L A  J U S T I C E
TEXTES

 

 

PLATON
L'injustice est le plus grand des maux pour celui qui la commet.

 

   L'homme tempérant s'acquitte de tous ses devoirs envers les dieux et envers ses semblables : car il ne serait plus tempérant, s'il ne les remplissait pas. Il est nécessaire que cela soit ainsi. En s'acquittant de ses devoirs vis-à-vis de ses semblables, il fait des actions justes ; et en les remplissant vis-à-vis des dieux, il fait des actions saintes. Or quiconque fait des actions justes et saintes est nécessairement juste et saint. Cela est vrai. Nécessairement encore il est courageux. Car il n'est pas d'un homme tempérant ni de rechercher ni de fuir ce qu'il ne convient pas qu'il recherche ou qu'il fuie. Mais lorsque le devoir l'exige, il faut qu'il rejette, qu'il embrasse, qu'il supporte avec patience les choses et les personnes, le plaisir et la douleur. De sorte qu'il est de toute nécessité, Calliclès, que l'homme tempérant étant, comme on l'a vu, juste, courageux et saint, soit parfaitement homme de bien, qu'étant homme de bien, toutes ses actions soient bonnes et honnêtes, et qu'agissant bien, il soit heureux ; qu'au contraire le méchant, dont les actions sont mauvaises, soit malheureux ; et le méchant, c'est celui qui est dans une disposition contraire à celle du tempérant : c'est le libertin, dont tu vantes la condition. Quant à moi, voilà ce que je pose pour certain, ce que j'assure être vrai.
  Mais si cela est vrai, il n'y a point, ce semble, d'autre parti à prendre, pour quiconque veut être heureux, que de s'attacher et de s'exercer à la tempérance, de fuir de toutes ses forces la vie licencieuse ; il doit par-dessus tout faire en sorte de n'avoir aucun besoin de correction ; mais s'il en a besoin lui-même, ou quelqu'un de ses proches, soit dans la vie privée, soit qu'il se mêle des affaires publiques, il faut qu'on lui fasse subir un châtiment, et qu'on le corrige, si l'on veut qu'il soit heureux. Tel est, à mon avis, le but vers lequel on doit diriger sa conduite, rapportant toutes ses actions et celles de l'État à cette fin, que la justice et la tempérance règnent en celui qui aspire à être heureux. Et il faut bien se garder de donner une libre carrière à ses passions, de s'efforcer de les satisfaire, ce qui est un mal sans remède, et de mener ainsi une vie de brigand. Un tel homme en effet ne saurait être ami des autres hommes, ni des dieux : car il est impossible qu'il ait aucun rapport avec eux, et où il n'y a point de rapport, l'amitié ne peut avoir lieu. Les sages, Calliclès, disent qu'un lien commun unit le ciel et la terre, les dieux et les hommes, au moyen de l'amitié, de la modération, de la tempérance et de la justice : et c'est pour cette raison, mon cher, qu'ils donnent à cet univers le nom d'Ordre, et non celui de désordre ou de licence. Mais, tout sage que tu es, il me paraît que tu ne fais point attention à cela, et que tu ne vois pas que l'égalité géométrique a beaucoup de pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Ainsi tu crois qu'il faut s'étudier à avoir plus que les autres, et négliger la géométrie. A la bonne heure. Il nous faut donc réfuter ce que je viens de dire, et montrer qu'on n'est point heureux par la possession de la justice et de la tempérance, et malheureux par celle du vice : ou si ce discours est vrai, il faut examiner ce qui en résulte. Or, il en résulte, Calliclès, tout ce que j'ai dit plus haut, et sur quoi tu m'as demandé si je parlais sérieusement, lorsque j'ai avancé qu'il fallait, en cas d'injustice, s'accuser soi-même, accuser son fils, son ami, et se servir de la rhétorique à cette fin. Et ce que tu as cru que Polus m'accordait par honte était donc vrai, à savoir, qu'autant il est plus laid, autant aussi il est plus mauvais de faire une injustice que de la recevoir. Il n'est pas moins vrai que, pour être un bon orateur, il faut être juste et versé dans la science des choses justes ; ce que Polus a dit pareillement que Gorgias m'avait accordé par honte.
  Les choses étant ainsi, examinons un peu les reproches que tu me fais, et si tu as raison ou non de me dire que je ne suis pas en état de me défendre moi-même, ni aucun de mes amis, ou de mes proches, et de me tirer des plus grands dangers, que je suis, comme les hommes déclarés infâmes, à la merci du premier venu, qu'on veuille me frapper au visage (c'était là ton expression), ou me ravir mes biens, ou me bannir de la ville, ou enfin me faire mourir ; et qu'être dans une pareille situation, c'est la chose du monde la plus laide. Tel était ton sentiment. Voici le mien ; je l'ai déjà dit plus d'une fois ; mais rien n'empêche de le répéter.
  Je soutiens, Calliclès, que ce qu'il y a de plus laid n'est pas d'être frappé injustement sur la joue, ni de se voir mutiler le corps, ou couper la bourse, mais qu'il est plus laid et plus mauvais de me frapper et de m'enlever injustement ce qui m'appartient ; et que me voler, s'emparer de ma personne, percer ma muraille, commettre en un mot quelque espèce d'injustice que ce soit envers moi et ce qui est à moi, est une chose plus mauvaise et plus laide pour l'auteur de l'injustice que pour moi qui la souffre. Ces vérités qui, à ce que je prétends, ont été démontrées dans toute la suite de cet entretien, sont, autant qu'il me semble, attachées et liées entre elles par des raisons de fer et de diamant, pour me servir d'une expression un peu grossière peut-être. Si tu ne parviens à les rompre, toi ou quelque autre plus vigoureux que toi, il n'est pas possible de parler sensément sur ces objets, si on parle autrement que je fais. Car, pour moi, je tiens toujours là-dessus le même langage, à savoir, que je n'ai point de certitude que cela soit vrai ; mais de tous ceux avec qui j'ai conversé, comme je le fais maintenant avec toi, il n'en est aucun qui ait pu éviter de se rendre ridicule, en soutenant une opinion contraire. Ainsi je suppose que mon sentiment est le véritable ; mais s'il l'est, si l'injustice est le plus grand de tous les maux pour celui qui la commet, et si, tout grand qu'est ce mal, c'en est un plus grand encore, s'il se peut, de n'être point puni pour les injustices qu'on a commises, quel est le genre de secours qu'on ne peut être incapable de se procurer à soi-même, sans être véritablement digne de risée ? N'est-ce pas le secours dont l'effet est de détourner de nous le plus grand dommage ? Oui, ce qu'il y a incontestablement de plus laid, c'est de ne pouvoir se ménager ce secours à soi-même, ni à ses amis, ni à ses proches. Il faut mettre au second rang pour la laideur, l'impuissance de parer au second mal ; au troisième, l'impuissance d'éviter le troisième, et ainsi de suite, à proportion de la grandeur du mal. Ainsi, autant il est beau de pouvoir se garantir de chacun de ces maux, autant il est laid de ne pouvoir le faire.
PLATON (- 427 / - 346), Gorgias.

 

SOPHOCLE
Les lois non écrites et immuables des dieux.

 

[Antigone a enfreint l'ordre de Créon en déposant de la terre sur le corps de son frère Polynice.]

KRÉÔN. — Et toi qui courbes la tête contre terre, je te parle : avoues-tu ou nies-tu avoir fait cela ?
ANTIGONÈ. — Je l’avoue, je ne nie pas l’avoir fait.
KRÉÔN. — Pour toi, va où tu voudras ; tu es absous de ce crime. Mais toi, réponds-moi en peu de mots et brièvement : connaissais-tu l’édit qui défendait ceci ?
ANTIGONÈ. — Je le connaissais. Comment l’aurais-je ignoré ? Il est connu de tous.
KRÉÔN. — Et ainsi, tu as osé violer ces lois ?
ANTIGONÈ. — C’est que Zeus ne les a point faites, ni la justice qui siège auprès des dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé.
LE CHŒUR. — L’esprit inflexible de cette enfant vient d’un père semblable à elle. Elle ne sait point céder au malheur.
KRÉÔN. — Sache cependant que ces esprits inflexibles sont domptés plus souvent que d’autres. C’est le fer le plus solidement forgé au feu et le plus dur que tu vois se rompre le plus aisément. Je sais que les chevaux fougueux sont réprimés par le moindre frein, car il ne convient point d’avoir un esprit orgueilleux à qui est au pouvoir d’autrui. Celle-ci savait qu’elle agissait injurieusement en osant violer des lois ordonnées ; et, maintenant, ayant accompli le crime, elle commet un autre outrage en riant et en se glorifiant de ce qu’elle a fait. Que je ne sois plus un homme, qu’elle en soit un elle-même, si elle triomphe impunément, ayant osé une telle chose ! Mais, bien qu’elle soit née de ma sœur, bien qu’elle soit ma plus proche parente, ni elle, ni sa sœur n’échapperont à la plus honteuse destinée, car je soupçonne cette dernière non moins que celle-ci d’avoir accompli cet ensevelissement. Appelez-la. Je l’ai vue dans la demeure, hors d’elle-même et comme insensée. Le cœur de ceux qui ourdissent le mal dans les ténèbres a coutume de les dénoncer avant tout. Certes, je hais celui qui, saisi dans le crime, se garantit par des belles paroles.
ANTIGONÈ. — Veux-tu faire plus que me tuer, m’ayant prise ?
KRÉÔN. — Rien de plus. Ayant ta vie, j’ai tout ce que je veux.
ANTIGONÈ. — Que tardes-tu donc ? De toutes tes paroles aucune ne me plaît, ni ne saurait me plaire jamais, et, de même, aucune des miennes ne te plaît non plus. Pouvais-je souhaiter une gloire plus illustre que celle que je me suis acquise en mettant mon frère sous la terre ? Tous ceux-ci diraient que j’ai bien fait, si la terreur ne fermait leur bouche ; mais, entre toutes les félicités sans nombre de la tyrannie, elle possède le droit de dire et de faire ce qui lui plaît.
S
OPHOCLE, Antigone (- 441).

 

ARISTOTE
Justice et équité.

 

  Il convient à présent de traiter de l'équité et de l'équitable, et de faire voir quels rapports il y a entre l'équité et la justice, entre ce qui est équitable et ce qui est juste. Car on trouve, en les considérant avec attention, que ce n'est pas tout à fait une seule et même chose, et qu'elles ne sont pas non plus de genres différents. Tantôt nous louons ce qui est équitable, et l'homme qui a cette qualité ; en sorte que pour louer les actions autres que justes nous employons le mot équitable au lieu de bon, donnant à entendre par "plus équitable" que la chose est meilleure. Tantôt, par contre, à ne consulter que la raison, si l'équitable est quelque chose qui s'écarte du juste, il semble étrange qu'on lui donne son approbation. Car, enfin, s'ils sont différents, ou le juste n'est pas bon, ou c'est l'équitable ; ou bien, si l'un et l'autre sont bons, ils ne sont qu'une même chose. Voilà donc à peu près ce qui fait naître l'embarras au sujet de l'équitable. Cependant ces affirmations sont toutes correctes d'un certain point de vue, et n'ont rien de contradictoire.
  L'équitable, en effet, tout en étant supérieur à une certaine espèce de justice, est lui-même juste : ce n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est supérieur au juste. Le juste et l'équitable sont donc une seule et même chose, et l'un et l'autre sont bons, mais l'équitable est le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, bien qu'il soit juste, n'est pas le juste conforme à la loi, mais il est plutôt un amendement du juste légal. Cela vient de ce que toute loi est universelle, et qu'il y a des cas sur lesquels il n'est pas possible de prononcer universellement avec une parfaite justesse. Et, par conséquent, dans les matières sur lesquelles il est nécessaire d'énoncer des dispositions générales, quoiqu'il ne soit pas possible de le faire avec une entière justesse, la loi embrasse ce qui arrive le plus fréquemment, sans se dissimuler l'erreur qui en résulte. La loi n'en est pas moins sans faute ; car l'erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur, mais de la nature même de la chose : c'est la matière des actions qui, par elle-même, est ainsi faite.
  Lors donc que la loi énonce une règle générale, et qu'il survient des circonstances qui échappent au général, alors on a raison, là où le législateur a péché par omission ou par erreur en employant des expressions absolument générales, de remédier à cette omission en interprétant ce qu'il dirait lui-même, s'il était présent, et ce qu'il aurait prescrit dans sa loi, s'il avait eu connaissance du cas en question. Voilà pourquoi l'équitable est juste et supérieur à une certaine espèce de justice ; non pas supérieur à la justice absolue, mais à l'erreur que comporte celle qui se trompe parce qu'elle se prononce en termes absolus. Et telle est précisément la nature de l'équité : elle est un amendement de la loi, dans la mesure où sa généralité la rend insuffisante.
  Car ce qui fait que tout n'est pas compris dans la loi, c'est qu'il y a des cas particuliers pour lesquels il est impossible d'établir une loi : en sorte qu'il faut avoir recours au décret. Car, de ce qui est indéterminé la règle doit être elle-même indéterminée, comme cette règle de plomb, dont les constructeurs lesbiens font usage : s'adaptant à la forme de la pierre, elle ne demeure pas rigide ; de même les décrets s'adaptent aux faits. On voit ainsi ce que c'est que l'équitable - que l'équitable est juste - et à quelle sorte de juste il est supérieur. On voit aussi par là ce que c'est que l'homme équitable : celui qui, dans ses déterminations et dans ses actions, est porté aux choses équitables, celui qui sait s'écarter de la stricte justice et de ses pires rigueurs, et qui a tendance à minimiser, quoiqu'il ait la loi de son côté - voilà l'homme équitable. Cette disposition, voilà l'équité : c'est une sorte de justice et non une disposition différente de la justice.
ARISTOTE (- 384 / -322), Éthique à Nicomaque, Livre V, chapitre 14.

 

CICERON
La nature a mis en nous le sentiment de la justice.

 

 MARCUS - De savants hommes ont jugé à propos de prendre pour point de départ la loi ; ont-ils eu raison ? Oui si, comme ils le posent en principe, la loi est la raison suprême, gravée en notre nature, qui prescrit ce que l’on doit faire et interdit ce qu’il faut éviter de faire. Cette même raison solidement établie dans l’âme humaine avec ses conséquences est la loi. Ainsi, à ce qu’ils pensent, la bonne direction de la conduite est une loi, dont la force propre est de prescrire des actions droites et d’interdire les écarts. De là aussi, suivant eux, que les Grecs la désignent par un mot signifiant à chacun le sien. Pour moi je dérive le nom de lex de legendo. Pour eux, la loi c’est l’équité, pour nous c’est le choix; l’un et l’autre caractères appartiennent à la loi.
  Si cette définition est juste ainsi qu’elle me le paraît, c’est de la loi qu’il faut partir pour parler du droit. La loi en effet est la force de la nature, elle est l’esprit, le principe directeur de l’homme qui vit droitement, la règle du juste et de l’injuste. Comme tous nos discours ont trait aux règles de vie populaire, il sera nécessaire parfois de parler le langage populaire et d’appeler loi, comme le fait le vulgaire, la règle écrite à laquelle des commandements ou des défenses donnent un caractère impératif. Mais, pour établir le droit, partons de cette loi suprême qui, antérieure à tous les temps, a précédé toute loi écrite et la constitution de toute cité. [...]
Cet animal prévoyant, judicieux, complexe, pénétrant, doué de mémoire, capable de raisonner et de réfléchir, auquel nous donnons le nom d’homme, a été engendré par un Dieu suprême qui l’a richement doté. Seul parmi tous les vivants et entre toutes les natures animales, il raisonne et il pense; cela est refusé aux autres. Or qu’y a-t-il, je ne dis pas dans l’homme, mais dans tout le ciel et sur la terre, de plus divin que la raison, qui arrivée à maturité et à sa perfection est justement appelée sagesse ? Puis donc qu’il n’y a rien de meilleur que la raison et qu’elle se trouve dans l’homme et en Dieu, elle crée entre Dieu et l’homme une première société. Si la raison leur appartient à l’un et à l’autre, la droite raison leur est aussi commune. Or la droite raison, c’est la loi et par la loi aussi nous devons nous croire, nous autres hommes, liés aux dieux.
  Où il y a communauté de loi, il y a aussi un droit commun, et ceux entre qui existe cette communauté doivent être regardés comme étant de la même cité; encore bien davantage s’ils obéissent aux mêmes commandements, aux mêmes pouvoirs. Or ils obéissent à l’ordre qui règne dans les cieux, au principe divin qui anime le monde, au Dieu tout puissant ; de sorte qu’on peut regarder cet univers comme la patrie commune des dieux et des hommes. Mais dans nos cités il y a, pour une raison que nous expliquerons en son lieu, des distinctions fondées sur l’origine et la parenté, tandis que dans la nature c’est bien plus beau, bien plus magnifique : les hommes sont unis aux dieux par des liens de famille et de parenté.
  Lorsqu’en effet l’on discute sur la nature en général, on pose d’ordinaire (et on a raison de le poser) qu’après un long cours de siècles et de révolutions célestes, vint enfin le moment propice à jeter la semence du genre humain qui, répandue sur la terre, reçut le présent divin de l’âme. Et tandis que les autres éléments dont se compose la nature de l’homme lui viennent d’un ordre de choses soumis à la corruption, sont fragiles et périssables, l’âme doit son origine à Dieu ; c’est pourquoi l’on peut dire qu’il y a parenté entre les êtres célestes et nous, que nous sommes de leur race, de leur lignée. C’est pourquoi aussi, parmi tant de genres d’animaux, nul, sauf l’homme, n’a la moindre notion de la divinité ; et parmi les hommes il n’est point de nation, qu’elle soit pacifique ou farouche, qui, tout ignorante qu’elle est du Dieu qu’il faut avoir, ne sache qu’il faut en avoir un. Ainsi se fait-il que, pour connaître Dieu, il faille se rappeler en quelque sorte et savoir d’où l’on vient.
  La même vertu est dans l’homme et en Dieu et ne se trouve en aucun autre genre de vivants. Or la vertu n’est autre chose qu’une nature achevée en elle-même et parvenue à sa perfection. Il y a donc ressemblance entre l’homme et Dieu. Cela étant, quelle parenté peut être plus proche et mieux établie ? Voilà pourquoi la nature a été si prodigue de tout ce qui est à l’usage et à la commodité des hommes. Les richesses qu’elle engendre semblent des dons faits à dessein, non des productions fortuites. Ce ne sont pas seulement les grains et les fruits que répand la terre féconde, mais aussi les animaux évidemment destinés, les uns à servir l’homme, les autres à lui fournir d’utiles dépouilles ou des aliments. Un nombre infini d’arts furent créés sous la direction et par les enseignements de la nature. La raison ainsi guidée est parvenue à la connaissance de tout ce qui est nécessaire à la vie.
  Quant à l’homme, cette même nature ne s’est pas contentée de le douer d’un esprit prompt, elle lui a encore départi des sens, comme autant de gardiens et de messagers, elle a mis en lui, pour servir de fondement à la science, la connaissance encore incomplète d’un grand nombre de choses ; elle lui a donné un corps souple et très adapté à la nature de l’esprit humain. Tandis en effet qu’elle inclinait vers la terre où ils cherchent leur pâture les autres animaux, elle a dressé l’homme vers le ciel, comme si elle eût voulu l’engager à porter ses regards du côté de son ancienne demeure, celle de sa vraie famille.
  Ajoutez l’heureux aspect de sa face où s’expriment les traits les plus cachés de son caractère. Les yeux en effet traduisent avec une finesse presque excessive tous les sentiments dont l’âme est affectée et ce qui, dans l’homme seul mérite ce nom, le visage, reflète le moral ; les Grecs ont bien reconnu cette propriété, quoiqu’ils n’aient pas de mot pour l’exprimer. Je laisse de côté les aptitudes si diverses du reste du corps, la faculté de ménager les sons émis, cette qualité essentielle du discours qui est le lien principal de la société humaine. Tout cela est étranger à notre entretien et hors de saison; d’ailleurs dans les livres que vous avez lus, Scipion l’a suffisamment expliqué.
  Puis donc que Dieu a engendré l’homme et l’a doté ainsi, parce qu’il voulait faire de lui la raison d’être du reste de la création, tenons pour manifeste (sans nous attarder à tous les détails) que la nature est par elle-même en voie de progrès : sans autre guide, et partie de ces éléments dont elle avait une première et confuse connaissance, elle fortifie et perfectionne d’elle-même la raison.
  ATTICUS - Dieux immortels ! que tu vas chercher loin les principes du droit ! Ce n’est pas cependant que j’attende avec impatience ce que tu dois nous dire du droit civil ; volontiers au contraire j’écouterais tout le jour un langage comme celui que tu tiens. Ces considérations auxiliaires en effet ont une grandeur qui dépasse peut-être le sujet même auquel elles servent d’introduction.
  MARCUS - Elles sont grandes en effet ces questions que je me borne à effleurer ; mais de toutes les idées qui font l’entretien des doctes, la plus importante, certes, est celle qui nous fait clairement connaître que nous sommes nés pour la justice, et que le droit a son fondement, non dans une convention, mais dans la nature. Cette vérité paraîtra évidente si l’on considère les liens de société qui unissent les hommes entre eux. Il n’y a pas en effet d’êtres qui, comparés les uns aux autres, soient aussi semblables, aussi égaux que nous. Si l’étrangeté des coutumes, la vanité des opinions ne détournaient pas, ne pliaient pas nos faibles âmes moutonnières, nul homme ne serait aussi semblable à lui-même que tous le seraient à tous. Quoi que l’on veuille poser de l’homme, ce que l’on pose s’applique à tous. C’est bien la preuve qu’il n’y a pas dans le genre humain de dissemblances, autrement la même définition ne s’étendrait pas à tous. En effet la raison, qui seule nous élève au-dessus des bêtes, qui nous sert à interpréter, à raisonner, à réfuter, à discuter, à conclure est commune à tous les hommes; la science peut être différente, le pouvoir d’apprendre est partagé également. Les sens s’appliquent à des objets qui sont les mêmes pour tous, et ce qui affecte les sens de l’un affecte les sens de tous. Ces premières connaissances confuses dont j’ai parlé sont gravées semblablement dans toutes les âmes. La parole est l’interprète de l’esprit, les mots diffèrent, leur signification ne varie pas. Il n’y a pas d’homme, quelle que soit sa nation, qui ayant la nature pour guide ne puisse parvenir à la vertu.
  Non seulement dans les actions droites, mais aussi dans les écarts de conduite apparaît cette ressemblance des hommes entre eux. Tous se laissent prendre au plaisir, attrait de la laideur morale, il est vrai, mais qui a quelque ressemblance avec un bien naturel. Il charme par sa douceur, sa suavité et ainsi, par une erreur de jugement, on le croit salutaire. Par une semblable ignorance, on fuit la mort comme la dissolution de notre nature, on recherche la vie parce qu’elle nous maintient dans l’état où nous a placés notre naissance, on met la douleur au rang des plus grands maux, tant à cause de sa rudesse propre, que parce qu’elle semble annoncer la destruction de la nature. La ressemblance qui existe entre une vie belle et une vie glorieuse fait que nous paraissent heureux ceux qui sont honorés, malheureux ceux qui sont sans gloire. Tristesses, joies, désirs, craintes, toutes ces affections de l’âme nous sont communes ; et, quelle que soit la diversité des opinions, il n’en faut pas conclure que les peuples honorant comme des dieux le chien et le chat aient une superstition qui, dans sa forme, diffère de celle des autres. Mais quelle nation ne chérit pas la douceur, la bienveillance, la bonté d’âme et la reconnaissance ? Où l’orgueil, la méchanceté, la cruauté, l’ingratitude ne sont-ils point objets d’aversion ? On doit connaître par cet accord des sentiments que les hommes ne forment entre eux qu’une seule société, et en fin de compte qu’une même règle de vie droite les rend meilleurs. Si vous approuvez ce que je viens de dire, je poursuivrai; si vous le désirez, je vous donnerai d’abord quelques éclaircissements.
  ATTICUS - Nous n’en avons pas besoin, si je puis répondre pour nous deux.
  MARCUS - Il suit de là que la nature a mis en nous le sentiment de la justice pour que tous nous nous venions en aide l’un à l’autre et nous rattachions l’un à l’autre ; et c’est dans toute cette discussion ce que j’entends par nature. Mais telle est la corruption causée par les mauvaises habitudes, qu’elle éteint en quelque sorte la flamme allumée en nous par la nature, engendre et fortifie les noirceurs qui lui sont opposées. Si, se conformant à la nature, les hommes jugeaient, comme le dit le poète, que « rien d’humain ne leur est étranger », tous respecteraient également le droit. Car avec la raison la nature leur a donné encore la droite raison ; donc aussi la loi, qui n’est autre chose que la droite raison considérée dans ses injonctions et ses interdictions. Et si elle a donné la loi, elle a aussi donné le droit. Or la raison est commune à tous; le droit leur a donc été donné aussi. Socrate maudissait à juste titre le premier qui a séparé l’utile de la nature, ouvrière de justice. C’est là, pour lui, l’origine de tous les maux. De là aussi le mot de Pythagore sur l’amitié. Par où l’on voit que le sage, quand il rassemble sur un être d’une vertu égale à la sienne ce bon vouloir que répand au loin la nature, doit nécessairement ne pas pouvoir s’aimer lui-même plus qu’il n’aime son ami, ce qui parait incroyable à certaines personnes. Puisqu’il y a égalité en tout, quelle pourrait être la différence ? S’il y avait une différence quelconque, le nom d’amitié périrait ; car tel est le caractère de l’amitié, qu’elle cesse d’être entièrement, sitôt qu’on s’accorde à soi-même une préférence quelconque sur son ami.
CICERON, Des Lois (- 52), IV et suiv.

 

 

MONTAIGNE
Un véritable témoignage de l'incapacité humaine.

 

   II y a autant de liberté et de latitude dans l’interprétation des lois que dans leur rédaction. Et ils ne sont pas sérieux, ceux qui s’imaginent affaiblir nos débats et y mettre un terme en nous ramenant à la lettre de la Bible : le champ qui s’offre à notre esprit pour examiner la pensée d’autrui n’est pas moins vaste que celui dans lequel il expose la sienne ; et pourquoi y aurait-il moins d’animosité et de méchanceté à commenter qu’à inventer ? Nous voyons donc à quel point ce législateur se trompait : nous avons en France plus de lois que n’en a le reste du monde tout entier, et plus qu’il n’en faudrait pour réglementer tous les mondes d’Epicure (« si autrefois on souffrait des scandales, maintenant c’est des lois que nous souffrons »), et nous avons pourtant si bien laissé nos juges discuter et décider qu’il n’y eut jamais autant de liberté ni de licence. Qu’ont donc gagné nos législateurs à distinguer cent mille espèces de faits particuliers et à y associer cent mille lois ? Ce nombre est sans commune mesure avec l’infinie diversité des actions humaines. La multiplication de nos inventions ne parviendra pas à égaler la variété des exemples. Ajoutez-y encore cent fois autant : vous ne pourrez pas faire que dans les événements à venir, il s’en trouve un seul qui, dans ces milliers d’événements repérés et répertoriés, en rencontre un autre auquel il puisse se joindre et s’apparier si exactement qu’il ne reste plus entre eux la moindre particularité et différence, et qui ne requière de ce fait un jugement particulier. Il y a peu de rapport entre nos actions, qui sont en perpétuelle évolution, et des lois fixes et immobiles. Les plus souhaitables sont les plus rares, les plus simples, et les plus générales: et je crois même qu’il vaudrait mieux ne pas en avoir du tout, plutôt que d’en avoir autant que nous en avons. […]
  Pourquoi donc notre langage courant, si commode pour tout autre usage, devient-il obscur, si peu compréhensible, quand il s’agit d’un contrat ou d’un testament ? Et pourquoi celui qui d’ordinaire s’exprime si clairement dans tout ce qu’il dit et écrit, ne trouve-t-il dans ce cas aucune façon de le faire qui ne tombe dans le doute et la contradiction ? C’est peut-être que les princes de cet art, qui s’appliquent avec une extrême attention à choisir des mots solennels et des formules artificielles, ont tellement pesé chaque syllabe et épluché si complètement chaque type de transition que les voilà bientôt empêtrés et embrouillés dans l’infinité des figures de style et des « parties du discours », hachées si menu qu’elles ne peuvent plus relever d’aucune règle ni prescription, et qu’elles ne peuvent plus être véritablement comprises de façon certaine. […] Puisque les lois morales qui concernent les devoirs propres à chacun envers lui-même sont si difficiles à établir, comme on peut le constater, il n’est pas étonnant si celles qui concernent le grand nombre le sont davantage. Voyez cette justice qui nous régit : c’est un véritable témoignage de l’incapacité humaine, tant elle renferme de contradictions et d’erreurs. Ce que nous trouvons comme exemples de faveur et de rigueur dans la justice – et nous en trouvons tant que je me demande si l’état intermédiaire s’y trouve aussi souvent – ce sont en réalité les parties maladives et les membres anormaux du corps véritable de la justice. Des paysans viennent de m’avertir en hâte qu’ils ont quitté à l’instant, dans une forêt qui m’appartient, un homme frappé de cent coups, qui respire encore, et qui leur a demandé de l’eau par pitié, et qu’on veuille bien l’aider à se relever. Ils disent qu’ils n’ont osé l’approcher et se sont enfuis, de peur que les gens de justice ne les attrapent et que, comme cela se passe quand on trouve des gens près d’un cadavre, ils n’eussent à rendre compte de ce qui s’est passé, à leur grand détriment, car ils n’ont ni savoir-faire ni argent pour défendre leur innocence. Que leur répondre ? Il est certain que cet acte d’humanité leur eût causé des ennuis.
  Combien de fois avons-nous découvert que des innocents ont été punis, et sans qu’il y ait eu faute de la part des juges ? Et combien y en a-t-il eu dont nous n’avons pas eu connaissance ? Voici quelque chose qui s’est produit de mon temps. Des hommes sont condamnés pour homicide; l’arrêt, sinon prononcé, est du moins conclu, décidé. A ce moment, voici que les juges sont avertis par les officiers d’une cour subalterne voisine qu’ils détiennent quelques prisonniers qui avouent très clairement cet homicide et jettent sur ce crime une lumière indiscutable. On délibère, pour savoir si l’on doit interrompre la procédure et différer l’exécution de l’arrêt formulé contre les premiers. On considère la nouveauté de l’exemple, et ses conséquences, si le jugement est suspendu; que la condamnation est juridiquement faite, et que les juges n’ont aucun remords à avoir... En fin de compte, ces pauvres diables sont sacrifiés aux formes de la justice. […] Combien ai-je vu de condamnations plus criminelles que le crime ?
  Tout cela me rappelle ces sentences anciennes : Qu’il faut bien agir à tort dans les détails si l’on veut agir avec droiture en gros ; qu’il faut bien commettre des injustices dans les petites choses si l’on veut être juste dans les grandes. Que la justice humaine a été faite sur le modèle de la médecine, selon laquelle tout ce qui est utile est en même temps juste et honnête. Les Stoïciens pensaient que la Nature elle-même procède à l’encontre de la justice dans la plupart de ses œuvres. Et les philosophes Cyrénaïques, de leur côté, considéraient qu’il n’y a rien de juste en soi, que ce sont les coutumes et les lois qui font la justice. Quant aux Théodoriens, ils considéraient qu’il est juste pour un sage de commettre un larcin, un sacrilège et toute sorte de paillardise, s’il voit que cela lui est profitable.
  Il n’y a donc pas de remède. J’en suis au même point qu’Alcibiade, et je pense comme lui que je ne me présenterai jamais, si je le puis, devant quelqu’un qui pourrait me condamner à mort, et que ma vie dépende plus de l’habileté et du soin de mon avoué que de mon innocence. Je pourrais me hasarder à me présenter devant une justice qui tiendrait compte d’une bonne action autant que d’une mauvaise, et devant laquelle je pourrais espérer autant que craindre. Demeurer indemne n’est pas une rétribution suffisante pour quelqu’un qui fait mieux que de ne pas commettre de faute. Notre justice ne nous présente que l’une de ses mains, et encore : la gauche. On en sort en y perdant quelque chose, qui que l’on soit.
[…] Or les lois se maintiennent en vigueur non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont des lois. C’est le fondement mystique de leur autorité, et elles n’en ont point d’autre. Ce qui est à leur avantage. Car elles sont souvent faites par des sots, plus souvent par des gens qui, dans leur haine de l’égalité, manquent d’équité – mais toujours par des hommes, auteurs vains et incertains.
  Il n’est rien qui soit si souvent, si lourdement et largement faillible que les lois. Celui qui leur obéit parce qu’elles sont justes ne leur obéit pas vraiment par où il le devrait. Nos lois françaises prêtent en quelque sorte la main, par leurs imperfections et leur incohérence, au désordre et à la corruption que l’on peut observer dans leur application et leur exécution. Leurs injonctions sont si troubles et si peu fermes qu’elles excusent en quelque sorte la désobéissance et la mauvaise interprétation dans leur administration et leur observance. Ainsi, quel que soit le fruit que l’on puisse tirer de l’expérience, celle qui nous vient d’exemples pris ailleurs sera de peu d’utilité pour nos institutions si nous ne savons pas tirer profit de celle que nous avons de nous-même, qui pourtant nous est plus familière, et certainement bien suffisante pour nous instruire de ce qu’il nous faut.
MONTAIGNE, Essais, III, 13 "De l'expérience" (1588), transcription de Guy de Pernon.

 

MONTESQUIEU
La honte comme seul fléau.

 

  La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu’à la monarchie et à la république, qui ont pour ressort l’honneur et la vertu.
  Dans les États modérés, l’amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimants, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d’une mauvaise action sera d’en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, et n’auront pas besoin de tant de force. Dans ces États, un bon législateur s’attachera moins à punir les crimes qu’à les prévenir ; il s’appliquera plus à donner des mœurs qu’à infliger des supplices. [...]
L'expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l'esprit du citoyen en est frappé, comme il l'est ailleurs par les grandes.
  Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État un gouvernement violent veut soudain le corriger ; et, au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use le ressort du gouvernement : l'imagination se fait à cette grande peine, comme elle s'était faite à la moindre ; et comme on diminue la crainte pour celle-ci, l'on est bientôt forcé d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étaient communs dans quelques États ; on voulut les arrêter ; on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps on a volé comme auparavant sur les grands chemins.
  De nos jours la désertion fut très fréquente ; on établit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion n'est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise ou se flatte d'en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte : il fallait donc laisser une peine qui faisait porter une flétrissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et on l'a réellement diminuée.
  Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de tous les relâchements, on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la modération des peines.
  Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau, et que la plus grande partie de la peine soit l'infamie de la souffrir.
  Que, s'il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien.
  Et si vous en voyez d'autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légères.
  Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne songe qu’à cette correction ; ses yeux sont ouverts sur cet objet, et fermés sur les inconvénients. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur ; mais il reste un vice dans l’État, que cette dureté a produit ; les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme.
  Lysandre ayant remporté la victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers ; on accusa les Athéniens d’avoir précipité tous les captifs de deux galères, et résolu, en pleine assemblée, de couper le poing aux prisonniers qu’ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, qui s’étoit opposé à ce décret. Lysandre reprocha à Philoclès, avant de le faire mourir, qu’il avait dépravé les esprits, et fait des leçons de cruauté à toute la Grèce.
  « Les Argiens, dit Plutarque, ayant fait mourir quinze cents de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter les sacrifices d’expiation, afin qu’il plût aux dieux de détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée. »
  Il y a deux genres de corruption : l’un, lorsque le peuple n’observe point les lois ; l’autre, lorsqu’il est corrompu par les lois ; mal incurable, parce qu’il est dans le remède même.
MONTESQUIEU, L'Esprit des lois, VI (1748), orthographe non modernisée.

 

VOLTAIRE
Du juste et de l'injuste.

 

  Qui nous a donné le sentiment du juste et de l’injuste ? Dieu, qui nous a donné un cerveau et un cœur. Mais quand votre raison vous apprend-elle qu’il y a vice et vertu ? quand elle nous apprend que deux et deux font quatre. Il n’y a point de connaissance innée, par la raison qu’il n’y a point d’arbre qui porte des feuilles et des fruits en sortant de la terre. Rien n’est ce qu’on appelle inné, c’est-à-dire n’est développé; mais répétons-le encore, Dieu nous fait naître avec des organes qui, à mesure qu’ils croissent, nous font sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour la conservation de cette espèce.
  Comment ce mystère continuel s’opère-t-il ? dites-le-moi, jaunes habitants des îles de la Sonde, noirs Africains, imberbes Canadiens, et vous Platon, Cicéron, Épictète. Vous sentez tous également qu’il est mieux de donner le superflu de votre pain, de votre riz ou de votre manioc au pauvre qui vous le demande humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux. Il est évident à toute la terre qu’un bienfait est plus honnête qu’un outrage, que la douceur est préférable à l’emportement.
  Il ne s’agit donc plus que de nous servir de notre raison pour discerner les nuances de l’honnête et du déshonnête. Le bien et le mal sont souvent voisins; nos passions les confondent: qui nous éclairera ? nous-mêmes, quand nous sommes tranquilles. Quiconque a écrit sur nos devoirs a bien écrit dans tous les pays du monde, parce qu’il n’a écrit qu’avec sa raison. Ils ont tous dit la même chose : Socrate et Épicure, Confutzée et Cicéron, Marc-Antonin et Amurath II ont eu la même morale.
  Redisons tous les jours à tous les hommes : « La morale est une, elle vient de Dieu; les dogmes sont différents, ils viennent de nous. »
  Jésus n’enseigna aucun dogme métaphysique; il n’écrivit point de cahiers théologiques; il ne dit point : « Je suis consubstantiel ; j’ai deux volontés et deux natures avec une seule personne. » Il laissa aux cordeliers et aux jacobins, qui devaient venir douze cents ans après lui, le soin d’argumenter pour savoir si sa mère a été conçue dans le péché originel; il n’a jamais dit que le mariage est le signe visible d’une chose invisible; il n’a pas dit un mot de la grâce concomitante; il n’a institué ni moines ni inquisiteurs; il n’a rien ordonné de ce que nous voyons aujourd’hui.
  Dieu avait donné la connaissance du juste et de l’injuste dans tous les temps qui précédèrent le christianisme. Dieu n’a point changé et ne peut changer: le fond de notre âme, nos principes de raison et de morale seront éternellement les mêmes. De quoi servent à la vertu des distinctions théologiques, des dogmes fondés sur ces distinctions, des persécutions fondées sur ces dogmes ? La nature, effrayée et soulevée avec horreur contre toutes ces inventions barbares, crie à tous les hommes : « Soyez justes, et non des sophistes persécuteurs. »
  Vous lisez dans le Sadder, qui est l’abrégé des lois de Ziriastren, cette sage maxime : « Quand il est incertain si une action qu’on te propose est juste ou injuste, abstiens-toi. » Qui jamais a donné une règle plus admirable ? Quel législateur a mieux parlé ? Ce n’est pas là le système des opinions probables, inventé par des gens qui s’appelaient la société de Jésus. [...]
  Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on dit que la justice est bien souvent très injuste : Summum jus, summa injuria, est un des plus anciens proverbes. Il y a plusieurs manières affreuses d’être injuste : par exemple, celle de rouer l’innocent Calas sur des indices équivoques, et de se rendre coupable du sang innocent pour avoir trop cru de vaines présomptions.
   Une autre manière d’être injuste est de condamner au dernier supplice un homme qui mériterait tout au plus trois mois de prison: cette espèce d’injustice est celle des tyrans, et surtout des fanatiques, qui deviennent toujours tyrans dès qu’ils ont la puissance de mal faire.
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique (1764).

 

 

ROUSSEAU
Un principe inné de justice et de vertu.

 

   Obéissons à la nature, nous connaîtrons avec quelle douceur elle règne, et quel charme on trouve, après l’avoir écoutée, à se rendre un bon témoignage de soi. Le méchant se craint et se fuit ; il s’égaye en se jetant hors de lui-même ; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l’amuse ; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste ; le ris moqueur est son seul plaisir. Au contraire, la sérénité du juste est intérieure ; son ris n’est point de malignité, mais de joie ; il en porte la source en lui-même ; il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle ; il ne tire pas son consentement de ceux qui l’approchent, il le leur communique.
  Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. L’ancien paganisme enfanta des dieux abominables, qu’on eût punis ici-bas comme des scélérats, et qui n’offraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits à commettre et des passions à contenter. Mais le vice, armé d’une autorité sacrée, descendait en vain du séjour éternel, l’instinct moral le repoussait du cœur des humains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la continence de Xénocrate ; la chaste Lucrèce adorait l’impudique Vénus ; l’intrépide Romain sacrifiait à la Peur ; il invoquait le dieu qui mutila son père et mourait sans murmure de la main du sien. Les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les coupables.
  Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience.
  Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts la clameur des prétendus sages : Erreurs de l’enfance, préjugés de l’éducation ! s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises. Ils font plus : cet accord évident et universel de toutes les nations, ils l’osent rejeter ; et, contre l’éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d’eux seuls ; comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d’un peuple, et que, sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments qu’il se donne pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée aux notions de la justice ? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs l’autorité qu’il refuse aux écrivains les plus célèbres ? Quelques usages incertains et bizarres fondés sur des causes locales qui nous sont inconnues, détruiront-ils l’induction générale tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le reste, et d’accord sur ce seul point ? O Montaigne ! toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, d’être clément, bienfaisant, généreux ; où l’homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré.
  Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son intérêt. Mais d’où vient donc que le juste y concourt à son préjudice ? Qu’est-ce qu’aller à la mort pour son intérêt ? Sans doute nul n’agit que pour son bien ; mais s’il est un bien moral dont il faut tenir compte, on n’expliquera jamais par l’intérêt propre que les actions des méchants. Il est même à croire qu’on ne tentera point d’aller plus loin. Ce serait une trop abominable philosophie que celle où l’on serait embarrassé des actions vertueuses ; où l’on ne pourrait se tirer d’affaire qu’en leur controuvant des intentions basses et des motifs sans vertu ; où l’on serait forcé d’avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles doctrines pouvaient germer parmi nous, la voix de la nature, ainsi que celle de la raison, s’élèveraient incessamment contre elles, et ne laisseraient jamais à un seul de leurs partisans l’excuse de l’être de bonne foi.
ROUSSEAU, Profession de foi du vicaire savoyard (Emile ou de L'Éducation, IV, 1762).

 

DIDEROT
Droit naturel.

 

  DROIT NATUREL (Morale). L’usage de ce mot est si familier, qu’il n’y a presque personne qui ne soit convaincu au-dedans de soi-même que la chose lui est évidemment connue. Ce sentiment intérieur est commun au philosophe et à l’homme qui n’a point réfléchi, avec cette seule différence qu’à la question « qu’est -ce que le droit ? », celui-ci manquant aussitôt et de termes et d’idées, vous envoie au tribunal de la conscience et reste muet, et que le premier n’est réduit au silence et à des réflexions plus profondes, qu’après avoir tourné dans un cercle vicieux qui le ramène au point même d’où il était parti, ou le jette dans quelque autre question non moins difficile à résoudre que celle dont il se croyait débarrassé par sa définition.
  Le philosophe interrogé dit : « Le droit est le fondement ou la raison première de la justice. — Mais qu’est ce que la justice ? — C’est l’obligation de rendre à chacun ce qui lui appartient. — Mais qu’est-ce qui appartient à l’un plutôt qu’à l’autre dans un état de choses où tout serait à tous, et où peut-être l’idée distincte d’obligation n’existerait pas encore ? et que devrait aux autres celui qui leur permettrait tout, et ne leur demanderait rien ? » C’est ici que le philosophe commence à sentir que de toutes les notions de la morale, celle du droit naturel est une des plus importantes et des plus difficiles à déterminer. Aussi croirions-nous avoir fait beaucoup dans cet article, si nous réussissions à établir clairement quelques principes à l’aide desquels on pût résoudre les difficultés les plus considérables qu’on a coutume de proposer contre la notion de droit naturel. Pour cet effet il est nécessaire de reprendre les choses de haut, et de ne rien avancer qui ne soit évident, du moins de cette évidence dont les questions morales sont susceptibles et qui satisfait tout homme sensé.
  I. Il est évident que si l’homme n’est pas libre, ou que si, ses déterminations instantanées, ou même ses oscillations, naissant de quelque chose de matériel qui soit extérieur à son âme, son choix n’est point l’acte pur d’une substance incorporelle et d’une faculté simple de cette substance, il n’y aura ni bonté ni méchanceté raisonnées, quoiqu’il puisse y avoir bonté et méchanceté animales ; il n’y aura ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste, ni obligation ni droit. D’où l’on voit, pour le dire en passant, combien il importe d’établir solidement la réalité, je ne dis pas du volontaire, mais de la liberté qu’on ne confond que trop ordinairement avec le volontaire.
  II. Nous existons d’une existence pauvre, contentieuse, inquiète. Nous avons des passions et des besoins. Nous voulons être heureux ; et à tout moment l’homme injuste et passionné se sent porté à faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît à lui-même. C’est un jugement qu’il prononce au fond de son âme, et qu’il ne peut se dérober. Il voit sa méchanceté, et il faut qu’il se l’avoue, ou qu’il accorde à chacun la même autorité qu’il s’arroge.
  III. Mais quels reproches pourrons-nous faire à l’homme tourmenté par des passions si violentes que la vie même lui devient un poids onéreux s’il ne les satisfait, et qui, pour acquérir le droit de disposer de l’existence des autres, leur abandonne la sienne ? Que lui répondrons-nous, s’il dit intrépidement : « Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle me parle en ma faveur. Mais n’est-ce pas dans mon cœur qu’elle se fait entendre avec la même violence ? Ô hommes, c’est à vous que j’en appelle ! Quel est celui d’entre vous qui, sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépens de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité et du secret ? Mais, continuera-t-il, je suis équitable et sincère. Si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné. La raison le veut, et j’y souscris. Je ne suis pas assez injuste pour exiger d’un autre un sacrifice que je ne veux point lui faire. »
  IV. J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale.
  V. Que répondrons-nous donc à votre raisonneur violent, avant que de l’étouffer ? Que tout son discours se réduit à savoir s’il acquiert un droit sur l’existence des autres en leur abandonnant la sienne ; car il ne veut pas seulement être heureux, il veut encore être équitable, et par son équité écarter loin de lui l’épithète de méchant ; sans quoi il faudrait l’étouffer sans lui répondre. Nous lui ferons donc remarquer que quand bien même ce qu’il abandonne lui appartiendrait si parfaitement qu’il en pût disposer à son gré, et que la condition qu’il propose aux autres leur serait encore avantageuse, il n’a aucune autorité légitime pour la leur faire accepter ; que celui qui dit : « je veux vivre » a autant de raison que celui qui dit : « je veux mourir » ; que celui-ci n’a qu’une vie, et qu’en l’abandonnant il se rend maître d’une infinité de vies ; que son échange serait à peine équitable, quand il n’y aurait que lui et un autre méchant sur toute la surface de la terre ; qu’il est absurde de faire vouloir à d’autres ce qu’on veut ; qu’il est incertain que le péril qu’il fait courir à son semblable soit égal à celui auquel il veut bien s’exposer ; que ce qu’il permet au hasard peut n’être pas d’un prix disproportionné à ce qu’il me force de hasarder ; que la question du droit naturel est beaucoup plus compliquée qu’elle ne lui paraît ; qu’il se constitue juge et partie, et que son tribunal pourrait bien n’avoir pas la compétence dans cette affaire.
  VI. Mais si nous ôtions à l’individu le droit de décider de la nature du juste et de l’injuste, où porterons-nous cette grande question ? Où ? Devant le genre humain : c’est à lui seul qu’il appartient de la décider, parce que le bien de tous est la seule passion qu’il ait. Les volontés particulières sont suspectes ; elles peuvent être bonnes ou méchantes, mais la volonté générale est toujours bonne ; elle n’a jamais trompé, elle ne trompera jamais. Si les animaux étaient d’un ordre à peu près égal au nôtre ; s’il y avait des moyens sûrs de communication entre eux et nous ; s’ils pouvaient nous transmettre évidemment leur sentiments et leurs pensées, et connaître les nôtres avec la même évidence ; en un mot, s’ils pouvaient voter dans une assemblée générale, il faudrait les y appeler ; et la cause du droit naturel ne se plaiderait plus par-devant l’humanité, mais par-devant l’animalité. Mais les animaux sont séparés de nous par des barrières invariables et éternelles ; et il s’agit ici d’un ordre de connaissances et d’idées particulières à l’espèce humaine, qui émanent de sa dignité et qui la constituent.
  VII. C’est à la volonté générale que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre ou de mourir. C’est à elle de fixer les limites de tous les devoirs. Vous avez le droit naturel le plus sacré à tout ce qui ne vous est point contesté par l’espèce entière. C’est elle qui vous éclairera sur la nature de vos pensées et de vos désirs. Tout ce que vous concevrez, tout ce que vous méditerez sera bon, grand, élevé, sublime, s’il est de l’intérêt général et commun. Il n’y a de qualité essentielle à votre espèce que celle que vous exigez dans tous vos semblables pour votre bonheur et pour le leur. C’est cette conformité de vous à eux tous et d’eux tous à vous qui vous marquera quand vous sortirez de votre espèce, et quand vous y resterez. Ne la perdez donc jamais de vue, sans quoi vous verrez les notions de la bonté, de la justice, de l’humanité, de la vertu, chanceler dans votre entendement. Dites-vous souvent : « Je suis homme, et je n’ai d’autres droits naturels véritablement inaliénables que ceux de l’humanité. »
  VIII. Mais, me direz-vous, où est le dépôt de cette volonté générale ? Où pourrai-je la consulter ? — Dans les principes du droit écrit de toutes les nations policées ; dans les actions sociales des peuples sauvages et barbares ; dans les conventions tacites des ennemis du genre humain entre eux, et même dans l’indignation et le ressentiment, ces deux passions que la nature semble avoir placées jusque dans les animaux pour suppléer au défaut des lois sociales et de la vengeance publique.
  IX. Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe V ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une générale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé.
DIDEROT, Encyclopédie (1751-1772).

 

d'HOLBACH
De l'injustice.

 

  Pour fixer nos idées sur les actions des hommes, il est utile de les définir avec précision. Cela posé, le vol est toute action qui prive un homme injustement et contre son gré de ce qu’il a droit de posséder : c’est une violation de la propriété que toute société s’engage à conserver à chacun de ses membres. Nulle loi ne peut autoriser des actions contraires au but de la société. Ainsi tout homme juste ne se prêtera jamais à des opinions introduites par la tyrannie, et contredites hautement par l’équité naturelle ; celle-ci défend à tous les hommes de s’emparer du bien des autres, et fait un crime du vol sous quelque nom qu’on cherche à le couvrir. Elle montre que les conquêtes sont des vols de royaumes et de provinces, et que les guerres injustes sont des assassinats. Elle montre que les impôts qui n’ont pas pour objet l’utilité publique, sont des vols avérés ; que les profits illicites, les émoluments injustes, le refus de payer ses dettes, les extorsions, les rapines et les concussions du despotisme sont des vols aussi criminels que ceux qui se font sur les grands chemins. Les voleurs ordinaires peuvent du moins rejeter leurs crimes sur la misère, sur le besoin, sur la nécessité qui ne connaît point de loi ; au lieu que les tyrans et leurs suppôts ne volent souvent que pour acquérir du superflu, dont ils ne font qu’un usage évidemment contraire au bonheur, et de la société particulière, et de tout le genre humain.
  Lorsque les nations sont corrompues, elles s’apprivoisent aisément avec les actions les plus criminelles. D’ailleurs, le nombre et le rang des coupables semblent ennoblir la conduite la plus déshonorante ; et la négligence des législateurs paraît en quelque sorte l’absoudre. Un grand qui emprunte de tous côtés ; un prodigue qui, après avoir follement dissipé sa fortune, ruine ses créanciers ; un commerçant qui, abusant de la confiance qu’on lui montre, dérange, par son inconduite ou ses entreprises hasardeuses, ses affaires propres, et fait banqueroute aux autres, ne sont le plus souvent, ni punis, ni déshonorés ; ils se montrent effrontément dans le monde, et quelquefois même y font trophée de leurs escroqueries. Mais aux yeux de l’homme juste, ces différents personnages ne sont que d’infâmes voleurs que les lois devraient punir, ou du moins qu’à leur défaut la bonne compagnie devrait exclure sans pitié. Si ceux qui vivent aux dépens des autres sont des voleurs, les adhérents et les parasites du prodigue ou du fripon endetté sont de vrais receleurs.
  La morale nous fait porter un même jugement de tous ces vendeurs de mauvaise foi, qui, sans pudeur et sans remords, profitent de la simplicité, du peu de connaissance ou du besoin des autres pour les tromper indignement.
  Bien des marchands se persuadent que leur profession les met en droit de saisir toutes les occasions de gagner ; que tout gain est légitime ; et ceux mêmes qui en tout autre chose craindraient de violer les règles de la probité la plus sévère et de blesser leur conscience, n’ont plus ni probité ni conscience dès qu’il s’agit de leur métier. Bien plus il est des hommes assez pervers pour se vanter ouvertement de l’abus honteux qu’ils ont fait de la crédulité des autres. L’ignorance trop commune où vit le peuple des grands principes de la justice, fait que, surtout dans les grandes villes, presque tous les petits marchands sont voleurs et fripons. Ce n’est que chez les commerçants d’un ordre plus relevé qu’on trouve de l’honneur et de la bonne foi ; sentiments que la bonne éducation peut seule inspirer.
  L’indigence, la paresse, le vice poussent communément au crime. Les hommes qui jouissent du nécessaire, ou qui l’obtiennent par leur travail, qui n’ont point de vices à satisfaire, ne sont guère tentés de voler ni de troubler la société. Les vices font commettre des crimes, pour contenter des vices dont on a contracté la malheureuse habitude. L’homme du peuple, dès qu’il est sans rien faire, devient nécessairement vicieux et se livre à toutes sortes de crimes pour assouvir ses nouveaux besoins. L’homme opulent et puissant est communément rempli de vices et de besoins, parce qu’il est désœuvré ; la fortune la plus ample suffisant à peine pour rassasier sa cupidité, il se croit forcé de recourir au crime, dans l’espoir frivole de se rendre plus heureux.
  L’injustice peut se définir, en général, une disposition à violer les droits des autres en faveur de notre intérêt personnel. La tyrannie est l’injustice exercée contre toute la société par ceux qui la gouvernent. Toute autorité légitime n’étant fondée que sur les avantages que l’on procure à ceux sur qui elle est exercée, cette autorité devient une tyrannie dès qu’on en abuse contre eux ; elle n’est alors qu’une usurpation odieuse. Comme ce n’est qu’en vue de jouir des avantages de la justice que les hommes vivent en société, on voit très clairement que l’injustice anéantit le pacte social, et que pour lors la société ne rassemble plus que des ennemis toujours prêts à se nuire, des oppresseurs et des opprimés.
  L’injustice relâche et dissout les liens de la société conjugale ; un mari, devenu tyran, n’est pas en droit d’attendre de sa femme des sentiments d’amour ; un père injuste ne trouve que des ennemis dans ses propres enfants ; un maître injuste se doit pas compter sur l’attachement de ses serviteurs ; tout homme injuste semble, par sa conduite, annoncer à ceux qui ont des rapports avec lui, qu’il renonce à leur affection, qu’il consent à leur haine, qu’il n’a besoin de personne, qu’il ne songe qu’à lui. En un mot la justice est le soutien du monde, et l’injustice est la source de toutes les calamités dont il est affligé.
d'HOLBACH, La Morale Universelle, ou Les devoirs de l’homme fondés sur la Nature (1776).