LE MAL
DISSERTATIONS

 

 

EXEMPLE 1

  « Penser le mal, c'est penser mal », affirme Alain (Spinoza, 1946).
  Vous direz dans quelle mesure on peut souscrire à ce jugement en vous aidant des œuvres au programme.

 

1) MISE EN PLACE DU SUJET :

 

- Que veut dire "penser le mal" ? Lui donner valeur conceptuelle, le ramener à une notion rationnelle, lui qui est l'expression souvent de forces obscures et passionnelles ? Peut-être est-ce pour cela qu'on ne peut que "penser mal", c'est-à-dire se tromper d'objet et de méthode, en s'efforçant de "penser le mal" ? Alain s’explique plus largement dans ce passage de son essai sur Spinoza : "La seule pensée du mal est mauvaise. En effet, la connaissance du mal n'est rien de plus que la tristesse, en tant que nous en avons conscience ; s'il en était autrement, nous dirions seulement que nous pensons au mal, mais nous n'y penserions pas. Or, la tristesse est le passage à une moindre perfection ; elle ne peut donc être expliquée par la seule essence de l'homme ; elle implique, comme nous l'avons fait voir, la connaissance des choses extérieures. C'est dire que la connaissance du mal dépend d'idées confuses ou inadéquates, c'est-à-dire est elle-même confuse et inadéquate ; penser le mal, c'est penser mal."
- On peut, pour préciser le problème et éclaircir la formule d'Alain, s'appuyer sur l'étymologie du verbe "penser" : penser (latin pensare), c'est peser, c'est donc mesurer. Mais à quelle aune étalonner ainsi ce qui fait le mal ? Si penser équivaut à classer selon des catégories, on est tout de suite entravé par cette pluralité des formes que peut prendre le mal, et par le constant relativisme auquel il nous oblige. Plutôt que de jeter le discrédit sur l'ensemble des pensées sur le mal qui jalonnent la philosophie, Alain ne veut-il pas nous signifier par cette formule piquante que le mal ne peut se penser sans le bien dont il est le négatif ? Si penser le mal équivaut à le réduire à la raison humaine, tenter de le cerner intellectuellement ne nous dépasse-t-il pas ?

PROBLÉMATIQUE : L’exercice de la pensée est-il condamné à s'égarer devant le mal ? Celui-ci ne peut-il  - ne doit-il - pas être pensé ?

   Aidez-vous des éléments suivants (des citations, utilisables dans l'une ou l'autre des trois parties, vous sont fournies dans le désordre) pour étoffer le plan :

 

CITATIONS

1. Le bien et le mal ne sont pas des grandeurs parfaitement opposées l'une à l'autre ; le bien souvent accouche du mal et la capacité de voir le mal en face est ce qui nous ouvre la capacité d'un bien relatif. (...) Le mal est radical, justement parce qu'il est banalisé au point de ne plus apparaître; la ruse du diable, c'est de proclamer qu'il n'existe pas.
 André Glucksmann, entretien avec Guy Rossi-Landi (L'Express, 1997).

2. Un bien présent peut  être dans l'avenir la source d'un grand mal  ; un mal, la source d'un grand bien.
Denis Diderot, Eloge de Richardson (1762).

3. La littérature est l’essentiel, ou n’est rien. Le Mal – une forme aiguë du Mal – dont elle est l’expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine. Mais cette conception ne commande pas l’absence de morale, elle exige une « hypermorale ».
Georges Bataille, La littérature et le mal (1957).

4. La question du bien et du mal demeure un chaos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi ; c'est un jeu d'esprit pour ceux qui disputent : ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes.
Voltaire, Dictionnaire philosophique (1767).

5. C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal.
Hannah Arendt, Le système totalitaire (1951).

6. Au plan de la pensée, le problème du mal mérite d'être appelé un défi. Un défi, c'est tour à tour un échec pour des synthèses toujours prématurées, et une provocation à penserr plus et autrement. De la vieille théorie de la rétribution à Hegel et Barth, le travail de pensée n'a cessé de s'enrichir, sous l'aiguillon de la question  "pourquoi?" contenue dans la lamentation des victimes ; et pourtant, nous avons vu échouer les onto-théologies de toutes les époques ; mais cet échec n'a jamais invité à une capitulation pure et simple, mais à un raffinement de la logique spéculative.
Paul Ricœur, Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie (1986).

7.  Comment la philosophie pourrait-elle prétendre continuer à affronter la problématique du mal avec une telle démesure rationaliste qui n’explique le mal qu’en le dissolvant ? Face au mal, la raison philosophique n’a rien trouvé de mieux que de supprimer ce qui la dérangeait et de transformer complètement l’incompréhensibilité en rationalité transparente. Telle est la grande et éternelle illusion de la philosophie, dont la rationalité, exercée de cette façon, ne comprend ni n’explique rien, mais annule et mystifie. Luigi Pareyson, Ontologie de la liberté (1998).

8. Dans l’Occident d’aujourd’hui, prôner l’argumentation et un retour de l’activité rationnelle est une tentation légitime, qui n’est pas sans mérite. On peut craindre cependant que cet appel ne soit voué à l’échec. La raison en effet a été disqualifiée parce qu’elle a permis de tout justifier, y compris l’injustifiable. Les idéologies du XXème siècle ont été le produit d’hypertrophies de l’activité rationnelle, dont on voit les premières aberrations au XVIIIème siècle, et c’est elle qui a donné naissance aux monstres clairement annoncés un siècle plus tard par des esprits visionnaires comme Nietzsche. Thérèse Delpech, Politique du chaos (2002).

9. Le mal n'est pas être mais faire. La question n'est pas : "qu'est-ce que le mal ?" (ontologiquement, il n'"est" que néant, déficience), mais : "d'où vient que nous faisons le mal ?" Edouard Delruelle, Métamorphoses du sujet (2006).

10. Il se pourrait que, face au mal, il ne reste plus à la raison d’autre possibilité que de comprendre qu’elle ne peut le comprendre; auquel cas l’unique compréhension philosophique que l’on puisse avoir du mal consisterait à rendre compte de son incompréhensibilité. Ce serait déjà beaucoup : montrer les raisons de l’incompréhensibilité du mal est indubitablement, pour la philosophie, un approfondissement considérable, davantage une conquête qu’un renoncement, et moins un motif de résignation que de satisfaction. Luigi Pareyson, Ontologie de la liberté
(1998).

 

2) PLAN :

I - Thèse : le mal est impensable car indéfinissable...

a) Une objet rebelle à la pensée.
     Le mal est pluriel, ondoyant. Par rapport à la pensée positive du bien, le mal ne peut être qu'un accident.
     citations 2, 4, 9

b) Un échec pour la raison.
     Si la raison s'avise de cerner le mal par la pensée  - comme le font les théodicées -, elle risque de justifier le pire.
     citations 7, 8.

II - Antithèse : ... mais l'existence du mal contraint à le circonscrire :

a) L’effort de penser.
     La raison n'est pas pour autant pleinement disqualifiée. La pensée reste l'apanage de l'homme lorsqu'il a précisément à fixer les limites au-delà desquelles commence l'inhumain.
     citations 5, 6.

b) Ne pas céder à l'irrationalité du mal.
     Dans la mesure où le mal correspond au désordre, il doit être identifié comme ce qui menace l'effort de comprendre et de rassembler.
     citation 1.

III - Synthèse : ainsi le mal requiert une autre forme de compréhension.

a) Admettre l'incompréhensible.
     La raison doit abdiquer devant le mal, reconnaître qu'il n'appartient pas à l'homme d'en élucider l'origine ni d'en maîtriser les manifestations.
     citation 10.

b) Une "hypermorale".
      Rousseau revendique ainsi, non pas la raison,  mais "l'instinct divin" de la conscience pour déterminer la spécificité du bien et du mal : "Tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal".
     citation 3.

 

Il est donc souhaitable que la raison ne renonce pas devant le problème du mal, mais qu'elle lui oppose une réflexion morale lucide et vigilante. Le combat contre le mal ne peut désigner en vérité que la forme militante que prend la liberté en chaque homme, dès lors qu’elle a accédé à sa propre conscience à travers l'acceptation de sa faillibilité, - dès lors, autrement dit, qu’elle est devenue une pensée. Car l'acte de penser n'implique pas, on le sait, la satisfaction  d'une résolution définitive, mais bien l'installation de la raison dans une perpétuelle aporie, ou son accession à un niveau supérieur de compréhension, ce que Luigi Pareyson appelle une "raison extatique."

 

 

EXEMPLE 2

  « Il n'y a que le méchant qui soit seul », écrit Diderot (Le Fils naturel, 1757).
  Vous vous demanderez si la lecture des œuvres au programme justifie cette affirmation.

 

1) MISE EN PLACE DU SUJET :

 

- La phrase de Diderot, dont la locution restrictive traduit le caractère péremptoire, prend sa place dans l'idéal de sociabilité propre aux Lumières. Dans la perspective classique, dont le XVIIIème siècle est l'héritier, l'honnête homme est le modèle accompli de cet idéal : poli, cultivé, il joint à la qualité de l'éducation les vertus de mesure nécessaires à l'harmonie de la vie sociale. Molière avait déjà proposé avec le personnage d'Alceste une figure inapte à ces valeurs-là par son excès de franchise et son humeur bourrue devant les grâces salonnières. "L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait", avoue-t-il fièrement à Philinte dont les minauderies polies le consternent. La solitude farouche qu'il choisit à la fin du Misanthrope paraît donc aux philosophes des Lumières le signe flagrant d'une malhonnêteté : on ne peut fuir les hommes que pour leur faire du mal (ce que recouvre à l'époque l'adjectif "méchant") ou pour expier quelque faute.
- On sait que Rousseau se sentait proche d'Alceste et considérait pour cela la comédie de Molière comme une apologie du mensonge. La phrase sur laquelle on se propose de disserter lui parut ainsi une allusion malveillante à son endroit du fait qu'il vivait en effet solitaire. Voici ce qu'il nous en dit dans ses Confessions : "Depuis mon établissement à l'Hermitage, Diderot n'avait cessé de m'y harceler, soit par lui-même, soit par Deleyre, et je vis bientôt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti l'hermite en galant berger. Mais il n'était pas question de cela dans mes prises avec Diderot; elles avaient des causes plus graves. Après la publication du Fils naturel, il m'en avait envoyé un exemplaire, que j'avais lu avec l'intérêt et l'attention qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espèce de poétique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et même un peu contristé, d'y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes, mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre et dure sentence, sans aucun adoucissement : Il n'y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente deux sens, ce me semble : l'un très vrai, l'autre très faux; puisqu'il est même impossible qu'un homme qui est et veut être seul puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu'il soit un méchant. La sentence en elle-même exigeait donc une interprétation; elle l'exigeait bien plus encore de la part d'un auteur qui, lorsqu'il imprimait cette sentence, avait un ami retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant et malhonnête, ou d'avoir oublié, en la publiant, cet ami solitaire, ou, s'il s'en était souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime générale, l'honorable et juste exception qu'il devait non seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la première fois depuis que le monde existe, un écrivain s'avise, avec un seul trait de plume, de faire indistinctement autant de scélérats." (Confessions, livre IX.)
-
Ces phrases de Rousseau nous aident à problématiser notre sujet. Le jugement de Diderot, dit-il, est équivoque : un homme seul peut-il faire le mal, du fait même que, seul, il est privé de ses éventuelles victimes ? Mais Diderot n'a-t-il pas voulu aussi signifier que la solitude constitue le châtiment de ceux qui sont inaptes à la vie sociale ? Sa sentence exige donc, comme le dit Rousseau, une interprétation.

PROBLÉMATIQUE : Qu'elle en soit l'origine ou le châtiment, la solitude est-elle nécessairement liée au mal ?

 

2) PLAN :

I - Thèse : la solitude enfante ou punit le méchant...

Le méchant se situe souvent à l’écart du groupe social ou en est rejeté par sa méchanceté.

1. Une solitude physique :
 Les lieux où s'exerce le mal sont toujours des endroits retirés. On pense à l'ouverture de Macbeth, sur cette lande noyée de brouillard où Banquo et Macbeth rencontrent les sorcières qui vont insuffler à ce dernier le vertige du pouvoir. La Thérèse de Giono vit, elle,  dans sa « cage à lapins» à l'entrée de Châtillon, puis dans le village isolé de Clostre. C'est à chaque fois dans ces lieux reculés qu'elle mûrit ses plans machiavéliques. Dans ces deux œuvres, une véritable géographie du mal le lie nettement à la solitude.

2. Une monstrueuse pathologie :
 Le criminel s'isole en outre par la monstruosité de ses plans et l'accablement moral qui en résulte. Barricadé dans son château de Dunsinane, Macbeth vit dans un univers étrange où le monde a perdu toute sa cohérence : sorcières, fantômes, forêt en mouvement, tout cela est le signe d'une déhumanisation progressive du criminel. Thérèse, elle aussi, se barricade dans son récit et dans ses plans secrets. Mais, loin de souffrir de cet isolement, le criminel en jouit pour mieux accomplir ses forfaits.

3. Marginalité de la malfaisance :
 Le méchant est solitaire parce qu'il est exclu. La solitude est ici la sanction du mal. Dans Les Âmes fortes, Thérèse et Firmin sont des marginaux, une domestique et un forgeron sans emploi, mariés dans la clandestinité. Thérèse finira dans un désert affectif. Les assassins embauchés par Macbeth sont également des hommes qui vivent dans la misère : « Je suis un homme que les coups bas et les avanies de ce monde ont enragé au point que je suis prêt à tout », avoue l'un d'eux (III, 1). Complices du meurtre de Duncan, Macbeth et sa femme évoluent autrement, dans une indifférence mutuelle qui les mure dans la solitude.

Transition : si la solitude est à la source du mal, celui-ci peut se nourrir aussi de la jungle sociale.

II - Antithèse : ... mais l'homme de bien peut trouver dans la solitude de quoi se guérir du mal social :

L’hypothèse d’une bonté naturelle favorise le dialogue solitaire avec sa conscience et exclut que l’on puisse être méchant sans le détestable exemple social.

1. Le mal social :
  Le mal ne préfère-t-il pas la compagnie ? ne parle-t-on pas d’associations de malfaiteurs ? On pense à l'aveu de saint Augustin concernant un vol de poires, forfait nocturne et conçu gratuitement par une équipée de garçons de seize ans ! Rousseau désigne avec son vicaire le vice radical de la société humaine, faite d'inégalité et d’amour-propre. Le mal se loge donc parmi les hommes et il a besoin du monde des hommes pour s’exercer.
 « Si l’homme est bon par sa nature, comme je crois l’avoir démontré, il s’ensuit qu’il demeure tel tant que rien d’étranger à lui ne l’altère ; et si les hommes sont méchants, comme ils ont pris peine à me l’apprendre, il s’ensuit que leur méchanceté leur vient d’ailleurs : fermez donc l’entrée au vice, et le cœur humain sera toujours bon. Sur ce principe, j’établis l’éducation négative comme la meilleure ou plutôt la seule bonne. » (Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont).

2. Solitude de la conscience :
  La solitude se prête au débat intérieur. Ces débats, ces hésitations ne sont pas absents dans Macbeth et trahissent la voix de la conscience. « Voyez comme il est abîmé dans ses pensées », signale d'ailleurs Banquo de son compagnon (l, 3). Cette voix, la solitude contemplative la libère et la magnifie : c'est dans un cadre majestueux (« on eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens ») que le vicaire savoyard prône l'écoute de soi contre toutes les sirènes parasites dont résonne le monde social. On pourrait ici inverser la proposition de Diderot : l'homme de bien peut privilégier la solitude pour suivre à loisir l'inclination saine de sa conscience. « La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix; le monde et le bruit l'épouvantent: les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis; elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et l'empêche de se faire entendre. »
     
3. Solitude de la bonté :
  N’est-ce pas plutôt l’homme de bien qui est seul ? Seul, comme l’est l’Alceste de Molière, rejeté pour sa franchise excessive, son humeur décidément intraitable devant l’hypocrisie du siècle ? Selon Rousseau, l'homme de bien, c'est-à-dire celui qui obéit à sa conscience, se condamne à la solitude. Le vicaire est la parfaite illustration de cette bonté persécutée, plus heureuse dans la retraite que dans le monde. C’est loin des hommes que se manifeste la bonté naturelle. Giono montre de son côté l'incompréhension dont souffrent M. et Mme Numance, qui pourtant incarnent la générosité même : incompris des habitants de Châtillon et même du pasteur qui juge déplacées les charitables initiatives de Mme Numance, ils finissent ruinés, M. Numance meurt et sa femme disparaît.

Transition : ainsi la solitude n'est pas plus le lot du méchant que de l’homme de bien. Y a-t-il une solitude essentielle de l’homme que révélerait le mal ?

 

III - Synthèse : ce que favorise la solitude, c'est la liberté de choisir le bien ou le mal.

Le mal est un fléau universel qui ne se nourrit pas plus de compagnie que de solitude. Mais celle-ci peut favoriser la liberté de choisir le bien ou le mal.

1. Le mal s'épanouit de manière universelle :
  Nos œuvres nous incitent au pessimisme. L'humanité y est souvent aveugle, égarée, poussée au mal pour des raisons qui la dépassent : "Life is a tale told by an idiot, full of sound and fury, and signifying nothing", comme le note Macbeth avant de mourir. Dans Les Âmes fortes, le délabrement matériel encadre une humanité privée de repères, livrée à une guerre incessante de chacun contre chacun, celle-là même qui apparaît dans la condamnation rousseauiste de la jungle sociale. Ici, la solitude est propice au mal, bien sûr, mais plus encore l'enfer de cette compagnie humaine.

2. L’homme est seul devant le choix de sa liberté :
 Le désespoir final de Macbeth établit l'absurdité fondamentale de la vie humaine, que le dramaturge peut considérer comme le mal véritable. Mais, pour tout homme, ce constat sans illusions peut se transformer en choix existentiel. C'est dans une totale solitude que chacun doit assumer sa liberté de choisir le bien ou le mal. Ainsi le méchant n'est pas le seul à y être confronté : c'est le lot de tous les hommes. Faut-il donc condamner l'état de solitude s'il permet de poser ce choix nécessaire, loin des faux-semblants et des misérables enjeux de la vie sociale ?

3. Un autre modèle social :
   Mais il ne faut pas condamner non plus sans retour la compagnie humaine : il appartient à une société plus juste de faire taire les sirènes du mal. C'est le projet de Rousseau et aussi ce qui fait de lui autre chose qu'un plantigrade aigri :
« Si la source fondamentale du vice ou du conflit avec soi-même ne se trouve pas dans la nature mais dans la société, il devient possible d’y mettre un terme en réorganisant cette dernière. Si tous les maux du genre humain procèdent de l’oppression, si toutes les failles, toutes les fautes et toutes les dépravations n’appartiennent pas tant à l’homme qu’à l’homme mal gouverné comme il est dit dans la préface de Narcisse, alors la politique se trouve investie d’une mission thérapeutique illimitée : guérir l’humanité des blessures qu’elle, la politique, lui a elle-même infligées. La finalité du bon gouvernement, ce n’est plus l’administration des affaires communes, l’organisation satisfaisante de la vie collective, c’est la transformation et la régénération de la condition humaine. (…) S’il y a crime et non péché, et si c’est la société qui est criminelle, alors une autre société doit pouvoir la remplacer. Je dis bien : une autre société, car Rousseau ne veut pas revenir en arrière. Sa critique du progrès n’est, en aucune façon une pensée du retour. (…) La corruption de la nature ne peut trouver son remède que dans et par l’histoire. Il faut donc le dire avec force, Rousseau ne plaide pas pour le rétablissement de l’innocence originelle d’un homme borné de nouveau à l’amour de soi. C’est la fusion des consciences et la transparence des cœurs dans la volonté générale qui peut mettre fin aux ravages de l’amour-propre. Contre la passion mauvaise de se distinguer, Rousseau fait appel non à l’insociabilité primitive, mais bien plutôt à une nouvelle sociabilité. » (Alain Finkielkraut, Rousseau et le problème du mal).

 

La solitude fondamentale que révèle l'existence du mal n'a donc rien d'un châtiment et ne l'explique pas tout entier. Elle est le lot commun dont tout homme doit s'accommoder. Qu'avons-nous donc répondu à la question posée ? Que l'homme bon aussi peut être seul, et que la solitude, dès l'instant où la société humaine a révélé ses mensonges, contribue à mûrir des choix où s'engage plus d'authenticité.

 


EXEMPLE 3

 « La volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude  de faire le mal. Et l'homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté », écrit Charles Baudelaire dans ses Journaux Intimes.
Votre connaissance des œuvres au programme justifie-t-elle cette affirmation ?

 

 

1) MISE EN PLACE DU SUJET :

 

- La phrase provocante de Baudelaire manifeste un aspect du mal que la présence de l'œuvre de Giono dans le programme rend incontournable. Il faudra certes quelque peu minimiser la place de l'amour dans le champ de ce sujet si l'on entend évoquer la nature particulière du plaisir de Thérèse dans Les Âmes fortes. Mais, pour le reste, la phrase de Baudelaire met l'accent sur le plaisir de la transgression, plaisir supérieur étranger aux âmes tièdes, que les modalisateurs expriment fortement : "unique et suprême", "toute volupté".
- A quoi tient cette volupté ? L'auteur des Fleurs du Mal n'est pas sur ce sujet exempt de contradictions : ce plaisir est-il le produit d'un art, d'une haute intellectualité retournée fièrement contre les faux-semblants d'une morale étroite ? Est-il au contraire un abandon à la nature, comme le texte que nous citons ci-dessous l'affirme nettement ? On comprend en effet que la volupté dont il est question peut se trouver très différente, selon qu'on la limite à une satisfaction sensuelle ou qu'on l'examine sous l'angle d'un plaisir raffiné et pervers, où la nature prend peu de part. Nous choisirons quant à nous de l'examiner sous ces deux aspects, afin de les fédérer sous une problématique commune.

   Appuyez-vous sur l'examen de ce texte pour étoffer la problématique et le plan :

   La plupart des erreurs relatives au beau naissent de la fausse conception du dix-huitième siècle relative à la morale. La nature fut prise dans ce temps-là comme base, source et type de tout bien et de tout beau possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général de cette époque. Si toutefois nous consentons à en référer simplement au fait visible; à l’expérience de tous les âges et à la Gazette des Tribunaux, nous verrons que la nature n’enseigne rien, ou presque rien, c’est-à-dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer; car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer. C’est la philosophie (je parle de la bonne), c’est la religion qui nous ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature (qui n’est pas autre chose que la voix de notre intérêt) nous commande de les assommer. Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, toutes les actions et les désirs du pur homme naturel, vous ne trouverez rien que d’affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu’il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée, et que l’homme, seul, eût été impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art. Tout ce que je dis de la nature comme mauvaise conseillère en matière de morale, et de la raison comme véritable rédemptrice et réformatrice, peut être transporté dans l’ordre du beau.

Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne (1863).

 

PROBLÉMATIQUE : Peut-on parler de volupté dans le mal ?

 

2) PLAN :

I - Thèse : Il y a une volupté du mal…

a) le mal correspond à la satisfaction d’une libido (ambition, argent, plaisir des sens), d’une passion dont la réalisation peut être source de jouissance.
    On pense à la sensualité de lady Macbeth dans son invocation des puissances du mal : "Venez à mes seins de femme prendre mon lait comme fiel, vous instruments meurtriers, où que vous surveilliez dans vos substances invisibles la méchanceté de nature !" Il y aurait aussi beaucoup à dire, dans Les Âmes fortes, sur l'oblation quasi sacrificielle des Numance : "ce que je peux avoir l'âme basse quand il s'agit de donner", confie Mme Numance à son mari.

b) ce plaisir manifeste le goût de la transgression (défi, démesure).
    Dans ses Confessions, saint Augustin évoque un vol de poires, commis dans son adolescence pour le simple plaisir d'enfreindre un interdit. Voilà bien pour lui le mal originel, bâti sur ce mélange d'orgueil et de curiosité qui donne sa saveur au fruit défendu. Il ne nierait pas dans cette optique qu'en effet ce mal soit de naissance : "Âme souillée, détachée de votre ferme appui pour sa ruine, ne convoitant pas autre chose dans l'ignominie, que l'ignominie elle-même" (Confessions). Dans Les Âmes fortes, Thérèse semble transgresser une à une toutes les déterminations qui pourraient la menacer dans sa vie de femme : fugue, adultère, meurtre.

c) enfin la volupté du mal peut s’installer dans la position orgueilleuse du cynique ou du pervers.
Le mépris de Thérèse pour les femmes du village ("c'étaient rien que des viandes") s'accompagne du plaisir orgueilleux de tromper et manipuler les "petites cervelles", de simuler avec perversité les conduites qui la mèneront à ses fins. Le narrateur place bien le plaisir de Thérèse sous l'angle d'une volupté sensuelle : "c'est une gourmande".

 

II - Antithèse : … mais la pratique du mal gâte tôt ou tard ses plaisirs… :

a) le mal s’accompagne d’un sentiment de culpabilité : mauvaise conscience, remords.
La conviction de Socrate était que le bonheur est impossible dans l'injustice du fait des troubles entraînés par la conscience morale (Gorgias). On pense bien sûr aux remords de Macbeth, à la déstructuration psychologique de lady Macbeth. « Le méchant se craint et se fuit; il s'égaye en se jetant hors de lui-même; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l'amuse; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste; le rire moqueur est son seul plaisir. [...] Qu’est-il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie ? Il est ici, dans le cœur des méchants », note Rousseau.

b) le mal conduit au désordre, à la dysharmonie.
Le mal toujours correspond à la rupture d'un ordre, et cela ne va pas sans troubles ni efforts peu compatibles avec l'épanouissement du plaisir. Ainsi Rousseau est convaincu qu'il est "au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu", contre lequel l'homme ne peut se dresser impunément : « C’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants » (Rousseau).

c) il existe enfin une volupté dans le bien.
Le véritable plaisir tient à l'harmonie intérieure, dont l'ataraxie des stoïciens est un bon exemple : le mal dirige la conscience vers le projet ou la retient dans le passé du fait du remords. Dans les deux cas, l'être est condamné à ignorer cette expérience du présent qu'est la volupté. « Combien l’homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux ! » (Rousseau).

 

III - Synthèse : … et la vraie volupté gît dans la maîtrise de soi.

a) Il ne saurait y avoir de volupté dans un simple emportement où l'être abdique toute liberté. Rousseau l'exprime nettement : « La suprême jouissance est dans le contentement de soi-même ; c’est pour mériter ce contentement que nous sommes placés sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes tentés par les passions et retenus par la conscience. »

b) La volupté de la transgression est contradictoire : elle a besoin de ce qu’elle nie, fait perdurer l’ordre qu’elle abhorre. A moins d'être une "âme forte" dans le sens où l'entend Giono, il y a là comme une impasse au terme de laquelle le bonheur n’est possible que sous la forme d’une volupté douloureuse et transitoire.

c) Il est contradictoire de considérer que la volupté du mal est un savoir de naissance si l'on tient compte de sa part de perversité et d'intellectualisme. Le savoir « de naissance » reste primitif, stérilement borné à une conscience immédiate, limitée à un plaisir fugitif. Or il existe une volupté supérieure d'accomplissement de soi dans le bien, c'est-à-dire dans l'harmonie : Baudelaire montre lui-même (cf. texte cité) que « le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité. […] Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. »

 

L'être peut certes s'affirmer voluptueusement dans le mal, mais cette finalité hédoniste trouve vite sa limite, individuelle et sociale. Quant au plaisir de la transgression, il souffre tôt ou tard de sa perpétuelle contradiction. Si l'on entend par volupté un épanouissement durable, celle-ci a besoin d'une maîtrise de ses passions, et pourquoi dès lors la limiter à l'accomplissement du mal ?