LA JUSTICE
DISSERTATIONS

 

 

 

EXEMPLE 1

  « Seul le droit naturel, produit de la Raison humaine, et peut-être d’une intuition supérieure, peut nous fournir une idée universelle et valable de la justice. », affirme Léo Strauss Droit naturel et histoire, 1953).
  Vous direz dans quelle mesure on peut souscrire à ce jugement en vous aidant des œuvres au programme.

 

1) MISE EN PLACE DU SUJET :

- Léo Strauss installe ici un débat classique entre le droit naturel et le droit positif. L'un et l'autre ont encore aujourd'hui leurs partisans et leurs détracteurs, tant nous sommes avec cette question au cœur d'une problématique essentielle de la justice dans ses rapports avec le droit : celui-ci est-il issu d'une norme universelle, produit de Dieu ou de la Raison ? est-il au contraire installé dans la précarité, la variabilité des sociétés humaines, comme Montaigne a pu le soutenir ? Léo Strauss se prononce clairement pour la première position, c'est-à-dire pour le droit naturel, et plutôt donc contre une vision moderne installée, elle, dans le relativisme juridique.
- Notre sujet nous convie à examiner cette position en nous demandant si l'affirmation d'un droit naturel est la condition indispensable de la justice, si, en d'autres termes, un certain abandon de la pensée au relativisme juridique exclut la possibilité de toute justice.

PROBLÉMATIQUE : La justice ne peut-elle s'appliquer qu'en vertu du droit naturel ?

   Aidez-vous des éléments suivants (des citations, utilisables dans l'une ou l'autre des trois parties, vous sont fournies dans le désordre) pour étoffer le plan :

 

CITATIONS

1. Il n'est pas possible que Dieu fasse jamais rien d'injuste; dès qu'on suppose qu'il voit la justice, il faut nécessairement qu'il la suive: car, comme il n'a besoin de rien, et qu'il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le serait sans intérêt. Ainsi, quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice, c'est à dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité. Voilà (...) ce qui m'a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu'il faudrait se dérober à soi même.
 Montesquieu, De l'Esprit des lois.

2. La justice est humaine, tout humaine, rien qu'humaine. C'est lui faire tort que de la rapporter, de près ou de loin, directement ou indirectement, à un principe supérieur ou antérieur à l'humanité.
Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l'Église.

3. Ils sont plaisants, ces philosophes quand, pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il en est certaines qui sont fermes, perpétuelles, et immuables, et qu’ils nomment naturelles, qui sont inscrites dans le genre humain du fait même de leur essence propre. Et de celles-là, il en est qui en comptent trois, d’autres quatre, les uns plus, les uns moins : signe que c’est là une marque aussi douteuse que le reste ! Or ils sont si malchanceux — car comment appeler, sinon malchance, le fait que dans un nombre infini de lois, on n’en trouve même pas une seule à qui la chance et l’audace du sort aient permis d’être universellement reconnue par tous les peuples ? — ils sont si malchanceux, dis-je, que des trois ou quatre lois qu’ils ont choisies, il n’en est pas une seule qui ne soit désavouée, et pas seulement par un peuple, mais plusieurs. Et pourtant, l’approbation universelle est bien le seul critère vraisemblable sur lequel fonder l’existence de lois naturelles : car ce que la nature nous aurait vraiment ordonné, nous le suivrions sans aucun doute d’un commun accord. Et c’est non seulement tout peuple, mais tout individu qui ressentirait la force et la violence que lui ferait subir celui qui voudrait le pousser à transgresser cette loi. Qu’ils m’en présentent donc une de ce genre !
Montaigne, Essais.

4. Il y a depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l'expérience des crimes commis, soufferts et observés, s'attend invinciblement à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain. Le bien est la seule source de sacré. Il n'y a de sacré que le bien et ce qui est relatif au bien.
Simone Weil, Écrits de Londres et dernières lettres.

5. Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s'est si bien diversifié qu'il n'y en a point.
Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui ? Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.
Pascal, Pensées.

6. Nous devons imaginer que ceux qui s'engagent dans la coopération sociale choisissent ensemble, par un seul acte collectif, les principes qui doivent fixer les droits et les devoirs de base et déterminer la répartition des avantages [...] Le choix que des êtres rationnels feraient, dans cette situation hypothétique d'égale liberté, détermine les principes de la justice.
J. Rawls, Théorie de la justice.

7.  La justice est un idéal irrationnel. Si indispensable qu’elle puisse être à la volonté et à l’action, elle échappe à la connaissance rationnelle et la science du droit ne peut explorer que le domaine du droit positif.
Hans Kelsen, Théorie pure du droit .

8. L’idée d’un jugement de Dieu n’a pas seulement pour fonction de permettre de penser que chacun, celui qui goûte les fastes de la gloire en cette vie comme celui qui échoue sur une rive solitaire, humilié et vaincu, sera un jour jugé et rétribué avec équité. Elle répond aussi à l’effroi suscité par le spectacle d’une histoire qui ignore le nom et le visage de ceux qu’elle sacrifie à ses causes, sublimes ou vaines. La crainte de savoir que le temps viendra où pensées, paroles et actes seront dûment pesées, sans compromis cette fois et en appréciant tout ce qui resta invisible aux tribunaux terrestres, ne suscite pas seulement l’idée de réparation ou la désinvolture de la fronde. Elle ouvre aussi à l’expérience d’un Dieu qui « fera sécher les larmes sur tout visage » et qui accordera consolation à ceux qui maintenant, ploient sous une détresse parfois indicible.
Catherine Chalier, Tribunal terrestre et tribunal céleste.

9. Souvent le droit positif restreint le droit naturel, parce que les lois des hommes ne sont pas aussi parfaites que les lois de l'Auteur de la nature, et parce que les lois humaines sont quelquefois surprises par des motifs dont la raison éclairée ne reconnaît pas toujours la justice ; ce qui oblige ensuite la sagesse des Législateurs d'abroger des lois qu'ils ont faites eux-mêmes. La multitude de lois contradictoires et absurdes établies successivement chez les nations, prouve manifestement que les lois positives sont sujettes à s'écarter souvent des règles immuables de la justice, et de l'ordre naturel le plus avantageux à la société.
Quesnay, Journal de l’agriculture, du commerce et des finances .

10. Le droit naturel est tout à la fois réduit dans son objet et supérieur dans sa position, relativement aux législations humaines qu'il inspire et qu'il domine. C'est ce qui explique un phénomène remarquable : les législations positives, bien que très différentes les unes des autres, sont en général conformes au droit naturel. C'est ce qui fait encore que le droit naturel, au milieu de cette diversité des législations, possède l'unité : il est simple et immuable. Depuis que la philosophie a commencé à étudier ces grands problèmes, les hommes se sont mis peu à peu d'accord sur les principes essentiels, pour l'éternel honneur de la raison.
M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil.

 

2) PLAN :

I - Thèse : pour le droit naturel.

a) L'homme a besoin de cohérence. Le sens du juste s'éveille très tôt en lui. Le droit naturel permet une entente commune dans l'adhésion aux lois.
     Le remords, l'espoir de récompense, l'attente de punition sont des phénomènes essentiels de la vie morale.
     citations 1, 4, 8.

b) Le droit naturel évite la variabilité, la subjectivité des lois et assure leur observance.
     citations 5, 9.

II - Antithèse : pour le droit positif.

a) Figé de toute éternité, le droit naturel ne peut plus évoluer selon les mœurs. Le droit positif laisse s'exprimer une part essentielle de la justice qui est la charité
     L'opposition entre les Erinyes et les jeune dieux montre chez Eschyle cette nécessaire évolution des codes.
     citation 3, 7.

b) Le "sens du juste" n'est que le produit relatif d'une éducation.
    citation 2.

III - Synthèse : le droit naturel dans le droit positif.

a) Il existe dans le cadre du droit positif une certaine transcendance : celle de la raison ou de la volonté générale.
     citations 6, 10.

b) La justice humaine est toujours soucieuse de faire oublier son origine relative en donnant aux lois un caractère absolu, en se parant d'une certaine solennité.
      Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillotent en chaffourés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S'ils avaient la véritable justice, et si les médecins avaient le vrai art de guérir ils n'auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même, mais n'ayant que des sciences imaginaires il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire et par là en effet ils s'attirent le respect. (Pascal, Pensées)

 

Ainsi le droit naturel semble inséparable de l'idée de justice. Pour Léo Strauss, d'ailleurs, le relativisme que l'on peut constater dans les lois n'implique en aucune manière l'inexistence d'un droit naturel : « Montrer que les conceptions de la justice ont varié n'est pas prouver l'inexistence du droit naturel ou l'impossibilité de le connaître. Cette diversité, on peut la comprendre comme la diversité des erreurs qui, loin de réfuter l'existence de la vérité unique, l'impliquent au contraire. [..] Il est parfaitement possible que le droit naturel informe, pour ainsi dire, la diversité infinie des conceptions de la justice et des lois, ou autrement dit, qu'il soit à la racine de toutes les lois. » (ibid.)

 

 

EXEMPLE 2

  « La justice est humaine, tout humaine, rien qu’humaine ; c’est lui faire tort que de la rapporter, de près ou de loin, à un principe supérieur ou antérieur à l’humanité », affirme P. J. Proudhon dans De la justice dans la Révolution et dans l’Église.
  Vous vous demanderez si la lecture des œuvres au programme justifie cette affirmation.

 

1) MISE EN PLACE DU SUJET :

- Voici un sujet voisin du précédent pour lequel nous proposons un simple entraînement à la construction des deux premières parties de la dissertation. En s'inspirant du plan précédent, on pourra soit imaginer une synthèse possible soit élaborer avec ces seules deux parties un plan concessif.

PROBLÉMATIQUE : Le droit positif suffit-il à la justice ?

 

2) EXERCICE :

Reconstituez le raisonnement en classant les arguments suivants, assortis de leur exemple respectif, autour de deux grandes parties :


I – Une justice pleinement humaine.
II – Une justice au-dessus des hommes.


1 - Dans Les Raisins de la colère, le pasteur Casy ne se satisfait plus d’une réponse transcendante et abandonne sa charge. La vraie justice doit selon lui être humaine et naître du réel, non d’une révélation incertaine.

2 - La justice des hommes est relative et variable.

3 – Pour Pascal, Dieu est le seul dépositaire de la vraie justice. Il en a révélé des bribes aux hommes, qui peuvent se tourner vers Lui et espérer que, par sa grâce, ils accèdent à une meilleure connaissance de la seule vraie justice.

4 - Il revient aux hommes et à eux seuls de mettre en place des lois organisant le monde de manière équitable pour éviter le chaos.

5 - Dans Les Choéphores, Oreste obéit aveuglément à l'oracle d'Apollon qui lui enjoint de tuer sa mère. Dans Les Raisins de la colère, des fondamentalistes proches de la folie nuisent à l’ordre du camp de Weedpatch.

6 - Selon Pascal, les lois des hommes changent et ne s’appliquent nulle part de la même manière. Pas de justice universelle : est-ce encore une vraie justice ? « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »

7 - La justice doit rester du ressort des hommes pour éviter confusion, chaos et désordre : la justice de Dieu en effet reste inconnaissable et susceptible d’interprétations différentes.

8 - Les hommes peuvent faire servir la justice à leurs intérêts égoïstes.

9 - Pour Aristote, la véritable justice humaine ne réside pas dans les lois mais dans cette aptitude naturelle, cette vertu qu’est l’équité : elle a pour rôle d’actualiser les lois grâce à la conscience et à la raison.

10 - La justice a besoin d’universalité pour transcender les querelles des hommes.

11 - L’attribution de la justice à une instance supérieure peut conduire aux superstitions et au fanatisme.

12 - Les hommes sont capables de construire une justice qui ne s’indexe plus sur l’intérêt du plus fort mais sur celui de l’ensemble du groupe. Cette volonté générale, en s’opposant à une loi injuste, crée une justice évolutive, à la taille des hommes. Ainsi dans Les Euménides, c'est une instance humaine qui, sous le patronage d'Athéna, règle le sort d'Oreste.

13 - Dans Les Raisins de la colère des lois injustes sont au service des puissants.

14 - Des nouvelles lois sont inventées par les migrants au camp de Weedpatch. Même Pascal reconnaît que, malgré son imperfection, la justice humaine possède la fonction politique incontestable et nécessaire d'assurer la paix sociale.

15 - Les hommes peuvent puiser secours et consolation dans l’idée d’une justice divine.

16 - Les querelles sur les critères de justice, la faillibilité des hommes, les revirements de jurisprudence menacent d’entraîner un discrédit général de la justice : on peut penser aux conséquences des erreurs judiciaires (Calas, Dreyfus).