LA PAIX
TEXTES

 

 

William SHAKESPEARE
Éloge de la Paix

LE DUC DE BOURGOGNE :
- Qu'on ne me tienne pas rigueur si je demande en cette royale assistance quel obstacle, quel empêchement s'oppose à ce que la Paix, nue, pauvre et déchirée, chère source des arts, de l'abondance, des joyeuses naissances, vienne en ce plus beau jardin du monde qu'est notre France fertile, montrer son visage adorable ! Hélas, voici trop longtemps qu'elle est chassée de France et que toutes ses récoltes amoncelées pourrissent par leur propre fertilité. Sa vigne, joyeux réconfort du cœur, faute d'être émondée, périt; ses haies régulièrement taillées, lancent comme des prisonniers hérissés de cheveux fous, des brins désordonnés; en ses jachères l'ivraie, la ciguë et la luxuriante fumeterre enfoncent leurs racines, tandis que rouille le soc qui devrait extirper toute cette sauvagerie; le pré lisse qu'embaumaient naguère le coucou tavelé, la pimprenelle, le trèfle vert, délaissé par la faux, indiscipliné, fécondé par la paresse, n'engendre plus rien que de haïssables patiences, des chardons brutaux, des berces et des bardanes, perdant à la fois charme et utilité; et de même que nos vignes, nos jachères, nos haies, nos prés, infidèles à leur nature, retournent à l'état inculte, de même aussi nos maisons, nos personnes et nos enfants oublient, ou n'apprennent pas, faute de temps, les connaissances qui devraient orner notre pays; ils poussent en sauvages, comme les soldats qui ne font que ruminer des pensées de sang : ce sont jurons, airs farouches, habits en désordre, et tout ce qui semble offenser la nature. C'est pour nous redonner notre ancien visage que vous êtes réunis, et mon discours implore qu'on me dise quel obstacle empêche la gente Paix de bannir pareils maux pour nous rendre ses vertus bénies de jadis.
W. SHAKESPEARE, Henry V, 1599

 

 

Étienne-Noël DAMILAVILLE
Article Paix

   PAIX, s. f. (Droit nat. politique. & moral.) : c'est la tranquillité dont une société politique jouit; soit au-dedans, par le bon ordre qui règne entre ses membres; soit au-dehors, par la bonne intelligence dans laquelle elle vit avec les autres peuples.
  Hobbes a prétendu que les hommes étaient sans cesse dans un état de guerre de tous contre tous; le sentiment de ce philosophe atrabilaire ne paraît pas mieux fondé que s'il eût dit que l'état de la douleur et de la maladie est naturel à l'homme. Ainsi que les corps physiques, les corps politiques sont sujets à des révolutions cruelles et dangereuses; quoique ces infirmités soient des suites nécessaires de la faiblesse humaine, elles ne peuvent être appelées un état naturel. La guerre est un fruit de la dépravation des hommes; c'est une maladie convulsive et violente du corps politique; il n'est en santé, c'est-à-dire dans son état naturel, que lorsqu'il jouit de la paix; c'est elle qui donne de la vigueur aux empires; elle maintient l'ordre parmi les citoyens; elle laisse aux lois la force qui leur est nécessaire; elle favorise la population, l'agriculture et le commerce; en un mot, elle procure au peuple le bonheur qui est le but de toute société. La guerre, au contraire, dépeuple les États; elle y fait régner le désordre; les lois sont forcées de se taire à la vue de la licence qu'elle introduit; elle rend incertaines la liberté et la propriété des citoyens ; elle trouble et fait négliger le commerce; les terres deviennent incultes et abandonnées. Jamais les triomphes les plus éclatants ne peuvent dédommager une nation de la perte d'une multitude de ses membres que la guerre sacrifie. Ses victimes mêmes lui font des plaies profondes que la paix seule peut guérir.
  Si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l'empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre. Ils ne marqueraient point cet acharnement qui caractérise les bêtes féroces. Attentifs à conserver une tranquillité de qui dépend leur bonheur, ils ne saisiraient point toutes les occasions de troubler celle des autres. Satisfaits des biens que la nature a distribués à tous ses enfants, ils ne regarderaient point avec envie ceux qu'elle a accordés à d'autres peuples; les souverains sentiraient que des conquêtes payées du sang de leurs sujets ne valent jamais le prix qu'elles ont coûté. Mais, par une fatalité déplorable, les nations vivent entre elles dans une défiance réciproque; perpétuellement occupés à repousser les entreprises injustes des autres ou à en former elles-mêmes, les prétextes les plus frivoles leur mettent les armes à la main. Et l'on croirait qu'elles ont une volonté permanente de se priver des avantages que la Providence ou l'industrie leur ont procurés. Les passions aveugles des princes les portent à étendre les bornes de leurs États; peu occupés du bien de leurs sujets, ils ne cherchent qu'à grossir le nombre des hommes qu'ils rendent malheureux. Ces passions, allumées ou entretenues par des ministres ambitieux ou par des guerriers dont la profession est incompatible avec le repos, ont eu, dans tous les âges, les effets les plus funestes pour l'humanité. L'histoire ne nous fournit que des exemples de paix violées, de guerres injustes et cruelles, de champs dévastés, de villes réduites en cendres. L'épuisement seul semble forcer les princes à la paix; ils s'aperçoivent toujours trop tard que le sang du citoyen s'est mêlé à celui de l'ennemi; ce carnage inutile n'a servi qu'à cimenter l'édifice chimérique de la gloire du conquérant et de ses guerriers turbulents; le bonheur de ses peuples est la première victime qui est immolée à son caprice ou aux vues intéressées de ses courtisans.
  Dans ces empires, établis autrefois par la force des armes, ou par un reste de barbarie, la guerre seule mène aux honneurs, à la considération, à la gloire; des princes ou des ministres pacifiques sont sans cesse exposés aux censures, au ridicule, à la haine d'un tas d'hommes de sang, que leur état intéresse au désordre. Probus, guerrier doux et humain, est massacré par ses soldats pour avoir décelé ses dispositions pacifiques. Dans un gouvernement militaire le repos est pour trop de gens un état violent et incommode; il faut dans le souverain une fermeté inaltérable, un amour invincible de l'ordre et du bien public, pour résister aux clameurs des guerriers qui l'environnent. Leur voix tumultueuse étouffe sans cesse le cri de la nation, dont le seul intérêt se trouve dans la tranquillité. Les partisans de la guerre ne manquent point de prétextes pour exciter le désordre et pour faire écouter leurs vœux intéressés : « c'est par la guerre, disent-ils, que les états s'affermissent; une nation s'amollit, se dégrade dans la paix; sa gloire l'engage à prendre part aux querelles des nations voisines, le parti du repos n'est celui que des faibles ». Les souverains trompés par ces raisons spécieuses, sont forcés d'y céder; ils sacrifient à des craintes, à des vues chimériques la tranquillité, le sang et les trésors de leurs sujets. Quoique l'ambition, l'avarice, la jalousie et la mauvaise foi des peuples voisins ne fournissent que trop de raisons légitimes pour recourir aux armes, la guerre serait beaucoup moins fréquente, si on n'attendait que des motifs réels ou une nécessité absolue de la faire; les princes qui aiment leurs peuples, savent que la guerre la plus nécessaire est toujours funeste, et que jamais elle n'est utile qu'autant qu'elle assure la paix. On disait au grand Gustave, que par ses glorieux succès il paraissait que la Providence l'avait fait naître pour le salut des hommes; que son courage était un don de la Toute-Puissance, et un effet visible de sa bonté. Dites plutôt de sa colère, répartit le conquérant; si la guerre que je fais est un remède, il est plus insupportable que vos maux.
Étienne-Noël DAMILAVILLE, Article Paix, Encyclopédie (1751)

 

 

Jean-Jacques ROUSSEAU
Extrait du projet de paix perpétuelle de M. l'abbé de Saint-Pierre

(1761) - extrait -

  [Avec son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713), l'abbé Charles de Saint-Pierre (1658-1743) préconisa  une Confédération européenne. Rousseau fut séduit par l'utopie et composa cet Extrait avec une conviction qui lui valut à nouveau le ricanement de Voltaire (voir le texte suivant)].

  Prouver que la paix est en général préférable à la guerre, c'est ne rien dire à celui qui croit avoir des raisons de préférer la guerre à la paix; et lui montrer les moyens d'établir une paix durable, ce n'est que l'exciter à s'y opposer.
  En effet, dira-t-on, vous ôtez aux souverains le droit de se faire justice à eux-mêmes, c'est-à-dire le précieux droit d'être injustes quand il leur plaît; vous leur ôtez le pouvoir de s'agrandir aux dépens de leurs voisins; vous les faites renoncer à ces antiques prétentions qui tirent leur prix de leur obscurité, parce qu'on les étend avec sa fortune, à cet appareil de puissance et de terreur dont ils aiment à effrayer le monde, à cette gloire des conquêtes dont ils tirent leur honneur; et, pour tout dire enfin, vous les forcez d 'être équitables et pacifiques. Quels seront les dédommagements de tant de cruelles privations ?
  Je n'oserais répondre, avec l'abbé de Saint-Pierre, que la véritable gloire des princes consiste à procurer l'utilité publique et le bonheur de leurs sujets; que tous leurs intérêts sont subordonnés à leur réputation, et que la réputation qu'on acquiert auprès des sages se mesure sur le bien que l'on fait aux hommes; que l'entreprise d'une paix perpétuelle, étant la plus grande qui ait jamais été faite, est la plus capable de couvrir son auteur d'une gloire immortelle; que cette même entreprise, étant aussi la plus utile aux peuples, est encore la plus honorable aux souverains, la seule surtout qui ne soit pas souillée de sang, de rapines, de pleurs, de malédictions; et qu'enfin le plus sûr moyen de se distinguer dans la foule des rois est de travailler au bonheur public. Laissons aux harangueurs ces discours qui, dans les cabinets des ministres, ont couvert de ridicule l'auteur et ses projets. Mais ne méprisons pas comme eux ses raisons; et, quoi qu'il en soit des vertus des princes, parlons de leurs intérêts.
  Toutes les Puissances de l'Europe ont des droits ou des prétentions les unes contre les autres; ces droits ne sont pas de nature à pouvoir jamais être parfaitement éclaircis, parce qu'il n'y a point, pour en juger, de règle commune et constante, et qu'ils sont souvent fondés sur des faits équivoques ou incertains. Les différends qu'ils causent ne sauraient non plus être jamais terminés sans retour : tant faute d'arbitre compétent, que parce que chaque prince revient dans l'occasion sans scrupule sur les cessions qui lui ont été arrachées par force dans des traités par les plus puissants, ou après des guerres malheureuses. C'est donc une erreur de ne songer qu'à ses prétentions sur les autres, et d'oublier celles des autres sur nous, lorsqu'il n'y a d'aucun côté ni plus de justice, ni plus d'avantage dans les moyens de faire valoir ces prétentions réciproques. Sitôt que tout dépend de la fortune, la possession actuelle est d'un prix que la sagesse ne permet pas de risquer contre le profit à venir, même à chance égale; et tout le monde blâme un homme à son aise qui, dans l'espoir de doubler son bien, l'ose risquer en un coup de dé. Mais nous avons fait voir que, dans les projets d'agrandissement, chacun, même dans le système actuel, doit trouver une résistance supérieure à son effort; d'où il sait que, les plus puissants n'ayant aucune raison de jouer, ni les plus faibles aucun espoir de profit, c'est un bien pour tous de renoncer à ce qu'ils désirent, pour s'assurer ce qu'ils possèdent.
  Considérons la consommation d'hommes, d'argent, de forces de toute espèce, l'épuisement où la plus heureuse guerre jette un état quelconque; et comparons ce préjudice aux avantages qu'il en retire : nous trouverons qu'il perd souvent quand il croit gagner, et que le vainqueur, toujours plus faible qu'avant la guerre, n'a de consolation que de voir le vaincu plus affaibli que lui. Encore cet avantage est-il moins réel qu'apparent, parce que la supériorité qu'on peut avoir acquise sur son adversaire, on l'a perdue en même temps contre les Puissances neutres, qui, sans changer d'état, se fortifient, par rapport à nous, de tout notre affaiblissement.
  Si tous les rois ne sont pas revenus encore de la folie des conquêtes, il semble au moins que les plus sages commencent à entrevoir qu'elles coûtent quelquefois plus qu'elles ne valent. Sans entrer à cet égard dans mille distinctions qui nous mèneraient trop loin, on peut dire en général qu'un prince qui, pour reculer ses frontières, perd autant de ses anciens sujets qu'il en acquiert de nouveaux, s'affaiblit en s'agrandissant, parce que, avec un plus grand espace à défendre, il n'a pas plus de défenseurs. Or, on ne peut ignorer que, par la manière dont la guerre se fait aujourd'hui, la moindre dépopulation qu'elle produit est celle qui se fait dans les armées. C'est bien là la perte apparente et sensible; mais il s'en fait en même temps dans tout l'état une plus grave et plus irréparable que celle des hommes qui meurent: par ceux qui ne naissent pas, par l'augmentation des impôts, par l'interruption du commerce, par la désertion des campagnes, par l'abandon de l'agriculture. Ce mal, qu'on n'aperçoit point d'abord, se fait sentir cruellement dans la suite; et c'est alors qu'on est étonné d'être si faible, pour s'être rendu si puissant.
  Ce qui rend encore les conquêtes moins intéressantes, c'est qu'on sait maintenant par quels moyens on peut doubler et tripler sa puissance, non seulement sans étendre son territoire, mais quelquefois en le resserrant, comme fit très sagement l'empereur Adrien. On sait que ce sont les hommes seuls qui font la force des rois; et c'est une proposition qui découle de ce que je viens de dire, que de deux états qui nourrissent le même nombre d'habitants, celui qui occupe une moindre étendue de terre est réellement le plus puissant. C'est donc par de bonnes lois, par une sage police, par de grandes vues économiques, qu'un souverain judicieux est sûr d'augmenter ses forces sans rien donner au hasard. Les véritables conquêtes qu'il fait sur ses voisins sont les établissements plus utiles qu'il forme dans ses états; et tous les sujets de plus qui lui naissent sont autant d'ennemis qu'il tue.
  Il ne faut point m'objecter ici que je prouve trop, en ce que, si les choses étaient comme je les représente, chacun ayant un véritable intérêt de ne pas entrer en guerre et les intérêt particuliers s'unissant à l'intérêt commun pour maintenir la paix, cette paix devrait s'établir d'elle-même et durer toujours sans aucune confédération. Ce serait faire un fort mauvais raisonnement dans la présente constitution; car, quoiqu'il fût beaucoup meilleur pour tous d'être toujours en paix, le défaut commun de sûreté à cet égard fait que chacun, ne pouvant s'assurer d'éviter la guerre, tâche au moins de la commencer à son avantage quand l'occasion le favorise, et de prévenir un voisin qui ne manquerait pas de le prévenir à son tour dans l'occasion contraire; de sorte que beaucoup de guerres, même offensives, sont d'injustes précautions pour mettre en sûreté son propre bien, plutôt que des moyens d'usurper celui des autres. Quelque salutaires que puissent être généralement les maximes du bien public, il est certain qu'à ne considérer que l'objet qu'on regarde en politique, et souvent même en morale, elles deviennent pernicieuses à celui qui s'obstine à les pratiquer avec tout le monde, quand personne ne les pratique avec lui.
  Je n'ai rien à dire sur l'appareil des armes, parce que, destitué de fondements solides, soit de crainte, soit d'espérance, cet appareil est un jeu d'enfants, et que les rois ne doivent point avoir de poupées. Je ne dis rien non plus de la gloire des conquérants, parce que s'il y avait quelques monstres qui s'affligeassent uniquement pour n'avoir personne à massacrer, il ne faudrait point leur parier raison, mais leur ôter les moyens d'exercer leur rage meurtrière.[...]
  On pourra dire encore que, les Européens n'ayant plus de guerres entre eux, l'art militaire tomberait insensiblement dans l'oubli; que les troupes perdraient leur courage et leur discipline; qu'il n'y aurait plus ni généraux, ni soldats, et que l'Europe resterait à la merci du premier venu.
  Je réponds qu'il arrivera de deux choses l'une : ou les voisins de l'Europe l'attaqueront et lui feront la guerre; ou ils redouteront la Confédération et la laisseront en paix.
  Dans le premier cas, voilà les occasions de cultiver le génie et les talents militaires, d'aguerrir et former des troupes; les armées de la Confédération seront à cet égard l'école de l'Europe; on ira sur la frontière apprendre la guerre; dans le sein de l'Europe on jouira de la paix , et l'on réunira par ce moyen les avantages de l'une et de l'autre. Croit-on qu'il soit toujours nécessaire de se battre chez soi pour devenir guerrier ? et les Français sont-ils moins braves, parce que les provinces de Touraine et d'Anjou ne sont pas en guerre l'une contre l'autre ?
  Dans le second cas, on ne pourra plus s'aguerrir, il est vrai; mais on n'en aura plus besoin; car à quoi bon s'exercer à la guerre pour ne la faire à personne ? Lequel vaut mieux de cultiver un art funeste, ou de le rendre inutile ? S'il y avait un secret pour jouir d'une santé inaltérable, y aurait-il du bon sens à le rejeter pour ne pas ôter aux médecin l'occasion d'acquérir de l'expérience ? Il reste à voir dans ce parallèle, lequel des deux arts est plus salutaire en soi, et mérite mieux d'être conservé.
  Qu'on ne nous menace pas d'une invasion subite; on sait bien que l'Europe n'en a point à craindre, et que ce premier venu ne viendra jamais. Ce n'est plus le temps de ces éruptions de barbares qui semblaient tomber des nues. Depuis que nous parcourons d'un œil curieux toute la surface de la terre, il ne peut plus rien venir jusqu'à nous qui ne soit prévu de très loin. Il n'y a nulle Puissance au monde qui soit maintenant en état de menacer l'Europe entière; et si jamais il en vient une, ou l'on aura le temps de se préparer, ou l'on sera du moins plus en état de lui résister, étant unis en un corps, que quand il faudra terminer tout d'un coup de longs différends et se réunir à la hâte.
  Nous venons de voir que tous les prétendus inconvénients de l 'état de confédération, bien pesés, se réduisent à rien. Nous demandons maintenant si quelqu'un dans le monde en oserait dire autant de ceux qui résultent de la manière actuelle de vider les différends entre prince et prince par le droit du plus fort : c'est-à-dire, de l'état d'impolice et de guerre qu'engendre nécessairement l'indépendance absolue et mutuelle de tous les souverains dans la société imparfaite qui règne entre eux dans l'Europe.[...]
   Je laisse, comme je l'ai déjà dit , au jugement des lecteurs l'examen de tous ces articles, et la comparaison de l'état de paix qui résulte de la Confédération avec l'état de guerre qui résulte de l'impolice européenne.
  Si nous avons bien raisonné dans l'exposition de ce projet, il est démontré : premièrement, que l'établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des souverains, et n'offre point à lever d'autre difficulté que leur résistance; secondement, que cet établissement leur serait utile de toute manière, et qu'il n'y a nulle comparaison à faire, même pour eux, entre les inconvénients et les avantages; en troisième lieu, qu'il est raisonnable de supposer que leur volonté s'accorde avec leur intérêt; enfin que cet établissement, une fois formé sur le plan proposé, serait solide et durable, et remplirait parfaitement son objet. Sans doute, ce n'est pas à dire que les souverains adopteront ce projet (qui peut répondre de la raison d'autrui ?) mais seulement qu'ils l'adopteraient, s'ils consultaient leurs vrais intérêts. Car on doit bien remarquer que nous n'avons point supposé les hommes tels qu'ils devraient être, bons, généreux, désintéressés, et aimant le bien public par humanité; mais tels qu'ils sont, injustes, avides, et préférant leur intérêt à tout. La seule chose qu'on leur suppose, c'est assez de raison pour voir ce qui leur est utile, et assez de courage pour faire leur propre bonheur. Si, malgré tout cela, ce projet demeure sans exécution, ce n'est donc pas qu'il soit chimérique; c'est que les hommes sont insensés, et que c'est une sorte de folie d'être sage au milieu des fous.
J.J. ROUSSEAU

 

VOLTAIRE
Rescrit de l'empereur de la Chine à l'occasion du projet de paix perpétuelle

[Notice de Beauchot : Cet opuscule ne fut imprimé, dans le Journal encyclopédique, que dans le cahier du 1er mai; mais il est du mois de mars, ainsi qu'on le voit par la lettre de Voltaire à Cideville, du 20 mars 1761. J.-J. Rousseau venait de publier son Extrait du Projet de paix perpétuelle de M. l'abbé de Saint-Pierre.]

 Nous l'empereur de la Chine, nous sommes fait représenter dans notre conseil d'État, les mille et une brochures qu'on débite journellement dans le renommé village de Paris, pour l'instruction de l'univers. Nous avons remarqué, avec une satisfaction impériale, qu'on imprime plus de pensées, ou façons de penser, ou expressions sans pensées, dans ledit village situé sur le petit ruisseau de la Seine, contenant environ cinq cent mille plaisants, ou gens voulant l'être, que l'on ne fabrique de porcelaines dans notre bourg de Kingtzin sur le fleuve Jaune, lequel bourg possède le double d'habitants, lesquels ne sont pas la moitié si plaisants que ceux de Paris.
  Nous avons lu attentivement la brochure de notre aimé Jean-Jacques, citoyen de Genève, lequel Jean-Jacques a extrait un Projet de paix perpétuelle du bonze Saint-Pierre, lequel bonze Saint-Pierre l'avait extrait d'un clerc du mandarin marquis de Rosny, duc de Sully , excellent économe, lequel l'avait extrait du creux de son cerveau.
Nous avons été sensiblement affligé de voir que dans ledit extrait rédigé par notre aimé Jean-Jacques, où l'on expose les moyens faciles de donner à l'Europe une paix perpétuelle, on avait oublié le reste de l'univers, qu'il faut toujours avoir en vue dans toutes ses brochures. Nous avons connu que la monarchie de France, qui est la première des monarchies; l'anarchie d'Allemagne, qui est la première des anarchies; l'Espagne, l'Angleterre, la Pologne, la Suède, qui sont, suivant leurs historiens, chacune en son genre, la première puissance de l'univers, sont toutes requises d'accéder au traité de Jean-Jacques. Nous avons été édifié de voir que notre chère cousine l'impératrice de toute Russie était pareillement requise de fournir son contingent. Mais grande a été notre surprise impériale quand nous avons en vain cherché notre nom dans la liste. Nous avons jugé qu'étant si proche voisin de notre chère cousine, nous devions être nommé avec elle; que le Grand Turc voisin de la Hongrie et de Naples, le roi de Perse voisin du Grand Turc, le Grand Mogol voisin du roi de Perse, ont pareillement les mêmes droits, et que ce serait faire au Japon une injustice criante de l'oublier dans la confédération générale.
 Nous avons pensé de nous-même, après l'avis de notre conseil, que si le Grand Turc attaquait la Hongrie, si la diète europaine, ou européenne, ou européane, ne se trouvait pas alors en argent comptant; si, tandis que la reine de Hongrie s'opposerait au Turc vers Belgrade, le roi de Prusse marchait à Vienne; si les Russes pendant ce temps-là attaquaient la Silésie; si les Français se jetaient alors sur les Pays-Bas, l'Angleterre sur la France, le roi de Sardaigne sur l'Italie, l'Espagne sur les Maures, ou les Maures sur l'Espagne, ces petites combinaisons pourraient déranger la paix perpétuelle.
 Notre accession étant donc d'une nécessité absolue, nous avons résolu de coopérer de toutes nos forces au bien général, qui est évidemment le but de tout empereur, comme de tout faiseur de brochures.
 A cet effet, ayant remarqué qu'on avait oublié de nommer la ville dans laquelle les plénipotentiaires de l'univers doivent s'assembler, nous avons résolu d'en bâtir une sans délai. Nous nous sommes fait représenter le plan d'un ingénieur de Sa Majesté le roi de Narsingue, lequel proposa, il y a quelques années, de creuser un trou jusqu'au centre de la terre pour y faire des expériences de physique; notre intention étant de perfectionner cette idée, nous ferons percer le globe de part en part. Et comme les philosophes les plus éminents du village de Paris sur le ruisseau dit la Seine croient que le noyau du globe est de verre, qu'ils l'ont écrit, et qu'ils ne l'auraient jamais écrit s'ils n'en avaient été sûrs, notre ville de la diète de l'univers sera toute de cristal, et recevra continuellement le jour par un bout ou par un autre; de sorte que la conduite des plénipotentiaires sera toujours éclairée.
 Pour mieux affermir l'ouvrage de la paix perpétuelle, nous aboucherons ensemble, dans notre ville transparente, notre saint-père le grand lama, notre saint-père le grand dairi, notre saint-père le muphti et notre saint-père le pape, qui seront tous aisément d'accord moyennant les exhortations de quelques jésuites portugais. Nous terminerons tout d'un temps les anciens procès de la justice ecclésiastique et de la séculière, du fisc et du peuple, des nobles et des roturiers, de l'épée et de la robe, des maîtres et des valets, des maris et des femmes, des auteurs et des lecteurs.
 Nos plénipotentiaires enjoindront à tous les souverains de n'avoir jamais aucune querelle, sous peine d'une brochure de Jean-Jacques pour la première fois, et du ban de l'univers pour la seconde.
 Nous prions la république de Genève et celle de Saint-Marin de nommer, conjointement avec nous, le sieur Jean-Jacques pour premier président de la diète, attendu que ledit sieur ayant déjà jugé les rois et les républiques sans en être prié, il les jugera tout aussi bien quand il sera à la tête de la chambre; et notre avis est qu'il soit payé régulièrement de ses honoraires sur le produit net des actions des fermes, des billets de loterie, et de ceux de la compagnie des Indes de Paris, qui sont les meilleurs effets de l'univers. Priant le Tien qu'il ait en sa sainte garde ledit Jean-Jacques, comme aussi le sieur Volmar, la demoiselle Julie et son faux germe .
 Donné à Pékin, le 1er du mois de Hi han, l'an 1898436500 de la fondation de notre monarchie.
VOLTAIRE (1761)