire que la mort. Elle ne peut donc être ni une erreur de la Providence, ni une malice, ni une punition. Si nous n’avions vu souffrir que les brutes, nous n’accuserions pas la nature; si dans un état impassible nous étions témoins de la mort lente et douloureuse des colombes sur lesquelles fond un épervier qui dévore à loisir leurs entrailles, et qui ne fait que ce que nous faisons, nous serions loin de murmurer; mais de quel droit nos corps seraient-ils moins sujets à être déchirés que ceux des brutes ? Est-ce parce que nous avons une intelligence supérieure à la leur ? Mais qu’a de commun ici l’intelligence avec une matière divisible ? Quelques idées de plus ou de moins dans un cerveau doivent-elles, peuvent-elles empêcher que le feu ne nous brûle, et qu’un rocher ne nous écrase ?
  Le mal moral, sur lequel on a écrit tant de volumes, n’est au fond que le mal physique. Ce mal moral n’est qu’un sentiment douloureux qu’un être organisé cause à un autre être organisé. Les rapines, les outrages, etc., ne sont un mal qu’autant qu’ils en causent. Or comme nous ne pouvons assurément faire aucun mal à Dieu, il est clair, par les lumières de la raison (indépendamment de la foi, qui est tout autre chose), qu’il n’y a point de mal moral par rapport à l’Être suprême.
  Comme le plus grand des maux physiques est la mort, le plus grand des maux en moral est assurément la guerre : elle traîne après elle tous les crimes; calomnies dans les déclarations, perfidies dans les traités; la rapine, la dévastation, la douleur et la mort sous toutes les formes.
  Tout cela est un mal physique pour l’homme, et n’est pas plus mal moral par rapport à Dieu que la rage des chiens qui se mordent. C’est un lieu commun aussi faux que faible de dire qu’il n’y a que les hommes qui s’entr’égorgent; les loups, les chiens, les chats, les coqs, les cailles, etc., se battent entre eux, espèce contre espèce; les araignées de bois se dévorent les unes les autres: tous les mâles se battent pour les femelles. Cette guerre est la suite des lois de la nature, des principes qui sont dans leur sang; tout est lié, tout est nécessaire.
  La nature a donné à l’homme environ vingt-deux ans de vie l’un portant l’autre, c’est-à-dire que de mille enfants nés dans un mois, les uns étant morts au berceau, les autres ayant vécu jusqu’à trente ans, d’autres jusqu’à cinquante, quelques-uns jusqu’à quatre-vingts, faites ensuite une règle de compagnie, vous trouverez environ vingt-deux ans pour chacun.
  Qu’importe à Dieu qu’on meure à la guerre, ou qu’on meure de la fièvre ? La guerre emporte moins de mortels que la petite vérole. Le fléau de la guerre est passager, et celui de la petite vérole règne toujours dans toute la terre à la suite de tant d’autres; et tous les fléaux sont tellement combinés, que la règle des vingt-deux ans de vie est toujours constante en général.
  L’homme offense Dieu en tuant son prochain, dites-vous. Si cela est, les conducteurs des nations sont d’horribles criminels; car ils font égorger, en invoquant Dieu même, une foule prodigieuse de leurs semblables, pour de vils intérêts qu’il vaudrait mieux abandonner. Mais comment offensent-ils Dieu ? (à ne raisonner qu’en philosophe) comme les tigres et les crocodiles l’offensent; ce n’est pas Dieu assurément qu’ils tourmentent, c’est leur prochain; ce n’est qu’envers l’homme que l’homme peut être coupable. Un voleur de grand chemin ne saurait voler Dieu. Qu’importe à l’Être éternel qu’un peu de métal jaune soit entre les mains de Jérôme ou de Bonaventure ? Nous avons des désirs nécessaires, des passions nécessaires, des lois nécessaires pour les réprimer; et tandis que sur notre fourmilière nous nous disputons un brin de paille pour un jour, l’univers marche à jamais par des lois éternelles et immuables, sous lesquelles est rangé l’atome qu’on nomme la terre. [...]

 

Méchant

 

   On nous crie que la nature humaine est essentiellement perverse, que l’homme est né enfant du diable et méchant. Rien n’est plus malavisé; car, mon ami, toi qui me prêches que tout le monde est né pervers, tu m’avertis donc que tu es né tel, qu’il faut que je me défie de toi comme d’un renard ou d’un crocodile. Oh point! me dis-tu, je suis régénéré, je ne suis ni hérétique ni infidèle, on peut se fier à moi. Mais le reste du genre humain qui est ou hérétique, ou ce que tu appelles infidèle, ne sera donc qu’un assemblage de monstres; et toutes les fois que tu parleras à un luthérien, ou à un Turc, tu dois être sûr qu’ils te voleront et qu’ils t’assassineront, car ils sont enfants du diable; ils sont nés méchants; l’un n’est point régénéré, et l’autre est dégénéré. Il serait bien plus raisonnable, bien plus beau de dire aux hommes: « Vous êtes tous nés bons; voyez combien il serait affreux de corrompre la pureté de votre être. » Il eût fallu en user avec le genre humain comme on en use avec tous les hommes en particulier. Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse, on lui dit: « Est-il possible que vous déshonoriez la dignité de chanoine? » On fait souvenir un homme de robe qu’il a l’honneur d’être conseiller du roi, et qu’il doit l’exemple. On dit à un soldat pour l’encourager: « Songe que tu es du régiment de Champagne. » On devrait dire à chaque individu: « Souviens-toi de ta dignité d’homme. »
  Et en effet, malgré qu’on en ait, on en revient toujours là; car que veut dire ce mot si fréquemment employé chez toutes les nations: Rentrez en vous-même? si vous étiez né enfant du diable, si votre origine était criminelle, si votre sang était formé d’une liqueur infernale, ce mot: Rentrez en vous-même, signifierait : « Consultez, suivez votre nature diabolique, soyez imposteur, voleur, assassin, c’est la loi de votre père. »
  L’homme n’est point né méchant; il le devient, comme il devient malade. Des médecins se présentent et lui disent: « Vous êtes né malade; » il est bien sûr que ces médecins, quelque chose qu’ils disent et qu’ils fassent, ne le guériront pas si sa maladie est inhérente à sa nature: et ces raisonneurs sont très malades eux-mêmes.
  Assemblez tous les enfants de l’univers, vous ne verrez en eux que l’innocence, la douceur et la crainte; s’ils étaient nés méchants, malfaisants, cruels, ils en montreraient quelque signe, comme les petits serpents cherchent à mordre, et les petits tigres à déchirer. Mais la nature n’ayant pas donné à l’homme plus d’armes offensives qu’aux pigeons et aux lapins, elle ne leur a pu donner un instinct qui les porte à détruire.
  L’homme n’est donc pas né mauvais; pourquoi plusieurs sont-ils donc infectés de cette peste de la méchanceté ? c’est que ceux qui sont à leur tête étant pris de la maladie, la communiquent au reste des hommes, comme une femme attaquée du mal que Christophe Colomb rapporta d’Amérique, répand ce venin d’un bout de l’Europe à l’autre. Le premier ambitieux a corrompu la terre.
  Vous m’allez dire que ce premier monstre a déployé le germe d’orgueil, de rapine, de fraude, de cruauté, qui est dans tous les hommes. J’avoue qu’en général la plupart de nos frères peuvent acquérir ces qualités; mais tout le monde a-t-il la fièvre putride, la pierre et la gravelle, parce que tout le monde y est exposé ?
  Il y a des nations entières qui ne sont point méchantes: les Philadelphiens, les Banians, n’ont jamais tué personne. Les Chinois, les peuples du Tonquin, de Lao, de Siam, du Japon même, depuis plus de cent ans, ne connaissent point la guerre. A peine voit-on en dix ans un de ces grands crimes qui étonnent la nature humaine, dans les villes de Rome, de Venise, de Paris, de Londres, d’Amsterdam, villes où pourtant la cupidité, mère de tous les crimes, est extrême.
  Si les hommes étaient essentiellement méchants, s’ils naissaient tous soumis à un être aussi malfaisant que malheureux, qui, pour se venger de son supplice leur inspirerait toutes ses fureurs, on verrait tous les matins les maris assassinés par leurs femmes, et les pères par leurs enfants, comme on voit à l’aube du jour des poules étranglées par une fouine qui est venue sucer leur sang.
  S’il y a un milliard d’hommes sur la terre, c’est beaucoup; cela donne environ cinq cents millions de femmes qui cousent, qui filent, qui nourrissent leurs petits, qui tiennent la maison ou la cabane propre, et qui médisent un peu de leurs voisines. Je ne vois pas quel grand mal ces pauvres innocentes font sur la terre. Sur ce nombre d’habitants du globe, il y a deux cents millions d’enfants au moins, qui certainement ne tuent ni ne pillent, et environ autant de vieillards ou de malades qui n’en ont pas le pouvoir. Restera tout au plus cent millions de jeunes gens robustes et capables du crime. De ces cent millions il y en a quatre-vingt-dix continuellement occupés à forcer la terre, par un travail prodigieux, à leur fournir la nourriture et le vêtement; ceux-là n’ont guère le temps de mal faire.
  Dans les dix millions restants seront compris les gens oisifs et de bonne compagnie, qui veulent jouir doucement; les hommes à talents occupés de leurs professions; les magistrats, les prêtres, visiblement intéressés à mener une vie pure, au moins en apparence. Il ne restera donc de vrais méchants que quelques politiques, soit séculiers, soit réguliers, qui veulent toujours troubler le monde, et quelques milliers de vagabonds qui louent leurs services à ces politiques. Or il n’y a jamais à la fois un million de ces bêtes féroces employées; et dans ce nombre je compte les voleurs de grands chemins. Vous avez donc tout au plus sur la terre, dans les temps les plus orageux, un homme sur mille qu’on peut appeler méchant, encore ne l’est-il pas toujours.
  Il y a donc infiniment moins de mal sur la terre qu’on ne dit et qu’on ne croit. Il y en a encore trop sans doute; on voit des malheurs et des crimes horribles: mais le plaisir de se plaindre et d’exagérer est si grand, qu’à la moindre égratignure vous criez que la terre regorge de sang. Avez-vous été trompé, tous les hommes sont des parjures. Un esprit mélancolique qui a souffert une injustice voit l’univers couvert de damnés, comme un jeune voluptueux soupant avec sa dame, au sortir de l’Opéra, n’imagine pas qu’il y ait des infortunés. [...]
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique (1767).

 

D.A.F. de SADE
Le plaisir de la transgression.

 

  Dans quel gouffre d’erreurs ou d’imbécillités nous plongerions-nous, si tous les hommes suivaient aveuglément ce qu’il a plu à d’autres hommes d’établir ? Et par quelle incroyable injustice nommerez-vous moral ce qui vient de vous, immoral ce qui vient de moi ? À qui nous en rapporterons-nous, pour savoir de quel côté se trouve la raison ?
  Mais, objecte-t-on, il y a des choses si visiblement infâmes qu’il est impossible de douter de leur danger ou de leur horreur. Pour moi, j’avoue sincèrement que je ne connais aucune action de ce genre… aucune qui, conseillée par la nature, n’ait fait autrefois la base de quelques coutumes anciennes ; aucune enfin qui, n’étant assaisonnée de quelques attraits, ne devienne, par cela seul, légitime et bonne. D’où je conclus qu’il n’en est pas une seule à laquelle on doive résister, pas une qui ne soit utile, pas une enfin qui n’ait eu pour elle la sanction de quelques peuples.
  Mais, vous dit-on imbécilement encore, puisque vous êtes né dans ce climat-ci, vous devez en respecter les usages. Pas un mot : il est absurde à vous de vouloir me persuader que je doive souffrir des torts de ma naissance ; je suis tel que la nature m’a formé ; et s’il existe une contrariété entre mes penchants et les lois de mon pays, ce tort, appartenant uniquement à la nature, ne doit jamais m’être imputé…
  Mais, ajoute-t-on encore, nous nuirez à la société, si l’on ne vous en soustrait. Platitudes que cela ! Abandonnez vos stupides freins, et donnez également à tous les êtres le droit de se venger du tort qu’ils reçurent : vous n’aurez plus besoin du code, vous n’aurez plus besoin du sot calcul de ces pédants boursouflés, plaisamment nommés criminalistes, qui, pesant lourdement, dans la balance de leur ineptie, des actions incomprises de leur sombre génie, ne veulent pas sentir que quand la nature a des roses pour nous, elle ne peut nécessairement avoir que des chardons pour eux.
  Abandonnez l’homme à la nature, elle le conduira beaucoup mieux que vos lois. Détruisez surtout ces vastes cités, où l’entassement des vices vous contraint à des lois répressives. Quelle nécessité y a-t-il que l’homme vive en société ? Rendez-le au sein des agrestes forêts qui le virent naître, et laissez-lui faire là tout ce qui pourra lui plaire : ses crimes alors, aussi isolés que lui, n’auront plus nul inconvénient, et vos freins deviendront inutiles. L’homme sauvage ne connaît que deux besoins : celui de foutre, et celui de manger ; tous deux lui viennent de la nature. Rien de ce qu’il fera, pour parvenir à l’un ou l’autre de ces besoins, ne saurait être criminel. Tout ce qui fait naître en lui des passions différentes n’est dû qu’à la civilisation et la société. Or, dès que ces nouveaux délits ne sont le fruit que des circonstances, qu’ils deviennent inhérents à la manière d’être de l’homme social de quel droit, je vous prie, les lui reprocherez-vous ?
  Voilà donc les deux seules espèces de délits auxquels l’homme peut être sujet : 1° Ceux que l’état de sauvage lui impose : or, n’y aura-t-il pas de la folie, à vous, de le punir de ceux-là ? 2° Ceux que sa réunion aux autres hommes lui inspire : ne serait-il pas plus extravagant encore de sévir contre ceux-là ? Que vous reste-t-il donc à faire, hommes ignorants et stupides, lorsque vous voyez commettre des crimes ? Vous devez admirer et vous taire ; admirer… très certainement, car rien n’est intéressant, rien n’est beau comme l’homme que ses passions entraînent ; vous taire… bien plus sûrement encore, car ce que vous voyez est l’ouvrage de la nature, qui ne doit vous inspirer pour elle que du respect et du silence.
  À l’égard de ce qui me regarde, je conviens avec vous, mes amies, qu’il n’existe pas au monde un homme plus immoral que moi ; il n’est pas un seul frein que je n’aie brisé, pas un principe dont je ne me sois affranchi, pas une vertu que je n’aie outragée, pas un seul crime que je n’aie commis ; et, je dois l’avouer, ce n’est jamais qu’au bouleversement constaté de toutes les conventions sociales, de toutes les lois humaines, que j’ai vraiment senti la luxure palpiter dans mon cœur et l’embraser de ses feux divins. Je bande à toutes les actions criminelles ou féroces ; je banderais à assassiner sur les grands chemins ; je banderais à exercer le métier de bourreau. Eh ! pourquoi donc se refuser ces actions, dès qu’elles apportent à nos sens un trouble aussi voluptueux ?
D. A. F. de SADE, Histoire de Juliette ou Les Prospérités du vice (1801).

 

Victor HUGO
Ce que dit la bouche d'ombre

[...]
Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle ? Écoute bien. C'est que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit !
                                                     Tout est plein d'âmes.
Mais comment ! Oh ! voilà le mystère inouï.
Puisque tu ne t'es pas en route évanoui,
Causons.
              Dieu n'a créé que l'être impondérable.
Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au créateur,
Cette perfection, dans l'infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n'aurait pas été.
La création sainte où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.

Donc, Dieu fit l'univers, l'univers fit le mal.

L'être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;
Tout était chant, encens, flamme, éblouissement ;
L'être errait, aile d'or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l'hôte ;
Tout nageait, tout volait.
                                      Or, la première faute
Fut le premier poids.
                                Dieu sentit une douleur.
Le poids prit une forme, et, comme l'oiseleur
Fuit emportant l'oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l'ange éperdu dans sa chute.
Le mal était fait. Puis tout alla s'aggravant ;
Et l'éther devint l'air, et l'air devint le vent ;
L'ange devint l'esprit, et l'esprit devint l'homme.
L'âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l'arbre, et même, au-dessous d'eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.
Être vils qu'à regret les anges énumèrent !
Et de tous ces amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c'est la matière. Arbre noir, fatal fruit.

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant,
Qui se mêle à la nuit, sa grande soeur funeste,
Et qui contre le jour, noire et dure proteste,
D'où vient-elle ? De toi, de ta chair, du limon
Dont l'esprit se revêt en devenant démon ;
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ;
De ta matière, hélas ! de ton iniquité.
Cette ombre dit : – Je suis l'être d'infirmité ;
Je suis tombé déjà ; je puis tomber encore.
– L'ange laisse passer à travers lui l'aurore ;
Nul simulacre obscur ne suit l'être aromal ;
Homme, tout ce qui fait de l'ombre a fait le mal. [...]
Victor HUGO, Les Contemplations (1856), VI, Au bord de l'infini

 

 

La plume, seul débris qui restât des deux ailes
De l'archange englouti dans les nuits éternelles,
Etait toujours au bord du gouffre ténébreux.
Les morts laissent ainsi quelquefois derrière eux
Quelque chose d'eux-mêmes au seuil de la nuit triste,
Sorte de lueur vague et sombre, qui persiste.
Cette plume avait-elle une âme? qui le sait?
Elle avait un aspect étrange; elle gisait
Et rayonnait; c'était de la clarté tombée.
Les anges la venaient voir à la dérobée.
Elle leur rappelait le grand Porte-Flambeau;
Ils l'admiraient, pensant à cet être si beau
Plus hideux maintenant que l'hydre et le crotale;
Ils songeaient à Satan dont la blancheur fatale,
D'abord ravissement, puis terreur du ciel bleu,
Fut monstrueuse au point de s'égaler à Dieu.
Cette plume faisait revivre l'envergure
De l'Ange, colossale et hautaine figure;
Elle couvrait d'éclairs splendides le rocher;
Parfois les séraphins, effarés d'approcher
De ces bas-fonds où l'âme en dragon se transforme,
Reculaient, aveuglés par sa lumière énorme;
Une flamme semblait flotter dans son duvet;
On sentait, à la voir frissonner, qu'elle avait
Fait partie autrefois d'une aile révoltée;
Le jour, la nuit, la foi tendre, l'audace athée,
La curiosité des gouffres, les essors
Démesurés, bravant les hasards et les sorts,
L'onde et l'air, la sagesse auguste, la démence,
Palpitaient vaguement dans cette plume immense;
Mais dans son ineffable et sourd frémissement,
Au souffle de l'abîme, au vent du firmament,
On sentait plus d'amour encor que de tempête.
Et sans cesse, tandis que sur l'éternel faîte
Celui qui songe à tous pensait dans sa bonté,
La plume du plus grand des anges, rejeté
Hors de la conscience et hors de l'harmonie,
Frissonnait, près du puits de la chute infinie,
Entre l'abîme plein de noirceur et les cieux.
Tout à coup un rayon de l'œil prodigieux
Qui fit le monde avec du jour, tomba sur elle.
Sous ce rayon, lueur douce et surnaturelle,
La plume tressaillit, brilla, vibra, grandit,
Prit une forme et fut vivante, et l'on eût dit
Un éblouissement qui devient une femme.
Avec le glissement mystérieux d'une âme,
Elle se souleva debout, et, se dressant,
Eclaira l'infini d'un sourire innocent.
Et les anges tremblants d'amour la regardèrent.
Les chérubins jumeaux qui l'un à l'autre adhèrent,
Les groupes constellés du matin et du soir,
Les Vertus, les Esprits, se penchèrent pour voir
Cette sœur de l'enfer et du paradis naître.
Jamais le ciel sacré n'avait contemplé d'être
Plus sublime au milieu des souffles et des voix.
En la voyant si fière et si pure à la fois,
La pensée hésitait entre l'aigle et la vierge;
Sa face, défiant le gouffre qui submerge,
Mêlant l'embrasement et le rayonnement,
Flamboyait, et c'était , sous un sourcil charmant,
Le regard de la foudre avec l'œil de l'aurore.
L'archange du soleil, qu'un feu céleste dore,
Dit : - De quel nom faut-il nommer cet ange, ô Dieu ?
Alors, dans l'absolu que l'Etre a pour milieu,
On entendit sortir des profondeurs du Verbe
Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe
Encor vague et flottant dans la vaste clarté,
Fit tout à coup éclore un astre : - Liberté.

Victor HUGO, La Fin de Satan (1886), Hors de la terre, II.

 

Charles BAUDELAIRE
Le Possédé

 

Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,
Ô lune de ma vie ! Emmitoufle-toi d'ombre ;
Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,
Et plonge tout entière au gouffre de l'ennui ;

Je t'aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,
Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,
Te pavaner aux lieux que la folie encombre,
C'est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !

Allume ta prunelle à la flamme des lustres !
Allume le désir dans les regards des rustres !
Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant ;

Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;
Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant
Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t'adore !
(XXXVII)

 

La Destruction

Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon ;
Il nage autour de moi comme un air impalpable ;
Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon
Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,
La forme de la plus séduisante des femmes,
Et, sous de spécieux prétextes de cafard,
Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes,

Et jette dans mes yeux pleins de confusion
Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,
Et l'appareil sanglant de la Destruction !
(CIX)

Race d'Abel, dors, bois et mange ;
Dieu te sourit complaisamment.

Race de Caïn, dans la fange
Rampe et meurs misérablement.

Race d'Abel, ton sacrifice
Flatte le nez du Séraphin !

Race de Caïn, ton supplice
Aura-t-il jamais une fin ?

Race d'Abel, vois tes semailles
Et ton bétail venir à bien ;

Race de Caïn, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien.

Race d'Abel, chauffe ton ventre
À ton foyer patriarcal ;

Race de Caïn, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal !

Race d'Abel, aime et pullule !
Ton or fait aussi des petits.

Race de Caïn, cœur qui brûle,
Prends garde à ces grands appétits.

Race d'Abel, tu croîs et broutes
Comme les punaises des bois !

Race de Caïn, sur les routes
Traîne ta famille aux abois.

                   II

Ah ! Race d'Abel, ta charogne
Engraissera le sol fumant !

Race de Caïn, ta besogne
N'est pas faite suffisamment ;

Race d'Abel, voici ta honte :
Le fer est vaincu par l'épieu !

Race de Caïn, au ciel monte,
Et sur la terre jette Dieu !
(CXIX)
Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal (1857).

 

Arthur RIMBAUD
Le Mal

 

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu'une folie épouvantable, broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
- Pauvres morts dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature, ô toi qui fis ces hommes saintement !... -

- Il est un Dieu qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
Qui dans le bercement des hosanna s'endort,

Et se réveille quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
Arthur RIMBAUD, Poésies (1870).

 

Fedor DOSTOIEVSKI
Où donc est l'harmonie ?

 

[Ivan Karamazov exprime à partir du scandale de la souffrance des enfants son incompréhension et sa révolte. « Mon héros, écrit Dostoïevski, traite un sujet selon moi irréfutable : l'insanité de la souffrance des enfants, et il en déduit l'insanité de toute réalité historique.»]

   Ecoute, si même nous devons souffrir pour payer de notre souffrance l'harmonie éternelle, pourquoi même à cela les enfants, dis-le-moi s'il te plaît ? On ne voit absolument pas pourquoi il faut qu'ils souffrent, eux aussi, et paient, eux aussi, cette harmonie de leurs souffrances. Pourquoi sont-ils devenus matériaux, eux aussi, pourquoi doivent-ils, eux aussi, servir d'engrais à cette harmonie future qui profitera à on ne sait qui ? J'admets que les adultes soient solidaires dans le péché comme dans le châtiment, mais tout de même pas que cette solidarité s'étende aux petits enfants. Cependant, s'il est vrai qu'ils doivent répondre de tous les crimes commis par leurs pères, alors cette vérité n'est pas de ce monde et m'échappe. Un plaisantin dira peut-être que de toute façon l'enfant grandira et aura le temps d'accumuler péché sur péché ; mais justement celui-là n'a pas grandi qui, à huit ans, a été déchiré par les chiens. Oh ! Aliocha, je ne blasphème pas. Je comprends très bien ce que sera l'ébranlement de l'univers quand tout ce qui est au ciel et sous la terre s'unira en une seule louange, et que tout ce qui vit et a vécu s'exclamera : « C'est justice, Seigneur, car Tes voies se sont découvertes ! » Quand la mère elle-même embrassera le bourreau qui fit déchirer son fils par les chiens et que tous trois s'exclameront en pleurant : « C'est justice, Seigneur ! », alors, bien sûr, nous serons à la cime de la connaissance et tout sera expliqué. Mais c'est là précisément que nous butons, car c'est cela que je n'accepte pas. Et tant que je suis encore sur la terre, je me hâte de prendre mes mesures. Vois-tu, Aliocha, il est possible que, étant encore en vie ce jour-là ou bien ressuscité pour le voir, il est possible, dis-je, qu'à la vue de la mère embrassant le bourreau, je m'exclame moi-même avec tout le monde : « C'est justice, Seigneur ! » Mais justement je ne veux pas m’exclamer alors. Pendant qu'il est encore temps, je me hâte de me défendre, c'est pourquoi je repousse résolument l'harmonie supérieure. Elle ne vaut pas une seule petite larme de ce petit enfant tourmenté qui se frappait la poitrine de son petit poing et priait le « bon Dieu » dans son trou puant ! Elle ne vaut pas ces petites larmes qui sont restées sans rachat et qui doivent être rachetées, sinon il n'y a pas d'harmonie possible. Mais comment les rachèteras-tu ? Est-ce vraiment possible ? Veux-tu dire qu'elles seront vengées ? Mais que ferai-je de cette vengeance, moi, quel besoin ai-je de l'enfer pour les bourreaux, quelle réparation l'enfer peut-il offrir quand les victimes sont déjà mortes dans les souffrances ? Et comment parler d'harmonie s'il existe un enfer ? Je veux pardonner et embrasser, je ne veux plus de souffrances. Et si les souffrances des enfants servent à compléter la somme des souffrances nécessitées par l'achat de la vérité, alors j'affirme d'ores et déjà que la vérité ne vaut pas ce prix. Et puis je ne veux pas, tout simplement, que la mère embrasse le bourreau qui fit déchirer son enfant par les chiens ! Elle n'a pas le droit de pardonner ! Elle peut le faire pour elle-même, elle peut pardonner au tourmenteur son immense douleur de mère, mais elle n'a pas le droit de lui pardonner les souffrances de son enfant, quand bien même celui-ci les lui aurait pardonnées ! Mais s'il en est ainsi, s'ils n'ont pas le droit de pardonner, où donc est l'harmonie ? Y a-t-il dans le monde entier un être qui pourrait pardonner et qui aurait le droit de le faire ? je ne veux pas de l'harmonie ! Par amour de l'humanité je n'en veux pas. je préfère rester auprès des souffrances non rachetées. Il vaut mieux que je reste comme je suis, avec ma souffrance et mon indignation inassouvie, lors même que j'aurais tort. Elle a été surfaite cette harmonie, le prix d'entrée n'est pas pour notre poche. C'est pourquoi je dois rendre mon billet, et même le plus tôt possible si je suis un honnête homme. C'est ce que je fais. Ce n'est pas Dieu que je n'accepte pas, Aliocha, c'est seulement son billet, que je lui rends très respectueusement.
Fedor DOSTOIEVSKI, Les Frères Karamazov (1880).