SÉNÈQUE Le sage se contente de lui pour vivre heureux
Le sage, encore qu'il se contente de lui, veut pourtant avoir un
ami, ne serait-ce que pour exercer son amitié, afin qu'une vertu si grande ne reste pas
inactive, non dans le but dont parlait Epicure précisément dans cette lettre : « pour
avoir quelqu'un qui s'asseye auprès de lui quand il est malade, qui lui porte secours
quand il est jeté dans les fers ou privé de ressources », mais pour avoir quelqu'un
auprès de qui lui-même s'asseye quand il est malade, qu'il libère lui-même quand des
ennemis le gardent prisonnier. Celui qui ne regarde que lui et, pour cette raison,
s'engage dans une amitié, pense mal. Il finira comme il a commencé : il s'est procuré
un ami destiné à lui prêter appui contre les fers; au premier cliquetis de chaînes, il
s'en ira.
Ce sont amitiés que le peuple appelle « de circonstances »; qui a été
choisi par intérêt plaira aussi longtemps qu'il présentera un intérêt. Voilà
pourquoi ceux qui prospèrent se voient entourés d'une foule d'amis; autour de ceux qui
sont ruinés, c'est le désert, et les amis s'enfuient dès lors qu'ils sont mis à
l'épreuve; voilà pourquoi il y a un tel nombre d'exemples sacrilèges : les uns vous
abandonnent par peur, les autres vous trahissent par peur. Nécessairement les débuts et
la fin se correspondent : celui qui commence à devenir ami parce que cela l'arrange,
appréciera un gain qui va contre l'amitié, si, en elle, il apprécie quoi que ce soit en
dehors d'elle-même.
« Dans quel but te procures-tu un ami ? » Pour avoir quelqu'un pour qui je puisse
mourir, pour avoir quelqu'un que je suive en exil, à la mort de qui je m'oppose et me
dépense : ce que tu décris, toi, c'est une relation d'affaires - non une amitié - qui
va vers ce qui est commode, qui regarde ce qu'elle obtiendra.
Sans doute y a-t-il quelque ressemblance entre l'amitié et la passion amoureuse;
tu pourrais dire qu'elle est la folie de l'amitié. Arrive-t-il donc que l'on aime par
goût du lucre ? Par ambition ou par gloire ? L'amour lui-même, à lui seul, négligeant
tout autre objet, enflamme les âmes du désir de la beauté non sans l'espoir d'un
attachement réciproque. Quoi donc ? Une passion honteuse se forme à partir d'une cause
plus honorable qu'elle ?
« Il ne s'agit pas, dis-tu, pour l'instant, de savoir si l'amitié doit être ou
non recherchée pour elle-même. » Mais si, c'est avant tout ce que l'on doit prouver;
car, si elle doit être recherchée pour elle-même, peut aller vers elle celui qui se
contente de lui-même. « Comment donc va-t-il vers elle ? » Comme vers une chose très
belle, sans être pris par le goût du lucre ni terrorisé par les variations de la
fortune; on retire à l'amitié sa majesté, quand on se la procure pour profiter de
bonnes occasions.
« Le sage se contente de lui. » Cette phrase, mon cher Lucilius, la plupart des
gens l'interprètent de travers : ils écartent le sage de partout et le confinent à
l'intérieur de sa peau. Or, on doit distinguer le sens et la portée de cette parole : le
sage se contente de lui pour vivre heureux, non pour vivre; dans ce dernier cas, en effet,
il a besoin de beaucoup de choses, dans le premier, seulement d'une âme saine, redressée
et regardant de haut la fortune.
Je veux aussi t'expliquer la distinction que fait Chrysippe. Il dit que le sage ne
manque de rien et, cependant, qu'il a besoin de beaucoup de choses, « au contraire du sot
qui n'a besoin de rien (car il ne sait se servir de rien) mais manque de tout ». Le sage
a besoin de mains, d'yeux, et de nombreux ustensiles nécessaires dans la vie quotidienne,
il ne manque de rien; car manquer relève de la nécessité, rien n'est nécessaire au
sage.
Donc, quoiqu'il se contente de lui-même, il a besoin d'amis; il désire en avoir
le plus possible, non pas pour vivre heureux; car il vivra heureux même sans amis. Le
souverain bien ne demande pas de moyens à l'extérieur; il se cultive à domicile, il
vient tout entier de soi; il commence à être assujetti à la fortune s'il demande au
dehors une partie de soi.
« Quelle est, cependant, la vie qui attend le sage, s'il se trouve abandonné sans
amis, qu'il ait été jeté en prison ou bien isolé en pays étranger, ou bien retenu
dans une longue navigation, ou échoué sur une rive déserte ? » Elle sera comme celle
de Jupiter, lorsque, une fois le monde dissous et les dieux confondus en un seul être, la
nature se relâche un peu, il se repose, livré à lui-même dans ses pensées. Le sage
fait quelque chose comme cela : il se cache en lui-même, il reste avec lui-même.
Tant que, bien entendu, il lui est permis d'arranger ses affaires selon son propre
jugement, il se contente de lui et prend femme; il se contente de lui et a des enfants; il
se contente de lui et, cependant, il ne saurait vivre s'il était destiné à vivre sans
son semblable. Ce qui le porte à l'amitié, ce n'est aucun intérêt personnel, mais un
instinct naturel; car, comme il en existe en nous pour d'autres relations, il existe une
douceur innée de l'amitié. De même qu'il existe une aversion pour la solitude et une
recherche de la vie en société, de même que la nature concilie l'homme avec l'homme, de
même il existe dans cette relation-là aussi un aiguillon pour nous faire rechercher des
amitiés. SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, I, IX (63) traduction de Marie-Ange Jourdan-Gueyer
MOLIÈRE
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait
ALCESTE
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cur.
PHILINTE
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
ALCESTE
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l'honnête homme, et le fat.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse ?
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu'au premier faquin, il court en faire autant ?
Non, non il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu! vous n'êtes pas pour être de mes gens;
Je refuse d'un cur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu'on me distingue; et, pour le trancher net,
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.
PHILINTE
Mais, quand on est du monde. il faut bien que l'on rende
Quelques dehors civils que l'usage demande.
ALCESTE
Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié,
Ce commerce honteux de semblants d'amitié.
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
Le fond de notre cur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
MOLIÈRE, Le Misanthrope (1666), Acte I, scène 1, vers
33-70.
Jean de LA FONTAINE
L'Ours et l'Amateur des jardins
Certain Ours montagnard, Ours à
demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon vivait seul et caché :
Il fût devenu fou; la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés :
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.
Nul animal n'avait affaire
Dans les lieux que l'Ours habitait;
Si bien que tout Ours qu'il était
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S'ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
Il l'était de Pomone encore :
Ces deux emplois sont beaux : Mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami .
Les jardins parlent peu; si ce n'est dans mon livre ;
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L'Ours porté d'un même dessein
Venait de quitter sa montagne :
Tous deux, par un cas surprenant
Se rencontrent en un tournant.
L'homme eut peur : mais comment esquiver; et que faire ?
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur .
L'Ours très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens-t'en me voir. L'autre reprit : Seigneur,
Vous voyez mon logis; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : Ce n'est peut-être pas
De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai. L'Ours l'accepte; et d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et bien qu'on soit à ce qu'il semble
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'Ours en un jour ne disait pas deux mots
L'Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
D'être bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant, ce parasite ailé,
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l'Ours au désespoir; il eut beau la chasser.
Je t'attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi. Jean de LA FONTAINE, Fables (1678), VIII, X
Deux vrais amis vivaient au
Monomotapa :
L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien dit-on ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s'occupait au sommeil,
Et mettait à profit l'absence du Soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme :
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L'Ami couché s'étonne, il prend sa bourse, il s'arme;
Vient trouver l'autre, et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Était à mes côtés : voulez-vous qu'on l'appelle ?
— Non, dit l'ami, ce n'est ni l'un ni l'autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m'êtes en dormant un peu triste apparu ;
J'ai craint qu'il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d'eux aimait le mieux, que t'en semble, Lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.
Qu'un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre cur;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'on aime. Jean de LA FONTAINE, Fables (1678), VIII, XI
1. Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent
atteindre ceux qui sont nés médiocres.
2. L'amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte
même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un
homme; et réciproquement un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n'est
ni passion ni amitié pure : elle fait une classe à part.
3. L'amour naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou
par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié, au contraire,
se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien
d'esprit, de bonté de cur, d'attachement, de services et de complaisance dans les
amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un
beau visage ou une belle main !
4. Le temps, qui fortifie les amitiés, affaiblit l'amour.
5. Tant que l'amour dure, il subsiste de soi-même, et quelquefois par
les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par
l'éloignement, par la jalousie; l'amitié, au contraire, a besoin de secours : elle
périt faute de soins, de confiance et de complaisance.
6. Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu'une parfaite
amitié.
7. L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre.
8. Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié; et celui
qui est épuisé sur l'amitié n'a encore rien fait pour l'amour.
9. L'amour commence par l'amour; et l'on ne saurait passer de la plus forte
amitié qu'à un amour faible.
10. Rien ne ressemble mieux à une vive amitié, que ces liaisons que l'intérêt
de notre amour nous fait cultiver.[...]
13. L'amour qui croît peu à peu et par degrés ressemble trop à l'amitié pour
être une passion violente.[...]
18. Quelque délicat que l'on soit en amour, on pardonne plus de fautes que dans
l'amitié.[...]
26. L'on confie son secret dans l'amitié; mais il échappe dans l'amour.
L'on peut avoir la confiance de quelqu'un sans en avoir le cur. Celui qui a
le cur n'a pas besoin de révélation ou de confiance; tout lui est ouvert. Jean de LA BRUYÈRE, Caractères (1688), IV, Du cur.
C'est un contrat tacite entre deux personnes sensibles et
vertueuses. Je dis sensibles, car un moine, un solitaire peut n'être point méchant, et
vivre sans connaître l'amitié. Je dis vertueuses, car les méchants n'ont que des
complices, les voluptueux ont des compagnons de débauche, les intéressés ont des
associés, les politiques assemblent des factieux, le commun des hommes oisifs a des
liaisons, les princes ont des courtisans; les hommes vertueux ont seuls des amis.
Céthégus était le complice de Catilina, et Mécène le courtisan d'Octave; mais
Cicéron était l'ami d'Atticus.
Que porte ce contrat entre deux âmes tendres et honnêtes ? les obligations
en sont plus fortes et plus faibles, selon leur degré de sensibilité et le nombre de
services rendus, etc.
L'enthousiasme de l'amitié a été plus fort chez les Grecs et chez les
Arabes que chez nous. Les contes que ces peuples ont imaginés sur l'amitié sont
admirables; nous n'en avons point de pareils, nous sommes un peu secs en tout.
L'amitié était un point de religion et de législation chez les Grecs. Les
Thébains avaient le régiment des amants : beau régiment ! quelques-uns l'ont pris pour
un régiment de sodomites; ils se trompent; c'est prendre l'accessoire pour le principal.
L'amitié chez les Grecs était prescrite par la loi et la religion. La pédérastie
était malheureusement tolérée par les murs; il ne faut pas imputer à la loi des
abus honteux. VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique (1764)
Jean-Jacques ROUSSEAU
C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable
Le premier sentiment dont un jeune homme élevé soigneusement
est susceptible n'est pas l'amour, c'est l'amitié. Le premier acte de son imagination
naissante est de lui apprendre qu'il a des semblables, et l'espèce l'affecte avant le
sexe. Voilà donc un autre avantage de l'innocence prolongée : c'est de profiter de la
sensibilité naissante pour jeter dans le cur du jeune adolescent les premières
semences de l'humanité : avantage d'autant plus précieux que c'est le seul temps de la
vie où les mêmes soins puissent avoir un vrai succès.
J'ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure, et livrés aux
femmes et à la débauche, étaient inhumains et cruels; la fougue du tempérament les
rendait impatients, vindicatifs, furieux; leur imagination, pleine d'un seul objet, se
refusait à tout le reste; ils ne connaissaient ni pitié ni miséricorde; ils auraient
sacrifié père, mère, et l'univers entier au moindre de leurs plaisirs. Au contraire, un
jeune homme élevé dans une heureuse simplicité est porté par les premiers mouvements
de la nature vers les passions tendres et affectueuses : son cur compatissant
s'émeut sur les peines de ses semblables; il tressaille d'aise quand il revoit son
camarade, ses bras savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux savent verser des
larmes d'attendrissement; il est sensible à la honte de déplaire, au regret d'avoir
offensé. Si l'ardeur d'un sang qui s'enflamme le rend vif, emporté, colère, on voit le
moment d'après toute la bonté de son cur dans l'effusion de son repentir; il
pleure, il gémit sur la blessure qu'il a faite; il voudrait au prix de son sang racheter
celui qu'il a versé; tout son emportement s'éteint, toute sa fierté s'humilie devant le
sentiment de sa faute. Est-il offensé lui-même : au fort de sa fureur, une excuse, un
mot le désarme il pardonne les torts d'autrui d'aussi bon cur qu'il répare les
siens. L'adolescence n'est l'âge ni de la vengeance ni de la haine; elle est celui de la
commisération, de la clémence, de la générosité. Oui, je le soutiens et je ne crains
point d'être démenti par l'expérience, un enfant qui n'est pas mal né, et qui a
conservé jusqu'à vingt ans son innocence, est à cet âge le plus généreux, le
meilleur, le plus aimant et le plus aimable des hommes. On ne vous a jamais rien dit de
semblable; je le crois bien; vos philosophes, élevés dans toute la corruption des
collèges, n'ont garde de savoir cela.
C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable; ce sont nos misères communes
qui portent nos curs à l'humanité : nous ne lui devrions rien si nous n'étions
pas hommes. Tout attachement est un signe d'insuffisance : si chacun de nous n'avait nul
besoin des autres, il ne songerait guère à s'unir à eux. Ainsi de notre infirmité
même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un être solitaire; Dieu
seul jouit d'un bonheur absolu; mais qui de nous en a l'idée ? Si quelque être imparfait
pouvait se suffire à lui-même, de quoi jouirait-il selon nous ? Il serait seul, il
serait misérable. Je ne conçois pas que celui qui n'a besoin de rien puisse aimer
quelque chose : je ne conçois pas que celui qui n'aime rien puisse être heureux. Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l'éducation (1762), livre
IV.
L'amitié (considérée dans sa perfection) est l'union de deux personnes
liées par un amour et un respect égaux et réciproques. - On voit facilement qu'elle est
l'Idéal de la sympathie et de la communication en ce qui concerne le bien de chacun de
ceux qui sont unis par une volonté moralement bonne, et que si elle ne produit pas tout
le bonheur de la vie, l'acceptation de cet Idéal et des deux sentiments qui le composent
enveloppe la dignité d'être heureux, de telle sorte que rechercher l'amitié entre les
hommes est un devoir. - Mais il est facile de voir que bien que tendre vers l'amitié
comme vers un maximum de bonnes intentions des hommes les uns à l'égard des autres soit
un devoir, sinon commun, du moins méritoire, une amitié parfaite est une simple Idée,
quoique pratiquement nécessaire, qu'il est impossible de réaliser en quelque pratique
que ce soit. En effet, comment est-il possible pour l'homme dans le rapport avec son
prochain de s'assurer de l'égalité de chacun des deux éléments d'un même devoir (par
exemple de l'élément constitué par la bienveillance réciproque) en l'un comme en
l'autre, ou, ce qui est encore plus important, comment est-il possible de découvrir quel
est dans la même personne le rapport d'un sentiment constitutif du devoir à l'autre (par
exemple le rapport du sentiment procédant de la bienveillance à celui provenant du
respect) et si, lorsqu'une personne témoigne trop d'ardeur dans l'amour, elle ne perd
pas, ce faisant, quelque chose du respect de l'autre ? Comment s'attendre donc à ce que
des deux côtés l'amour et le respect s'équilibrent exactement, ce qui est toutefois
nécessaire à l'amitié ? - On peut, en effet, regarder l'amour comme la force
d'attraction, et le respect comme celle de répulsion, de telle sorte que le principe du
premier sentiment commande que l'on se rapproche, tandis que le second exige qu'on se
maintienne l'un à l'égard de l'autre à une distance convenable. Emmanuel KANT, Métaphysique des Murs (1797), "La
Doctrine de la Vertu", traduction de A. Philonenko.
Arthur SCHOPENHAUER Aphorismes sur la sagesse dans la vie.
Lhomme de noble espèce, pendant sa jeunesse, croit que
les relations essentielles et décisives, celles qui créent les liens essentiels entre
les hommes, sont de nature idéale, cest-à-dire fondées sur la conformité de
caractère, de tournure desprit, de goût, dintelligence, etc. ; mais il
saperçoit plus tard que ce sont les réelles, cest-à-dire celles qui
reposent sur quelque intérêt matériel. Ce sont celles-ci qui forment la base de presque
tous les rapports, et la majorité des hommes ignore totalement quil en existe
dautres. Par conséquent, chacun est choisi en raison de sa fonction, de sa
profession, de sa nation ou de sa famille, donc somme toute suivant la position et le
rôle attribués par la convention ; cest daprès cela quon
assortit les gens et quon les classe comme articles de fabrique. Par contre, ce
quest un homme en soi et pour soi, comme homme, en vertu de ses qualités propres,
nest pris en considération que selon le bon plaisir, par exception ; chacun
met ces choses de côté dès que cela lui convient mieux, donc la plupart du temps, et
lignore sans plus de façon. Plus un homme a de valeur personnelle, moins ce
classement pourra lui convenir ; aussi cherchera-t-il à sy soustraire.
Remarquons cependant que cette manière de procéder est basée sur ce que dans ce monde,
où la misère et lindigence règnent, les ressources qui servent à les écarter
sont la chose essentielle et nécessairement prédominante.
De même que le papier-monnaie circule en place dargent, de même, au lieu de
lestime et de lamitié véritables, ce sont leurs démonstrations et leurs
allures imitées le plus naturellement possible qui ont cours dans le monde. On pourrait,
il est vrai, se demander sil y a vraiment des gens qui méritent lestime et
lamitié sincères. Quoi quil en soit, jai plus de confiance dans un
brave chien, quand il remue la queue, que dans toutes ces démonstrations et ces façons.
La vraie, la sincère amitié présuppose que lun prend une part énergique,
purement objective et tout à fait désintéressée au bonheur de lautre, et cette
participation suppose à son tour une véritable identification de lami avec son
ami. Légoïsme de la nature humaine est tellement opposé à ce sentiment que
lamitié vraie fait partie de ces choses dont on ignore, comme du grand serpent de
mer, si elles appartiennent à la fable ou si elles existent en quelque lieu. Cependant il
se rencontre parfois entre les hommes certaines relations qui, bien que reposant
essentiellement sur des motifs secrètement égoïstes et de natures différentes, sont
additionnées néanmoins dun grain de cette amitié véritable et sincère, ce qui
suffit à leur donner un tel cachet de noblesse quelles peuvent, en ce monde des
imperfections, porter avec quelque droit le nom damitié. Elles sélèvent
haut au-dessus des liaisons de tous les jours ; celles-ci sont à vrai dire de telle
nature que nous nadresserions plus la parole à la plupart de nos bonnes
connaissances, si nous entendions comment elles parlent de nous en notre absence.
À côté des cas où lon a besoin de secours sérieux et de sacrifices
considérables, la meilleure occasion pour éprouver la sincérité dun ami,
cest le moment où vous lui annoncez un malheur qui vient de vous frapper. Vous
verrez alors se peindre sur ses traits une affliction vraie, profonde et sans mélange, ou
au contraire, par son calme imperturbable, par un trait se dessinant fugitivement, il
confirmera la maxime de La Rochefoucauld : « Dans ladversité de nos
meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas. »
Ceux quon appelle habituellement des amis peuvent à peine, dans ces occasions,
réprimer le petit frémissement, le léger sourire de la satisfaction. Il y a peu de
choses qui mettent les gens aussi sûrement de bonne humeur que le récit de quelque
calamité dont on a été récemment frappé, ou encore l'aveu sincère quon leur
fait de quelque faiblesse personnelle. Cest vraiment caractéristique.
Léloignement et la longue absence nuisent à toute amitié, quoiquon
ne lavoue pas volontiers. Les gens que nous ne voyons pas, seraient-ils nos plus
chers amis, sévaporent insensiblement avec la marche du temps jusquà
létat de notions abstraites, ce qui fait que notre intérêt pour eux devient de
plus en plus une affaire de raison, pour ainsi dire de trahison; le sentiment vif et
profond demeure réservé à ceux que nous avons sous les yeux, même quand ceux-là ne
seraient que des animaux que nous aimons. Arthur SCHOPENHAUER (traduction J.A. Cantuzène, 1943).
« Jai toujours auprès de moi une présence
importune », pense le solitaire. « Toujours une fois un, cela finit par faire
deux, à la longue.
Je et Moi sont engagés dans un dialogue trop véhément. Comment serait-il
supportable, sil ny avait lami ? »
Pour le solitaire, lami est toujours un tiers ; le tiers est le flotteur
qui empêche le dialogue des deux de sombrer aux abîmes.
Hélas ! il y a toujours trop dabîmes pour tous les solitaires.
Cest pourquoi ils ont une telle soif de lami et de son altitude.
Notre foi en autrui trahit ce que nous voudrions pouvoir croire de nous-mêmes. Le
désir que nous avons dun ami nous trahit.
Et souvent lamour ne sert quà surmonter lenvie. Et souvent
lon nattaque et lon ne se fait un ennemi que pour cacher que lon
est vulnérable.
« Sois à tout le moins mon ennemi ! » ainsi parle le
véritable respect qui nose solliciter lamitié.
Si lon veut avoir un ami, il faut vouloir aussi se battre pour cet ami ;
et pour se battre, il faut pouvoir être ennemi.
Il faut honorer dans son ami lennemi même. Peux-tu venir près de ton ami
sans passer dans son camp ?
Il faut avoir en son ami son meilleur ennemi. Cest en lui résistant que tu
seras le plus près de son cur.
Tu ne veux porter aucun voile pour ton ami ? Tu penses faire honneur à ton
ami en te montrant à lui tel que tu es ? Mais pour ten remercier, il
tenvoie au diable.
Celui qui ne dissimule rien de soi excite notre indignation ; voilà pourquoi
il vous faut tant craindre la nudité. Si vous étiez des dieux, bien sûr, cest de
vos vêtements que vous auriez honte.
Tu ne saurais assez te parer pour ton ami ; car tu dois être pour lui la
flèche du désir élancé vers le Surhumain.
As-tu déjà vu dormir ton ami, afin de le connaître tel quil est ?
Quel est donc le visage coutumier de ton ami ? Cest ton propre visage, vu dans
un miroir grossier et imparfait.
As-tu déjà vu dormir ton ami ? Nas- tu pas eu peur en le voyant tel
quil est ? O mon ami, lHomme est ce qui doit être dépassé.
Il faut que lami soit passé maître dans lart de deviner et de se
taire ; garde-toi de vouloir tout voir. Que ton rêve te révèle ce que fait ton ami
qui veille.
Que ta pitié soit divinatrice ; sache dabord si ton ami souhaite ta
pitié. Peut-être aime-t-il en toi lil impassible et le regard de
léternité.
Que ta pitié pour ton ami se dissimule sous une écorce rude ; casse-toi une
dent sur cette pitié ; elle aura alors finesse et douceur.
Es-tu pour ton ami air pur et solitude, et pain et remède salutaire ? Plus
dun qui na pu libérer ses propres chaînes a su pourtant en libérer son ami.
Es-tu esclave ? Tu ne pourras être ami. Es-tu tyran ? Tu ne pourras
avoir damis.
Trop longtemps il y a eu chez la femme un esclave et un tyran cachés. Cest
pourquoi la femme nest point encore capable damitié : elle ne connaît
que lamour.
Il y a de linjustice dans lamour de la femme, et de laveuglement
à légard de tout ce quelle naime pas. Et même dans lamour
éclairé de la femme, il reste toujours, à côté de la lumière, la surprise,
léclair et la nuit.
La femme nest pas encore capable damitié ; des chattes, voilà ce
que sont les femmes, ou des oiseaux ; ou, tout au plus, des vaches.
La femme nest pas encore capable damitié. Mais dites-moi, hommes, qui
dentre vous est capable damitié ?
Hélas, quelle pauvreté est la vôtre ! Et combien grande la parcimonie de
vos âmes ! Ce que vous donnez à votre ami, je suis prêt à loffrir à mon
ennemi, et je ne me sentirai pas appauvri dautant.
La camaraderie existe : puisse lamitié naître ! Friedrich NIETSZCHE,Ainsi parlait Zarathoustra
(1883-1885), Les discours de Zarathoustra. (Traduction révisée de Geneviève Bianquis,1996)
Texte numérisé par Colette Lallement.
Il y a de merveilleuses joies dans lamitié. On le
comprend sans peine si lon remarque que la joie est contagieuse. Il suffit que ma
présence procure à mon ami un peu de vraie joie pour que le spectacle de cette joie me
fasse éprouver à mon tour une joie ; ainsi la joie que chacun donne lui est
rendue ; en même temps des trésors de joie sont mis en liberté, et tous deux se
disent : « Javais en moi du bonheur dont je ne faisais rien. »
La source de la joie est au-dedans, jen conviens ; et rien nest
plus attristant que de voir des gens mécontents deux et de tout, qui se
chatouillent les uns aux autres pour se faire rire. Mais il faut dire aussi que
lhomme content, sil est seul, oublie bientôt quil est content ;
toute sa joie est bientôt endormie ; il en arrive à une espèce de stupidité et
presque dinsensibilité. Le sentiment intérieur a besoin de mouvements extérieurs.
Si quelque tyran memprisonnait pour mapprendre à respecter les puissances,
jaurais comme règle de santé de rire tout seul tous les jours ; je donnerais
de lexercice à ma joie comme jen donnerais à mes jambes.
Voici un paquet de branches sèches. Elles sont inertes en apparence comme la
terre ; si vous les laissez là, elles deviendront terre. Pourtant elles enferment
une ardeur cachée quelles ont prise au soleil. Approchez delles la plus
petite flamme, et bientôt vous aurez un brasier crépitant. Il fallait seulement secouer
la porte et réveiller le prisonnier.
Cest ainsi quil faut une espèce de mise en train pour éveiller la
joie. Lorsque le petit enfant rit pour la première fois, son rire nexprime rien du
tout ; il ne rit pas parce quil est heureux ; je dirais plutôt quil
est heureux parce quil rit ; il a du plaisir à rire, comme il en a à
manger ; mais il faut dabord quil mange. Cela nest pas vrai
seulement pour le rire ; on a besoin aussi de paroles pour savoir ce que lon
pense. Tant quon est seul on ne peut être soi. Les nigauds de moralistes disent
quaimer cest soublier ; vue trop simple ; plus on sort de
soi-même et plus on est soi-même ; mieux aussi on se sent vivre. Ne laisse pas
pourrir ton bois dans ta cave.
27 décembre 1907. ALAIN,Propos sur le bonheur, (LXXVII). Texte numérisé par Colette Lallement.
François MAURIAC L'héritage de nos amours est plus trouble que
celui de nos amitiés
Dans le jeune homme, deux
instincts se combattent comme chez les oiseaux : celui de vivre en bande et celui de
s'isoler avec une oiselle, Mais le goût de la camaraderie est longtemps le plus fort. Si
tout notre malheur vient, comme le veut Pascal, de ne pouvoir demeurer seul dans une
chambre, il faut plaindre les jeunes gens : c'est justement la seule épreuve qui leur
paraisse insupportable; ainsi les voyez-vous s'attendre, s'appeler, s'abattre sur les
bancs du Luxembourg comme des pierrots, s'entasser dans les brasseries ou dans les bars.
Ils n'ont pas encore de vie individuelle; ce sont eux qui ont dû inventer l'expression se
sentir lescoudes. La vie collective en eux circule par les coudes. Même pour
préparer un concours, ils aiment être plusieurs; et si ce n'était que pour préparer un
concours !
Leur noctambulisme vient de cette répugnance à se
retrouver seul entre quatre murs. Aussi s'accompagnent-ils indéfiniment les uns les
autres, et reviennent-ils sur leurs pas jusqu'à ce que l'excès de fatigue les oblige à
dormir enfin. Comme la vie des moineaux en pépiements, celle des jeunes hommes se passe
en conversations.
Les promiscuités de la caserne, c'est cela au fond
qui la rend supportable à la jeunesse. La camaraderie mène à l'amitié : deux garçons
découvrent entre eux une ressemblance : « Moi aussi... C'est comme moi... » tels sont
les mots qui d'abord les lient. Le coup de foudre est de règle en amitié. Voilà leur
semblable enfin, avec qui s'entendre à demi-mot. Sensibilités accordées ! Les mêmes
choses les blessent et les mêmes les enchantent. Mais c'est aussi par leurs différences
qu' ils s'accordent : chacun admire dans son ami la vertu dont il souffrait d'être
privé.
Peut-être ont-ils aimé déjà; mais que l'amitié les change de
l'amour ! Peut-être l'amour n'a-t-il rien pu contre leur solitude. Une fois assouvie la
faim qu'ils avaient eue d'un corps, ils étaient demeurés seuls en face d'un être
mystérieux, indéchiffrable, d'un autre sexe - c'est-à-dire d'une autre planète. Aucun
échange possible avec la femme, trop souvent, que le plai-sir; hors cet accord délicieux
(et qu'il est vrai qu'à cet âge on renouvelle sans lassitude), l'amour leur avait
peut-être été, sans qu'ils se le fussent avoué, un dépaysement. Car il arrive que la
complice la plus chère ne parle pas notre langue et mette l'infini là où nous ne voyons
que bagatelles. En revanche, rien de ce qui compte pour nous ne lui importe, et notre
logique lui demeure incompréhensible. Une maîtresse est quelquefois un adversaire hors
de notre portée, incontrôlable. C'est pourquoi amour se confond avec jalousie : qu'il
est redoutable, l'être dont toutes les démarches nous surprennent et sont pour nous
imprévisibles ! De cette angoisse, Proust a composé son oeuvre.
Dans l'amitié véritable, tout est clair, tout est
paisible; les paroles ont un même sens pour les deux amis.
La chair et le sang ne font point ici leurs ravages.
Chacun sait ce que signifie respect de la parole donnée, discrétion, honneur, pudeur. Le
plus intelligent rend ses idées familières au plus sensible; et le plus sensible lui
ouvre l'univers de ses songes. Le bilan d'une amitié, c'est presque toujours des livres
que nous n'eussions pas été capables d'aimer seuls, une musique inconnue de nous, une
philosophie. Chacun apporte à l'autre ses richesses. Faites cette expérience : évoquez
les visages de votre jeunesse, interrogez chaque amitié : aucune qui ne représente une
acquisition. Celui-là m'a prêté Les Frères Karamazoff, cet autre a déchiffré
pour moi la Sonatine de Ravel; avec celui-ci, je fus à une exposition de Cézanne,
et mes yeux s'ouvrirent comme ceux de l'aveugle-né.
Mais les jeunes hommes sont redevables les uns aux autres d'acquisitions plus
précieuses : le souci de servir une cause qui nous dépasse, que cela est particulier à
la jeunesse dès qu'elle se groupe ! Tous les mouvements sociaux, politiques, religieux,
ont marqué notre époque dans la mesure où ils ont été des amitiés. Dès
qu'ils ne sont plus des amitiés, c'est le signe que la jeunesse s'en retire; alors ils
deviennent des partis :une association d'intérêts; l'homme mûr y
remplace le jeune homme.
Nos jeunes amours ne nous ont-elles aussi enrichis et
instruits ? Nos maîtresses ne furent-elles nos meilleurs maîtres ? Il est vrai.
N'empêche que l'héritage de nos amours est plus trouble que celui de nos amitiés. François MAURIAC, Le Jeune homme, (1925).
Maurice MERLEAU-PONTY
Le refus de communiquer est encore un mode de communication
Je perçois autrui comme
comportement ; par exemple je perçois le deuil ou la colère d'autrui dans sa conduite,
sur son visage et sur ses mains, sans aucun emprunt à une expérience " interne
" de la souffrance ou de la colère et parce que deuil et colère sont des variations
de l'être au monde, indivises entre le corps et la conscience, et qui se posent aussi
bien sur la conduite d'autrui, visible dans son corps phénoménal, que sur ma propre
conduite telle qu'elle s'offre à moi. Mais enfin le comportement d'autrui et même les
paroles d'autrui ne sont pas autrui. Le deuil d'autrui et sa colère n'ont jamais
exactement le même sens pour lui et pour moi. Pour lui, ce sont des situations vécues,
pour moi ce sont des situations apprésentées. Ou si je peux, par un mouvement
d'amitié, participer à ce deuil et à cette colère, ils restent le deuil et la colère
de mon ami Paul : Paul souffre parce qu'il a perdu sa femme ou il est en colère parce
qu'on lui a volé sa montre, je souffre parce que Paul a de la peine, je suis en colère
parce qu'il est en colère, les situations ne sont pas superposables. Et si enfin nous
faisons quelque projet en commun, ce projet commun n'est pas un seul projet, et il ne
s'offre pas sous les mêmes aspects pour moi et pour Paul, nous n'y tenons pas autant l'un
que l'autre, ni en tout cas de la même façon, du seul fait que Paul est Paul et que je
suis moi. Nos consciences ont beau, à travers nos situations propres, construire une
situation commune dans laquelle elles communiquent, c'est du fond de sa subjectivité que
chacun projette ce monde " unique ". [...]
Autrui ou moi, il faut choisir, dit-on. Mais on choisit l'un contre
l'autre, et ainsi on affirme le conflit. Autrui me transforme en objet et me nie, je
transforme autrui en objet et le nie, dit-on. En réalité le regard d'autrui ne me
transforme en objet, et mon regard ne le transforme en objet, que si l'un et l'autre nous
nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous nous faisons l'un et l'autre
regard inhumain, si chacun sent ses actions, non pas reprises et comprises, mais
observées comme celles d'un insecte. C'est par exemple ce qui arrive quand je subis le
regard d'un inconnu. Mais, même alors, l'objectivation de chacun par le regard de l'autre
n'est ressentie comme pénible que parce qu'elle prend la place d'une communication
possible. Le regard d'un chien sur moi ne me gêne guère. Le refus de communiquer est
encore un mode de communication. La liberté protéiforme, la nature pensante, le fond
inaliénable, l'existence non qualifiée, qui en moi et en autrui marque les limites de
toute sympathie, suspend bien la communication, mais ne l'anéantit pas. Si j'ai affaire
à un inconnu qui n'a pas encore dit un seul mot, je peux croire qu'il vit dans un autre
monde où mes actions et mes pensées ne sont pas dignes de figurer. Mais qu'il dise un
mot, ou seulement qu'il ait un geste d'impatience, et déjà il cesse de me transcender :
c'est donc là sa voix, ce sont là ses pensées, voilà donc le domaine que je croyais
inaccessible. Chaque existence ne transcende définitivement les autres que quand elle
reste oisive et assise sur sa différence naturelle. Même la méditation universelle qui
retranche le philosophe de sa nation, de ses amitiés, de ses partis pris, de son être
empirique, en un mot du monde, et qui semble le laisser absolument seul, est en réalité
acte, parole, et par conséquent dialogue. Le solipsisme ne serait rigoureusement vrai que
de quelqu'un qui réussirait à constater tacitement son existence sans être rien et sans
rien faire, ce qui est bien impossible, puisque exister c'est être au monde. Dans sa
retraite réflexive, le philosophe ne peut manquer d'entraîner les autres, parce que,
dans l'obscurité du monde, il a appris pour toujours à les traiter comme consorts et que
toute sa science est bâtie sur cette donnée de l'opinion. La subjectivité
transcendantale est une subjectivité révélée, savoir à elle-même et à autrui, et à
ce titre elle est une intersubjectivité. Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception (1945).
Non, ce n'était pas le radeau
De la Méduse, ce bateau,
Qu'on se le dise au fond des ports,
Dise au fond des ports,
Il naviguait en pèr' peinard
Sur la grand' mare des canards,
Et s'app'lait les Copains d'abord
Les Copains d'abord.
Ses fluctuat nec mergitur
C'était pas d'la litteratur',
N'en déplaise aux jeteurs de sort,
Aux jeteurs de sort,
Son capitaine et ses mat'lots
N'étaient pas des enfants d'salauds,
Mais des amis franco de port,
Des copains d'abord.
C'étaient pas des amis de lux',
Des petits Castor et Pollux,
Des gens de Sodome et Gomorrhe,
Sodome et Gomorrhe,
C'étaient pas des amis choisis
Par Montaigne et La Boétie,
Sur le ventre ils se tapaient fort,
Les copains d'abord.
C'étaient pas des anges non plus,
L'Évangile, ils l'avaient pas lu,
Mais ils s'aimaient tout's voil's dehors,
Tout's voiles dehors,
Jean, Pierre, Paul et compagnie,
C'était leur seule litanie
Leur Credo, leur Confiteor,
Aux copains d'abord.
Au moindre coup de Trafalgar,
C'est l'amitié qui prenait l'quart,
C'est elle qui leur montrait le nord,
Leur montrait le nord.
Et quand ils étaient en détresse,
Qu'leurs bras lancaient des S.O.S.,
On aurait dit des sémaphores,
Les copains d'abord.
Au rendez-vous des bons copains,
Y'avait pas souvent de lapins,
Quand l'un d'entre eux manquait à bord,
C'est qu'il était mort.
Oui, mais jamais, au grand jamais,
Son trou dans l'eau n'se refermait,
Cent ans après, coquin de sort !
Il manquait encor'.
Des bateaux j'en ai pris beaucoup,
Mais le seul qui ait tenu le coup,
Qui n'ait jamais viré de bord,
Mais viré de bord,
Naviguait en père peinard
Sur la grand' mare des canards,
Et s'app'lait les Copains d'abord
Les Copains d'abord.