L'ARGENT
Résumés et dissertations

 

 

 

 

EXEMPLE 1

  Le hors-de-prix

  L'argent a changé de dimension ; tant au niveau des stocks que des flux, des investissements que des profits, on a affaire à des phénomènes colossaux, comparables désormais aux phénomènes climatiques ou géologiques, démographiques ou épidémiologiques. À cette échelle, que signifie encore l'exigence de maintenir des biens, des activités, des gestes, des événements, hors d'atteinte de l'évaluation marchande ? Faut-il admettre que celle-ci peut tout soumettre à son emprise ? N'est-il pas vrai que désormais l'artiste se pose inévitablement la question de la reconnaissance de son œuvre par les galeries qui lui assurent à la fois l'accès au marché et la reconnaissance du public, l'écrivain par les éditeurs qui ne peuvent continuer à diffuser ses livres sans en tirer un minimum de profit, le savant par les laboratoires dont les crédits garantiront sa recherche, l'enseignant par des institutions qui l'emploient et lui assurent les revenus nécessaires à sa subsistance ? Il serait naïf et dangereux de prétendre que les productions de l'esprit doivent ignorer les moyens ordinaires de rétribution et les conditions du marché. D'ailleurs, aucune de ces catégories de professions ne l'ignore. Cependant, aucune non plus n'accepterait de dire que ses productions sont destinées avant tout à réaliser des profits (comme peuvent le reconnaître sans hésiter, par exemple, des fabricants de biens de consommation courante). Il y a donc, en ce qui concerne les œuvres de l'esprit, une conviction qui demeure selon laquelle quelque chose d'inappréciable reste en vue à leur propos. Mais comment définir cette autre chose ? En appeler d'emblée à une transcendance comme à une croyance héritée est sans doute une position estimable, mais on ne saurait s'en contenter au moment où il nous faut une argumentation précise. Car cette transcendance a vu ses frontières se déplacer et se réduire à proportion des révolutions technologiques qui se sont succédé depuis trois siècles. […]
  Nous savons que le marché, quelles que soient ses prétentions à assigner un prix à l'inestimable, ne pourra jamais en dire la valeur ni en étreindre l'infinité. Nous savons qu'aucune équation marchande ne pourra exprimer le prix de la vie, celui de l'amitié, de l'amour ou de la souffrance ; ou celui des biens de la mémoire commune. Ou celui de la vérité. Nous savons, sans l'avoir appris, que seul un rapport de générosité inconditionnelle peut approcher de ce domaine du hors-de-prix.
  Le rejet philosophique de l'argent inauguré par Platon tout comme les nombreuses condamnations similaires qui se formulent au cours de notre histoire intellectuelle ne font que traduire cette conviction. Quelle en est la source ? On admet que les activités et les productions de l'esprit appartiennent à un autre type d'échange que celui du marché ; elles relèvent de l'échange que l'on dit symbolique et qui ne vise pas – comme l'anthropologie nous l'apprend – à acquérir ou accumuler des biens, mais à établir, grâce à eux, des liens de reconnaissance entre les personnes ou les groupes. Bref, il s'agit de la relation de don/contre-don.
  La rétribution de l'écrivain, de l'artiste ou de l'homme de science a longtemps été comprise comme relevant de cette relation ; en cela, elle était profondément différente des autres formes de paiement ; c'est le terme d'honoraires qui lui a été exclusivement appliqué pendant longtemps ; la richesse ainsi acquise entrait dans le régime de la compensation due au talent comme l'est le présent rendu au présent reçu. Toute cette problématique du don, à laquelle, depuis l'Essai célèbre de Mauss1, l'anthropologie a été attentive, permet d'éclairer cette histoire. Les biens échangés dans des occasions particulières (fêtes, rencontres, mariages) n'ont aucune signification ni aucun rôle économiques ; ils visent à reconnaître, à honorer, à lier ; ils sont consumés dans la célébration ou repartent dans le circuit des dons. Ils manifestent de la générosité, de la bienveillance, ils confèrent du prestige et garantissent des relations, mais ne peuvent être gardés ou investis de manière intéressée sous peine de briser la chaîne de la reconnaissance. Ils sont rigoureusement hors du circuit de l'utile et du profitable. L'erreur de certains courants de l'anthropologie moderne (comme ce fut le cas de quelques tendances du fonctionnalisme ou du marxisme) fut de vouloir les interpréter du point de vue utilitaire ou économique ; c'était supposer que l'homo œconomicus, produit récent de la civilisation du marché, avait toujours existé. Il semble de toute façon que c'est le rapport de don qui a la plus longue histoire. Mais c'est mal dire : il s'agit de deux histoires différentes, encore que constamment liées (et pour cela souvent à tort confondues).
  C'est ce rapport gracieux qui subsiste, intact, dans cet échange de paroles et de gestes qu'est la politesse (laquelle ouvre, maintient ou module une reconnaissance réciproque) et qui résiste encore de manière remarquable dans tout ce qui touche à l'inévaluable : œuvres de l'esprit, œuvres d'art, expressions des talents (que l'on nomme parfois des « dons »), mais aussi gestes de nature morale (entraide, compliments, renoncements). Le hors-de-prix reste omniprésent. Il n'est pas le passé du rapport commercial ; il n'en est pas la forme archaïque, ni son alternative ; il représente une autre lignée et répond à d'autres exigences. Mais lesquelles ? Ce qui, de nos jours, rend les choses confuses et difficiles à analyser, c'est que, dans les sociétés modernes, le champ de l'économie rationnelle tend à recouvrir toute forme d'activité et d'échange, au point que toute réciprocité de biens et de services ne répondant pas aux critères du marché est supposée « archaïque » ou, pire, « irrationnelle ». À ce compte, il serait irrationnel de se saluer, de remercier ou encore d'inviter ses amis, ces formes les plus usuelles aujourd'hui du don cérémoniel. L'ordre du don et celui des échanges utilitaires sont tous deux parfaitement en accord avec la raison ; mais pas sous la même rubrique ni selon le même régime. En outre, cette différence varie à proportion de la croissance technologique et du volume de biens disponible. L'échange utile domine désormais au point de nous faire croire qu'il existe un marché de ce qui est, en principe, inévaluable : œuvres d'art, objets rares, plaisirs de la table, spectacles, loisirs, toutes formes de célébration festive. […]
   La question de l'inévaluable nous reconduit au souci platonicien concernant la rétribution de ce qui ne saurait être mesuré par du numéraire, à commencer par l'enseignement du philosophe. Est-ce une position encore tenable ? N'opère-t-elle pas une confusion entre le contenu exposé et les moyens empiriques de son exposition ? Comme l'a compris la théologie médiévale, ce ne sont pas les paroles du maître que l'on achète, c'est son travail que l'on rétribue. Reste à savoir si notre époque est capable de maintenir encore cette nécessaire distinction. Celle-ci, en effet, ne semble pas pertinente dans le cas de la peinture (et des arts visuels en général). On achète bien l'œuvre, on ne rétribue pas le travail de l'artiste. Mais la question demeure : comment évaluer une telle œuvre ? Qui décide de son prix ? Par quels mécanismes le marché arrive-t-il à combiner les jugements de la critique, les phénomènes de mode et l'état général de l'économie ? En définitive, il reste que dans nos sociétés, en dépit du triomphe de l'évaluation marchande, y compris sur les biens les plus réfractaires à une telle opération, nous ne pouvons esquiver la question du hors-de-prix. Pour cette raison même, cette question se pose de manière plus radicale que dans les sociétés traditionnelles.
  Évaluer, mesurer sont de très étranges démarches, si nous y prenons garde. Pourquoi, dans des rapports entre groupes ou entre individus, l'offre et l'échange de biens considérés comme précieux sont-ils le moyen par excellence de se reconnaître, de manifester son estime, de garantir la continuité de la relation ? Comment est-ce encore par de tels biens que s'exprime le lien avec des êtres invisibles, jugés capables de décider de notre destin ? Qu'est-ce qu'un don des dieux ? Que leur doit-on en retour ? Comment émerge le phénomène du sacrifice ? Que nous devons-nous les uns aux autres ? Comment naît et s'éteint une dette ? Entre une dette symbolique et une dette financière, y a-t-il le moindre rapport ?
  L'histoire de nos civilisations est pleine de ces questions implicites. Nos récits ne parlent que de cela : don, sacrifice, dette, grâce. On peut se demander si tout l'énorme mouvement de l'économie moderne — toute la machine désormais mondiale de production — n'est pas en définitive le dernier et le plus radical moyen d'en finir avec les dieux, d'en finir avec le don, d'en finir avec la dette. Produire, échanger, consommer pour que notre rapport au monde comme nos rapports les uns aux autres se ramènent à la gestion de biens visibles et quantifiés. Pour que rien n'échappe au calcul des prix et au contrôle du marché -, pour que s'efface enfin l'idée même d'un hors-de-prix. Pour qu'il n'y ait rien au-delà de l'enceinte marchande. Pour que soit atteinte finalement l'innocence matérielle : ni faute ni péché, ni don ni pardon. Seulement des erreurs de plus et de moins, des comptes positifs ou négatifs, et des règlements dans les délais convenus. C'est un tel monde qui s'annonce, semble-t-il, dans nos pratiques ordinaires de production et d'échange.

1 Marcel Mauss, ethnologue auteur de l'Essai sur le don (1925).

Marcel Hénaff, Le prix de la vérité, © Editions du Seuil, 2002.

Résumez ce texte en 160 mots (± 10%).

 Résumé proposé :

  Aujourd’hui, les œuvres de l’esprit n’échappent pas plus que les autres produits à l’évaluation marchande, mais on continue à faire valoir pour elles une exception difficile à définir. Nous savons depuis Platon que les productions spirituelles sont irréductibles à l’argent car elles ressortissent à  la sphère [50] du don. L’anthropologie moderne nous apprend que les biens distribués en reconnaissance du don sont destinés à sceller les relations et n’ont rien à voir avec un usage économique. Seule une généralisation de la société marchande a pu abusivement nous faire prendre ce type d’échanges pour des [100] survivances irrationnelles et archaïques. Il reste ainsi dans nos représentations un grand nombre d'incertitudes quant au statut économique d’une œuvre de l’esprit. Il faut voir peut-être dans l'alignement de toutes les valeurs sur le mécanisme du marché la volonté d'en finir demain avec les [150] questions non réglées de l’offrande et de la dette.
160 mots.

 

 

EXEMPLE 2

  Le capitalisme est-il moral ?

  Qu'est-ce que le capitalisme ? Je vais vous proposer deux définitions, toutes les deux pertinentes et complémentaires.
  La première, qui est très classique, est plutôt descriptive ou structurale : elle dit comment c'est fait, le capitalisme. C'est la définition de Marx, mais qui ne fait que reprendre ou prolonger celle de l'économie classique anglaise. D'un point de vue descriptif ou structural, on va dire que le capitalisme est un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production et d'échange, sur la liberté du marché et sur le salariat (cette dernière caractéristique n'étant que l'application des deux premières au marché du travail : c'est en quoi le capitalisme est le triomphe de l'économie de marché). Ceux qui possèdent l'entreprise (les actionnaires) vont donc faire travailler – sur la base d'un contrat volontaire et en échange d'un salaire – ceux qui ne la possèdent pas (les salariés). Les actionnaires n'y ont intérêt que parce que les travailleurs produisent davantage de valeur qu'ils n'en reçoivent (leur salaire) : c'est ce que Marx appelle la plus-value. Cela reste vrai, d'ailleurs, dans un pays socialiste : il faut bien que ceux qui travaillent produisent plus de valeur qu'ils n'en consomment, puisque tout le monde n'en produit pas alors que tous (y compris les enfants, les retraités, les malades...) en consomment, puisqu'il faut investir et assumer les dépenses non productives de la vie sociale (par exemple, la justice ou l'armée). Ce qui est propre au capitalisme, ce n'est pas la production de plus-value par ceux qui travaillent, c'est son appropriation, au moins partielle, par ceux qui possèdent les moyens de production. Cela n'empêche pas les capitalistes de travailler aussi, s'ils le souhaitent (c'est ce que font les patrons propriétaires) ; mais ils n'y sont pas tenus. Cela n'empêche pas les salariés de posséder aussi des actions de leur entreprise, s'ils le peuvent ; mais ils n'en restent pas moins salariés pour autant. L'opposition du capital et du travail, quoi qu'il en soit des uns et des autres (que le patron soit propriétaire ou pas, qu'il y ait ou pas un actionnariat salarié), demeure donc effective : elle est essentielle au capitalisme.
 [ ... ] Mais j'en viens à ma deuxième définition. Elle n'est plus descriptive mais fonctionnelle : elle ne dit pas comment c'est fait, le capitalisme, mais à quoi ça sert. D'un point de vue fonctionnel, je vous propose la définition suivante : le capitalisme, c'est un système économique qui sert, avec de la richesse, à produire davantage de richesse. Je ne fais que reprendre l'une des définitions canoniques de ce que c'est qu'un capital : de la richesse créatrice de richesse. Si vous avez un million d'euros, en lingots ou en billets de banque, caché dans votre cave, vous n'êtes pas pour autant un capitaliste. Vous êtes un riche. Vous êtes un imprudent. Vous êtes un imbécile. Vous n'êtes pas un capitaliste : votre richesse ne crée pas de richesse. En revanche, si vous avez mille euros en actions dans votre banque, à votre petit niveau, vous êtes un capitaliste : votre richesse crée de la richesse (ou a une chance, du moins, d'en créer : pas d'investissement capitaliste sans risque).
  Conséquence pratique pour le problème qui nous occupe ? Elle est tout à fait éclairante : dans un pays capitaliste, pour des raisons qui tiennent à l'essence même du système (transformer la richesse en source d'enrichissement), l'argent va à l'argent, comme on dit, c'est-à-dire non pas à ceux qui en auraient le plus besoin (les plus pauvres) mais à ceux qui en ont le moins besoin, au moins objectivement, parce qu'ils en ont déjà le plus. Il faut bien reconnaître, de ce point de vue, que s'il fallait absolument attribuer au capitalisme l'un des deux qualificatifs "moral" ou "immoral", le second serait beaucoup plus approprié ! Ce serait à mon avis une sottise (puisque l'amoralité foncière du capitalisme l'empêche même d'être immoral), mais moindre toutefois que de le trouver moral ! Certains s'enrichissent sans travailler, d'autres s'épuisent au travail et restent pauvres. Vous trouvez ça moral ? Vous me direz qu'un riche peut se ruiner, qu'un pauvre peut faire fortune... Oui, cela arrive parfois. Mais enfin, au niveau des grands nombres, il n'y a pas photo, comme on dit aujourd'hui. La meilleure façon de mourir riche, dans un pays capitaliste (mais c'était le cas aussi, et peut-être davantage, dans un pays féodal), c'est encore de naître riche. Si vous naissez avec un milliard d'euros dans votre berceau, il faudrait vraiment que vous soyez fou ou que votre banquier soit nul pour que vous ne mourriez pas avec beaucoup plus qu'un milliard d'euros dans votre cercueil ou plutôt sur votre testament ! L'argent va à l'argent. La meilleure façon de s'enrichir, dans un pays capitaliste, c'est d'être riche. C'est ça qui choquait Marx, et avec lui tous les socialistes utopistes du XIXe siècle. Ils avaient raison d'être choqués ; ils ne se sont trompés que sur les moyens d'y faire face.
  L'erreur de Marx, disais-je, ce fut de vouloir soumettre l'économie à la morale, non de l'extérieur (comme si l'économie pouvait et devait se soumettre à la conscience morale des individus, Marx n'a pas de ces naïvetés), mais de l'intérieur, en inventant un système économique intrinsèquement juste, parce que libéré de l'exploitation de l'homme par l'homme (le communisme). C'était vouloir ériger la morale en économie. Attention, maintenant que le communisme est mort, de ne pas tomber dans l'erreur opposée : attention de ne pas ériger l'économie en morale ! « Le capitalisme, nous disent certains, c'est la vie et la liberté : il récompense le travail et l'épargne, la prise de risque, l'esprit d'entreprise, l'inventivité, la créativité... Tant pis pour les pauvres, s'ils sont trop bêtes pour le comprendre ou pour y jouer leur partition ! » Et de suivre les cours de la Bourse, comme d'autres les Tables de la Loi... C'est un autre contresens, ou plutôt c'est le même (confondre la morale et l'économie) mais inversé – au bénéfice, cette fois, de l'économie. La vie non plus n'est pas morale, la biologie le montre assez. Pourquoi l'économie le serait-elle ? La vie dévore, la vie tue. Est-ce là le modèle qu'on veut donner à nos sociétés ? Que certains, pour penser la société, veuillent remplacer Marx par Darwin, je veux bien, de leur point de vue, le comprendre. C'est prendre le parti des plus forts, contre les plus faibles. Libre à eux. Mais qu'ils ne nous demandent pas d'y voir une morale ! Le capitalisme est là pour créer de la richesse. Et y parvient trop bien pour qu'on ait besoin de se mentir sur lui. L'accepter ? Cela semble raisonnable, tant qu'on n'a rien de mieux à mettre à la place. Ce n'est pas une raison pour s'agenouiller devant lui.
  Vouloir faire du capitalisme une morale, ce serait faire du marché une religion, et de l'entreprise, une idole. C'est précisément ce qu'il s'agit d'empêcher. Si l’argent devenait une religion, ce serait la pire de toutes, celle du veau d'or. Et la plus ridicule des tyrannies, celle de la richesse.

André COMTE-SPONVILLE, Le capitalisme est-il moral ?, 2004.

Résumez ce texte en 180 mots (± 10%).

 Résumé proposé :

  Voici le capitalisme en deux définitions. D’abord, selon sa nature, il consiste en une privatisation des moyens de production qui permet à ceux qui les possèdent de rémunérer le travail de leurs employés, moyennant un salaire nettement inférieur aux profits qu’ils produisent. L’appropriation de cette plus-value [50] est consubstantielle au capitalisme.
  Ensuite, pour parler de sa fonction, le capitalisme, c’est la production de richesses à partir de la richesse même : en d’autres termes, l’argent ne va jamais dans les poches des pauvres, malgré tout leur travail. Avouons qu’on peut faire plus moral ! Marx [100] s’en est ému, mais les réponses qu’il a apportées au problème ne sont pas pertinentes.
  Il a en effet élaboré une morale de l’économie, comme aujourd’hui on souhaite une économie morale. C’est la même erreur : l’économie reflète l’amoralité foncière de la vie. N’allons [150] pas moraliser le système capitaliste : il est fait pour faire fructifier la richesse. Ce serait faire de l’argent une nouvelle idole et sombrer dans le plus redoutable des esclavages. .
180 mots.