SERVITUDE ET SOUMISSION
TEXTES (II)

 

 

DOSTOÏEVSKI
Les affres de la liberté

 

[Dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski imagine qu’au XVIe siècle, à Venise, Jésus revient. Au milieu de la foule en adoration, il rend la vue à un aveugle, puis ressuscite une fillette. Un Inquisiteur apparaît, fait arrêter Jésus, et lui tient un long discours où il l'avertit de la versatilité du peuple, qui l'adore aujourd'hui et le reniera demain].

   « Tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n’y a et il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et la société ! Tu vois ces pierres dans ce désert aride ? Change-les en pains, et l’humanité accourra sur tes pas, tel qu’un troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta main se retire et qu’ils n’aient plus de pain.
  « Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté, et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce pain terrestre, l’Esprit de la terre s’insurgera contre toi, luttera et te vaincra. [...]
  « Nourris-les, et alors exige d’eux qu’ils soient "vertueux" ! Voilà ce qu’on inscrira sur l’étendard de la révolte qui abattra ton temple. À sa place un nouvel édifice s’élèvera, une seconde tour de Babel, qui restera sans doute inachevée, comme la première ; mais tu aurais pu épargner aux hommes cette nouvelle tentative et mille ans de souffrance. Car ils viendront nous trouver, après avoir peiné mille ans à bâtir leur tour ! Ils nous chercheront sous terre comme jadis, dans les catacombes où nous serons cachés (on nous persécutera de nouveau) et ils clameront : « Donnez-nous à manger, car ceux qui nous avaient promis le feu du ciel ne nous l’ont pas donné. » Alors, nous achèverons leur tour, car il ne faut pour cela que la nourriture, et nous les nourrirons, soi-disant en ton nom, nous le ferons accroire. Sans nous, ils seront toujours affamés. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté, en disant : « Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous. » Ils comprendront enfin que la liberté est inconciliable avec le pain de la terre à discrétion, parce que jamais ils ne sauront le répartir entre eux ! Ils se convaincront aussi de leur impuissance à se faire libres, étant faibles, dépravés, nuls et révoltés. Tu leur promettais le pain du ciel ; encore un coup, est-il comparable à celui de la terre aux yeux de la faible race humaine, éternellement ingrate et dépravée ? Des milliers et des dizaines de milliers d’âmes te suivront à cause de ce pain, mais que deviendront les millions et les milliards qui n’auront pas le courage de préférer le pain du ciel à celui de la terre ? Ne chérirais-tu que les grands et les forts, à qui les autres, la multitude innombrable, qui est faible mais qui t’aime, ne servirait que de matière exploitable ? Ils nous sont chers aussi, les êtres faibles. Quoique dépravés et révoltés, ils deviendront finalement dociles. Ils s’étonneront et nous croiront des dieux pour avoir consenti, en nous mettant à leur tête, à assurer la liberté qui les effrayait et à régner sur eux, tellement à la fin ils auront peur d’être libres. Mais nous leur dirons que nous sommes tes disciples, que nous régnons en ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car alors nous ne te laisserons pas approcher de nous. Et c’est cette imposture qui constituera notre souffrance, car il nous faudra mentir.
  « Tel est le sens de la première question qui t’a été posée dans le désert, et voilà ce que tu as repoussé au nom de la liberté, que tu mettais au-dessus de tout. Pourtant elle recelait le secret du monde. En consentant au miracle des pains, tu aurais calmé l’éternelle inquiétude de l’humanité — individus et collectivité —, savoir : « devant qui s’incliner ? » Car il n’y a pas pour l’homme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui s’incliner. Mais il ne veut s’incliner que devant une force incontestée, que tous les humains respectent par un consentement universel. Ces pauvres créatures se tourmentent à chercher un culte qui réunisse non seulement quelques fidèles, mais dans lequel tous ensemble communient, unis par la même foi. Ce besoin de la communauté dans l’adoration est le principal tourment de chaque individu et de l’humanité tout entière, depuis le commencement des siècles. C’est pour réaliser ce rêve qu’on s’est exterminé par le glaive. Les peuples ont forgé des dieux et se sont défiés les uns les autres : « Quittez vos dieux, adorez les nôtres ; sinon, malheur à vous et à vos dieux ! » Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu ; on se prosternera devant les idoles. Tu n’ignorais pas, tu ne pouvais pas ignorer ce secret fondamental de la nature humaine, et pourtant tu as repoussé l’unique drapeau infaillible qu’on t’offrait et qui aurait courbé sans conteste tous les hommes devant toi, le drapeau du pain terrestre ; tu l’as repoussé au nom du pain céleste et de la liberté ! [...]
   « As-tu donc oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. Et au lieu de principes solides qui eussent tranquillisé pour toujours la conscience humaine, tu as choisi des notions vagues, étranges, énigmatiques, tout ce qui dépasse la force des hommes, et par là tu as agi comme si tu ne les aimais pas, toi, qui étais venu donner ta vie pour eux ! Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté. Tu voulais être librement aimé, volontairement suivi par les hommes charmés. Au lieu de la dure loi ancienne, l’homme devait désormais, d’un cœur libre, discerner le bien et le mal, n’ayant pour se guider que ton image, mais ne prévoyais-tu pas qu’il repousserait enfin et contesterait même ton image et ta vérité, étant accablé sous ce fardeau terrible : la liberté de choisir ?» [...]
Fedor DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov, II, V (1880).

 

WEBER
Les trois fondements de la légitimité.

 

  Qu'est-ce qu'un État ? Lui non plus ne se laisse pas définir sociologiquement par le contenu de ce qu'il fait. Il n'existe en effet presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque; d'un autre côté il n'existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu'elles aient de tout temps, du moins exclusivement, appartenu en propre aux groupements politiques que nous appelons aujourd'hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l'État moderne. Celui-ci ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu'à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique.
  "Tout État est fondé sur la force", disait un jour Trotsky à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S'il n'existait que des structures sociales d'où toute violence serait absente, le concept d'État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu'on appelle, au sens propre du terme, l'"anarchie".
  La violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l'État, - cela ne fait aucun doute - mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers - à commencer par la parentèle - ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime.
  Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'État le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du "droit" à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir - soit parce qu'il le considère comme un moyen an service d'autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu'il le désire « pour lui-même » en vue de jouir du sentiment de prestige qu'il confère. Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'État consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c'est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L'État ne peut donc exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs.
  Les questions suivantes se posent alors. Dans quelles conditions se soumettent-ils et pourquoi ? Sur quelles justifications internes et sur quels moyens externes, cette domination s'appuie-t-elle ? Il existe en principe - nous commencerons par là - trois raisons internes qui justifient la domination, et par conséquent il existe trois fondements de la légitimité. Tout d'abord l'autorité de l'« éternel hier », c'est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l'habitude enracinée en l'homme de les respecter. Tel est le « pouvoir traditionnel » que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois. En second lieu l'autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d'un individu (charisme); elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d'un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu'elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l'héroïsme ou d'autres particularités exemplaires qui font le chef. C'est là le pouvoir « charismatique » que le prophète exerçait, ou - dans le domaine politique - le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d'un parti politique. Il y a enfin l'autorité qui s'impose en vertu de la « légalité », en vertu de la croyance en la validité d'un statut légal et d'une compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d'autres termes l'autorité fondée sur l'obéissance qui s'acquitte des obligations conformes au statut établi. C'est là le pouvoir tel que l'exerce le « serviteur de l'État » moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s'en rapprochent sous ce rapport. Il va de soi que dans la réalité des motifs extrêmement puissants, commandés par la peur ou par l'espoir, conditionnent l'obéissance des sujets - soit la peur d'une vengeance des puissances magiques ou des détenteurs du pouvoir, soit l'espoir en une récompense ici-bas ou dans l'autre monde ; mais elle peut également être conditionnée par d'autres intérêts très variés. [...] Quoi qu'il en soit, chaque fois que l'on s'interroge sur les fondements qui « légitiment » l'obéissance, on rencontre toujours sans contredit ces trois formes « pures » que nous venons d'indiquer. Ces représentations ainsi que leur justification interne sont également d'une très grande importance pour la structure de la domination. Il est certain que dans la réalité on ne rencontre que très rarement ces types purs. Cependant nous ne pouvons pas exposer aujourd'hui dans le détail les variétés, les transitions et les combinaisons extrêmement embrouillées de ces types ; pareille étude entre dans le cadre d'une « théorie générale de l'État ». Pour le moment nous porterons particulièrement notre attention sur le deuxième type de légitimité, à savoir le pouvoir issu de la soumission des sujets au « charisme » purement personnel du « chef ». En effet, ce type nous conduit à la source de l'idée de vocation, où nous retrouvons ses traits les plus caractéristiques. Si certains s'abandonnent au charisme du prophète, du chef en temps de guerre, du très grand démagogue au. sein de l'ecclésia ou du Parlement, cela signifie que ces derniers passent pour être intérieurement « appelés » au rôle de conducteur d'hommes et qu'on leur obéit non pas en vertu d'une coutume ou d'une loi, mais parce qu'on a foi en eux. Certes, s'il est plus qu'un petit parvenu présomptueux du moment, il vit pour sa chose, il cherche à accomplir son œuvre. Par contre c'est uniquement à sa personne et à ses qualités personnelles que s'adresse le dévouement des siens, qu'ils soient des disciples des fidèles ou encore des militants liés à leur chef. L'histoire nous montre que l'on rencontre des chefs charismatiques dans tous les domaines et à toutes les époques historiques. Ils ont cependant surgi sous l'aspect de deux figures essentielles, celle du magicien et du prophète d'une part et celle du chef de guerre élu, du chef de bande et du condottiere de l'autre. Mais ce qui est propre à l'Occident - et cela nous intéresse plus spécialement - c'est la figure du libre « démagogue ». Celui-ci n'a triomphé qu'en Occident, au sein des cités indépendantes, particulièrement dans les pays de civilisation méditerranéenne. De nos jours, ce même type se présente sous l'aspect du « chef d'un parti parlementaire » ; on ne le rencontre de même qu'en Occident qui est la terre des États constitutionnels. Ce genre d'hommes politiques par « vocation », au sens propre du terme, ne constitue évidemment dans aucun pays la seule figure déterminante de l'entreprise politique et de la lutte pour le pouvoir. Le facteur décisif consiste plutôt dans la nature des moyens dont les hommes politiques disposent. De quelle manière les forces politiques dominantes s'y prennent-elles pour affirmer leur autorité ? Cette question concerne toutes les espèces de domination et par conséquent elle vaut également pour toutes les formes de domination politique, qu'elle soit traditionaliste, légaliste ou charismatique.
Max WEBER, Le métier et la vocation de savant, in Le Savant et le Politique (1919).

 

FREUD
La foule et la horde primitive.

 

  En 1917, j'ai adopté l'hypothèse de Ch. Darwin, d'après laquelle la forme primitive de la société humaine aurait été représentée par une horde soumise à la domination absolue d'un mâle puissant. J'ai essayé alors de montrer que les destinées de cette horde ont laissé des traces ineffaçables dans l'histoire héréditaire de l'humanité et, surtout, que l'évolution du totémisme, qui englobe les débuts de la religion, de la morale et de la différenciation sociale, se trouve en rapport avec la suppression violente du chef et avec le remplacement de la horde paternelle par une communauté fraternelle. Il est vrai que ceci n'est qu'une hypothèse, comme tant d'autres par lesquelles les historiens de l'humanité primitive cherchent à éclairer la préhistoire : une just so story, selon l'expression d'un de mes aimables critiques anglais (Kroeger). Mais j'estime qu'une hypothèse n'est pas à dédaigner, lorsque, comme celle-ci, elle se prête à l'explication et à la synthèse de faits appartenant à des domaines de plus en plus éloignés.
  Or, nous retrouvons dans les foules humaines ce tableau que nous connaissons déjà et qui n'est autre que celui de la horde primitive : un individu doué d'une puissance extraordinaire et dominant une foule de compagnons égaux. La psychologie de cette foule, telle que nous la connaissons d'après les descriptions si souvent mentionnées, à savoir la disparition de la personnalité consciente, l'orientation des idées et des sentiments de tous dans une seule et même direction, la prédominance de l'affectivité et de la vie psychique inconsciente, la tendance à la réalisation immédiate des intentions qui peuvent surgir, cette psychologie, disons-nous, correspond à une régression vers une activité psychique primitive. […]
  Une première réflexion qui nous vient à l'esprit, montre sur quel point l'affirmation que nous venons de formuler exige une correction. Nous devons notamment admettre que la psychologie individuelle est plutôt aussi ancienne que la psychologie collective, car, d'après ce que nous savons, il a dû y avoir dès le commencement deux psychologies, celle des individus composant la masse et celle du père, du chef, du meneur. Les individus de la foule étaient aussi liés les uns aux autres qu'ils le sont aujourd'hui, mais le père de la horde primitive était libre. Même à l'état isolé, ses actes intellectuels étaient forts et indépendants, sa volonté n'avait pas besoin d'être renforcée par celle des autres. Il semble donc logique de conclure que son moi n'était pas trop limité par des attaches libidinales, qu'il n'aimait personne en dehors de lui et qu'il n'estimait les autres que pour autant qu'ils servaient à la satisfaction de ses besoins. Son moi ne s'abandonnait pas outre mesure aux objets.
  A l'aube de l'histoire humaine il représentait ce surhomme dont Nietzsche n'attendait la venue que dans un avenir éloigné. Aujourd'hui encore, les individus composant une foule ont besoin de savoir que le chef les aime d'un amour juste et égal, mais le chef lui-même n'a besoin d'aimer personne, il est doué d'une nature de maître, son narcissisme est absolu, mais il est plein d'assurance et indépendant. Nous savons que l'amour endigue le narcissisme, et il nous serait facile de montrer que par cette action il contribue au progrès de la civilisation.
  Le père de la horde primitive n'était pas encore immortel, comme il l'est devenu plus tard, par suite de sa divinisation. Lorsqu'il mourait, il fallait le remplacer, et sa succession était probablement assumée par le plus jeune de ses fils qui était jusqu'alors un simple individu de la foule, comme tous les autres. Il doit être possible de transformer la psychologie collective en psychologie individuelle, de trouver les conditions dans lesquelles cette transformation est susceptible de s'effectuer, de même qu'il est possible, chez les abeilles, de faire produire d'une larve, en cas de besoin, une reine à la place d'une ouvrière. On ne peut ici imaginer la situation suivante : le père primitif empêchait ses fils de satisfaire leurs tendances sexuelles directes ; il leur imposait l'abstinence, ce qui eut pour conséquence, à titre de dérivation, l'établissement de liens affectifs qui les rattachaient à lui-même et les uns aux autres. Il les a, pour ainsi dire, introduits de force dans la psychologie collective. Ce sont sa jalousie sexuelle et son intolérance qui ont, en dernière analyse, créé la psychologie collective. […]
  Mais le rapprochement entre la foule et la horde primitive est de nature à nous fournir des enseignements plus intéressants encore. Il doit projeter une lumière sur ce qui reste encore d'incompris, de mystérieux dans la formation collective, bref sur tous les faits que nous désignons sous les noms mystérieux d'hypnotisme et de suggestion. Rappelons-nous que l'hypnose renferme quelque chose de directement inquiétant ; et cet élément inquiétant ne peut lui venir que du fait de la répression de sentiments, désirs et tendances anciens et familiers. Rappelons-nous également que l'hypnose est un état induit. L'hypnotiseur se prétend en possession d'une force mystérieuse ou, ce qui revient au même, le sujet attribue à l'hypnotiseur une force mystérieuse qui paralyse sa volonté. Cette force mystérieuse, à laquelle on donne encore communément le nom de magnétisme animal, doit être la même que celle qui constitue pour les primitifs la source du tabou ; c'est la force même qui émane des rois et des chefs et qui met en danger ceux qui les approchent (Mana). Comment l'hypnotiseur, qui possède cette force, la manifeste-t-il ? En ordonnant à la personne de le regarder dans les yeux; il hypnotise d'une façon typique par le regard. Mais c'est précisément l’aspect du chef qui est pour le primitif plein de dangers et insupportable, de même que plus tard le mortel ne supporte pas sans danger l'aspect de la divinité. Moïse est obligé de servir d'intermédiaire entre son peuple et Jéhova, parce que son peuple ne pouvait pas supporter la vue de Dieu ; et lorsqu'il revient du Sinaï, son visage rayonne, parce que, comme chez le médiateur des primitifs, une partie de la Mana s'est fixée sur lui. […]
  C'est ainsi que, par ses procédés, l'hypnotiseur éveille chez le sujet une partie de son héritage archaïque qui s'est déjà manifesté dans l'attitude à l'égard des parents, et surtout dans l'idée qu'on se faisait du père : celle d'une personnalité toute-puissante et dangereuse, à l'égard de laquelle on ne pouvait se comporter que d'une manière passive et masochiste, devant laquelle on devait renoncer complètement à sa volonté propre et dont on ne pouvait aborder le regard sans faire preuve d'une coupable audace. C'est ainsi seulement que nous pouvons nous représenter l'attitude de l'individu de la horde primitive à l'égard du père de la horde. Ainsi que nous le savons par d'autres réactions, l'aptitude à revivre ces situations archaïques varie de degré d'un individu à l'autre. Le sujet est cependant capable de conserver une connaissance vague qu'au fond l'hypnose n'est qu'un jeu, qu'une reviviscence illusoire de ces impressions anciennes, ce qui suffit à l'armer d'une résistance suffisante contre les conséquences trop graves de la suppression hypnotique de la volonté. […]
  C'est ainsi que ce qu'il y a d'inquiétant, de troublant, de coercitif dans le caractère des formations collectives, tel qu'il se révèle dans leurs manifestations suggestives, peut être expliqué avec raison par l'affinité qui existe entre la foule et la horde primitive, celle-là ayant sa source dans celle-ci. Le meneur de la foule incarne toujours le père primitif tant redouté, la foule veut toujours être dominée par une puissance illimitée, elle est au plus haut degré avide d'autorité ou, pour nous servir de l'expression de M. Le Bon [Gustave Le Bon : Psychologie des foules,1921], elle a soif de soumission. Le père primitif est l'idéal de la foule qui domine l'individu, après avoir pris la place de l'idéal du moi.
Sigmund FREUD, Psychologie collective et analyse du moi (1921).

 

ALAIN
Du plaisir de l'obéissance.

 

[Dans Mars ou la guerre jugée, Alain réunit réflexions et souvenirs inspirés par ses années de guerre.]

  Je veux n'oublier rien, et tout mettre en place. Tâche immense, et qui semble au-dessus de n'importe quelle puissance ; c'est pourquoi je la considère par parties, ajoutant une page après l'autre. Il est hors de doute que les souvenirs des combattants tels qu'ils les racontent, et même tels qu'ils se les retracent pour eux-mêmes, ne s'accordent pas avec ce qui est dit, en ces propos, de l'esclavage, du pouvoir absolu, et enfin de cette séparation radicale des combattants en deux classes ennemies. L'homme est ainsi fait qu'il rebondit toujours, et se reprend, et se compose lui-même d'après des circonstances jugées insurmontables. Quelque pénible que soit la situation d'esclave, elle est pourtant surmontée par cet animal, si naturellement courageux. Quand il a clairement reconnu que ses efforts ne peuvent rien contre l'obstacle, il se détourne d'y penser, et par cela seul il prend connaissance de la puissance proprement humaine; notamment il reconnaît, par une expérience quotidienne, que les plus vifs sentiments de colère et les jugements les mieux motivés sont aisément effacés, dès que l'expression en est arrêtée tout net par un changement d'attitude du corps. Voilà une expérience saine et réconfortante par elle-même ; et c'est un inconvénient de l'heureuse liberté civile, que nous ne soyons jamais conduits à l'essayer sans hésitation. Aussi, sous le régime de guerre, l'esprit connaît mieux ses vraies ressources ; et l'extrême malheur nettoie l'esprit de toutes ces méditations amères et sans effet, qui sont le principal du malheur. Il faut comprendre ici comment la discipline, en réglant les gestes, efface presque toutes les souffrances de l'esclave, et ainsi, d'une certaine manière, l'affranchit. C'est pourquoi il est inévitable que les souvenirs de guerre ramènent avec eux quelque chose de l'égalité d'âme et de la vraie résignation, si rares dans la vie libre. D'où une espèce de regret. Ajoutons que le contraste entre les dangers de la guerre et l'actuelle sécurité contribue à réjouir l'homme dans le moment même où il pense aux heures les plus amères. « Si soucieux que nous soyons, disait un jeune, d'être sincères et vrais, nous donnerons toujours à nos jeunes auditeurs une idée trop favorable de la guerre; il vaut mieux n'en rien raconter. »
  D'après ces remarques, on comprendra que j'accomplis souvent, en ces pages, un devoir pénible, en retrouvant et restituant cette partie des souvenirs que chacun oublie le plus volontiers. Si chacun ne s'emploie pas à cette œuvre désagréable, il est assez clair que nous serons dupes encore de ce profond art militaire à la première occasion. Certes il faut dire, puisque cela est vrai, que l'obéissance stricte est presque toujours facile, et même agréable ; il faut ajouter que chacun arrive, sans même s'aider du mépris, à considérer les formes injurieuses et arrogantes de la même manière qu'il considérerait des effets naturels et inévitables comme la pluie et le vent. Mais, sous peine d'entrer dans le jeu des pouvoirs et d'exposer les jeunes générations à d'effrayantes conséquences, il faut aussi exposer la situation réelle de l'homme de troupe, si cruellement sentie à certains moments ; il faut même, autant qu'on peut, la lui faire ressentir, toujours en débrouillant les causes. Je dirai qu'il faut aller jusqu'à combattre certains sentiments affectueux, en considérant que l'on a aisément de la reconnaissance pour un tyran qui peut beaucoup, lorsqu'il n'est pas aussi méchant qu'il pourrait l'être ; et l'on juge toujours favorablement un être dont on n'attend que l'injustice, la violence et le mépris ; car, par la faiblesse et l'inconstance humaines, il sera toujours là-dessus bien au-dessous de l'attente. Bref, ce serait une faute, et de terrible conséquence, d'oublier volontiers ce qui désunit. Justement les pouvoirs grands et petits nous y invitent ; et voilà un signe assez clair. Souvenons-nous.
ALAIN, Mars ou la guerre jugée, LXXVII (1936).

 

 

Charles de GAULLE
La complicité des masses.

 

 [...] La guerre actuelle a pour enjeu la vie ou la mort de la civilisation occidentale. Or, ce mouvement est d'autant plus redoutable qu'il résulte, lui aussi, de l'évolution générale.
 Il faut convenir, en effet, que dans l'époque moderne la transformation des conditions de la vie par la machine, l'agrégation croissante des masses et le gigantesque conformisme collectif qui en sont les conséquences, battent en brèche les libertés de chacun. Dès lors que les humains se trouvent soumis, pour leur travail, leurs plaisirs, leurs pensées, leurs intérêts, à une sorte de rassemblement perpétuel, dès lors que leur logement, leurs habits, leur nourriture, sont progressivement amenés à des types identiques, dès lors que tous lisent en même temps la même chose dans les mêmes journaux, voient, d'un bout à l'autre du monde, passer sous leurs yeux les mêmes films, entendent simultanément les mêmes informations, les mêmes suggestions, la même musique, radiodiffusées, dès lors qu'aux mêmes heures, les mêmes moyens de transport mènent aux mêmes ateliers ou bureaux, aux mêmes restaurants ou cantines, aux mêmes terrains de sport ou salles de spectacle, aux mêmes buildings, blocks ou courts, pour y travailler, s'y nourrir, s'y distraire ou s'y reposer, des hommes et des femmes pareillement instruits, informés, pressés, préoccupés, vêtus, la personnalité propre à chacun, le quant à soi, le libre choix n'y trouvent plus du tout leur compte. Il se produit une sorte de mécanisation générale, dans laquelle, sans un grand effort de sauvegarde, l'individu ne peut manquer d'être écrasé.
 Et d'autant plus que les masses, loin de répugner à une telle uniformisation, ne laissent pas, au contraire, d'y pousser et d'y prendre goût. Les hommes de mon âge sont nés depuis assez longtemps pour avoir vu se répandre, non point seulement l'obligation, mais encore la satisfaction de l'existence agglomérée.
 Porter le même uniforme, marcher au pas, chanter en chœur, saluer d'un geste identique, s'émouvoir collectivement du spectacle que se donne à elle-même la foule dont on fait partie, cela tend à devenir une sorte de besoin chez nos contemporains. Or, c'est dans ces tendances nouvelles que les dictateurs ont cherché et trouvé le succès de leurs doctrines et de leurs rites. Assurément, ils ont réussi d'abord parmi les peuples qui, dans l'espoir de saisir la domination sur les autres, ont adopté d'enthousiasme l'organisation des termitières. Mais il ne faut pas se dissimuler que l'évolution elle-même offre à l'Ordre dit Nouveau d'extraordinaires facilités et à ses champions de chroniques tentations.
Charles de GAULLE, Discours à l'Université d'Oxford (25 novembre 1941).

 

 

SARTRE
Responsabilité et mauvaise foi.

 

 Dostoïevsky avait écrit : “Si Dieu n'existait pas, tout serait permis.” C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu'une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l'homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion.
  L'existentialiste ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme. Ponge a dit, dans un très bel article : “L’homme est l’avenir de l’homme.” C'est parfaitement exact. Seulement, si on entend par là que cet avenir est inscrit au ciel, que Dieu le voit, alors c'est faux, car ce ne serait même plus un avenir. Si l'on entend que, quel que soit l'homme qui apparaît, il y a un avenir à faire, un avenir vierge qui l'attend, alors ce mot est juste. Mais alors, on est délaissé. [...]
  Le délaissement implique que nous choisissons nous-mêmes notre être. Le délaissement va avec l'angoisse. Quant au désespoir, cette expression a un sens extrêmement simple. Elle veut dire que nous nous bornerons à compter sur ce qui dépend de notre volonté, ou sur l'ensemble des probabilités qui rendent notre action possible. [...]     
  Le quiétisme, c'est l'attitude des gens qui disent : les autres peuvent faire ce que je ne peux pas faire. La doctrine que je vous présente est justement à l'opposé du quiétisme, puisqu'elle déclare : il n'y a de réalité que dans l'action ; elle va plus loin d'ailleurs, puisqu'elle ajoute : l'homme n'est rien d'autre que son projet, il n'existe que dans la mesure où il se réalise, il n'est donc rien d'autre que l'ensemble de ses actes, rien d'autre que sa vie. D'après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. Car souvent ils n'ont qu'une seule manière de supporter leur misère, c'est de penser : “Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j'ai été ; bien sûr, je n'ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c'est parce que je n'ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n'ai pas écrit de très bons livres, c'est parce que je n'ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n'ai pas eu d'enfants à qui me dévouer, c'est parce que je n'ai pas trouvé l'homme avec lequel j'aurais pu faire ma vie. Sont restées donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d'inclinations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d'inférer.” Or, en réalité, pour l'existentialiste, il n'y a pas d'amour autre que celui qui se construit, il n'y a pas de possibilité d'amour autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n'y a pas de génie autre que celui qui s'exprime dans des œuvres d'art : le génie de Proust c'est la totalité des œuvres de Proust ; le génie de Racine c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d'écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? Un homme s'engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n'y a rien. Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu'un qui n'a pas réussi sa vie. Mais d'autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes inutiles ; c'est-à-dire que ça les définit en négatif et non en positif ; cependant quand on dit « tu n’es rien d’autre que ta vie », cela n'implique pas que l'artiste sera jugé uniquement d'après ses œuvres d'art ; mille autres choses contribuent également à le définir. Ce que nous voulons dire, c'est qu'un homme n'est rien d'autre qu'une série d'entreprises, qu'il est la somme, l'organisation, l'ensemble des relations qui constituent ces entreprises. [...]
  On peut juger un homme en disant qu’il est de mauvaise foi. Si nous avons défini la situation de l’homme comme un choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi. On objecterait : mais pourquoi ne se choisirait-il pas de mauvaise foi ? Je réponds que je n’ai pas à le juger moralement, mais je définis sa mauvaise foi comme une erreur. Ici, on ne peut échapper à un jugement de vérité. La mauvaise foi est évidemment un mensonge, parce qu’elle dissimule la totale liberté de l’engagement. Sur le même plan, je dirai qu’il y a aussi mauvaise foi si je choisis de déclarer que certaines valeurs existent avant moi; je suis en contradiction avec moi-même si, à la fois, je les veux et déclare qu’elles s’imposent à moi. Si l’on me dit : et si je veux être de mauvaise foi ? je répondrai : il n’y a aucune raison pour que vous ne le soyez pas, mais je déclare que vous l’êtes, et que l’attitude de stricte cohérence est l’attitude de bonne foi. Et en outre je peux porter un jugement moral. Lorsque je déclare que la liberté, à travers chaque circonstance concrète, ne peut avoir d’autre but que de se vouloir elle-même, si une fois l’homme a reconnu qu’il pose des valeurs dans le délaissement, il ne peut plus vouloir qu’une chose, c’est la liberté comme fondement de toutes les valeurs. Cela ne signifie pas qu’il la veut dans l’abstrait. Cela veut dire simplement que les actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la recherche de la liberté en tant que telle. Un homme qui adhère à tel syndicat, communiste ou révolutionnaire, veut des buts concrets; ces buts impliquent une volonté abstraite de liberté; mais cette liberté se veut dans le concret. Nous voulons la liberté pour la liberté et à travers chaque circonstance particulière. Et en voulant la liberté, nous découvrons qu’elle dépend entièrement de la liberté des autres, et que la liberté des autres dépend de la nôtre. Certes, la liberté comme définition de l’homme ne dépend pas d’autrui, mais dès qu’il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même temps que ma liberté la liberté des autres, je ne puis prendre ma liberté pour but que si je prends également celle des autres pour but. En conséquence, lorsque, sur le plan d’authenticité totale, j’ai reconnu que l’homme est un être chez qui l’essence est précédée par l’existence, qu’il est un être libre qui ne peut, dans des circonstances diverses, que vouloir sa liberté, j’ai reconnu en même temps que je ne peux vouloir que la liberté des autres. Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même de l’apparition de l’homme sur la terre, je les appellerai des salauds. Mais lâches ou salauds ne peuvent être jugés que sur le plan de la stricte authenticité. Ainsi, bien que le contenu de la morale soit variable, une certaine forme de cette morale est universelle.
Jean-Paul SARTRE, L'existentialisme est un humanisme (1946).

 

ARENDT
La banalité du mal

 

  Tout a commencé quand j'ai assisté au procès Eichmann à Jérusalem. Dans mon rapport, je parle de la « banalité du mal ». Cette expression ne recouvre ni thèse, ni doctrine bien que j'aie confusément senti qu'elle prenait à rebours la pensée traditionnelle - littéraire, théologique, philosophique - sur le phénomène du mal. Le mal, on l'apprend aux enfants, relève du démon ; il s'incarne en Satan (qui « tombe du ciel comme un éclair » (saint Luc, 10,18), ou Lucifer, l'ange déchu (« Le diable lui aussi est ange » - Miguel de Unamuno) dont le péché est l'orgueil (« orgueilleux comme Lucifer »), cette superbia dont seuls les meilleurs sont capables : ils ne veulent pas servir Dieu, ils veulent être comme Lui. Les méchants, à ce qu'on dit sont mus par l'envie ; ce peut être la rancune de ne pas avoir réussi sans qu'il y aille de leur faute (Richard III), ou l'envie de Caïn qui tua Abel parce que « Yahvé porta ses regards sur Abel et vers son oblation, mais vers Caïn et vers son oblation il ne les porta pas ». Ils peuvent aussi être guidés par la faiblesse (Macbeth). Ou, au contraire, par la haine puissante que la méchanceté ressent devant la pure bonté (Iago : « Je hais le More,/ Mes griefs m'emplissent le cœur » ; la haine de Claggart pour l'innocence « barbare » de Billy Budd, haine que Melville considère comme « une dépravation de la nature ») ou encore par la convoitise, « source de tous les maux » (Radix omnium malorum cupiditas).
  Cependant, ce que j'avais sous les yeux, bien que totalement différent, était un fait indéniable. Ce qui me frappait chez le coupable, c'était un manque de profondeur évident et tel qu'on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu'au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable - tout au moins le responsable hautement efficace qu'on jugeait alors - était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n'y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu'on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l'avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n'était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu'il l'avait fait sous le régime nazi, mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie macabre. Clichés, phrases toutes faites, codes d'expression standardisés et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c'est-à-dire des sollicitations que faits et événements imposent à l'attention, de par leur existence même. On serait vite épuisé à céder sans cesse à ces sollicitations ; la seule différence entre Eichmann et le reste de l'humanité est que, de toute évidence, il les ignorait totalement.
[…] On avait assassiné des Juifs aux quatre coins de l’Europe, et pas seulement à l’Est, et leur extermination n’avait rien à voir avec l’expansion territoriale « à des fins de colonisation par les Allemands ». Un tribunal préoccupé avant tout par un crime perpétré contre le peuple juif avait cet avantage : il pouvait distinguer – assez clairement pour que la distinction puisse être admise dans un futur code pénal international – entre les « crimes de guerre » (fusiller des partisans, tuer des otages) et les « actes inhumains » (« expulser et annihiler » des populations entières de manière à rendre possible la colonisation, par l’envahisseur, de certains territoires). Il savait aussi distinguer les « actes inhumains » (dont le mobile, la colonisation par exemple, était connu, tout en étant criminel) et le « crime contre l’humanité » (dont le mobile, comme le but, était sans précédent). Mais à aucun moment du procès, et nulle part dans le jugement, n’a-t-on fait allusion à une autre possibilité : que l’extermination de groupes ethniques entiers, Juifs, Polonais ou Tziganes, constituait plus qu’un crime contre le peuple juif, le peuple polonais et le peuple tzigane ; et que l’ordre international et l’humanité tout entière s’en trouvaient gravement atteints et menacés. Cet échec des juges de Jérusalem était lié à un autre : leur incapacité à comprendre le criminel qu’ils étaient venus juger. Et c’est pourtant, de toutes les tâches qui leur incombaient, celle qu’ils pouvaient le moins ignorer. Certes, les juges rejetèrent la description, évidemment erronée, du procureur, selon laquelle l’accusé était un « pervers sadique ». Mais cela ne suffisait pas. Les juges auraient pu aller plus loin et montrer que M. Hausner n’était pas logique puisqu’il voulait faire le procès du monstre le plus anormal que le monde ait jamais vu. […] L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux.
Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem, (1963).

 

FOUCAULT
Omniprésence du pouvoir.

 

  Par pouvoir, je ne veux pas dire « le Pouvoir », comme ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un État donné. Par pouvoir, je n’entends pas non plus un mode d’assujettissement qui, par opposition à la violence, aurait la forme de la règle. Enfin je n’entends pas un système général de domination exercé par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier.
  L’analyse, en terme de pouvoir, ne doit pas postuler, comme données initiales, la souveraineté de l’État, la forme de la loi ou l’unité globale de domination ; celles-ci n’en sont plutôt que les formes terminales. Par pouvoir, il me semble qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales.
  La condition de possibilité du pouvoir, en tout cas le point de vue qui permet de rendre intelligible son exercice, jusqu’en ses effets les plus « périphériques », et qui permet aussi d’utiliser ses mécanismes comme une grille d’intelligibilité du champ social, il ne faut pas la chercher dans l’existence première d’un point central, dans un foyer unique de souveraineté d’où rayonneraient des formes dérivées et descendantes ; c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables.
  Omniprésence du pouvoir : non point parce qu’ il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout. Et « le » pouvoir dans ce qu’il a de permanent, de répétitif, d’inerte, d’autoreproducteur, ce n’est que l’effet d’ensemble, qui se dessine à partir de toutes ces mobilités, l’enchaînement qui prend appui sur chacune d’elles et cherche en retour à les fixer. Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une certaine situation stratégique complexe dans une société donnée. Faut-il alors retourner la formule et dire que la politique, c’est la guerre poursuivie par d’autres moyens ?
  Peut-être, si on veut toujours maintenir un écart entre guerre et politique, devrait-on avancer plutôt que cette multiplicité des rapports de force peut être codée - en partie et jamais totalement - soit dans la forme de la « guerre », soit dans la forme de la « politique » ; ce serait là deux stratégies différentes (mais promptes à basculer l’une dans l’autre) pour intégrer ces rapports de force déséquilibrés, hétérogènes, instables, tendus. En suivant cette ligne, on pourrait avancer un certain nombre de propositions :
- que le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se partage, quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse échapper ; le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles;
- que les relations de pouvoir ne sont pas en position d’extériorité à l’égard d’autres types de rapports (processus économiques, rapports de connaissance, relations sexuelles), mais qu’elles leur sont immanentes ; elles sont les effets immédiats des partages, inégalités et déséquilibres qui s’y produisent, et elles sont réciproquement les conditions internes de ces différenciations ; les relations de pouvoir ne sont pas en relation de superstructure, avec un simple rôle de prohibition ou de reconduction; elles ont, là où elles jouent, un rôle directement producteur ;
- que le pouvoir vient d’en bas ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas, et sur des groupes de plus en plus restreints jusque dans les profondeurs du corps social. Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et jouent dans les appareils de production, les familles, les groupes restreints, les institutions, servent de support à de larges effets de clivage qui parcourent l’ensemble du corps social. Ceux-ci forment alors une ligne de force générale qui traverse les affrontements locaux, et les relie ; bien sûr, en retour, ils procèdent sur eux à des redistributions, à des alignements, à des homogénéisations, à des aménagements de série, à des mises en convergence. Les grandes dominations sont les effets hégémoniques que soutient continûment l’intensité de tous ces affrontements ;
- que les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives. Si, de fait, elles sont intelligibles, ce n’est pas parce qu’elles seraient l’effet, en terme de causalité, d’une instance autre, qui les « expliquerait », mais, c’est qu’elles sont, de part en part, traversées par un calcul : pas de pouvoir qui s’exerce sans une série de visées et d’objectifs. Mais cela ne veut pas dire qu’il résulte du choix ou de la décision d’un sujet individuel ; ne cherchons pas l’état-major qui préside à sa rationalité ; ni la caste qui gouverne, ni les groupes qui contrôlent les appareils de l’État, ni ceux qui prennent les décisions économiques les plus importantes ne gèrent l’ensemble du réseau de pouvoir qui fonctionne dans une société (et la fait fonctionner) ; la rationalité du pouvoir, c’est celle de tactiques souvent fort explicites au niveau limité où elles s’inscrivent - cynisme local du pouvoir - qui, s’enchaînant les unes aux autres, s’appelant et se propageant, trouvent ailleurs leur appui et leur condition, dessinent finalement des dispositifs d’ensemble : là, la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables, et pourtant, il arrive qu’il n’y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler : caractère implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes, qui coordonnent des tactiques locales dont les « inventeurs » ou les responsables sont souvent sans hypocrisie ;
- que là où il y a pouvoir, il y a résistance et que pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir. Faut-il dire qu’on est nécessairement « dans » le pouvoir, qu’on n’y échappe pas, qu’il n’y a pas, par rapport à lui, d’extérieur absolu, parce qu’on serait immanquablement soumis à la loi ? Ou que, l’histoire étant la ruse de la raison, le pouvoir est la ruse de l’histoire - celui qui toujours gagne ? Ce serait méconnaître le caractère strictement relationnel des rapports de pouvoir. Ils ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise.
Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, I, La Volonté de savoir, 1976.

 

BOURDIEU
L'habitus, ou nécessité faite vertu.

 

   Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objective-ment adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement «réglées» et « régulières » sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre. [...]
   Si l'on observe régulièrement une corrélation très étroite entre les probabilités objectives scientifiquement construites (par exemple, les chances d'accès à tel ou tel bien) et les espérances subjectives (les « motivation s» et les « besoins »), ce n'est pas que les agents ajustent consciemment leurs aspirations à une évaluation exacte de leurs chances de réussite, à la façon d'un joueur qui réglerait son jeu en fonction d'une information parfaite sur ses chances de gain. En réalité, du fait que les dispositions durablement inculquées par les possibilités et les impossibilités, les libertés et les nécessités, les facilités et les interdits qui sont inscrits dans les conditions objectives (et que la science appréhende à travers des régularités statistiques comme les probabilités objectivement attachées à un groupe ou à une classe) engendrent des dispositions objectivement compatibles avec ces conditions et en quelque sorte préadaptées à leurs exigences, les pratiques les plus improbables se trouvent exclues, avant tout examen, au titre d'impensable, par cette sorte de soumission immédiate à l'ordre qui incline à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à vouloir l'inévitable. Les conditions mêmes de la production de l'habitus, nécessité faite vertu, font que les anticipations qu'il engendre tendent à ignorer la restriction à laquelle est subordonnée la validité de tout calcul des probabilités, à savoir que les conditions de l'expérience n'aient pas été modifiées : à la différence des estimations savantes qui se corrigent après chaque expérience selon des règles rigoureuses de calcul, les anticipations de l'habitus, sortes d'hypothèses pratiques fondées sur l'expérience passée, confèrent un poids démesuré aux premières expériences. […]
  Produit de l'histoire, l'habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l'histoire, conformément aux schèmes engendrés par l'histoire; il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d'action, tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps. Passé qui survit dans l'actuel et qui tend à se perpétuer dans l'avenir en s'actualisant dans des pratiques structurées selon ses principes, loi intérieure à travers laquelle s'exerce continûment la loi de nécessités externes irréductibles aux contraintes immédiates de la conjoncture, le système des dispositions est au principe de la continuité et de la régularité que l'objectivisme accorde aux pratiques sociales sans pouvoir en rendre raison et aussi des transformations réglées dont ne peuvent rendre compte ni les déterminismes extrinsèques et instantanés d'un sociologisme mécaniste ni la détermination purement intérieure mais également ponctuelle du subjectivisme spontanéiste. Échappant à l'alternative des forces inscrites dans l'état antérieur du système, à l'extérieur des corps, et des forces intérieures, motivations surgies, dans l'instant, de la décision libre, les dispositions intérieures, intériorisation de l'extériorité, permettent aux forces extérieures de s'exercer, mais selon la logique spécifique des organismes dans lesquels elles sont incorporées, c'est-à-dire de manière durable, systématique et non mécanique: système acquis de schèmes générateurs, l'habitus rend possible la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et de celles-là seulement. A travers lui, la structure dont il est le produit gouverne la pratique, non selon les voies d'un déterminisme mécanique, mais au travers des contraintes et des limites originairement assignées à ses inventions.
[…] Bref, étant le produit d'une classe déterminée de régularités objectives, l'habitus tend à engendrer toutes les conduites « raisonnables », de « sens commun », qui sont possibles dans les limites de ces régularités, et celles-là seulement, et qui ont toutes les chances d'être positivement sanctionnées parce qu'elles sont objectivement ajustées à la logique caractéristique d'un champ déterminé, dont elles anticipent l'avenir objectif ; il tend du même coup à exclure « sans violence, sans art, sans argument », toutes les « folies » (« ce n'est pas pour nous »), c'est-à-dire toutes les conduites vouées à être négativement sanctionnées parce qu'incompatibles avec les conditions objectives.
Pierre BOURDIEU, Le Sens pratique (1980).

 

BAUDRILLARD
Échapper à soi.

 

  Nous vivons dans une culture qui vise à reverser sur chacun de nous la responsabilité de sa propre vie. La responsabilité morale héritée de la tradition chrétienne s'est renforcée de tout l'appareil d'information et de communication moderne pour faire assumer à chacun la totalité de ses conditions de vie. Cela équivaut à une extradition de l'autre, devenu parfaitement inutile dans la gestion programmatique de l'existence, puisque tout concourt à l'autarcie de la cellule individuelle.
  Or, ceci est une absurdité. Nul n'est censé supporter la responsabilité de sa propre vie. Cette idée chrétienne et moderne est une idée vaine et arrogante. De plus, c'est une utopie sans fondement. Il faudrait que l'individu se transforme en esclave de son identité, de sa volonté, de sa responsabilité, de son désir. Il faudrait qu'il se mette à contrôler tous ses circuits, et tous les circuits du monde qui se croisent dans ses gènes, dans ses nerfs, dans ses pensées. Servitude inouïe. Tellement plus humain est de remettre son sort, son désir, sa volonté entre les mains de quelqu'un d'autre. Circulation de la responsabilité, déclinaison des volontés, transfert perpétuel des formes. Ma vie, parce qu'elle se joue dans l'autre, devient secrète à elle-même. Ma volonté, parce qu'elle se transfère sur l'autre, devient secrète à elle-même. Il y a toujours un doute quant à la réalité de notre plaisir, quant à l'exigence de notre volonté. Paradoxalement, nous n'en sommes jamais sûrs, il semble que le plaisir de l'autre soit moins aléatoire. Étant plus proches de notre plaisir, nous sommes mieux placés aussi pour en douter. La proposition qui veut que chacun fasse plus volontiers crédit à ses propres opinions sous-estime la tendance inverse qui est de suspendre son opinion à celle d'autres personnes bien plus fondées à en avoir une... L'hypothèse de l'Autre n'est peut-être que la conséquence de ce doute radical quant à notre désir.
  On peut ne plus être capable de croire, mais de croire à celui qui croit. On peut ne plus être capable d'aimer, mais d'aimer seulement celui qui aime. On peut ne plus savoir ce qu'on veut, mais vouloir ce que quelqu'un d'autre veut. Sorte de dérogation générale où le vouloir, le pouvoir, le savoir sont non pas délaissés, mais laissés à une deuxième instance. De toute façon, nous ne voyons déjà plus, à travers les écrans, photos, vidéos, reportages, que ce qui a été vu par d'autres. Nous ne sommes plus capables que de voir ce qui a été vu...
  De toute façon, il vaut mieux être contrôlé par quelqu'un d'autre que par soi-même. Il vaut mieux être opprimé, exploité, persécuté, manipulé par quelqu'un d'autre que par soi-même. Dans ce sens, tout le mouvement de libération et d'émancipation qui vise une autonomie plus grande, c'est-à-dire une introjection approfondie de toutes les formes de contrôle et de contraintes sous le signe de la liberté, est une forme de régression. Quel que soit ce qui nous vient d'ailleurs, fût-ce la pire exploitation, le fait que cela vienne d'ailleurs est un trait positif...
  De même qu'il vaut mieux être contrôlé par quelqu'un d'autre, il vaut toujours mieux être heureux, ou malheureux, par quelqu'un d'autre que par soi-même. Il vaut toujours mieux dépendre dans notre vie de quelque chose qui ne dépend pas de nous. Cette hypothèse me délivre de toute servitude. Je n'ai pas à me soumettre à quelque chose qui ne dépend pas de moi, y compris ma propre existence. Je suis libre de ma naissance, je puis être libre de ma mort, dans ce même sens. Il n'y a jamais eu de véritable liberté que celle-là.
  Nous vivons d'une énergie subreptice, d'une énergie volée, d'une énergie séduite. Et l'autre lui-même n'existe que par ce mouvement indirect et subtil de captation, de dévolution, de séduction. S'en remettre à quelqu'un d'autre du fait de vouloir, de croire, d'aimer, de décider, ce n'est pas un désistement, c'est une stratégie : en faisant de lui votre destin, vous en tirez l'énergie la plus subtile. En se remettant à quelque signe ou événement du soin de votre vie, vous en subtilisez la forme. Cette stratégie est loin d'être innocente. C'est celle des enfants. Si les adultes font croire aux enfants qu'eux-mêmes sont des adultes, les enfants, eux, "laissent" croire aux adultes qu'eux-mêmes sont des enfants. Des deux stratégies, la dernière est la plus subtile, car si les adultes croient qu'ils sont des adultes, les enfants, eux, ne croient pas qu'ils sont des enfants. Ils le sont, mais ils n'y croient pas. Ils naviguent sous le pavillon de l'enfance comme sous un pavillon de complaisance... Ainsi des masses. Elles aussi naviguent sous l'appellation de masses comme sous un destin de complaisance... Ceci assure à la masse une bonne longueur d'avance, car les autres "croient" qu'elle est aliénée, et elle les y laisse croire. La féminité elle-même participe de cette ironie "lascive". Laisser croire aux hommes qu'ils sont des hommes, alors qu'elles, secrètement, ne croient pas qu'elles sont des femmes (pas plus que les enfants ne croient qu'ils sont des enfants ). Celui qui laisse croire est toujours supérieur à celui qui croit, et qui fait croire. Le piège de la libération sexuelle et politique de la femme fut justement de faire croire aux femmes qu'elles sont des femmes : c'est alors l'idéologie de la féminité qui l'emporte, le droit, le statut, l'idée, tout ça l'emporte avec la croyance en leur propre essence. Désormais "libérées", elles se veulent femmes, et l'ironie supérieure de la communauté est perdue. C'est une mésaventure qui n'épargne personne - ainsi les hommes, se prenant pour des hommes libres, sont tombés dans la servitude volontaire.
Jean BAUDRILLARD, La Transparence du Mal (1990).