Jean-Jacques
ROUSSEAU

Confessions
livres I - VI

Enjeux, pièges et échecs
du pacte autobiographique

Rencontre de Mme de Warens

SOMMAIRE

Genre, enjeux propos
Présentation des Confessions
Pièges et échecs du pacte autobiographique
Biographie et autobiographie :
            moi et lui
- il et je - le mentir vrai - tout dire ?
Sur Rousseau : liens.

 

 

 

Objet d'étude :
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle.
Parcours :  Soi-même comme un autre
                   Récit et connaissance de soi.

 

    a notion de "pacte autobiographique" a été popularisée par Philippe Lejeune. L'expression désigne l'enjeu de toute écriture de soi : la fusion, dans cette entreprise rétrospective, de l'auteur et du narrateur engagerait celui qui s'y livre à la plus objective sincérité.
  On ne sera pas sans remarquer combien tous ces termes jurent : comment raconter l'être que je fus sans le faire avec le regard de l'être que je suis ? comment observer une sincérité absolue quand, en moi, s'obstine à agir l'autre qui lira et qui, d'une manière ou d'une autre, constitue mon écriture, pénitente ou provocante ?
  Notre propos est d'observer ces pièges de l'autobiographie à travers les six premiers livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, souhaitant nous inscrire aussi dans l'étude du genre autobiographique, que les instructions officielles ont longtemps prescrite pour les sections littéraires, dans l'espoir que les pistes que nous suggérons soient fructueuses pour d'autres œuvres et d'autres sections.

 

 

GENRE, ENJEUX, PROPOS

 

  L'autobiographie évoque les aléas d'une existence privée, dont elle fait la somme pour en dégager un portrait de soi. On comprend donc que le texte autobiographique se partage sans cesse entre récit et discours :

L'autobiographie : un "récit de vie" un autoportrait
Intention de l'auteur : se raconter s'analyser
Temps verbaux : temps du récit temps du discours
Organisation : rigoureuse (chronologie) par thèmes
Signification du "je" : le personnage d'autrefois l'auteur-narrateur
Perspective dominante : le monde, les événements le moi
Registres dominants : épique, pathétique, comique lyrique, didactique, ironique

 

  Cette oscillation constante du texte autobiographique entre le récit et son commentaire ne manque de poser quelques problèmes quant à l'authenticité de son intention. Pourquoi raconte-t-on sa vie ?

pour se justifier des fautes qu'on a commises ou qu'on estime nous avoir été imputées à tort ?
pour voir plus clair en soi, organiser le chaos de sa vie intérieure ?
laisser un témoignage, viser une certaine exemplarité ?
sauver le passé de l'éphémère et s'opposer à la mort ?
céder au plaisir de raconter et de revivre des moments heureux ?

  Pour tout cela sans doute. Mais la moindre de ces intentions vient donner à l'entreprise autobiographique une finalité qui menace d'en gâter la sincérité. Peu d'entre nous en effet échappent à l'éparpillement de l'existence, comme à la volonté de lui donner du sens. Du "misérable tas de secrets" qui constitue notre moi, chacun voudrait pouvoir, par l'alchimie de l'écriture, tisser une trame cohérente au bout de laquelle un être surgirait, qui serait soi, unique et irremplaçable. Car qui pourrait s'exclamer, comme Napoléon : "Quel roman que ma vie !" ? Écrire sur soi équivaut donc toujours à un tri, une organisation, un choix, même lorsque la perspective qu'on emprunte n'est pas celle de l'hagiographie.

« Cinquante-cinq ans plus tard. Ça déforme les mots. Et quand je crois me regarder, je m'imagine. C'est plus fort que moi, je m'ordonne. Je rapproche des faits qui furent, mais séparés. Je crois me souvenir, je m'invente. […] Les bouts de mémoire, ça ne fait pas une photographie, mal cousus ensemble, mais un carnaval. »
(Louis Aragon, Le Mentir-vrai).


  Pour ce qui concerne Rousseau, les écueils que rencontre son pacte de sincérité, orgueilleusement présenté dès le préambule, sont particulièrement manifestes. On pourrait simplement souligner combien est éloquent le fait que, se référant à l'œuvre de Saint Augustin, Rousseau ait choisi le titre de Confessions : nous prépare-t-on aux aveux d'un pénitent, en quête d'absolution divine ? Et si tel est le cas, n'est-il pas légitime que nous, lecteurs, si solennellement défiés dans ce préambule, allions examiner de plus près l'authenticité de l'entreprise ?

Tel est notre propos : prenons au mot l'orateur du préambule des Confessions, et voyons quels obstacles a rencontrés sa volonté, sans doute sincère, de ne rien taire et de nous offrir le visage d'une homme "dans toute la vérité de la nature".

 

PRÉSENTATION   DES  CONFESSIONS   livres I à VI

 

  Rousseau entreprend d'écrire ses mémoires dans une période particulièrement difficile de son existence : en 1762, le Parlement de Paris condamne l'Émile à être brûlé, aussitôt imité par la république de Genève et la Hollande. Rousseau se réfugie à Môtiers-Travers, dans la principauté de Neuchâtel. Invité par son éditeur Rey à écrire l'histoire de sa vie, il s'y décide en 1763, dans un état d'esprit d'homme traqué. En 1764, sa querelle avec Voltaire prend un tour venimeux avec le Sentiment des citoyens où ce dernier révèle l'abandon des quatre enfants de Jean-Jacques aux Enfants-Trouvés. Cette accusation précipite l'écriture des quatre premiers livres des Confessions en 1765 (manuscrit de Neuchâtel). Rousseau y raconte ses années d'enfance et d'adolescence, qu'il clôt d'une conclusion provisoire, légitimant que l'on s'intéresse à ces quatre livres comme à un ensemble autonome. Il reprend pourtant la plume en 1766 pour rédiger les livres V et VI, et une rapide conclusion semble à nouveau valider cet ensemble : « Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J’en ai narré l’histoire avec une fidélité dont mon cœur est content. Si dans la suite j’honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les aurais dites avec la même franchise, et c’était mon dessein ; mais il faut m’arrêter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra ce que j’avais à dire. Alors on saura pourquoi je me tais.»
 

SYNOPSIS   DES  SIX  PREMIERS  LIVRES

Livre I
1712 à Mars 1728.
(0-16 ans)

Préambule - Mort de sa mère - Lectures nocturnes avec le père - A Bossey, chez le pasteur Lambercier : découverte de l'injustice (le peigne cassé) ; émois sexuels lors d'une fessée (premier aveu) - En apprentissage chez le graveur Ducommun - Jean-Jacques fuit Genève dont il trouve un soir les portes fermées.
Livre II
Mars à Décembre 1728.
(16 ans)
Recueilli par des réseaux chargés de convertir les jeunes protestants - Première rencontre à Annecy  de Mme de Warens - Elle l'envoie à l'hospice des catéchumènes de Turin - Agression sexuelle d'un Maure - Court séjour chez Mme Basile - Engagé comme laquais chez Mme de Vercellis, J.J. accuse la servante Marion d'un vol qu'il a commis (deuxième aveu).
Livre III
Mars 1728 - Avril 1730.
(16 à 18 ans)
Errant dans Turin, J.J. se livre à des pratiques exhibitionnistes - Engagé chez le comte de Gouvon, il étonne l'assistance par ses connaissances - Il prend la route d'Annecy avec l'ami Bâcle - Mme de Warens l'accueille à nouveau - Cours au séminaire et leçons de musique - J.J. suit à Lyon le musicien Le Maître et l'abandonne dans la rue alors que celui-ci a une crise d'épilepsie (troisième aveu).

Livre IV
Avril 1730 à Octobre 1731.
(18-19 ans)

De retour à Annecy : Mme de Warens est absente - Journée idyllique avec deux jeunes filles - J.J. part pour Fribourg avec la femme de chambre de Mme de Warens puis s'installe à Lausanne où il donne un concert catastrophique - Rencontre d'un faux archimandrite - Voyage à Paris, puis retour à Lyon - Rencontre d'un prêtre homosexuel et d'un paysan - Retour à Annecy où Mme de Warens le fait entrer au cadastre du roi de Piémont-Sardaigne.
Livre V
1732 à 1736.
(20 à 24 ans)
 Auprès de Mme de Warens, J.J. se consacre à la musique, et redevient bientôt professeur - Mme de Warens fait de lui son amant, tout en gardant auprès d’elle l'intendant Claude Anet dont elle est la maîtresse - Ménage à trois interrompu par la mort d'Anet - Installation du couple dans la maison des Charmettes, non loin de Chambéry.
Livre VI
1737 à 1742.
(25 à 30 ans)
 Aux Charmettes, malgré une santé précaire, J.J. mène une vie paisible et heureuse, vouée à l'étude - Voyage à Montpellier pour aller consulter un médecin - Brève aventure avec Mme de Larnage - Au retour, Mme de Warens se montre plus froide : elle est devenue la maîtresse d’un jeune homme du pays de Vaud, Vintzenried - J.J. décide de partir pour Lyon où il est engagé comme précepteur des enfants de M. de Mably. L’expérience est peu concluante - Retour aux Charmettes, où J.J. vit seul un an - Il met au point une nouvelle manière de noter la musique, et gagne Paris avec l’espoir d’y trouver le succès.

 

 

 

  Si les Confessions prétendent donner la parole à un pénitent, force est de constater que celui-ci est toujours prêt à composer un plaidoyer pro domo dont la stratégie peut se ramener à quelques procédés plus ou moins concertés :

 

l'appel à la pitié

  Certaines expression récurrentes du livre I préparent le lecteur au récit d'une existence lamentable : "la naissance fut le premier de mes malheurs", "le malheur de ma vie", "la fatalité de ma destinée"... De fait, on ne peut oublier le jeune âge de ce garçon sans famille, souvent égaré sur les routes, à qui manquent l'entrain et la gouaille du picaro. Le rappel permanent de ces vicissitudes comme de l'insouciance naturelle de l'âge ne peut que nous rendre enclins à l'indulgence.

 Faire le portrait le mieux exécuté et le plus ressemblant du personnage que j'étais (comme certains peignent avec éclat paysages ingrats ou ustensiles quotidiens), ne laisser un souci d'art intervenir que pour ce qui touchait au style et à la composition : voilà ce que je me proposais, comme si j'avais escompté que mon talent de peintre et la lucidité exemplaire dont je saurais faire preuve compenseraient ma médiocrité en tant que modèle et comme si, surtout, un accroissement d'ordre moral devait pour moi résulter de ce qu'il y avait d'ardu dans une telle entreprise puisque - à défaut même de l'élimination de quelques-unes de mes faiblesses - je me serais du moins montré capable de ce regard sans complaisance dirigé sur moi-même.
 Ce que je méconnaissais, c'est qu'à la base de toute introspection il y a goût de se contempler et qu'au fond de toute confession il y a désir d'être absous. Me regarder sans complaisance, c'était encore me regarder, maintenir mes yeux fixés sur moi au lieu de les porter au delà pour me dépasser vers quelque chose de plus largement humain. Me dévoiler devant les autres mais le faire dans un écrit dont je souhaitais qu'il fût bien rédigé et architecturé, riche d'aperçus et émouvant, c'était tenter de les séduire pour qu'ils me soient indulgents, limiter - de toutes façons - le scandale en lui donnant forme esthétique.
Michel Leiris, L'Âge d'homme.

 

stratégie de l'aveu : le désir d'être absous

  Les quatre premiers livres sont rythmés par trois aveux, accompagnés chacun d'un protocole de présentation identique : il s'agit toujours de souligner d'abord l'énormité de la faute dans des termes parfois hyperboliques qui ne manqueront pas de paraître excessifs au lecteur le plus sévère ! Ensuite, le narrateur prétendra expliquer les circonstances de cette faute pour aboutir à la même protestation : "il ne faut point juger les hommes par leurs actions" (livre I). L'intériorisation systématique de l'acte, la dénonciation de l'apparence de la culpabilité au profit de l'innocence de l'intention sont particulièrement manifestes dans l'aveu du vol du ruban et de la calomnie de Marion (livre II), vilenies que nous sommes beaucoup moins enclins à pardonner que l'aveu du plaisir trouble éprouvé lors d'une fessée. Le narrateur le sait si bien qu'il ne consentira à les raconter qu'après avoir créé une tension dramatique destinée à évoquer la persistance de ses remords. Il pourra ensuite commenter longuement les faits en opposant aux lois écrites, qui souvent poussent aux vices, la sincérité d'un cœur pur et la droiture d'un comportement toujours trahi par ses gestes et par la tyrannique incompréhension des adultes.
  Ici, comme ailleurs, se révèle la perversité d'une entreprise qui préfère raconter l'histoire d'une conscience plutôt que celle d'une existence : sans cesse, nous sommes invités à juger des faits par le biais d'un point de vue démultiplié. Celui de l'enfant ne peut que suggérer l'irresponsabilité de l'âge; celui du narrateur adulte sait habilement argumenter à la lumière de ses préventions contre l'humain et de la sincérité de son repentir. Dans les deux cas, il nous reste à difficilement démêler ce qui ressortit au courage ou à la casuistique.

 

le désir de cohérence

  Écrire sur soi, c'est toujours ordonner le chaos : notre durée est constituée d'une trame confuse où se superposent des moi différents. A notre souci légitime d'y deviner une permanence, voire une histoire cohérente au terme de laquelle quelqu'un qui serait je se serait construit et affirmé, s'opposent impitoyablement des histoires sans signification ni envergure, qui ne nous laissent que le goût amer de l'inachevé et de la contingence. Toute entreprise autobiographique est pour cela immanquablement vouée à échafauder un mythe personnel capable de conjurer cette immanence.
  Le livre I des Confessions trahit tout particulièrement se souci. On a pu remarquer comment s'y dessine une véritable anthropologie : l'évolution de l'enfant traverse en effet plusieurs "âges" qui sont aussi ceux de l'humanité. Ainsi l'âge d'or de la petite enfance, symbolisé par les jeux innocents de Bossey, est irrémédiablement perdu, comme un jardin d'Éden, à l'occasion de la découverte du Mal :   l'affaire du peigne cassé est racontée avec une indignation toute vibrante encore comme l'épreuve jamais oubliée d'une injustice qui sonne le glas de l'harmonie originelle. Dés lors, l'enfant peut sombrer dans l'âge de fer du travail et du mensonge : le narrateur s'emploie à rechercher, à expliquer les circonstances qui l'ont fait logiquement ce qu'il est devenu. Quelques épisodes sont ainsi marqués d'un sceau particulier (rencontre de Mme de Warens) comme ayant décidé de toute une vie; le long autoportrait du livre III correspond à la volonté de gommer par l'écriture les aspects consternants de la personnalité sociale et de faire valoir ce moi secret toujours plus authentique.
  Ceci enlève bien sûr beaucoup au projet des Confessions : car si le narrateur est le premier à oser livrer des confidences infamantes ou simplement des moments nuls, il sait non seulement s'en excuser mais les rallier à une entreprise de connaissance de soi qui, toujours, refuse le parcellaire et le contingent :

 Les auteurs de confessions ou de souvenirs ou de journaux intimes sont invariablement les dupes de leur espoir de choquer; et nous, dupes de ces dupes. Ce n'est jamais soi-même que l'on veut exhiber tel quel; on sait bien qu'une personne réelle n'a pas grand'chose à nous apprendre sur ce qu'elle est. On écrit donc les aveux de quelque autre plus remarquable, plus pur, plus noir, plus vif, plus sensible, et même plus soi qu'il n'est permis, car le soi a des degrés. Qui se confesse ment, et fuit le véritable vrai, lequel est nul, ou informe, et, en général, indistinct. Mais la confidence toujours songe à la gloire, au scandale, à l'excuse, à la propagande.
Paul Valéry, Études littéraires. Stendhal in Variété.

 

l'illustration de la thèse philosophique

  Il s'agit ici d'une autre forme de déviation du projet autobiographique, particulièrement manifeste chez l'écrivain ou le philosophe : il est en effet tentant pour eux de percevoir, dans l'enfant qu'ils furent, les germes des idées qui sont les leurs et de vérifier les thèses qui ont charpenté leur œuvre. A vrai dire, Rousseau ne manque pas une occasion de valider les siennes dans l'exemple de sa vie : l'épisode de Bossey entonne l'éloge de la simplicité champêtre et de l'éducation sans contraintes; l'affaire du peigne cassé explique l'horreur pour l'injustice; l'exploit philologique devant Mlle de Breil paraît  rétablir l'"ordre naturel" de la société; telle rencontre de prêtres homosexuels justifiera l'anticléricalisme, telle autre d'un paysan apeuré légitimera la haine de l'oppression... La navigation du livre III au sein de différents milieux représente une sorte de quête de l'identité sociale dont le narrateur nous dit qu'elle ne peut être trouvée que par soi. Les deux derniers livres des Confessions sont ainsi dominés par la lente découverte de son talent artistique (musique, écriture) qui consommeront le sacre de cette identité, véritable revanche prise sur l'arbitraire social. Enfin l'imaginaire ne cesse de profiler ses chimères à l'horizon d'un adolescent pourtant pressé de profiter des chances offertes : difficile alors de ne pas penser que le narrateur adulte pose sur son enfance un regard qu'attendrit l'amertume des expériences postérieures, et que les nuits solitaires au bord des fleuves ou les longues marches à pied n'aient servi que plus tard à échafauder un univers selon son cœur.

 

le plaisir de raconter

   Cette émotion transparaît plus encore aux moments où le narrateur cède à ce plaisir. Il est heureux d'ailleurs qu'il abandonne l'austérité glacée du préambule et sa manie quasi paranoïaque de la justification, car ces instants sont le meilleur des Confessions : notre cynisme nous soufflera peut-être que Rousseau a trouvé là le moyen d'entraîner le lecteur dans une complicité amusée ou émue pour mieux le convaincre de son innocence. Qu'importe après tout ?  L'aventure héroï-comique de l'aqueduc, la journée passée à la campagne avec les demoiselles Galley et Graffenried échappent  à notre investigation comme à la sienne. Elles sont de ces instants sauvés par l'écriture, et le projet autobiographique y trouve sa vraie justification.  « J'écris pour abréger le temps » / « j'écris pour allonger le temps » : André Breton jugeait les deux intentions similaires. Elles le sont en effet si l'on considère que le travail de mémoire consiste à la fois à prolonger les moments heureux et à bannir tous les autres.

 Au seuil d'une de ses œuvres autobiographiques, Commencements d'une vie, François Mauriac semble récapituler pour nous tout ce qui, chez l'écrivain, ne peut être mis au compte de la mauvaise foi, mais doit être plutôt rattaché à la nécessité d'ordonner le flux de sa conscience où se mêlent naturellement l'immédiateté, les résurgences de la mémoire et la dimension réflexive :

 Mais pour peu que l'art apparaisse dans ces sortes d'ouvrages [autobiographiques], ils deviennent un mensonge; ou plutôt, l'humble et mouvante vérité d'un destin particulier se trouve dépassée, malgré l'auteur, qui atteint, sans l'avoir cherché, à une vérité plus générale. Il compose, après coup, ce qui n'était pas composé et ménage la lumière selon l'effet à produire : ainsi des régions immenses de sa vie se trouvent plongées dans les ténèbres et il éclaire ce qui en lui prête à de beaux développements.
 Même un auteur, qui se couvre de boue et qui décèle ses actions les plus tristes, ne doute pas de gagner des cœurs par son audace. On vantera son courage, son humilité. On trouvera mille raisons de l'absoudre sans révéler la véritable : c'est que celui qui confesse tout aide au soulagement de ceux qui n'avouent rien. [...]
  Surtout, gardons-nous de croire qu'un auteur retouche ses souvenirs avec l'intention délibérée de nous tromper. Au vrai, il obéit à une nécessité : il faut bien qu'il immobilise, qu'il fixe cette vie passée qui fut mouvante. Tel sentiment, telle passion qu'il éprouva, mais qui furent, dans la réalité, mêlées à beaucoup d'autres, imbriquées dans un ensemble, il faut bien qu'il les isole, qu'il les délimite, qu'il leur impose des contours, sans tenir compte de leur durée, de leur évolution insaisissable. C'est malgré lui qu'il découpe, dans son passé fourmillant, ces figures aussi arbitraires que les constellations dont nous avons peuplé la nuit.
 Il ne faut pas non plus faire grief à un auteur de ce que ses mémoires sont, le plus souvent, une justification de sa vie. Même sans l'avoir voulu au départ, nous finissons toujours par nous justifier; nous sommes toujours à la barre, dès que nous parlons de nous, - même si nous ne savons plus devant qui nous plaidons.
François MAURIAC, Commencements d'une vie (1932)
.

 

l'alchimie du souvenir

   Qui écrit ? Plus que jamais dans l'autobiographie, il convient de se poser la question : du jeune homme que j'étais et que j'évoque alors que je suis un vieillard, de quelle vérité puis-je me targuer ? Parlant de cet être déjà si lointain, n'est-il pas fatal que je le fasse sous l'éclairage trompeur du présent ? Il faut donc accepter que cette écriture se déploie doublement et faire la part de l'alchimie secrète qui mêle des niveaux temporels différents. C'est ce projet qu'établit Rousseau au seuil des Confessions : « En me livrant à la fois au souvenir de 1'impression reçue et au sentiment présent je peindrai doublement l'état de mon âme, savoir au moment où l'événement m'est arrivé et au moment où je l'ai décrit. »

 Plus tard Chateaubriand fera de cette « unité indéfinissable » le territoire même de ses Mémoires et dira superbement :


 Chacun de son côté, Jean-Marie Le Clézio et Colette confirment cette incertitude du souvenir, toujours parasité par des fragments d'images ou de récits issus de temps différents :

  Ces Mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. De là des prologues obligés qui peignent les lieux que j’avais sous les yeux, les sentiments qui m’occupaient au moment où se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres : il m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère ; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue.
F.R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, préface.


 Je ne sais pas si je puis dire que je m'en souviens. J'ai vu trop d'images par la suite, des photos, des films d'actualité, des films de fiction, j'ai lu trop de récits, des romans, des livres d'histoire, des histoires. La mémoire est un tissu fragile, facilement rompu, contaminé. Je me méfie des livres de souvenirs. Ils donnent souvent un mélange confus, contradictoire, une sorte de soupe originelle où le vrai, le faux, le complaisant, le moralisateur sont des éléments trop cuits, forment une gelée sans vie ou sans saveur.
J.-M.-G. Le Clézio, L'enfant et la guerre (2020).

  Si un enfant pouvait raconter, pendant qu’il la traverse, sa véritable enfance, son récit ne serait peut-être que drames et déceptions. Mais il n’écrit qu’en son âge adulte. Cependant il croit garder intacts les souvenirs de son enfance. Je me méfie même des miens. Nous devenons imaginatifs sur le tard, en même temps qu'optimistes, pour déformer en les dépeignant ces violents chagrins, ces mélancolies, cette jalousie brûlante. Il manque à l'authenticité de ces sortes de mémoires, la rayure d'ombre et de lumière, les sursauts de douleur emportée et de folle allégresse, les heures interminables et les années galopantes, bref le rythme perdu.
Colette, Belles saisons.

 

   Ainsi le pacte de sincérité semble à plus d'un titre pris en défaut dans "cette entreprise qui n'eut jamais d'exemple". Mais on ne saurait parler d'échec qu'à l'aune du défi lancé par Rousseau à son lecteur. Car le lecteur moderne sait, un peu plus peut-être que le contemporain de Rousseau, que la « vérité » s'accommode très bien de la fiction, mieux sans doute que de la platitude, pourtant authentique, des faits : la mise en forme - pudique ou simplement esthétique - du souvenir contient un vérité supérieure de l'être intime, parfois peu amenée à se révéler concrètement dans les aléas d'une vie. C'est là que réside le privilège de la littérature, dont, bien sûr, on se saurait excepter aucune des autobiographies les plus scrupuleusement « objectives ».