Jean-Jacques
ROUSSEAU

Confessions
livres I - VI

(suite)

BIOGRAPHIE ET AUTOBIOGRAPHIE

 

  Pour prolonger cette séquence et réfléchir aux différences entre autobiographie et biographie, nous vous proposons d'examiner des documents autour de trois perspectives : la première confronte le biographe puis l'auteur d'une autobiographie à leur sujet (moi et lui); la deuxième convoque autour d'une même anecdote le récit qu'en ont établi deux biographes différents et celui proposé par le héros lui-même (il et je). Enfin, la troisième perspective choisit de mettre en relief la nature du mensonge romanesque qui est de parvenir à une vérité supérieure (le mentir vrai).

 

 

I

moi et lui

  Observez les deux documents suivants : dans le premier, un biographe se penche sur son entreprise et établit l'unicité du personnage qu'il a tant fréquenté; dans le second, Jean-Paul Sartre fait un bilan mesuré d'une autobiographie qu'il a vouée à la dénonciation des mythes qui ont encombré son enfance : au bout du compte, reste un homme comme les autres.
  Avouant sa fascination, ou au moins son intérêt, pour un personnage, le biographe fait-il de lui, selon les propres mots de Rousseau, un homme « fait comme aucun de ceux qui existent » ? (lire le Préambule des Confessions.)

 

LE BIOGRAPHE ET SON SUJET : Jean Guéhenno : Jean-Jacques, histoire d’une conscience (II, XI)

[On n'entreprend pas de consacrer une partie de sa vie à celle d'un autre sans profondes affinités, sans cette sympathie qui, par-delà les documents accumulés, fait saisir l'essentiel d'une personne et d'une existence. Au terme de sa biographie de Rousseau, Jean Guéhenno fait cet émouvant bilan d'une complicité de dix années : "Tout homme est unique". On comparera utilement ce passage à l'extrait des Mots que nous reproduisons ensuite, où Jean-Paul Sartre aboutit au constat inverse.]

  C'est fini ! Le voici mort, enterré. Je suis venu à l'île des Peupliers. C'est là qu'il est encore pour tous ceux qui le connaissent et l'aiment un peu, non pas dans ce palais gelé où la Révolution porta ses os et où la postérité n'est reconnaissante aux plus grands des morts qu'à la condition de se soumettre leur pensée. Les vivants ne donnent rien pour rien. Il faut que la gloire même des morts les justifie d'être ce qu'ils sont... Je n'ai pu aborder à l'île, et c'est mieux ainsi sans doute. Le tombeau vide est là, de l'autre côté de l'eau, à quelques mètres du rivage, entre les hautes flammèches des peupliers. Qu'ai-je pu saisir de Jean-Jacques ? Quelque chose reste inaccessible.
  Cela fait dix ans que nous avons vécu ensemble, dans une intimité étrange, parfois fantastique. J'ai tout regardé, tout fouillé avec une curiosité, une indiscrétion, une cruauté telles que je lui en demandais pardon. Mais j'aurais voulu tout savoir. Je connais désormais bien mieux sa vie que la mienne. Car la sienne propre, on ne la connaît pas, ou du moins presque toujours quelque chose en nous ne veut pas se connaître. J'ai pu vivre en lui à ces profondeurs où tout se mêle, où l'on voit la sincérité devenir hypocrisie, et où l'on n'aimerait pas regarder, s'il s'agissait de soi. L'une de mes ambitions, en entrant dans cette peut-être absurde entreprise, était de savoir enfin ce qu'est un homme. Je crois maintenant le savoir un peu mieux. Ce qu'on ne peut savoir, à partir de soi-même, trompé qu'on est à chaque instant par l'amour-propre, l'intérêt, l'instinct de conservation, on finit par le savoir un peu, en regardant avec amour et sévérité la vie d'un autre, quand il a été bavard sur lui-même et quand les circonstances de sa vie ont accumulé sur lui les documents.
  Dix années de travail à propos d'un seul homme, et rien que pour savoir ce que valut sa sincérité. J'ai dans les oreilles les sarcasmes d'un de mes amis. Chaque fois que je lui rapportais quelque aventure de mon héros, quelque faiblesse, quelque erreur : "Mais oui, me disait-il, il est comme tout le monde." Et je devinais dans ces mots ma condamnation. Était-ce la peine d'établir avec tant de soin l'évidence ? Je me perdais dans les contingences, et, par comble, les plus naïves, les plus éclatantes. Ma seule justification eût été, aux yeux de mon ami, de trouver le schéma logique de ces erreurs, de résumer enfin en un concept de valeur universelle tant d'errements, de dire la loi de ces passions, de ces hasards. Mais ce qui m'a retenu à la tâche, ce fut, je le crois bien, tout au contraire, l'impossibilité de la généralisation, l'indicible émotion que j'éprouvais, à chaque instant de mon travail, à vérifier que ces erreurs, ces passions qui faisaient ressembler mon héros à « tout le monde »  avaient pourtant cette grandeur d'être uniques. Tout homme est unique. Et cette unicité est ce qui fait sa dignité, ce qui le rend, quel qu'il soit, digne d'une longue étude. Si j'avais commencé mon travail avec l'idée naïve de me faire le juge de Jean-Jacques, je l’oubliai bientôt. Je ne sentis plus que cette indulgence qu’il faut bien qu’on ait pour tous ceux avec qui l’on vit.
© Gallimard, 1962

L'AUTOBIOGRAPHE ET SON SUJET : Jean-Paul Sartre, Les Mots.

  J'ai désinvesti mais je n'ai pas défroqué : j'écris toujours. Que faire d'autre ?
   Nulla dies sine linea.
  C'est mon habitude et puis c'est mon métier. Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée, à présent je connais notre impuissance. N'importe : je fais, je ferai des livres; il en faut; cela sert tout de même. La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est un produit de l'homme : il s'y projette, s'y reconnaît; seul, ce miroir critique lui offre son image. Du reste, ce vieux bâtiment ruineux, mon imposture, c'est aussi mon caractère : on se défait d'une névrose, on ne se guérit pas de soi. Usés, effacés, humiliés, rencognés, passés sous silence, tous les traits de l'enfant sont restés chez le quinquagénaire. La plupart du temps ils s'aplatissent dans l'ombre, ils guettent: au premier instant d'inattention, ils relèvent la tête et pénètrent dans le plein jour sous un déguisement : je prétends sincèrement n'écrire que pour mon temps mais je m'agace de ma notoriété présente; ce n'est pas la gloire puisque je vis et cela suffit pourtant à démentir mes vieux rêves, serait-ce que je les nourris encore secrètement ? Pas tout à fait : je les ai, je crois, adaptés: puisque j'ai perdu mes chances de mourir inconnu, je me flatte quelquefois de vivre méconnu. Grisélidis pas morte. Pardaillan m'habite encore. Et Strogoff. Je ne relève que d'eux qui ne relèvent que de Dieu et je ne crois pas en Dieu. Allez vous y reconnaître. Pour ma part, je ne m'y reconnais pas et je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd gagne et ne m'applique à piétiner mes espoirs d'autrefois pour que tout me soit rendu au centuple. En ce cas je serais Philoctète : magnifique et puant, cet infirme a donné jusqu'à son arc sans condition; mais, souterrainement, on peut être sûr qu'il attend sa récompense.
   Laissons cela. Mamie dirait :
   « Glissez, mortels, n'appuyez pas ».
   Ce que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a protégé, du premier jour, contre les séductions de « l'élite » : jamais je ne me suis cru l'heureux propriétaire d'un « talent » : ma seule affaire était de me sauver - rien dans les mains, rien dans les poches - par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m'élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l'œuvre pour me sauver tout entier. Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.
© Gallimard, 1964

 

II

il et je

  A quelle vérité la biographie et l'autobiographie prétendent-elles ? Nous vous invitons à réfléchir à cette question autour des trois documents suivants; les deux premiers évoquent l'arrestation d'André Malraux (alias Colonel Berger) par les Allemands en 1944. Le troisième laisse la parole à Malraux lui-même sur l'événement. Des questions et un travail d'écriture vous sont ensuite proposés à la manière de ceux que l'épreuve du baccalauréat pourrait vous soumettre.

 

1. Biographie.

  Le 22 juillet 1944 donc, Malraux roule dans la vieille traction-avant de Rudelle. Sur les sièges avant sont deux maquisards dont le chauffeur; sur les sièges arrière le commandant Collignon, le major Georges Hiller et lui, en uniforme. La route est la N 677. Au moment d'entrer dans Gramat (Lot), peu après 15 heures, le véhicule, qui arbore les insignes de la «France libre» et un drapeau tricolore, croise une colonne motorisée allemande. Une fusillade éclate. Le chauffeur et le garde du corps sont gravement atteints. Le major Hiller a reçu une balle explosive dans le bas-ventre. L'auto a basculé dans le fossé.
  Les trois officiers et l'un des maquisards sautent dans le champ. Hiller réussit à se glisser, couvert de sang, derrière une meule de paille (c'est l'époque de la moisson). Malraux court dans le pré. Une balle atteint l'une de ses jambières. Il trébuche et alors un autre projectile traverse la jambe droite. Il s'évanouit. Ni Collignon ni le garde du corps ne sont poursuivis, et Hiller passe pour mort. Les Allemands ne s'occupent que de Malraux, peut-être parce qu'il est en uniforme.
Jean Lacouture, André Malraux, Une vie dans le siècle
, © Seuil, 1973.

2. Biographie.

  Pour rejoindre son Q.G. d'«inspecteur» général, malgré les conseils prodigués, [Malraux] refuse d'emprunter des chemins de campagne. Sa traction avant Citroën roulera sur des routes :
            - Les nationales sont faites pour qu'on y passe, lance le colonel Berger.
  Tant pis pour les miliciens ou les soldats allemands qui traîneraient sur ces axes. A défaut de commander, Malraux a fait une tournée. II se démontre, dans le mouvement, à pied et en voiture, qu'il ordonne et met de l'ordre. Être, si l'on ne peut faire, c'est paraître. A travers trois départements, il apparaît dans les bois et les champs, les villages et les châteaux, en vareuse ou blouson. Courageux jusqu'à l'intrépidité sur ces routes dangereuses, virtuose du verbe, il ne passe pas inaperçu. Les rumeurs flatteuses ou non le précèdent: Berger, c'est Malraux. Voilà Berger, Malraux arrive.
            Ce 22 juillet donc, la Citroën noire de Malraux emprunte le chemin départemental 14 vers Gramat. Sur la banquette avant, à côté du chauffeur, Marius Loubières, un garde du corps, Emilio Lopez. A l'arrière, tassés, le Britannique George Hiller, le colonel Berger et Henri Collignon. Sur ce C.D. 14, les Allemands ont dressé des barrages de troncs d'arbres et de branchages. Vers 17 heures, à la sortie d'un virage, la Citroën approche de soldats allemands qui tirent. La vitre arrière de la traction éclate. Les résistants sortent de la voiture. Malraux tombe, une balle a brisé une de ses leggins, une autre érafle sa jambe droite. Les résistants courent. Hiller, s'échappant, blessé, finira rapatrié en avion à Londres sur un Lysander.
Olivier Todd, André Malraux une vie, © Gallimard, 2001.

3. Autobiographie.

   Je revenais à moi dans une civière étendue sur l'herbe, que deux soldats allemands empoignaient. Sous mes jambes, elle était couverte de sang. On avait fait sur mon pantalon un pansement de fortune. Le corps de l'officier anglais avait disparu. Dans la voiture, les corps immobiles de mes deux camarades. Un Allemand détachait le fanion. Les porteurs de ma civière partirent vers Gramat. La ville m'avait semblé assez éloignée. Le long de la civière, un sous-officier.
   J'étais allé arbitrer un conflit entre un maquis Buckmaster et un maquis F.T.P. Au retour - vingt minutes plus tôt - nous somnolions en approchant de Gramat, fanion à croix de Lorraine claquant dans le vent chaud. Une fusillade que l'on entend mal, le carreau arrière qui éclate, l'auto qui fonce dans le fossé après un tête-à-queue. La mort du chauffeur - une balle dans la tête - a lancé violemment son pied sur le frein. Le garde du corps est écroulé sur les armes. L'officier anglais a sauté sur la route, à droite, et tombe, les deux mains rouges de sang crispées sur son ventre. J'ai sauté à gauche et couru, les jambes engourdies par trois heures de voiture. Le tir d'une mitrailleuse se précise; l'auto me protège d'une autre. Une balle coupe l'attache du genou de ma jambière droite qui se déploie en corolle, maintenue par l'attache du pied. Il faut m'arrêter pour l'arracher. Une balle dans la jambe droite : douleur très faible. Le sang seul prouve que je suis touché. Une terrible torsion de la jambe gauche.
  Ces deux types qui me transportaient comme un paquet n'avaient pas l'air méchant du tout. Il en viendrait d'autres. C'était extraordinairement absurde. Comment les Allemands pouvaient-ils être à Gramat ?
    Tout allait finir ici, Dieu sait comment, après cette route dont le ciel radieux de juillet semblait s'établir dans l'éternité, ces paysans qui me regardaient passer, mains croisées sur le manche de leur bêche, et ces paysannes qui faisaient le signe de la croix comme un salut funèbre. Je ne verrais pas notre victoire. Quel sens cette vie avait-elle, aurait-elle jamais ? Mais j'étais aspiré par une curiosité tragique de ce qui m'attendait.

André Malraux , Antimémoires, © Gallimard. 1967.

QUESTIONS :

1. Comparez les titres des trois œuvres auxquelles ces textes sont empruntés. Quelles attentes génèrent-ils ? En quoi les indices d'énonciation présents dans ces trois textes confirment-ils la différence entre les genres biographique et autobiographique ?
2. En vous appuyant sur le texte 1 (Jean Lacouture), dont vous mettrez en évidence le souci d'objectivité, relevez dans le texte 2 (Olivier Todd) les marques du jugement explicites ou implicites. Quelle image de Malraux l'auteur souhaite-t-il donner ?
3. Comment, dans le texte 3 (Malraux), la restriction de champ au sujet lui-même (le je) se marque-t-elle ? Quelle image l'auteur souhaite-t-il donner de lui-même ? Quelles proportions donne-t-il à l'anecdote ? Que souhaite-t-il lui faire signifier ?

TRAVAIL D'ÉCRITURE

Écriture d'invention :
  Racontez à votre tour cette anecdote d'un point de vue autobiographique en prenant l'identité de Georges Hiller. Puis réécrivez-la telle qu'elle pourrait figurer dans sa biographie (vous y serez soucieux de souligner la dimension épique de l'événement et l'héroïsme de votre personnage).

 

 

III

le « mentir vrai »

  « L'histoire est entièrement vraie puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre ». Le paradoxe installé par Boris Vian au seuil de L'Écume des jours a cessé de surprendre : nous savons aujourd'hui qu'un écrivain ne se contente que maigrement de ce que la réalité lui offre. Mais les "coups de pouce" qu'il lui donne, comme pour l'inviter à plus de tenue ou de cohérence, sont-ils bien des mensonges ? Ne sont-ils pas plutôt des redressements conformes à ce que la vie devrait être, et qu'elle est au fond, mais seulement là où elle trouve sa vérité profonde : au cœur de nous-mêmes ?
  Nous en proposons ici deux exemples, à travers deux généreux et innocents mensonges : Colette et Romain Gary inventent certes, chacun de leur côté, un geste admirable de leur mère. Mais  leur biographe a beau en dénoncer le mensonge : il reste pour eux, pour nous, parfaitement fidèle à la figure maternelle qu'ils ont décidé de célébrer pour la sauver du chaos.

 

COLETTE : La Naissance du jour (1928).

  « Monsieur,
« Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, c’est-à-dire auprès de ma fille que j’adore. Vous qui vivez auprès d’elle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa présence m’enchante, et je suis touchée que vous m’invitiez à venir la voir. Pourtant, je n’accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir ! C’est une plante très rare, que l’on m’a donnée, et qui, m’a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille femme, et, si je m’absentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois...
 « Veuillez donc accepter, Monsieur, avec mon remerciement sincère, l’expression de mes sentiments distingués et de mon regret.»

  Ce billet, signé « Sidonie Colette, née Landoy », fut écrit par ma mère à l’un de mes maris, le second. L’année d’après, elle mourait, âgée de soixante-dix-sept ans.
  Au cours des heures où je me sens inférieure à tout ce qui m’entoure, menacée par ma propre médiocrité, effrayée de découvrir qu’un muscle perd sa vigueur, un désir sa force, une douleur la trempe affilée de son tranchant, je puis pourtant me redresser et me dire : « Je suis la fille de celle qui écrivit cette lettre, - cette lettre et tant d’autres, que j’ai gardées. Celle-ci, en dix lignes, m’enseigne qu’à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que l’éclosion possible, l’attente d’une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence même dans son cœur destiné à l’amour. Je suis la fille d’une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je suis la fille d’une femme qui, vingt fois désespérée de manquer d’argent pour autrui, courut sous la neige fouettée de vent crier de porte en porte, chez des riches, qu’un enfant, près d’un âtre indigent venait de naître sans langes, nu sur de défaillantes mains nues... Puissé-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d’éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle...

Le rectificatif du biographe (Michèle Sarde, Colette libre et entravée, 1978) :
  Le début de
La Naissance du jour consiste en une lettre de Sido arrangée par Colette. Dans cette lettre, on peut lire qu'invitée par Henry de Jouvenel à venir voir sa fille, Sido décline cette invitation malgré tout son amour maternel : son cactus rose qui ne fleurit que tous les quatre ans est sur le point de s'épanouir. La lettre originale est plus simple, et dans son ordinaire, plus émouvante que la lettre « littéraire » : Sido y accepte l'invitation de Jouvenel, « Votre invitation si gracieusement faite me décide à l'accepter pour bien des raisons; parmi ces raisons, il en est une à laquelle je ne résiste jamais : voir le cher visage de ma fille, entendre sa voix. Enfin vous connaître et juger, autant que cela est possible, qu'elle ait jeté avec tant d'enthousiasme son bonnet par-dessus les moulins pour vous. Moi j'abandonnerai pour quelques jours les êtres qui n'ont que moi sur qui compter, la Mine qui m'a donné toute sa confiance et toute sa tendresse, un sedum qui est prêt de fleurir et qui est magnifique, un gloxinie dont le calice largement ouvert me laisse à loisir surveiller la fécondation. Tout cela va souffrir sans moi mais ma bru me promet de veiller. Elle le fera certainement, trop contente d'être débarrassée de sa belle-mère pour quelques jours.
  » Donc à bientôt je pense. Mais dites à Gabri qu'elle m'écrive. Vous savez qui c'est Gabri ? C'est bien pire, elle s'appelle Gabrielle. Le saviez-vous ? Je m'appelle bien Sidonie Colette ! »
  Faut-il voir dans la transposition de Colette un nouvel exemple de sa propension à faire passer dans la littérature l' « abstention » et le renoncement, difficiles dans la vie ?
  Faut-il y voir inconsciemment le désir de prêter à sa mère un refus de la voir qui fut en fait le sien, lorsque Sido perdait ses dernières forces ?

Romain GARY : La Promesse de l'aube (1960).

   Je devrais interrompre ici ce récit. Je n'écris pas pour jeter une ombre plus grande sur la terre. Il m'en coûte de continuer et je vais le faire le plus rapidement possible, en ajoutant vite ces quelques mots, pour que tout soit fini et pour que je puisse laisser retomber ma tête sur le sable, au bord de l'Océan, dans la solitude de Big Sur où j'ai essayé en vain de fuir la promesse de finir ce récit.
  À l'hôtel-pension Mermonts où je fis arrêter la jeep, il n'y avait personne pour m'accueillir. On y avait vaguement entendu parler de ma mère, mais on ne la connaissait pas. Mes amis étaient dispersés. Il me fallut plusieurs heures pour connaître la vérité. Ma mère était morte trois ans et demi auparavant, quelques mois après mon départ pour l'Angleterre.
  Mais elle savait bien que je ne pouvais pas tenir debout sans me sentir soutenu par elle et elle avait pris ses précautions.
  Au cours des derniers jours qui avaient précédé sa mort, elle avait écrit près de deux cent cinquante lettres, qu'elle avait fait parvenir à son amie en Suisse. Je ne devais pas savoir les lettres devaient m'être expédiées régulièrement c'était cela, sans doute, qu'elle combinait avec amour, lorsque j'avais saisi cette expression de ruse dans son regard, à la clinique Saint-Antoine, où j'étais venu la voir pour la dernière fois.
  Je continuai donc à recevoir de ma mère la force et le courage qu'il me fallait pour persévérer, alors qu'elle était morte depuis plus de trois ans.
  Le cordon ombilical avait continué à fonctionner.

Le rectificatif du biographe (Mireille Sacotte, postface de l'édition Quarto-Gallimard, 2009) :
  Le livre finit donc sur cette révélation terrible et extraordinaire : Nina est morte en 1941, « trois ans et demi auparavant, quelques mois après [son] départ en Angleterre », mais grâce à des lettres envoyées à son fils post mortem, subterfuge inventé dans un comble d'amour, « le cordon ombilical avait continué à fonctionner ». Hélas ce subterfuge en cache un autre et la vérité est encore plus pénible à révéler. À vrai dire, Gary était tout à fait au courant de la maladie de sa mère, la scène d'adieu à l'hôpital de Nice correspond probablement à la réalité de leur dernière rencontre. Et il a été informé de la mort de sa mère très rapidement, à Londres; celle-ci a été accompagnée jusqu'à la fin par Sylvia et René Agid, ses amis de jeunesse à qui le livre est, en toute justice, dédié. Enfin, pire que tout, elle n'a jamais écrit la moindre lettre « posthume » à lui envoyer. C'est une invention très émouvante et très habile d'écrivain. La façon qu'il a trouvée, au-delà des deux parties consacrées à l'enfance et à l'adolescence où leur cohabitation va de soi, de continuer à faire fonctionner ce couple dans la troisième partie, celle de la guerre où non seulement ils étaient séparés mais où, de fait, elle était irrémédiablement muette. Cependant, Maupassant l'a dit au siècle précédent (dans sa préface à Pierre et Jean) : dans un roman, réaliste surtout mais on peut élargir, il est impossible de faire mourir le héros ici l'héroïne au milieu de l'action sous prétexte que cela arrive est arrivé dans la vie. La logique du romancier a prévalu sur la fidélité du biographe, avec raison.

 

 Que vaut le pacte de sincérité engagé à divers niveaux dans l'autobiographie ? Faut-il « tout dire » ou bien refuser de livrer les moments nuls de son existence ? Visant explicitement Rousseau, Chateaubriand choisit cette dernière position :

« Mon seul bonheur est d’attraper quelques heures, pendant lesquelles je m’occupe d’un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à mes peines : ce sont les Mémoires de ma vie. Rome y entrera ; ce n’est que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis : si je suis quelque chose dans l’avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n’entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d’homme et, j’ose le dire, à l’élévation de mon cœur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ; ce n’est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n’est pas, qu’au fond, j’aie rien à cacher ; je n’ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m’a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés ; mais j’ai eu mes faiblesses, mes abattements de cœur ; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l’on retrouve partout ? On ne manque pas d’exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine. »
Mémoires d’outre-tombe (Lettre à M. Joubert, Livre XV, chapitre 7).

  Écriture d'invention :
 Confrontant Rousseau et Chateaubriand dans un dialogue argumenté, vous les ferez défendre leur position et manifesterez la vôtre dans la progression que vous donnerez à ce dialogue.

 

SUR ROUSSEAU :