SOMMAIRE

 

 

 

Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !
Départ dans l'affection et le bruit neufs !

                               Arthur Rimbaud, Départ (Illuminations).

 

  Le mot « aventure » vient du latin advenire et, plus exactement, du participe futur de ce verbe, adventurum, indiquant une obligation : « ce qui doit arriver », « ce qui doit advenir ». Vivre une aventure, est-ce donc faire advenir ce qui doit être ? Faut-il pour cela admettre, comme le héros éponyme de Jacques le fataliste, quelque grand rouleau dévidant imperturbablement la destinée de chacun, et considérer alors que partir à l'aventure, c'est favoriser les occasions où ce destin pourra se manifester ? Mais les définitions du mot « aventure » privilégient aussi la notion de hasard, comme on le voit par exemple dans l'expression par aventure. Regardons-y de plus près :

aventure n. f. • adventure XIe; lat. pop. adventura, du part. fut. adventurum, de advenire → advenir.
Ce qui doit arriver à qqn. → avenir, destin, destinée, sort. ⇼ Mod. Bonne aventure. Dire la bonne aventure à qqn : lui prédire son avenir par la divination. Diseur, diseuse de bonne aventure.
UNE, DES AVENTURES. Ce qui arrive d'imprévu, de surprenant; ensemble d'événements qui concernent qqn. Une fâcheuse aventure. → accident, affaire, histoire, mésaventure. Les péripéties d'une aventure. Il lui est arrivé toutes sortes d'aventures. En route pour de nouvelles aventures ! Le plus beau de l'aventure, c'est que... — Conter, raconter une aventure, les aventures d'un héros. Roman, film d'aventures, où sont racontées des péripéties mouvementées. — Par ext. « Une des rares aventures qui soient dignes d'être vécues : un grand amour » (Maurois). ⇼ Spécialt: Relation amoureuse passagère. → intrigue, passade; liaison. Il a eu de nombreuses aventures. « de médiocres aventures où la chair seule est intéressée » (F. Mauriac). ⇼ Entreprise dont l'issue est incertaine (→ aventurisme). Il faut tenter l'aventure (→ s'aventurer).
L'AVENTURE : ensemble d'activités, d'expériences qui comportent du risque, de la nouveauté, et auxquelles on accorde une valeur humaine. → hasard, péril. L'attrait de l'aventure. Aimer l'aventure. L'esprit d'aventure (→ aventureux, aventurier). « Tout un décor de vagabondage et d'aventure qu'il fallait quitter » (Martin du Gard).
Loc. adv. À L'AVENTURE : au hasard, sans dessein arrêté. « Je cheminai quelque temps à l'aventure » (A. France).
⇼ Littér. D'AVENTURE; PAR AVENTURE : par hasard. Si d'aventure vous la rencontrez. « Quand d'aventure un naïf les interroge » (Duhamel).
ⓒ Le Petit Robert.

  La condition première de l’aventure est une disponibilité totale, qu'illustre mieux l'errance de Don Quichotte que les expéditions tracées sur les cartes par nos modernes explorateurs. Mais dans cette décision de se livrer à ce qui doit arriver et dans les événements qui en sont les conséquences, faut-il privilégier le hasard auquel est soumis le sujet ou le projet que celui-ci se donne ? Il semble difficile de démêler ces notions, le choix de laisser parler la bonne ou mauvaise fortune correspondant de toutes façons à une exposition volontaire de sa personne à des aléas dont on entend bien triompher. Voilà le paradoxe de l’aventure où s'oppose la finalité du départ à la nature même de l’aventure, qui est au contraire d'être dépourvue de finalité. On trouve en tout cas, dans ces définitions, de quoi mener utilement une réflexion préliminaire sur hasard et destin, les deux concepts s'entremêlant paradoxalement dans les représentations et dans l'histoire de l'aventure.
  Le lien entre aventure et hasard a en effet évolué de manière significative tout au long du Moyen Âge. Dans les premiers romans de la Table ronde, contemporains d'une époque pré-chrétienne, l'aventure ne peut naître que si on la provoque : « Nous irons chercher les aventures, dit le Roi dans le Roman de Jaufré, puisque je vois qu'elles ne viennent pas à notre cour ! » En quête d'aventures (l'expression parcourt tous ces romans), le chevalier quitte donc l'espace social pour affronter un inconnu semé d'embûches qui lui permettront de manifester l'étendue de sa bravoure autant que d'alimenter les récits qui pimenteront la vie des autres. Non seulement le chevalier refuse de « subir » les événements, mais c’est en provoquant le hasard, en créant lui-même les occasions de batailler, qu’il prouve sa valeur. Cependant, avec l'évolution du roman et la christianisation de la société, l'aventure est peu à peu devenue affaire de Providence : quelle que soit l'action du chevalier sur le cours des événements, ceux-ci résultent maintenant d'une transcendance et non plus du hasard. Dans les romans de la Queste del Saint Graal (1225-1230), l'aventure perd en effet toute contingence, désormais subordonnée à un plan divin : ainsi Galaad n’est plus le héros parce qu’il réussit les épreuves, il les réussit parce qu'il est l’élu.
  Bien sûr, la laïcisation des sociétés n'a pas manqué de redonner à l'aventure sa part de contingence et de consacrer en ce sens les qualités humaines de ses protagonistes. Les aventures de Robinson Crusoé ont passionné des générations de lecteurs en exaltant la victoire du naufragé, par ses seules forces, sur l'environnement hostile où il avait échoué. Pourtant, jusqu'au XXème siècle, la littérature d'aventure n'a pas vraiment valorisé les aventuriers : sans être des héros négatifs, ces personnages, à l'instar d'Ulysse ou de Robinson, rêvaient surtout de rentrer chez eux. Le concept d'aventure, cantonné dans la littérature jeunesse et suspecté de n'exalter que des surhommes, s'est même trouvé taxé de naïveté. Jean-Paul Sartre eut d'abord l'idée d'affubler le roman qui devait s'appeler La Nausée d'un titre ironique, Les Aventures extraordinaires d'Antoine Roquentin, à la condition que le bandeau de couverture précise : « Il n'y a pas d'aventures ». En effet, dans le roman, lorsque l'Autodidacte lui demande s'il a vécu des aventures, Roquentin, ne voit à répondre que par la négation même du terme :  « Non, je n’ai pas eu d’aventures. Il m’est arrivé des histoires, des événements, des incidents, tout ce qu’on voudra. Mais pas des aventures […]. Les aventures sont dans les livres. Et, naturellement, tout ce qu’on raconte dans les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière ». Pourtant il reste toujours quelque chose d'une forme de prédestination ou de force magique dans nos représentations de l'aventure. Au début est toujours ce pari fait sur l'avenir : ce qui doit advenir a besoin du geste primordial (le départ) qui consiste à se livrer, comme le dit André Breton, au « vent de l'éventuel ». Hasard ou destin, il s'agit de toutes façons de se mesurer à cet inconnu, confiant dans ses forces internes pour faire éclore de soi une personne nouvelle.
  Il sera toujours assez vain, de toutes manières, de se demander quelle est la part du destin dans ce qui m'arrive. Dans cet événement, ce qui compte est ce que j'en perçois, ce qui fait sens, pour moi, au moment où cela m'arrive, et d'être capable de l'exprimer. En ce sens, l'aventure est toujours un récit, car c'est la valeur performative de la parole qui constitue l'aventure. La dire, la raconter, c'est la constituer. « Pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, continue Roquentin, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter ». Alors, oui, l'aventure est affaire de roman, ou de poème, en tout cas de parole ou d'écriture, parce que celles-ci sauvent, du brouet de l'existence, la part signifiante de l'événement. « L’événement , dit Gilles Deleuze, n’est pas ce qui arrive (accident), il est, dans ce qui arrive, le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend. » (Logique du sens).

 

 

  Débarrassée peut-être de ses atours mythologiques et réduite en tout cas à portion congrue dans notre monde balisé, l'aventure continue à nous solliciter, la nôtre ou celle des autres. Il faut nous voir, happés par la moindre trace d'extraordinaire dans nos existences moroses. Car, par l'aventure, il s'agit d'échapper aux « planches somnifères » dont parlait Lautréamont. Avec l'aventure, s'ouvre le champ des possibles : par la vie aventureuse, ce qui est latent en nous, et resterait autrement lettre morte, peut s'exprimer pleinement, car le risque oblige à se dépasser, à trouver en soi de nouvelles ressources. Cet accomplissement individuel est le fond même de tous les récits d'aventure. Dans la geste arthurienne, par exemple, l'aventure est l'aliment nécessaire à la vie de la Cour qui, sans elle, sombre dans l'ennui et dépérit. Victime de cet ennui, l'Emma Bovary de Flaubert se projette dans un avenir imaginé dont les formes sont certes stéréotypées. Mais ses rêves la sauvent d'un présent mortifère et même ne tarderont pas à lui donner, fugacement, devant la médiocrité des hommes, l'authenticité d'une révolte plus affirmée. Chez les poètes, Laforgue ou Cendrars, le Far West a longtemps prêté son décor à leur désir de voyage et d'absolu.

 L'Aventure, l'Ennui et le Sérieux sont trois manières dissemblables de considérer le temps. Ce qui est vécu, et passionnément espéré dans l'aventure, c'est le surgissement de l'avenir. L'ennui, par contre, est vécu plutôt au présent : [...] si l'aventure se place surtout au point de vue de l'instant, l'ennui et le sérieux considèrent le devenir surtout comme intervalle : c'est le commencement qui est aventureux, mais c'est la continuation qui est, selon les cas, sérieuse ou ennuyeuse. Il s'ensuit naturellement que l'aventure n'est jamais « sérieuse » et qu'elle est a fortiori recherchée comme un antidote de l'ennui. Dans le désert informe, dans l'éternité boursouflée de l'ennui, l'aventure circonscrit ses oasis enchantées et ses jardins clos; mais elle oppose aussi à la durée totale du sérieux le principe de l'instant. Redevenir sérieux, n'est-ce pas quitter pour la prose amorphe de la vie quotidienne ces épisodes intenses, ces condensations de durée qui forment le laps de temps aventureux ?
V. Jankélévitch, L'Aventure, l'ennui, le sérieux.

  L'aventurier donne en effet pour base à son action ce qu’il y a de plus incalculable, contrairement à l’attitude commune, l’attitude « sérieuse », qui sans cesse veut s’appuyer sur du certain. L’aventure est ainsi souvent considérée comme folle. Mais elle est en harmonie avec nos instincts les plus secrets et avec l'intention fondamentale de la vie qui est le désir. Et il est plus fou encore de vouloir lui résister que de s'y abandonner. « Nous sommes les aventuriers de la terre, écrit Georg Simmel. L’aventure fait partie de ces formes qui ont la puissance mystérieuse de faire sentir en un instant la somme entière de la vie comme leur accomplissement. […] Nous ne pourrions pas vivre un seul jour, si nous ne traitions pas ce qui est proprement imprévisible comme si c’était prévisible. » (La philosophie de l'aventure).
  Une vision mythique et anthropologique comme celle de Michel Tournier considère que l'humanité a fini par signer le « pacte des villes », représenté par Caïn, sédentaire et bâtisseur, contre le choix du nomadisme qu'incarne Abel. L'aventure est dans ce sillage du berger, rebelle à toute fixité, inscrit dans la course du monde et celle des étoiles. « Sans la liberté de rêver, l’aventure humaine s’abandonne à la monotonie », dit Charles Fourier, et à ce titre toute manifestation de ce désir suffirait à caractériser l'aventure, quelles que soient les formes qu'elle puisse prendre : voyage, expédition géographique ou guerrière, élaboration solitaire ou collective d'un projet, d'une œuvre... De manière générale, toutes les formes d'entreprise humaine marquées du sceau du désir méritent d'être appelées aventures, et peut-être, par-dessus toutes, la forme la plus naturelle de l’aventure est-elle l’amour. Non pas bien sûr dans ces aventures plurielles que l'on peut collecter au cours de sa vie, mais bien dans l'engagement lancé à chaque fois vers l'inconnu d'une relation où l'on prend le risque de se perdre.
 Les sociétés contemporaines, en raison même de ce risque, entretiennent une relation ambiguë avec l'aventure, collective ou individuelle. Un tournant décisif a pu certes être observé au détour du XXème siècle. Une mystique de l'aventure apparut alors, portée notamment par la littérature anglo-saxonne (Stevenson, Kipling, Melville, London, Conrad). Des vertus suprêmes furent dorénavant reconnues à l'aventurier, héros souvent désenchanté soucieux de s'accomplir dans l'instant, avide de découvrir le sens caché du monde et de son propre destin. L'aventure fut alors perçue comme « une modalité esthétique de l'existence » (Sylvain Venayre), d'où émergea la figure mythologique d'Arthur Rimbaud. Mais aujourd'hui, parvenues à un certain stade de développement, nos sociétés n'offrent plus d'espaces ou d'opportunités pour des activités qualifiées d'aventureuses et se sont entourées de solides barrières juridiques et morales. Le tourisme de masse ne propose plus que des parcours balisés où les exploits des voyageurs se cantonnent au mieux dans leurs photographies. Bien sûr, les grands espaces ne sont pas expressément requis pour l'aventure : nombre de poètes, dans le sillage du Surréalisme, ont célébré la ville moderne et attendu l'aventure au coin de la rue. Une aventure intérieure s'engage aussi pour les mystiques sur le territoire inconnu du moi : la psyché réserve autant de surprises ou de dangers que les forêts profondes, qui en étaient d'ailleurs d'habituelles métaphores. Les romanciers de l'ordinaire, les chantres du quotidien retrouvent souvent pour les raconter le vocabulaire de l'expédition géographique, preuve évidente d'une postulation nostalgique et têtue.
  Car nos sociétés peuvent-elles se passer d'aventure ? Leur imaginaire repose en partie sur cette quête. Les personnages les plus représentatifs du cinéma, des jeux vidéo sont des archétypes de l'aventurier. A la télévision, les émissions qui recréent des décors et des situations d'aventure sont parmi les plus regardées. Dans les domaines scientifique ou technologique, l'évolution de la société s'est faite grâce à une prise de risque et à des innovations qui sont des aventures au sens propre du terme : la conquête spatiale met en scène de nouveaux navigateurs et aiguille le désir vers ce qui nous reste d'inconnu. Cette quête d'aventure répond à un besoin de liberté perdue dans une société sanglée par des normes qui ne font que l'exacerber. Car la vie elle-même est une aventure, et nous en sommes de toutes façons les héros, dotés d'inégale vaillance devant la même étrangeté. C'est l'épopée de l'humanité que figurent les grands romans du genre, à travers leurs situations et leurs personnages : débarrassés de leurs décors et costumes, ceux-ci auraient tôt fait de redevenir chacun de nous, confrontés au mystère de l'existence et décidés à ne pas démériter de l'aventure humaine.

 

Bibliographie :

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