L E TEMPS VÉCU
TEXTES

 

 

SÉNÈQUE
Vivez dès à cette heure.

 

Chapitre IX.
(1) Peut-il y avoir pour les hommes (je dis ceux qui se piquent de prudence, et qui sont le plus laborieusement occupés) de soin plus important que d’améliorer leur existence ? Ils arrangent leur vie aux dépens de leur vie même ; ils s’occupent d’un avenir éloigné : or, différer c’est perdre une grande portion de la vie ; tout délai commence par nous dérober le jour actuel, il nous enlève le présent en nous promettant l’avenir. Ce qui nous empêche le plus de vivre, c’est l’attente qui se fie au lendemain. Vous perdez le jour présent : ce qui est encore dans les mains de la fortune, vous en disposez ; ce qui est dans les vôtres, vous le laissez échapper. Quel est donc votre but ? jusqu’où s’étendent vos espérances ? Tout ce qui est dans l’avenir est incertain : vivez dès à cette heure.
(2) C’est ce que vous crie le plus grand des poètes ; et comme dans une inspiration divine, il vous adresse cette salutaire maxime : « Le jour le plus précieux pour les malheureux mortels, est celui qui
s’enfuit le premier. » Pourquoi temporiser ? dit-il ; que tardez-vous ? Si vous ne saisissez ce jour, il s’envole, et même quand vous le tiendriez, il vous échappera. Il faut donc combattre la rapidité du temps, par votre promptitude à en user. C’est un torrent rapide qui ne doit pas couler toujours : hâtez-vous d’y puiser.
(3) Admirez comment, pour vous reprocher vos pensées infinies, le poète ne dit point, la vie la plus précieuse, mais le jour le plus précieux. Arrière, en présence du temps qui fuit si rapidement, cette sécurité, cette indolence, et cette manie d’embrasser, au gré de notre avidité, une longue suite de mois et d’années ! Le poète ne vous parle que d’un jour, et d’un jour qui fuit.
(4) Il ne faut donc pas en douter : le jour le plus précieux est celui qui le premier échappe aux mortels malheureux, c’est-à-dire occupés ; et qui, enfants encore même dans la vieillesse, y arrivent sans préparation et désarmés. En effet, ils n’ont rien prévu ; ils sont tombés dans la vieillesse subitement, sans s’y attendre ; ils ne la voient point chaque jour plus proche.
(5) Un récit, une lecture ou la distraction intérieure de leurs pensées, trompe les voyageurs sur la longueur du chemin ; et ils s’aperçoivent qu’ils sont arrivés, avant d’avoir songé qu’ils approchaient : il en est ainsi du chemin continuel et rapide de la vie ; dans la veille comme dans le sommeil, nous le parcourons d’un pas égal, et, occupés que nous sommes, nous ne nous en apercevons qu’à son terme.

Chapitre X.
(1) Ces propositions, si je les voulais soumettre à des divisions, à une argumentation en forme, me fourniraient cent preuves pour établir que la vie des hommes occupés est infiniment courte. Fabianus, non pas un de ces philosophes de l’école, mais un vrai sage à la manière antique, avait coutume de dire : « C’est à force ouverte, et non par des subtilités qu’il faut combattre contre nos passions. Pour repousser une telle milice, je n’approuve point les petites attaques, mais une charge impétueuse. Ce n’est pas assez de déjouer leurs stratagèmes, il faut les confondre. »
Cependant, en reprochant aux hommes leurs erreurs, on doit les éclairer, et ne se pas borner à les plaindre.
(2) La vie se divise en trois temps : le présent, le passé et l’avenir. Le présent est court, l’avenir incertain ; le passé seul est assuré : car sur lui la fortune a perdu ses droits ; et il n’est au pouvoir de personne d’en disposer de nouveau.
(3) Les hommes occupés d’affaires n’en tirent aucun parti, car ils n’ont pas le loisir de porter un regard en arrière ; et quand ils l’auraient, des souvenirs mêlés de regrets ne leur sont point agréables. C’est malgré eux qu’ils se rappellent le temps mal employé ; ils n’osent se retracer des vices dont la laideur s’effaçait devant la séduction du plaisir présent, mais qui, au souvenir, se montrent à découvert. Nul homme ne se reporte volontiers dans le passé, si ce n’est celui qui a toujours soumis ses actions à la censure de sa conscience, qui jamais ne s’égare.
(4) Mais celui qui fut dévoré d’ambition, celui qui se montrait insolemment dédaigneux, qui abusa sans mesure de la victoire, celui qui fut un fourbe, un déprédateur avare, un dissipateur insensé, doit nécessairement craindre ses souvenirs. Et cependant cette portion de notre vie est sacrée, irrévocable : elle se trouve hors de la puissance des évènements humains et affranchie de l’empire de la fortune. Ni la pauvreté, ni la crainte, ni l’atteinte des maladies ne peuvent la troubler : elle ne saurait être ni agitée, ni ravie ; nous en jouirons à jamais et à l’abri des alarmes. C’est seulement l’un après l’autre que chaque jour devient présent, et encore n’est-ce que par instants qui se succèdent ; mais tous les instants du passé se représenteront à vous, quand vous l’ordonnerez : vous pourrez à votre gré les passer en revue, les retenir. C’est ce que les hommes occupés n’ont pas le loisir de faire.
(5) Une âme paisible et calme est toujours a même de revenir sur toutes les époques de sa vie ; mais l’esprit des hommes affairés est sous le joug : ils ne peuvent se détourner ni reporter leurs regards en arrière. Leur vie s’est engloutie dans un abîme ; et comme une liqueur, quelque abondamment que vous la versiez, se perd si un vase ne la reçoit et ne la conserve ; de même que sert le temps, quelque long qu’il vous soit donné, s’il n’est aucun fond qui le contienne ? Il s’évapore au travers de ces âmes sans consistance et percées à jour.
(6) Le présent est très court, si court, que quelques hommes ont nié son existence. En effet, il est toujours en marche, il vole et se précipite : il a cessé d’être, avant d’être arrivé ; il ne s’arrête pas plus que le monde ou les astres, dont la révolution est éternelle, et qui ne restent jamais dans la même position. Le présent seul appartient donc aux hommes occupés : il est si court, qu’on ne peut le saisir ; et, cependant qu’ils sont tiraillés, distraits par mille affaires, ce temps même leur échappe. [...]

Chapitre XV
Les honneurs, les monuments, tout ce que l’ambition obtient par des décrets, tous les trophées qu’elle peut élever, s’écroulent promptement : le temps ruine tout, et renverse en un moment ce qu’il a consacré. Mais la sagesse est au-dessus de ses atteintes. Aucun siècle ne pourra ni la détruire, ni l’altérer. L’âge suivant et ceux qui lui succéderont, ne feront qu’ajouter, à la vénération qu’elle inspire ; car l’envie s’attache à ce qui est proche, et plus volontiers l’on admire ce qui est éloigné.
(5) La vie du sage est donc très étendue ; elle n’est pas renfermée dans les bornes assignées au reste des mortels. Seul il est affranchi des lois du genre humain : tous les siècles lui sont soumis comme à Dieu : le temps passé, il en reste maître par le souvenir ; le présent, il en use ; l’avenir, il en jouit d’avance. Il se compose une longue vie par la réunion de tous les temps en un seul.

Chapitre XVI.
(1) Mais combien est courte et agitée la vie de ceux qui oublient le passé, négligent le présent, craignent pour l’avenir ! Arrivés au dernier moment, les malheureux comprennent trop tard qu’ils ont été si longtemps occupés à ne rien faire.
(2) Et, de ce qu’ils invoquent quelquefois la mort, n’allez pas en conclure que leur vie soit longue : leur folie les agite de passions désordonnées qui les précipitent même vers ce qu’ils craignent ; aussi ne désirent-ils souvent la mort que parce qu’ils la redoutent.
(3) Ne regardez pas non plus comme une preuve qu’ils vivent longtemps, si le jour, souvent, leur paraît long, et qu’en attendant le moment fixé pour leur souper, ils se plaignent que les heures s’écoulent avec lenteur ; car si quelquefois leurs occupations les quittent, ils sont tout accablés du loisir qu’elles leur laissent ; ils ne savent ni comment en faire usage, ni comment s’en débarrasser : aussi cherchent-ils une occupation quelconque : et tout le temps intermédiaire devient un fardeau pour eux. Cela certes est si vrai, que, si un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si l’époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours d’intervalle.
(4) Tout retardement à l’objet qu’ils désirent leur semble long. Mais le moment après lequel ils soupirent est court et fugitif, et devient encore plus rapide par leur faute ; car d’un objet ils passent à un autre, et aucune passion ne peut seule les captiver. Pour eux les jours ne sont pas longs mais insupportables. Combien, au contraire, leur paraissent courtes les nuits qu’ils passent dans les bras des prostituées et dans les orgies !
(5) Aussi les poètes, dont le délire entretient par des fictions les égarements des hommes, ont-ils feint que Jupiter, enivré des délices d’une nuit adultère en doubla la durée. N’est-ce pas exciter nos vices que de les attribuer aux dieux, et de donner pour excuse a la licence de nos passions les excès de la Divinité ? Pourraient-elles ne leur point paraître courtes, ces nuits qu’ils achètent si cher ? Ils perdent le jour dans l’attente de la nuit, et la nuit dans la crainte du jour.
SÉNÈQUE, De la brièveté de la vie (~ 49-55).

 

saint AUGUSTIN
Une question si ordinaire et si mystérieuse.

 

XIV. [...] Qu’est-ce donc que le temps ? Qui pourra le dire clairement et en peu de mots ? Qui pourra le saisir même par la pensée, pour traduire cette conception en paroles ? Quoi de plus connu, quoi de plus familièrement présent à nos entretiens, que le temps ? Et quand nous en parlons, nous concevons ce que nous disons; et nous concevons ce qu’on nous dit quand on nous en parle.
Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ?

XV. QUELLE EST LA MESURE DU TEMPS ? 18. Et cependant nous disons qu’un temps est long et qu’un temps est court, et nous ne le disons que du passé et de l’avenir; ainsi, par exemple, cent ans passés, cent ans à venir, voilà ce que nous appelons longtemps; et, peu de temps : dix jours écoulés, dix jours à attendre. Mais comment peut être long ou court ce qui n’est pas ? car le passé n’est plus, et l’avenir n’est pas encore. Cessons donc de dire : Ce temps est long; disons du passé : il a été long; et : il sera long, de l’avenir. Seigneur mon Dieu, ma lumière, votre vérité ne se moquera-t-elle pas de l’homme qui parle ainsi ? Car ce long passé, est-ce quand il était déjà passé qu’il a été long, ou quand il était encore présent ? En effet, il n’a pu être long que tant qu’il fut quelque chose qui pût être long. Mais, passé, il n’était déjà plus; et comment pouvait-il être long, lui qui n’avait plus d’être? Ne disons plus donc : Le passé a été long : car nous ne retrouverons pas ce qui a été long, puisque du moment où il passe, il n’est plus. Disons : Ce temps présent a été long, car il était long en tant que présent. Il ne s’était pas encore écoulé au non-être, il était donc quelque chose qui pouvait être long. Mais aussitôt qu’il a passé, aussitôt il a cessé d’être long, en cessant d’être. 19. Voyons donc, ô âme de l’homme, si le temps présent peut être long; car tu as reçu la faculté de concevoir et de mesurer ses pauses. Que vas-tu me répondre ? Est-ce un long temps que cent années présentes ? Vois d’abord si cent années peuvent être présentes. Est-ce la première qui s’accomplit ? elle seule est présente; les quatre-vingt-dix-neuf autres sont à venir; et, partant, ne sont pas encore. Est-ce la seconde ? il en est une déjà passée; une présente; le reste est futur. Ainsi de toute année que nous fixerons comme présente dans la révolution d’un siècle; tout ce qui la devance est passé; tout ce qui la suit est futur. Cent années ne sauraient donc être présentes. Mais vois si du moins l’année actuelle est elle-même présente. Est-ce son premier mois qui court ? les autres sont à venir. Est-ce le second ? le premier est déjà passé; le reste n’est pas encore; ainsi l’année actuelle n’est pas tout entiére présente : et, partant, ce n’est pas une année présente; car l’année, c’est douze mois, dont chacun à son tour est présent; le reste, passé ou futur. Et le mois courant, même, n’est pas présent, mais un seul de ses jours. Est-il le premier ? le reste est dans l’avenir. Est-il le dernier ? le reste est dans le passé. Est-il intermédiaire ? il est entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. 20. Voilà donc ce temps présent que nous avons trouvé le seul qu’on pût appeler long; le voilà réduit à peine à l’espace d’un jour. Et ce jour même, encore, discutons-le; non, ce seul jour n’est pas tout entier présent : car il s’accomplit en vingt-quatre heures, douze de jour, douze de nuit, dont la première précède, et la dernière suit toutes les autres, l’intermédiaire suit et précède. Et cette même heure se compose elle-même de parcelles fugitives. Tout ce qui s’en détache, s’envole dans le passé; ce qui en reste est avenir. Que si l’on conçoit un point dans le temps sans division possible de moment, c’est ce point-là seul qu’on peut nommer présent. Et ce point vole, rapide, de l’avenir au passé, durée sans étendue; car s’il est étendu, il se divise en passé et avenir. Ainsi, le présent est sans étendue. Où donc est le temps que nous puissions appeler long ? Est-ce l’avenir ! Non: car il ne peut être long sans être. Nous disons donc : Il sera long. Mais quand le sera-t-il ? Non sans doute tant qu’il sera avenir, n’étant pas encore, pour être long. Que s’il ne doit être long qu’au moment où, de futur, il commencera d’être ce qu’il n’est pas encore, c’est-à-dire présent, ayant un être, et de quoi être long, n’oublions pas que le présent nous a crié à haute voix : Non, je ne saurais être long.

XVI. COMMENT SE MESURE LE TEMPS ? 21. Et pourtant, Seigneur, nous apercevons bien les intervalles des temps, nous les comparons entre eux, et nous disons les uns plus longs, les autres plus courts; nous mesurons encore la différence; nous constatons qu’elle est double, triple, etc., ou nous affirmons l’égalité. Mais notre aperception qui mesure les temps ne mesure que leur passage : car le passé, qui n’est plus, l’avenir, qui n’est pas encore, peuvent-ils se mesurer, à moins que l’on ne prétende que le néant soit mesurable ? Ce n’est donc que dans sa fuite que le temps s’aperçoit et se mesure. Est-il passé ? il n’est point mesurable, car il n’est plus,

XVII. OU EST LE PASSÉ, OU EST L’AVENIR ? 22. Je cherche, ô Père, je n’affirme rien; mon Dieu, soyez l’arbitre et le guide de mes efforts. Qui oserait me dire qu’il n’existe pas trois temps, comme notre enfance l’a appris, comme nous l’enseignons à l’enfance : le passé, le présent et l’avenir, mais que le présent seul existe, les deux autres n’étant point ? Ou bien faut-il dire qu’ils sont; et que le temps sort d’une retraite inconnue, quand, de futur, il devient présent, et qu’il rentre dans une autre, également inconnue, quand, de présent, il devient passé? Car si l’avenir n’est pas encore, où donc l’ont vu ceux qui l’ont prédit ? Ce qui n’est pas peut-il se voir? Et les narrateurs du passé seraient-ils vrais, si ce passé n’était -visible à leur esprit? Et pourraient-ils se voir, l’un et l’autre, s’ils n’étaient que pur néant ? Il faut donc que le passé et l’avenir aient un être.

XVIII. COMMENT LE PASSÉ ET L’AVENIR SONT PRÉSENTS. 23. Permettez-moi, Seigneur, de chercher encore. O mon espérance, éloignez le trouble de mes efforts. S’il est vrai que l’avenir et le passé soient, où sont-ils ? Si cette connaissance est encore au-dessus de moi, je sais pourtant que, où qu’ils soient, ils n’y sont ni passé, ni futur, mais présent : le futur, comme tel, n’y est pas encore; le passé, comme tel, n’y est déjà plus. Où donc qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont qu’en tant que présent. Ainsi dans un récit véritable d’événements passés, la mémoire ne reproduit pas les réalités qui ne sont plus, mais les mots nés des images qu’elles ont laissés en passant par nos sens, comme les traces de leurs pas. Mon enfance évanouie est dans le passé, évanoui comme elle. Mais quand j’y pense, quand j’en parle, je revois son image dans le temps présent, parce qu’elle est encore dans ma mémoire. Est-ce ainsi que se prédit l’avenir ? Est-ce en présence d’images, messagères de ce qui n’est pas encore ? Mon Dieu, je confesse ici mon ignorance. Mais ce dont je suis certain, c’est que d’ordinaire nous préméditons nos actes futurs; que cette préméditation est présente, tandis que l’acte prémédité, en tant que futur, n’est pas encore. Notre préméditation commençant à se réaliser, l’acte sera, non plus à venir mais présent. 24. Quel que soit donc ce secret pressentiment de l’avenir, on ne saurait voir que ce qui est. Or, ce qui est déjà, n’est point à venir, mais présent. Ainsi voit l’avenir, ce n’est pas voir ces réalités futures qui ne sont pas encore, mais peut-être les causes et les symptômes qui existent déjà; prémices de l’avenir déjà présentes aux regards de la pensée qui le conçoit; et cette conception est déjà dans l’esprit, et elle est présente à la vision prophétique. Une preuve éloquente entre tant de témoignages. Je vois l’aurore et je prédis le lever du soleil. Ce que je vois est présent, ce que je prédis est futur; non pas le soleil qui est déjà, mais son lever qui n’est pas encore : et si mon esprit ne se l’imaginait, comme au moment où j’en parle, cette prédiction serait impossible. Or, cette aurore, que je vois dans le ciel, n’est pas le lever du soleil, quoiqu’elle le devance, non plus que cette image que je vois dans mon esprit, mais leur présence coïncidente me fait augurer le phénomène futur. Ainsi, l’avenir n’est pas encore; donc il n’est pas, donc il ne peut se voir; mais il se peut prédire d’après des circonstances déjà présentes et visibles.

XIX. DE LA PRESCIENCE DE L’AVENIR. 25. Mais dites, Monarque souverain de votre création, comment enseignez-vous aux âmes les événements futurs ? Ne les avez-vous pas révélés à vos prophètes ? Dites, comment enseignez-vous l’avenir, vous pour qui rien n’est avenir; ou plutôt comment enseignez-vous ce qui de l’avenir est déjà présent ? Car le néant pourrait-il s’enseigner ? C’est un secret, je le sens, supérieur à mon intelligence; faible par elle-même, ma vue n’y saurait atteindre (Ps. CXXVIII, 6); mais vous serez sa force, si vous voulez, ô douce lumière des yeux de mon âme !

XX. QUEL NOM DONNER AUX DIFFÉRENCES DU TEMPS ? 26. Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le futur et le passé ne sont point; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur; mais peut-être dira-t-on avec vérité : Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire; le présent du présent, c’est l’attention actuelle; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si l’on m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps; et que l’on dise encore, par un abus de l’usage : Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir; qu’on le dise, peu m’importe; je ne m’y oppose pas : j’y consens, pourvu qu’on entende ce qu’on dit, et que l’on ne pense point que l’avenir soit déjà, que le passé soit encore. Nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d’inexactes; mais on ne laisse pas d’en comprendre l’intention.

XXI. COMMENT MESURER LE TEMPS ? 27. Nous mesurons le temps à son passage, ai-je dit plus haut; en sorte que nous pouvons affirmer qu’un temps est double d’un autre, ou égal à un autre, ou tel autre rapport que cette mesure exprime. Ainsi donc c’est à son passage que nous mesurons le temps. D’où le sais-tu ? dira-t-on peut-être. Je sais, répondrai-je, que nous le mesurons; que nous ne saurions mesurer ce qui n’est pas, et que le passé ou l’avenir n’est qu’un néant. Or, comment mesurons-nous le temps présent, puisqu’il est sans étendue ? Il ne se mesure qu’à son passage; passé, il ne se mesure plus; car il n’est plus rien de mesurable. Mais d’où vient, par où passe, où va le temps, quand on le mesure ? D’où, sinon de l’avenir ? Par où, sinon par le présent ? Où, sinon dans le passé ? Sorti de ce qui n’est pas encore, il passe par l’inétendue pour arriver à ce qui n’est plus. Comment donc mesurer le temps, si ce n’est pas certains espaces ? Ces distinctions des temps simples, doubles, triples ou égaux, qu’est-ce autre chose que des espaces de temps ? Quel espace est donc pour nous la mesure du temps qui passe ? Est-ce l’avenir d’où il vient ? Mais mesure-t-on ce qui n’est pas encore ? Est-ce le présent par où il passe ? Mais l’inétendu se mesure-t-il ? Est-ce le passé où il entre ? Mais comment mesurer ce qui n’est plus ?

XXII. IL DEMANDE A DIEU LA CONNAISSANCE DE CE MYSTÈRE. 28. Mon esprit brûle de connaître cette énigme profonde. Je vous en conjure, Seigneur mon Dieu, mon bon père., je vous en conjure au nom du Christ, ne fermez pas à mon désir l’accès d’une question si ordinaire et si mystérieuse. Laissez-moi pénétrer dans ses replis; que la lumière de votre miséricorde les éclaire, Seigneur ! A qui m’adresser ? à quel autre confesser plus utilement mon ignorance qu’à vous, ô Dieu, qui ne désapprouvez pas le zèle ardent où m’emporte l’étude de vos Ecritures ? Donnez- moi ce que j’aime. Car j’aime, et vous m’avez donné d’aimer. Donnez-moi mon amour, ô Père qui savez ne donner que de vrais biens à vos fils ( Matth. VII, 2). Donnez-moi de connaître cette vérité que je poursuis. C’est une porte fermée à tous mes labeurs, si vous ne l’ouvrez vous-même. Par le Christ, au nom du Saint des saints, je vous en conjure, que nul ne me trouble ici. Je crois, « et ma foi inspire ma parole (Ps. CXV, 1). » J’espère et je ne vis qu’à l’espérance de contempler les délices du Seigneur. Et vous avez fait mes jours périssables, et ils passent (Ps. XXXVIII,6). Et comment ? je l’ignore. Et nous avons sans cesse à la bouche ces mots : époque et temps. Combien de temps a-t-il mis à ce discours, à cette oeuvre ? Qu’il y a longtemps que je n’ai vu cela ! Et, cette syllabe longue est le double de temps de cette brève. Nous parlons et on nous parle tous les jours ainsi; nous comprenons et sommes compris. Rien de plus clair et de plus usité; rien en même temps de plus caché; rien, jusqu’ici, de plus impénétrable. [...]

XXVII. COMMENT NOUS MESURONS LE TEMPS. 34. Courage, mon esprit; redouble d’attention et d’efforts ! Dieu est notre aide : « nous sommes son ouvrage et non pas le nôtre » (Ps. XCIX, 3), attention où l’aube de la vérité commence à poindre. Une voix corporelle se fait entendre; le son continue; et puis il cesse. Et voilà le silence; et la voix est passée; et il n’y a plus rien : avant le son, elle était à venir, et ne pouvait se mesurer, n’étant pas encore; elle ne le peut plus, n’étant plus. Elle le pouvait donc, quand elle vibrait, puisqu’elle était; sans stabilité, toutefois; car elle venait et passait. Et n’est-ce point cette instabilité même qui la rendait mesurable ? Son passage ne lui donnait-il pas une étendue dans certain espace de temps, qui formait sa mesure, le présent étant sans espace ? S’il en est ainsi, écoute; voici une nouvelle voix : elle commence, se soutient et continue sans interruption : mesurons-la, pendant qu’elle se fait entendre; le son expiré, elle sera passée, elle ne sera plus. Mesurons-la donc; évaluons son étendue. Mais elle dure encore; et sa mesure ne peut se prendre que de son commencement à sa fin : car c’est l’intervalle même de ces deux termes, quels qu’ils soient, que nous mesurons. Ainsi, la voix qui dure encore n’est pas mesurable. Peut-on apprécier son étendue ? sa différence ou son égalité avec une autre ? Et, quand elle aura cessé de vibrer, elle aura cessé d’être. Comment donc la mesurer ? Toutefois le temps se mesure; mais ce n’est ni celui qui doit être, ni celui qui n’est déjà plus, ni celui qui est sans étendue, ni celui qui est sans limites; ce n’est donc ni le temps à venir, ni le passé, ni le temps présent, ni celui qui passe que nous mesurons; et toutefois nous mesurons le temps. 35. Ce vers: « DEUS CREATOR OMNIUM » est de huit syllabes, alternativement brèves et longues; quatre brèves, la première, la troisième, la cinquième et la septième, simples par rapport aux seconde, quatrième, sixième et huitième, qui durent le double de temps. Je le sens bien en les prononçant: et il en est ainsi, au rapport de l’évidence sensible. Autant que j’en puis croire ce témoignage, je mesure une longue par une brève, et je la sens double de celle-ci. Mais elles ne résonnent que l’une après l’autre, et si la brève précède la longue, comment retenir la brève pour l’appliquer comme mesure à la longue, puisque la longue ne commence que lorsque la brève a fini ? Et cette longue même, je ne la mesure pas tant qu’elle est présente; puisque je ne saurais la mesurer avant sa fin : cette fin, c’est sa fuite. Qu’est-ce donc que je mesure ? où est la brève, qui mesure ? où est la longue, à mesurer ? Leur son rendu, envolées, passées toutes deux, et elles ne sont plus ! et pourtant je les mesure, et je réponds hardiment, sur la foi de mes sens, que l’une est simple, l’autre double en durée; ce que je ne puis assurer, qu’elles ne soient passées et finies. Ce n’est donc pas elles que je mesure, puisqu’elles ne sont plus, mais quelque chose qui demeure dans ma mémoire, profondément imprimé. 36. C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne laisse pas bourdonner à ton oreille : Comment ? comment ? et ne laisse pas bourdonner autour de toi l’essaim de tes impressions; oui, c’est en toi que je mesure l’impression qu’y laissent les réalités qui passent, impression survivante à leur passage. Elle seule demeure présente; je la mesure, et non les objets qui l’ont fait naître par leur passage. C’est elle que je mesure quand je mesure le temps : donc, le temps n’est autre chose que cette impression, ou il échappe à ma mesure. (484) Mais quoi ! ne mesurons-nous pas le silence ? Ne disons-nous pas : Ce silence a autant de durée que cette parole ? Et notre pensée ne se représente-t-elle pas alors la durée du son, comme s’il régnait encore; et cet espace ne lui sert-il pas de mesure pour calculer l’étendue silencieuse ? Ainsi, la voix et les lèvres muettes, nous récitons intérieurement des poèmes, des vers, des discours, quels qu’en soient le mouvement et les proportions; et nous apprécions la durée, le rapport successif des mots, des syllabes, comme si notre bouche en articulait le son. Je veux soutenir le ton de ma voix, la durée préméditée de mes paroles est un espace, déjà franchi en silence, et confié à la garde de ma mémoire. Je commence, ma voix résonne jusqu’à ce qu’elle arrive au but déterminé. Que dis-je ? elle a résonné, et résonnera. Ce qui s’est écoulé d’elle, son évanoui; le reste, son futur. Et la durée s’accomplit par l’action présente de l’esprit, poussant l’avenir au passé, qui grossit du déchet de l’avenir, jusqu’au moment où, l’avenir étant épuisé, tout n’est plus que passé.

XXVIII. L’ESPRIT EST LA MESURE DU TEMPS. 37. Mais qu’est-ce donc que la diminution ou l’épuisement de l’avenir qui n’est pas encore ? Qu’est-ce que l’accroissement du passé qui n’est plus, si ce n’est que dans l’esprit où cet effet s’opère, il se rencontre trois termes l’attente, l’attention et le souvenir ? L’objet de l’attente passe par l’attention, pour tourner en souvenir. L’avenir n’est pas encore; qui le nie ? et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n’est plus, qui en doute ? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n’est qu’un point fugitif; qui l’ignore ? et pourtant l’attention est durable; elle par qui doit passer ce qui court à l’absence : ainsi, ce n’est pas le temps à venir, le temps absent; ce n’est pas le temps passé, le temps évanoui qui est long un long avenir, c’est une longue attente de l’avenir; un long passé, c’est un long souvenir du passé. 38. Je veux réciter un cantique; je l’ai retenu. Avant de commencer, c’est une attente intérieure qui s’étend à l’ensemble. Ai-je commencé ? tout ce qui accroît successivement au pécule du passé entre au domaine de ma mémoire : alors, toute la vie de ma pensée n’est que mémoire : par rapport à ce que j’ai dit; qu’attente, par rapport à ce qui me reste à dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle qui précipite ce qui n’est pas encore à n’être déjà plus. Et, à mesure que je continue ce récit, l’attente s’abrége, le souvenir s’étend jusqu’au moment où l’attente étant toute consommée, mon attention sera tout entière passée dans ma mémoire. Et il en est ainsi, non-seulement du cantique lui-même, mais de chacune de ses parties, de chacune de ses syllabes : ainsi d’un hymne plus long, dont ce cantique n’est peut-être qu’un verset; ainsi de la vie entière de l’homme, dont les actions de l’homme sont autant de parties; ainsi de cette mer des générations humaines, dont chaque vie est un flot.
saint AUGUSTIN, Confessions, livre XI (397-398).

 

MONTAIGNE
Non pas l'être, mais le passage.

 

  Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d'incertitude, il faut que ce soit la raison; aucune raison ne s'établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l'infini.
  Notre fantaisie ne s'applique pas aux choses étrangères, mais elle est conçue par l'entremise des sens; et les sens ne comprennent pas le sujet étranger, mais seulement leurs propres passions; et par ainsi la fantaisie et apparence n'est pas du sujet, mais seulement de la passion et souffrance du sens, laquelle passion et sujet sont choses diverses : par quoi qui juge par les apparences, juge par chose autre que le sujet.
  Et de dire que les passions des sens rapportent à l'âme la qualité des sujets étrangers par ressemblance, comment se peut l'âme et l'entendement assurer de cette ressemblance, n'ayant de soi nul commerce avec les sujets étrangers ? Tout ainsi comme, qui ne connaît pas Socrate, voyant son portrait, ne peut dire qu'il lui ressemble.
  Or qui voudrait toutefois juger par les apparences : si c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empêchent par leurs contrariétés et discrépances, comme nous voyons par expérience. Sera-ce qu'aucunes apparences choisies règlent les autres ? Il faudra vérifier celle choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera jamais fait.
  Finalement, il n'y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle.
  Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l'eau : car plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, plus il perdra ce qu'il voulait tenir et empoigner.
  Ainsi, vu que toutes choses sont sujettes à passer d'un changement en autre, la raison qui y cherche une réelle subsistance se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit né. [...]
  Et puis nous autres, nous craignons sottement une espèce de mort, alors que nous en avons déjà passé et en passons tant d'autres : car, non seulement, comme disait Héraclite, la mort du feu est la génération de l'air, et la mort de l'air la génération de l'eau, mais nous pouvons le voir encore plus manifestement en nous-mêmes. La fleur de l'âge meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d'âge d'homme fait, l'enfance dans la jeunesse, et le premier âge meurt dans l'enfance, et le jour d'hier meurt en celui d'aujourd'hui et celui-ci mourra en celui de demain; et il n'y a rien qui demeure et qui soit toujours un. Pour preuve qu'il en est, en effet, bien ainsi, comment se fait-il que nous nous réjouissions tantôt d'une chose et tantôt d'une autre ? Comment se fait-il que nous aimions des choses opposées ou les haïssions, que nous les louions ou les blâmions ? Comment se fait-il que nous ayons des affections différentes en ne gardant plus le même sentiment dans la même pensée ? Car il n'est pas vraisemblable que, sans changement, nous devenions le siège d'autres impressions; et ce qui subit un changement ne reste pas une même [créature] et, s'il n'est pas une même créature, il n'est pas non plus. Mais en même temps que l'uniformité de l'être, l'être lui-même change aussi, devenant toujours autre à partir d'un autre. Et par conséquent se trompent et mentent les sens naturels : ils prennent ce qui apparaît pour ce qui est, faute de bien savoir ce qui est.
MONTAIGNE, Essais, II, XII, 1580 (texte modernisé).

 

PASCAL
Définir les seules choses qui en ont besoin.

 

  On voit assez de là qu’il y a des mots incapables d’être définis ; et si la nature n’avait suppléé à ce défaut par une idée pareille qu’elle a donnée à tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la même assurance et la même certitude que s’ils étaient expliqués d’une manière parfaitement exempte d’équivoques ; parce que la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications.
  Ce n’est pas que tous les hommes aient la même idée de l’essence des choses que je dis qu’il est impossible et inutile de définir.
  Car, par exemple, le temps est de cette sorte. Qui le pourra définir ? Et pourquoi l’entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire en parlant de temps, sans qu’on le désigne davantage ? Cependant il y a bien de différentes opinions touchant l’essence du temps. Les uns disent que c’est le mouvement d’une chose créée ; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n’est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n’est simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu’à cette expression, temps, tous portent la pensée vers le même objet ce qui suffit pour faire que ce terme n’ait pas besoin d’être défini, quoique ensuite, en examinant ce que c’est que le temps, on vienne à différer de sentiment après s’être mis à y penser ; car les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que l’on nomme, et non pas, pour en montrer la nature.
  Ce n’est pas qu’il ne soit permis d’appeler du nom de temps le mouvement d’une chose créée ; car, comme j’ai dit tantôt, rien n’est plus libre que les définitions. Mais, en suite de cette définition, il y aura deux choses qu’on appellera du nom de temps : l’une est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux qui parlent notre langue nomment par ce terme ; l’autre sera le mouvement d’une chose créée, car on l’appellera aussi de ce nom suivant cette nouvelle définition. Il faudra donc éviter les équivoques, et ne pas confondre les conséquences. Car il ne s’ensuivra pas de là que la chose qu’on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d’une chose créée. Il a été libre de nommer ces deux choses de même ; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom.
  Ainsi, si l’on avance ce discours : « Le temps est le mouvement d’une chose créée » ; il faut demander ce qu’on entend par ce mot de temps, c’est-à-dire si on lui laisse le Sens ordinaire et reçu de tous, ou si on l’en dépouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d’un chose créée. Que si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce sera une définition libre, ensuite de laquelle, comme j’ai dit, il y aura deux choses qui auront ce même nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et qu’on prétende néanmoins que ce qu’on entend par ce mot soit le mouvement d’une chose créée, on peut contredire. Ce n’est plus une définition libre, c’est une proposition qu’il faut prouver, si ce n’est qu’elle soit très évidente d’elle-même ; et alors ce sera un principe et un axiome, mais jamais une définition, parce que dans cette énonciation on n’entend pas que le mot de temps signifie la même chose que ceux-ci, le mouvement d’une chose créée ; mais on entend que ce que l’on conçoit par le terme de temps soit ce mouvement supposé.
  Si je ne savais combien il est nécessaire d’entendre ceci parfaitement, et combien il arrive à toute heure, dans les discours familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles à celle-ci que j’ai donnée en exemple, je ne m’y serais pas arrêté. Mais il me semble, par l’expérience que j’ai de la confusion des disputes, qu’on ne peut trop entrer dans cet esprit de netteté, pour lequel je fais tout ce traité, plus que pour le sujet que j’y traite.
  Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir défini le temps quand ils ont dit que c’est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et néanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une définition. Combien y en a-t-il de même qui croient avoir défini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s’ils laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n’est pas une définition, mais une proposition ; et confondant ainsi les définitions qu’ils appellent définitions de nom, qui sont les véritables définitions libres, permises et géométriques, avec celles qu’ils appellent définitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes à contradiction, ils s’y donnent la liberté d’en former aussi bien que des autres ; et chacun définissant les mêmes choses à sa manière, par une liberté qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions que permise dans les premières, ils embrouillent toutes choses et, perdant tout ordre et toute lumière, ils se perdent eux-mêmes et s’égarent dans des embarras inexplicables.
  On n’y tombera jamais en suivant l’ordre de la géométrie. Cette judicieuse science est bien éloignée de définir ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-même. Mais, hors ceux-là, le reste des termes qu’elle emploie y sont tellement éclaircis et définis, qu’on n’a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu’en un mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumière naturelle ou par les définitions qu’elle en donne.
  Voilà de quelle sorte elle évite tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste à définir les seules choses qui en ont besoin.
PASCAL, De l'esprit géométrique, 1658.

 

 

Emmanuel KANT
La douleur est l'aiguillon de l'activité.

 

  Pourquoi le jeu, surtout quand il s'agit d'argent, est-il si attirant et constitue-t-il, à condition de ne pas être trop intéressé, la meilleure distraction et le meilleur délassement après un long effort de pensée ? Car, par l'oisiveté, on ne se délasse que lentement. La raison en est que le jeu est un état où alternent constamment la crainte et l'espoir. Quand il est pris après une période de jeu, le dîner a davantage de saveur et nous profite mieux.
  Pourquoi les spectacles, qu'il s'agisse de tragédies ou de comédies, exercent-ils un tel attrait ? C'est qu'y interviennent toujours certaines difficultés - l'appréhension et l'embarras s'y mêlant ainsi à l'espérance et à la joie - et que, par là, le jeu d'affects contraires les uns aux autres a stimulé chez le spectateur, à la fin de la pièce, la dynamique de la vie en remuant l'individu intérieurement.
  Pourquoi un roman d'amour se termine-t-il par un mariage et pour quelle raison un volume supplémentaire venant le compléter qui, de la main d'un tâcheron maladroit, le prolonge en racontant ce qui survient après le mariage, apparaît-il pénible et inepte ? Cela tient au fait que la jalousie, cette douleur qu'éprouvent les amants entre leurs joies et leurs espoirs, est, pour le lecteur, quand elle intervient avant le mariage, un piment, tandis que, dans le mariage, elle est un poison; car, pour le dire dans la langue des romans, « la fin des douleurs de l'amour est en même temps la fin de l'amour », de l'amour, cela va de soi, tel qu'il s'accompagne d'affect.
  Pourquoi le travail est-il la meilleure façon de jouir de sa vie ? Parce qu'il constitue une occupation pénible, en soi désagréable et qui ne peut procurer du plaisir qu'à travers le succès qui en résulte, et que le repos ne devient susceptible d'être éprouvé comme un plaisir, comme une joie qu'à la faveur de sa coïncidence avec la disparition d'une longue fatigue, étant entendu que, sinon, il n'aurait rien d'une jouissance.
  Le tabac, qu'on le fume ou qu'on le prise, est, au premier abord, associé à une sensation désagréable. Mais dans la mesure où la nature, grâce à la sécrétion d'une mucosité par le palais ou par le nez, supprime instantanément cette souffrance, le tabac se transforme, notamment quand on le fume, en une sorte de compagnie permettant d'entretenir les sensations et même les pensées, ainsi que d'en éveiller qui soient toujours nouvelles; les pensées dont il s'agit dussent-elles ne consister ici qu'en un vagabondage de l'esprit.
  Quant à celui, enfin, qui n'est stimulé à agir par aucune douleur positive, il y a en tout cas une douleur négative qui souvent viendra l'affecter, celle de l'ennui, ce vide de sensations que perçoit en lui l'homme accoutumé à leur changement quand il cherche à satisfaire son instinct vital à l'aide de quelque contenu que ce soit : ainsi affecté par l'ennui, il se sent poussé à faire quelque chose qui risque de lui être dommageable, plutôt qu'à ne rien faire.
  Réussir sa vie, éprouver un contentement n'est donc rien d'autre que se sentir poussé continuellement à sortir de l'état présent, lequel doit donc consister en une douleur qui revient tout aussi souvent. Ainsi s'explique aussi le poids pressant et même angoissant que fait peser l'ennui sur tous ceux qui sont attentifs à leur vie et au temps : les hommes cultivés. Cette pression ou cette propension à quitter chaque instant où nous nous trouvons et à passer au suivant est un processus qui va s'accélérant et peut se développer jusqu'à la décision de mettre un terme à sa vie, parce que l'homme de volupté s'est essayé à toutes les formes de plaisir et qu'aucune n'est nouvelle pour lui, au sens où, à Paris, on disait de Lord Mordaunt : « Les Anglais se pendent pour passer le temps. ». Le vide de sensations qu'on perçoit en soi-même suscite un frémissement d'horreur (horror vacui 1) et, pour ainsi dire, le pressentiment d'une mort lente qui est tenue pour plus pénible que si le destin venait rompre brusquement le fil de la vie.
  Ainsi s'explique aussi pourquoi tous les moyens de raccourcir le temps sont considérés comme identifiables à du plaisir; car, plus rapidement nous traversons le temps, plus nous nous sentons réconfortés, à la manière d'un groupe d'individus qui, lors d'un voyage d'agrément en voiture, s'est diverti en discutant pendant trois heures, et qui, au moment de descendre, si l'un d'eux regarde sa montre, s'écrie joyeusement : « Comme le temps a passé ! », ou encore : « Comme le temps nous a paru court ! ». Au contraire, si l'attention au temps n'était pas attention à la douleur que nous essayons de dépasser, mais consistait en attention au plaisir, on déplorerait à bon droit la moindre perte de temps. Des entretiens ne contenant qu'un mince échange d'idées sont dits ennuyeux, et de ce fait pénibles, et un homme divertissant est tenu, non pour un personnage important, du moins pour un homme agréable qui, dès qu'il entre dans une pièce, égaye les visages de tous les convives, comme sous l'effet de la joie d'être libéré d'un poids.
  Mais comment expliquer le phénomène qui veut qu'un homme torturé d'ennui pendant la plus grande partie de sa vie, à tel point que chaque jour lui semblait long, se plaigne cependant de la brièveté de la vie lorsque celle-ci est à son terme ? La raison en est à chercher dans l'analogie avec une observation voisine : les lieues allemandes, qui ne sont pas mesurées à la manière des verstes russes, marquées par des bornes, deviennent d'autant plus courtes qu'on se rapproche de la capitale, par exemple Berlin, mais d'autant plus longues à mesure qu'on s'en éloigne, en Poméranie. En fait, la quantité des objets perçus, villages et maisons campagnardes, suscite dans le souvenir la conclusion trompeuse qu'un grand espace a été parcouru, et par conséquent aussi qu'il a fallu pour cela un temps plus long; en revanche, dans le second cas, le vide laisse peu le souvenir de ce que l'on a vu et incite ainsi à conclure à un trajet plus bref et donc à un temps plus court que ne l'attesterait la montre. De même le nombre des divisions qui caractérisent la dernière partie de la vie, à la faveur des multiples travaux divers auxquels on se livre, suscitera chez le vieillard la représentation imaginaire d'avoir parcouru un temps de vie plus long qu'il ne l'avait cru d'après le nombre des années, et le remplissage du temps par des occupations qui se développent suivant un plan et qui ont pour issue la réalisation d'un vaste objectif qu'on s'était fixé (vitam extendere factis 2) est l'unique moyen sûr d'être heureux de sa vie et d'en être en tous cas, par là même, rassasié : « Plus tu as pensé, plus tu as agi, plus longtemps, même dans ta propre imagination, tu as vécu. ». Une telle conclusion de la vie s'effectue alors avec satisfaction.
  Qu'en est-il toutefois de la satisfaction durant la vie ? Elle est inaccessible à l'homme, aussi bien du point de vue moral (être satisfait de soi-même pour sa bonne conduite) que du point de vue pragmatique3 (être satisfait du bien-être que le sujet pense se procurer par l'habileté et la prudence). La nature a inscrit en lui la douleur comme l'aiguillon de l'activité, un aiguillon auquel il ne peut se soustraire pour progresser toujours vers le mieux, et même au dernier instant de la vie, la satisfaction procurée par l'ultime séquence ne mérite d'être appelée ainsi que par comparaison, en partie par comparaison avec le sort des autres, en partie aussi par comparaison avec nous-mêmes; mais jamais elle n'est pure et complète. Dans la vie, être satisfait, absolument, équivaudrait à un repos totalement inactif et à une suspension de tous les mobiles, autrement dit à un engourdissement des sensations et de l'activité qui s'y relie. En fait, une telle situation est tout aussi inconciliable avec la vie intellectuelle de l'homme que n'est concevable dans le corps d'un animal l'arrêt du cœur, lequel est suivi inévitablement de la mort si ne se produit pas, par la douleur, une nouvelle excitation.
Emmanuel KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique (1797), traduction par Alain Renaut.

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1. Horreur du vide.
2. « Etendre sa vie par ce que l'on fait. »
3. Pragmatique chez Kant : qui concerne l'action utilitaire, qui vise le succès ou le bien-être.

 

Charles BAUDELAIRE
L'Horloge.

 

Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! — Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, (1857).

 

Marcel PROUST
Les gisements profonds de mon sol mental.

 

  Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre ; contigus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter, dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement, et les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte ; mais c’était sans le savoir ; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait ; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait — comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule — ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères ; et pourtant ce parfum d’aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers e remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps — peut-être tout simplement de quel rêve — il vient. Mais c’est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait connaître sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon cœur. Et pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant — à l’heure où s’éveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais inséparable de lui — je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non ; de même que ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis, puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles et qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi — c’est que ce fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j’aimais à l’égal du reste ; de même ce que je veux revoir, c’est le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’allée des chênes ; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes, rien que parce qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu revoir une personne sans discerner que c’était simplement parce qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été induit à croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage, c’est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas.
Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, Combray (1913).

 

Le plan de l'architecte.

 

  Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être, que nous avons même peu connu, sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu — et j’étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu’il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu’il avait occupées successivement par rapport à moi.
  Et sans doute tous ces plans différents, suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir, dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu’il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.
  Je vis Gilberte s’avancer. Moi, pour qui le mariage de Saint-Loup — les pensées qui m’occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin — était d’hier, je fus étonné de voir à côté d’elle une jeune fille d’environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n’avais pas voulu voir.
  Le temps incolore et insaisissable s’était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle et l’avait pétrie comme un chef-d’œuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas ! il n’avait fait que son œuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profonds, nets, forés et perçants. Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand’mère, s’arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n’eût-on vu que ce trait-là, et j’admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite fille, comme pour la mère, comme pour la grand’mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. Ce nez charmant, légèrement avancé en forme de bec, avait la courbe, non point de celui de Swann mais de celui de Saint-Loup. L’âme de ce Guermantes s’était évanouie ; mais la charmante tête aux yeux perçants de l’oiseau envolé était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père. Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.
  Enfin cette idée de temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis et qui m’avait fait considérer la vie comme digne d’être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres ; ramenée au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre. Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui, d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d’un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque peu contre l’oubli. Mais, pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l’ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes.
Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, II (1927).