L A  J U S T I C E
TEXTES (II)

 

 

Victor HUGO
La croix substituée au gibet.

 

  Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D’abord, – parce qu’il importe de retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui et qui pourrait lui nuire encore. – S’il ne s’agissait que de cela, la prison perpétuelle suffirait. À quoi bon la mort ? Vous objectez qu’on peut s’échapper d’une prison ? faites mieux votre ronde. Si vous ne croyez pas à la solidité des barreaux de fer, comment osez-vous avoir des ménageries ?
  Pas de bourreau où le geôlier suffit.
  Mais, reprend-on, – il faut que la société se venge, que la société punisse. – Ni l’un, ni l’autre. Se venger est de l’individu, punir est de Dieu.
  La société est entre deux. Le châtiment est au-dessus d’elle, la vengeance au-dessous. Rien de si grand et de si petit ne lui sied. Elle ne doit pas « punir pour se venger » ; elle doit corriger pour améliorer. Transformez de cette façon la formule des criminalistes, nous la comprenons et nous y adhérons.
  Reste la troisième et dernière raison, la théorie de l’exemple. – Il faut faire des exemples ! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui seraient tentés de les imiter ! Voilà bien à peu près textuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires des cinq cents parquets de France ne sont que des variations plus ou moins sonores. Eh bien ! nous nions d’abord qu’il y ait exemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effet qu’on en attend. Loin d’édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuves abondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous signalerons pourtant un fait entre mille, parce qu’il est le plus récent. Au moment où nous écrivons, il n’a que dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. À Saint-Pol, immédiatement après l’exécution d’un incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de masques est venue danser autour de l’échafaud encore fumant. Faites donc des exemples ! le mardi gras vous rit au nez. [...]
  Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous égorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards extérieurs ? En Grève, en plein jour, passe encore ; mais à la barrière Saint-Jacques ! mais à huit heures du matin ! Qui est-ce qui passe là ? Qui est-ce qui va là ? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme là ? Qui est-ce qui se doute que vous faites un exemple là ? Un exemple pour qui ? Pour les arbres du boulevard, apparemment.
  Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en tapinois ? Ne voyez-vous donc pas que vous vous cachez ? Que vous avez peur et honte de votre œuvre ? Que vous balbutiez ridiculement votre discite justitiam moniti ? Qu’au fond vous êtes ébranlés, interdits, inquiets, peu certains d’avoir raison, gagnés par le doute général, coupant des têtes par routine et sans trop savoir ce que vous faites ? Ne sentez-vous pas au fond du cœur que vous avez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la mission de sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires, accomplissaient avec une conscience si tranquille ? La nuit, ne retournez-vous pas plus souvent qu’eux la tête sur votre oreiller ? D’autres avant vous ont ordonné des exécutions capitales, mais ils s’estimaient dans le droit, dans le juste, dans le bien. Jouvenel des Ursins se croyait un juge ; Élie de Thorrette se croyait un juge ; Laubardemont, La Reynie et Laffemas eux-mêmes se croyaient des juges ; vous, dans votre for intérieur, vous n’êtes pas bien sûrs de ne pas être des assassins ! [...]
  L’édifice social du passé reposait sur trois colonnes, le prêtre, le roi, le bourreau. Il y a déjà longtemps qu’une voix a dit : Les dieux s’en vont ! Dernièrement une autre voix s’est élevée et a crié : Les rois s’en vont ! Il est temps maintenant qu’une troisième voix s’élève et dise : Le bourreau s’en va !
  Ainsi l’ancienne société sera tombée pierre à pierre ; ainsi la providence aura complété l’écroulement du passé.
  À ceux qui ont regretté les dieux, on a pu dire : Dieu reste. À ceux qui regrettent les rois, on peut dire : la patrie reste. À ceux qui regretteraient le bourreau, on n’a rien à dire.
  Et l’ordre ne disparaîtra pas avec le bourreau ; ne le croyez point. La voûte de la société future ne croulera pas pour n’avoir point cette clef hideuse. La civilisation n’est autre chose qu’une série de transformations successives. À quoi donc allez-vous assister ? à la transformation de la pénalité. La douce loi du Christ pénétrera enfin le code et rayonnera à travers. On regardera le crime comme une maladie, et cette maladie aura ses médecins qui remplaceront vos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. La liberté et la santé se ressembleront. On versera le baume et l’huile où l’on appliquait le fer et le feu. On traitera par la charité ce mal qu’on traitait par la colère. Ce sera simple et sublime. La croix substituée au gibet. Voilà tout.
Victor HUGO, Le Dernier jour d'un condamné (1832).

 

Pierre-Joseph PROUDHON
Le respect de la dignité humaine.


  Nous pouvons maintenant donner la définition de la Justice; plus tard nous en constaterons la RÉALITÉ.
  1. L'homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s'affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce.
  2. La JUSTICE est le produit de cette faculté : c'est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu'elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous impose sa défense.
  3. Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y supplée par la religion; il se fortifie et se développe chez le civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même, et s'affranchit incessamment de tout intérêt personnel et de toute considération divine.
  4. Ainsi conçue, la Justice, rendant toutes les conditions équivalentes et solidaires, identifiant l'homme et l'humanité, est virtuellement adéquate à la béatitude, principe et fin de la destinée de l'homme.
  5. De la définition de la Justice se déduit celle du droit et du devoir.
  Le droit est pour chacun la faculté d'exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne; - le devoir, l'obligation pour chacun de respecter cette dignité en autrui.
  Au fond, droit et devoir sont termes identiques, puisqu'ils sont toujours l'expression du respect, exigible ou dû; exigible parce qu'il est dû, dû parce qu'il est exigible : ils ne diffèrent que par le sujet: moi ou toi, en qui la dignité est compromise.
  6. De l'identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité naturelle, résulte l'égalité devant la Justice [...].

   Quelques observations sur cette définition.
  Elle est nécessaire, et sa négation implique contradiction : si la Justice n'est pas innée à l'humanité, la société humaine n'a pas de mœurs; l'état social est un état contre nature, la civilisation une dépravation, la parole, les sciences et les arts des effets de la déraison et de l'immoralité, toutes propositions que dément le sens commun.
  Elle énonce un fait, savoir : que s'il y a aussi souvent opposition que solidarité d'intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement communauté de dignité, chose supérieure à l'intérêt.
  Elle est pure de tout élément mystique ou physiologique. A la place de la religion des dieux, c'est le respect de nous-mêmes; au lieu d'une affection animale, d'une sorte de magnétisme organique, le sentiment exalté, impersonnel, que nous avons de la dignité de notre espèce, dignité que nous ne séparons pas de notre liberté.
  Elle est supérieure à l'intérêt. Je dois respecter et faire respecter mon prochain comme moi-même : telle est la loi de ma conscience. En considération de quoi lui dois-je ce respect ? En considération de sa force, de son talent, de sa richesse ? Non, ce que donne le hasard n'est pas ce qui rend la personne humaine respectable. En considération du respect qu'il me rend à son tour ? Non : la Justice suppose la réciprocité du respect, mais ne l'attend pas. Elle affirme, elle veut le respect de la dignité humaine, même chez l'ennemi, c'est ce qui fait qu'il y a un droit de la guerre; même chez l'assassin que nous tuons comme déchu de sa qualité d'homme, c'est ce qui fait qu'il y a un droit pénal.
P. J. PROUDHON, De la Justice dans la Révolution el dans l'Église, 1858, 2ème étude : Les personnes, chap. VII, art. XXXIV.

 

ALAIN
De la justice.

 

  On dit « un esprit juste », et cette expression embrasse beaucoup plus que les égards qu'on doit aux autres. Le mot droit présente la même admirable ambiguïté. Utile avertissement au premier regard sur ce vaste objet ; car ce qui est droit, c'est déjà une idée. Mais l’esprit juste est encore quelque chose de plus que l’esprit qui forme une idée et qui s'y tient ferme, ne voulant point que sa définition soit courbée par aucun essai d'expérience. L'esprit juste, il me semble, est celui qui ne met point trop d'importance aux petites choses ni aux petits malheurs, ni aux flatteries, ni au tumulte humain, ni à la plainte, ni même au mépris, ce que l'esprit droit ne sait pas toujours faire. C'est pourquoi Platon, homme divin, voulut considérer dans la justice l'harmonie intérieure seulement, et le bon gouvernement de soi, ce qui fait que sa République est un traité de l'âme juste principalement et de la société juste par épisode. À cet exemple, je me garderai de considérer jamais la justice comme quelque chose d'existant qu'il faut accepter ; car la justice est une chose qu'il faut faire et refaire, sans aucun secours étranger, par soi seul, et aussi bien à l'égard d'un homme qu'on ne connaît point, qu'on n'a jamais vu.
  La force semble être l'injustice même ; mais on parlerait mieux en disant que la force est étrangère à la justice ; car on ne dit pas qu'un loup est injuste. Toutefois le loup raisonneur de la fable est injuste, car il veut être approuvé ; ici se montre l'injustice, qui serait donc une prétention d'esprit. Le loup voudrait que le mouton n'ait rien à répondre, ou tout au moins qu'un arbitre permette ; et l'arbitre, c'est le loup lui-même. Ici les mots nous avertissent assez ; il est clair que la justice relève du jugement, et que le succès n'y fait rien. Plaider, c'est argumenter. Rendre justice, c'est juger. Peser des raisons, non des forces. La première justice est donc une investigation d'esprit et un examen des raisons. Le parti pris est par lui-même injustice ; et même celui qui se trouve favorisé, et qui de plus croit avoir raison, ne croira jamais qu'on lui a rendu bonne justice à lui tant qu'on n'a pas fait justice à l'autre, en examinant aussi ses raisons de bonne foi ; de bonne foi, j'entends en leur cherchant toute la force possible, ce que l'institution des avocats réalise passablement. On trouve des plaideurs qui sont assez contents lorsque leur avocat a bien dit tout ce qu'il y avait à dire. Et beaucoup ne voudraient point gagner si leur tort était mis en lumière en même temps. Aussi veulent-ils que l'adversaire ait toute permission d'argumenter ; sans quoi le possesseur non troublé garderait toujours une espèce d'inquiétude. Et la fureur de posséder est une fureur d'esprit, qui craint plus une objection qu'un voleur. L'injustice est humaine comme la justice, et grande comme la justice, en un sens.
  D'après cela, la persécution serait l'injustice même ; entendez, non pas toute violence, mais la violence qui a pour fin d'empocher la revendication. Et le triomphe de l'injuste c'est bien d'être approuvé et loué. C'est pourquoi la révolte est d'abord dans la parole, et ne passe aux actions que pour sauver la parole. On ne sait pas quelle condition on ne ferait accepter aux hommes, s'ils gardaient le droit de remontrance ; mais aussi il y a une faute plus sévèrement réprimée que toutes les autres, c'est d'avoir raison contre le tyran. Retenons que la justice suppose certainement un état de nos relations avec nos semblables qui ait leur libre et franche approbation, et la nôtre.
  Cette idée si simple trouve déjà son application dans les échanges et dans tous les contrats. D'abord il n'y faut rien d'ambigu, sans quoi ils pourraient approuver tous deux, sans approuver la même chose. Il n'y faut non plus aucun mensonge ni tromperie ; ainsi la pleine justice exige que j'instruise mon acheteur de tout ce que je sais de la chose que je lui vends ; mais, pareillement, il doit m'instruire de ce qu'il sait sur les pièces de monnaie qu'il me donne en échange. J'ai connu des hommes qui jugeaient assez innocent de passer une pièce suspecte qu'eux-mêmes avaient reçue sans y faire attention ; mais ce n'est pas juste, tant qu'on n'est pas assuré de la libre approbation de celui à qui on la donne. Et la règle est celle-ci, que l'autre contractant n'ait jamais occasion de dire : « Si j'avais su. » Ou bien contentez-vous d'être riche ; n'essayez pas d'être juste encore avec. Car il n'y a point de subtilité ici ; tout est clair, du moment que l'approbation de l'autre vous manque, et surtout quand vous reconnaissez vous-même qu'il ne se trompe point. Erreur n'est pas compte. Et il importe peu que vous-même ayez ignoré la chose à ce moment-là, je dis ignoré de bonne foi, c'est-à-dire sans moyen de vous en instruire. J'ai acheté une vieille gravure avec son cadre ; je n'ai point acheté ces billets de banque que j'y trouve cachés ; il n'est pas toujours facile de savoir à qui ils sont, mais il est parfaitement clair qu'ils ne sont pas à moi. On voit ici à plein, il me semble, sur quoi l'esprit porte son regard jugeur ; c'est sur l'idée même de la chose, idée commune aux deux ; une vente ne peut pas être en même temps seulement d'une chose, et encore d'une autre. L'arbitre ne s'y trompe jamais.
  Il est vrai qu'il y a des cas aussi où l'autre approuve sans bien savoir ; aussi des cas où il consent par un autre désir, ou par un pressant besoin, comme un prodigue qui vend à vil prix ou bien qui cesse d'aimer dès qu'il possède. De là d'autres bénéfices que beaucoup gardent sans scrupules. Mais comme l'approbation de l'autre n'est alors ni libre, ni durable, et que vous-même le jugez fou d'avoir consenti, je dis encore une fois : contentez-vous d'être riches et renoncez à être justes. Ici c'est votre propre jugement qui vous condamne. D'où la règle d'or, assez connue : « Dans tout contrat et dans tout échange, mets-toi à la place de l'autre, mais avec tout ce que tu sais, et, te supposant aussi libre des nécessités qu'un homme peut l'être, vois si, à sa place, tu approuverais cet échange ou ce contrat. » La vie est pleine de ces heureux échanges ; on n'y fait point seulement attention. Mais il est clair que la richesse vient toujours de ce qu'on a acheté une chose dont l'autre ne savait pas la valeur, ou de ce que l'on a profité de ses passions ou de sa misère. Je reviens à mon refrain : Contente-toi d'être riche .
ALAIN, Eléménts de philosophie , IV (1916)

 

Albert CAMUS
Cette certitude insolente.

 

[Le héros du roman, Meursault, est condamné à mort.]

  Les journaux parlaient souvent d’une dette qui était due à la société. Il fallait, selon eux, la payer. Mais cela ne parle pas à l’imagination. Ce qui comptait, c’était une possibilité d’évasion, un saut hors du rite implacable, une course à la folie qui offrît toutes les chances de l’espoir. Naturellement, l’espoir, c’était d’être abattu au coin d’une rue, en pleine course, et d’une balle à la volée. Mais, tout bien considéré, rien ne me permettait ce luxe, tout me l’interdisait, la mécanique me reprenait.
  Malgré ma bonne volonté, je ne pouvais pas accepter cette certitude insolente. Car enfin, il y avait une disproportion ridicule entre le jugement qui l’avait fondée et son déroulement imperturbable à partir du moment où ce jugement avait été prononcé. Le fait que la sentence avait été lue à vingt heures plutôt qu’à dix-sept, le fait qu’elle aurait pu être tout autre, qu’elle avait été prise par des hommes qui changent de linge, qu’elle avait été portée au crédit d’une notion aussi imprécise que le peuple français (ou allemand, ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait beaucoup de sérieux à une telle décision. Pourtant, j’étais obligé de reconnaître que dès la seconde où elle avait été prise, ses effets devenaient aussi certains, aussi sérieux, que la présence de ce mur tout le long duquel j’écrasais mon corps.
  Je me suis souvenu dans ces moments d’une histoire que maman me racontait à propos de mon père. Je ne l’avais pas connu. Tout ce que je connaissais de précis sur cet homme, c’était peut-être ce que m’en disait alors maman : il était allé voir exécuter un assassin. Il était malade à l’idée d’y aller. Il l’avait fait cependant et au retour il avait vomi une partie de la matinée. Mon père me dégoûtait un peu alors. Maintenant, je comprenais, c’était si naturel. Comment n’avais-je pas vu que rien n’était plus important qu’une exécution capitale et que, en somme, c’était la seule chose vraiment intéressante pour un homme ! Si jamais je sortais de cette prison, j’irais voir toutes les exécutions capitales. J’avais tort, je crois, de penser à cette possibilité. Car à l’idée de me voir libre par un petit matin derrière un cordon d’agents, de l’autre côté en quelque sorte, à l’idée d’être le spectateur qui vient voir et qui pourra vomir après, un flot de joie empoisonnée me montait au cœur. Mais ce n’était pas raisonnable. J’avais tort de me laisser aller à ces suppositions parce que, l’instant d’après, j’avais si affreusement froid que je me recroquevillais sous ma couverture. Je claquais des dents sans pouvoir me retenir.
  Mais, naturellement, on ne peut pas être toujours raisonnable. D’autres fois, par exemple, je faisais des projets de loi. Je réformais les pénalités. J’avais remarqué que l’essentiel était de donner une chance au condamné. Une seule sur mille, cela suffisait pour arranger bien des choses. Ainsi, il me semblait qu’on pouvait trouver une combinaison chimique dont l’absorption tuerait le patient (je pensais : le patient) neuf fois sur dix. Lui le saurait, c’était la condition. Car en réfléchissant bien, en considérant les choses avec calme, je constatais que ce qui était défectueux avec le couperet, c’est qu’il n’y avait aucune chance, absolument aucune. Une fois pour toutes, en somme, la mort du patient avait été décidée. C’était une affaire classée, une combinaison bien arrêtée, un accord entendu et sur lequel il n’était pas question de revenir. Si le coup ratait, par extraordinaire, on recommençait. Par suite, ce qu’il y avait d’ennuyeux, c’est qu’il fallait que le condamné souhaitât le bon fonctionnement de la machine. Je dis que c’est le côté défectueux. Cela est vrai, dans un sens. Mais, dans un autre sens, j’étais obligé de reconnaître que tout le secret d’une bonne organisation était là. En somme, le condamné était obligé de collaborer moralement. C’était son intérêt que tout marchât sans accroc.
  J’étais obligé de constater aussi que jusqu’ici j’avais eu sur ces questions des idées qui n’étaient pas justes. J’ai cru longtemps — et je ne sais pas pourquoi — que pour aller à la guillotine, il fallait monter sur un échafaud, gravir des marches. Je crois que c’était à cause de la Révolution de 1789, je veux dire à cause de tout ce qu’on m’avait appris ou fait voir sur ces questions. Mais un matin, je me suis souvenu d’une photographie publiée par les journaux à l’occasion d’une exécution retentissante. En réalité, la machine était posée à même le sol, le plus simplement du monde. Elle était beaucoup plus étroite que je ne le pensais. C’était assez drôle que je ne m’en fusse pas avisé plus tôt. Cette machine sur le cliché m’avait frappé par son aspect d’ouvrage de précision, fini et étincelant. On se fait toujours des idées exagérées de ce qu’on ne connaît pas. Je devais constater au contraire que tout était simple : la machine est au même niveau que l’homme qui marche vers elle. Il la rejoint comme on marche à la rencontre d’une personne. Cela aussi était ennuyeux. La montée vers l’échafaud, l’ascension en plein ciel, l’imagination pouvait s’y raccrocher. Tandis que, là encore, la mécanique écrasait tout : on était tué discrètement, avec un peu de honte et beaucoup de précision.
  Il y avait aussi deux choses à quoi je réfléchissais tout le temps : l’aube et mon pourvoi. Je me raisonnais cependant et j’essayais de n’y plus penser. Je m’étendais, je regardais le ciel, je m’efforçais de m’y intéresser. Il devenait vert, c’était le soir. Je faisais encore un effort pour détourner le cours de mes pensées. J’écoutais mon cœur. Je ne pouvais imaginer que ce bruit qui m’accompagnait depuis si longtemps put jamais cesser. Je n’ai jamais eu de véritable imagination. J’essayais pourtant de me représenter une certaine seconde où le battement de ce cœur ne se prolongerait plus dans ma tête. Mais en vain. L’aube ou mon pourvoi étaient là. Je finissais par me dire que le plus raisonnable était de ne pas me contraindre.
  C’est à l’aube qu’ils venaient, je le savais. En somme, j’ai occupé mes nuits à attendre cette aube. Je n’ai jamais aimé être surpris. Quand il m’arrive quelque chose, je préfère être là. C’est pourquoi j’ai fini par ne plus dormir qu’un peu dans mes journées et, tout le long de mes nuits, j’ai attendu patiemment que la lumière naisse sur la vitre du ciel. Le plus difficile, c’était l’heure douteuse où je savais qu’ils opéraient d’habitude. Passé minuit, j’attendais et je guettais. Jamais mon oreille n’avait perçu tant de bruits, distingué de sons si ténus. Je peux dire, d’ailleurs, que d’une certaine façon, j’ai eu de la chance pendant toute cette période, puisque je n’ai jamais entendu de pas. Maman disait souvent qu’on n’est jamais tout à fait malheureux. Je l’approuvais dans ma prison, quand le ciel se colorait et qu’un nouveau jour glissait dans ma cellule. Parce qu’aussi bien, j’aurais pu entendre des pas et mon cœur aurait pu éclater. Même si le moindre glissement me jetait à la porte, même si, l’oreille collée au bois, j’attendais éperdument jusqu’à ce que j’entende ma propre respiration, effrayé de la trouver rauque et si pareille au râle d’un chien, au bout du compte mon cœur n’éclatait pas et j’avais encore gagné vingt-quatre heures.
Albert CAMUS, L'Étranger , II, V (1942)

 

 

Albert CAMUS
Une injustice vivante contre une justice morte.

 

[Envoyé par son organisation révolutionnaire pour assassiner le grand-duc qui règne en despote, Yanek Kaliayev n'a pas pu jeter la bombe sur sa calèche parce que deux enfants se trouvaient à côté du tyran. Stepan s'emporte.]

 ANNENKOV, se levant.
Stepan, nous oublierons ce que tu viens de dire, en considération de ce que tu as fait pour nous et avec nous. Souviens-toi seulement de ceci. Il s'agit de savoir si, tout à l'heure, nous lancerons des bombes contre ces deux enfants.
STEPAN
Des enfants ! Vous n'avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc rien ? Parce que Yanek n'a pas tué ces deux-là, des milliers d'enfants russes mourront de faim pendant des années encore. Avez-vous vu des enfants mourir de faim ? Moi, oui. Et la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là. Mais Yanek ne les a pas vus. Il n'a vu que les deux chiens savants du grand-duc. N'êtes-vous donc pas des hommes ? Vivez-vous dans le seul instant ? Alors choisissez la charité et guérissez seulement le mal de chaque jour, non la révolution qui veut guérir tous les maux, présents et à venir.
DORA
Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. Cela déjà n'est pas facile. Mais la mort des neveux du grand-duc n'empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.
STEPAN, violemment.
Il n'y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution. (Tous se lèvent, sauf Yanek.) Vous n'y croyez pas. Si vous y croyiez totalement, complètement, si vous étiez sûrs que par nos sacrifices et nos victoires, nous arriverons à bâtir une Russie libérée du despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier, si vous ne doutiez pas qu'alors, l'homme, libéré de ses maîtres et de ses préjugés, lèvera vers le ciel la face des vrais dieux, que pèserait la mort de deux enfants ? Vous vous reconnaîtriez tous les droits, tous, vous m'entendez. Et si cette mort vous arrête, c'est que vous n'êtes pas sûrs d'être dans votre droit. Vous ne croyez pas à la révolution.
Silence. Kaliayev se lève.
KALIAYEV
Stepan, j'ai honte de moi et pourtant je ne te laisserai pas continuer. J'ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s'annoncer un despotisme qui, s'il s'installe jamais, fera de moi un assassin alors que j'essaie d'être un justicier.
STEPAN
Qu'importe que tu ne sois pas un justicier, si justice est faite, même par des assassins. Toi et moi, ne sommes rien.
KALIAYEV
Nous sommes quelque chose et tu le sais bien puisque c'est au nom de ton orgueil que tu parles encore aujourd'hui.
STEPAN
Mon orgueil ne regarde que moi. Mais l'orgueil des hommes, leur révolte, l'injustice où ils vivent, cela, c'est notre affaire à tous.
KALIAYEV
Les hommes ne vivent pas que de justice.
STEPAN
Quand on leur vole le pain, de quoi vivraient-ils donc, sinon de justice ?
KALIAYEV
De justice et d'innocence.
STEPAN
L'innocence ? Je la connais peut-être. Mais j'ai choisi de l'ignorer et de la faire ignorer à des milliers d'hommes pour qu'elle prenne un jour un sens plus grand.
KALIAYEV
Il faut être bien sûr que ce jour arrive pour nier tout ce qui fait qu'un homme consente à vivre.
STEPAN
J'en suis sûr.
KALIAYEV
Tu ne peux pas l'être. Pour savoir qui, de toi ou de moi, a raison, il faudra peut-être le sacrifice de trois générations, plusieurs guerres, de terribles révolutions. Quand cette pluie de sang aura séché sur la terre, toi et moi serons mêlés depuis longtemps à la poussière.
STEPAN
D'autres viendront alors, et je les salue comme mes frères.
KALIAYEV, criant.
D'autres ... Oui ! Mais moi, j'aime ceux qui vivent aujourd'hui sur la même terre que moi, et c'est eux que je salue. C'est pour eux que je lutte et que je consens à mourir. Et pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n'irai pas frapper le visage de mes frères. Je n'irai pas ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte. (Plus bas, mais fermement.) Frères, je veux vous parler franchement et vous dire au moins ceci que pourrait dire le plus simple de nos paysans : tuer des enfants est contraire à l'honneur. Et, si un jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l'honneur, je m'en détournerais. Si vous le décidez, j'irai tout à l'heure à la sortie du théâtre, mais je me jetterai sous les chevaux.
STEPAN
L'honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches.
KALIAYEV
Non. Il est la dernière richesse du pauvre. Tu le sais bien et tu sais aussi qu'il y a un honneur dans la révolution. C'est celui pour lequel nous acceptons de mourir. C'est celui qui t'a dressé un jour sous le fouet, Stepan, et qui te fait parler encore aujourd'hui.
STEPAN, dans un cri.
Tais-toi. Je te défends de parler de cela.
KALIAYEV, emporté.
Pourquoi me tairais-je ? Je t'ai laissé dire que je ne croyais pas à la révolution. C'était me dire que j'étais capable de tuer le grand-duc pour rien, que j'étais un assassin. Je te l'ai laissé dire et je ne t'ai pas frappé.
ANNENKOV
Yanek !
STEPAN
C'est tuer pour rien, parfois, que de ne pas tuer assez.
ANNENKOV
Stepan, personne ici n'est de ton avis. La décision est prise.
STEPAN
Je m'incline donc. Mais je répéterai que la terreur ne convient pas aux délicats. Nous sommes des meurtriers et nous avons choisi de l'être.
KALIAYEV, hors de lui.
Non. J'ai choisi de mourir pour que le meurtre ne triomphe pas. J'ai choisi d'être innocent.
Albert CAMUS, Les Justes , II (1949)
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Michel FOUCAULT
Le vilain métier de châtier.

 

   À la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXème, malgré quelques grands flamboiements, la sombre fête punitive est en train de s’éteindre. Dans cette transformation, deux processus se sont mêlés. Ils n’ont eu tout à fait ni la même chronologie ni les mêmes raisons d’être. D’un côté, l’effacement du spectacle punitif. Le cérémonial de la peine tend à entrer dans l’ombre, pour ne plus être qu’un nouvel acte de procédure ou d’administration. L’amende honorable en France avait été abolie une première fois en 1791, puis à nouveau en 1830 après un bref rétablissement; le pilori est supprimé en 1789 ; pour l’Angleterre en 1837. Les travaux publics que l’Autriche, la Suisse et certains Etats des Etats-Unis comme la Pennsylvanie faisaient pratiquer en pleine rue ou sur les grands chemins — forçats au collier de fer, en vêtements multicolores, boulets aux pieds, échangeant avec la foule des défis, des injures, des moqueries, des coups, des signes de rancune ou de complicité — sont supprimés à peu près partout à la fin du XVIIIe siècle, ou dans la première moitié du XIXe siècle. L’exposition avait été maintenue en France en 1831, malgré de violentes critiques — « scène dégoûtante », disait Réal ; elle est abolie finalement en avril 1848. Quant à la chaîne, qui traînait les bagnards à travers toute la France, jusqu’à Brest et Toulon, de décentes voitures cellulaires, peintes en noir, la remplacent en 1837. La punition a cessé peu à peu d’être une scène. Et tout ce qu’elle pouvait emporter de spectacle se trouvera désormais affecté d’un indice négatif ; comme si les fonctions de la cérémonie pénale cessaient, progressivement, d’être comprises, on soupçonne ce rite qui « concluait » le crime d’entretenir avec lui de louches parentés : de l’égaler, sinon de le dépasser en sauvagerie, d’accoutumer les spectateurs à une férocité dont on voulait les détourner, de leur montrer la fréquence des crimes, de faire ressembler le bourreau à un criminel, les juges à des meurtriers, d’inverser au dernier moment les rôles, de faire du supplicié un objet de pitié ou d’admiration. Beccaria, très tôt, l’avait dit : « L’assassinat que l’on nous représente comme un crime horrible, nous le voyons commettre froidement, sans remords. » L’exécution publique est perçue maintenant comme un foyer où la violence se rallume.
  La punition tendra donc à devenir la part la plus cachée du processus pénal. Ce qui entraîne plusieurs conséquences : elle quitte le domaine de la perception quasi quotidienne, pour entrer dans celui de la conscience abstraite ; son efficacité, on la demande à sa fatalité, non à son intensité visible : la certitude d’être puni, c’est cela, et non plus l’abominable théâtre, qui doit détourner du crime ; la mécanique exemplaire de la punition change ses rouages. De ce fait, la justice ne prend plus en charge publiquement la part de violence qui est liée à son exercice. Qu’elle tue, elle aussi, ou qu’elle frappe, ce n’est plus la glorification de sa force, c’est un élément d’elle-même qu’elle est bien obligée de tolérer, mais dont il lui est difficile de faire état. Les notations de l’infamie se redistribuent : dans le châtiment-spectacle, une horreur confuse jaillissait de l’échafaud : elle enveloppait à la fois le bourreau et le condamné : et si elle était toujours prête à inverser en pitié ou en gloire la honte qui était infligée au supplicié, elle retournait régulièrement en infamie la violence légale de l’exécuteur. Désormais, le scandale et la lumière vont se partager autrement ; c’est la condamnation elle-même qui est censée marquer le délinquant du signe négatif et univoque : publicité donc des débats et de la sentence quant à l’exécution, elle est comme une honte supplémentaire que la justice a honte d’imposer au condamné ; elle s’en tient donc à distance, tendant toujours à la confier à d’autres, et sous le sceau du secret. Il est laid d’être punissable, mais peu glorieux de punir. De là ce double système de protection que la justice a établi entre elle et le châtiment qu’elle impose. L’exécution de la peine tend à devenir un secteur autonome, dont un mécanisme administratif décharge la justice ; celle-ci s’affranchit de ce sourd malaise par un enfouissement bureaucratique de la peine. Il est caractéristique qu’en France l’administration des prisons ait été longtemps placée sous la dépendance du ministère de l’intérieur, et celle des bagnes sous le contrôle de la Marine ou des Colonies. Et au-delà de ce partage des rôles s’opère la dénégation théorique : l’essentiel de la peine que nous autres, juges, nous infligeons, ne croyez pas qu’il consiste à punir; il cherche à corriger, redresser, « guérir » ; une technique de l’amélioration refoule, dans la peine, la stricte expiation du mal et libère les magistrats du vilain métier de châtier.
Michel FOUCAULT, Surveiller et punir (1975)

 

André COMTE-SPONVILLE
Justice et équité
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  La douceur et la compassion ne tiennent pas lieu de justice, ni n'en marquent la fin : elles sont bien plutôt son origine, et c'est par quoi la justice, qui vaut d'abord à l'égard des plus faibles, ne saurait en aucun cas les exclure de son champ ni nous dispenser, vis-à-vis d'eux, du devoir de la respecter. Que la justice soit socialement utile, et même socialement indispensable, c'est une évidence; mais cette utilité ou cette nécessité sociales ne sauraient limiter tout à fait sa portée. Une justice qui ne vaudrait que pour les forts serait injuste, et cela dit l'essentiel de la justice comme vertu : elle est le respect de l'égalité des droits, non des forces, et des individus, non des puissances.
  Pascal, davantage que Hume, est cynique souvent. Mais lui ne transige pas sur l'essentiel : « La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. ». Ce ne sont pas les plus justes qui l'emportent; ce sont les plus forts, toujours. Mais cela, qui interdit de rêver, n'interdit pas de se battre. Pour la justice ? Pourquoi non, si nous l'aimons ? L'impuissance est fatale; la tyrannie est odieuse. Il faut donc « mettre ensemble la justice et la force » : c'est à quoi sert la politique, et qui la rend nécessaire.
  Le souhaitable, disais-je, est évidemment que lois et justice aillent dans le même sens. Lourde responsabilité, pour le souverain, et spécialement, dans nos démocraties, pour le pouvoir législatif ! On ne saurait pourtant se défausser sur les parlementaires : tout pouvoir est à prendre, ou à défendre, et nul n'obéit innocemment. Mais ce serait se méprendre aussi que de rêver d'une législation absolument juste, qu'il suffirait d'appliquer. Aristote avait déjà montré que la justice ne saurait être tout entière contenue dans les dispositions nécessairement générales d'une législation. C'est pourquoi, en son sommet, elle est équité : parce que l'égalité qu'elle vise ou instaure est une égalité de droit, malgré les inégalités de fait et même, souvent, malgré celles qui naîtraient d'une trop mécanique ou trop intransigeante application de la loi. « L'équitable, explique Aristote, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale », lequel permet d'adapter la généralité de la loi à la complexité changeante des circonstances et à l'irréductible singularité des situations concrètes. Si bien que l'homme équitable est juste, et même éminemment, mais au sens où la justice, bien davantage que la simple conformité à une loi, est une valeur et une exigence. « L'équitable, disait aussi Aristote, c'est le juste, pris indépendamment de la loi écrite. » A l'homme équitable, la légalité importe moins que l'égalité, ou du moins il sait corriger les rigueurs et les abstractions de celle-là par les exigences autrement plus souples et complexes (puisqu'il s'agit, répétons-le, d'égalité entre individus qui sont tous différents) de celle-ci. Cela peut l'amener fort loin, et aux dépens même de ses intérêts : « Celui qui a tendance à choisir et à accomplir les actions équitables et ne s'en tient pas rigoureusement à ses droits dans le sens du pire, mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu'il ait la loi de son côté, celui-là est un homme équitable, et cette disposition est l'équité, qui est une forme spéciale de justice et non pas une disposition entièrement distincte. » Disons que c'est justice appliquée, justice vivante, justice concrète - justice véritable.
  Elle ne va pas sans miséricorde (« l'équité, disait Aristote, c'est de pardonner au genre humain »), non qu'on renonce toujours à punir, mais en ceci qu'il faut, pour que le jugement soit équitable, avoir surmonté la haine et la colère.
  L'équité ne va pas non plus sans intelligence, ni sans prudence, ni sans courage, ni sans fidélité, ni sans générosité, ni sans tolérance... C'est où elle rejoint la justice, non plus comme vertu particulière, telle que nous l'avons ici considérée, mais comme vertu générale et complète, celle qui contient ou suppose toutes les autres, celle dont Aristote disait si joliment qu'on la considère « comme la plus parfaite des vertus, et (que) ni l'étoile du soir, ni l'étoile du matin ne sont ainsi admirables ».
  Qu'est-ce qu'un juste ? C'est quelqu'un qui met sa force au service du droit, et des droits, et qui, décrétant en lui l'égalité de tout homme avec tout autre, malgré les inégalités de fait ou de talents, qui sont innombrables, instaure un ordre qui n'existe pas mais sans lequel aucun ordre jamais ne saurait nous satisfaire. Le monde résiste, et l'homme. Il faut donc leur résister - et résister d'abord à l'injustice que chacun porte en soi, qui est soi. C'est pourquoi le combat pour la justice n'aura pas de fin. Ce Royaume-là au moins nous est interdit, ou plutôt nous n'y sommes déjà qu'autant que nous nous efforçons d'y atteindre : heureux les affamés de justice, qui ne seront jamais rassasiés !
André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus (1995).