ORPHÉE NOIR

SYNTHÈSES

 

 

  Nous vous proposons ici trois synthèses à compléter ou à rédiger : elles pourront constituer la matière de dissertations ou simplement enrichir les entretiens de l'oral.

 

I - Ce que l'homme noir apporte
A- LA RAISON NÈGRE :

Document :

  En vous aidant du texte ci-contre, vous développerez votre première partie, en intégrant des exemples choisis dans les poèmes, autour des deux formes de raison :

- une croyance tenace dans les mythes traditionnels :

  • des allusions aux rites ancestraux :
    la voix du griot (Souffles) - la veillée et le rôle de la Femme (Nuit de Sine)
  • le culte des morts :
    la réincarnation (Souffles) - l'hommage à leur mémoire (Nuit de Sine, Cahier d'un retour ...) - un plaidoyer pour une race (Minerai noir).

- une participation aux souffles du monde :

  • à l'écoute de la nature :
    l'attention aux choses (Souffles) - le repos, propice à l'écoute des âmes (Nuit de Sine) - le noir, "chair de la chair du monde" (Cahier d'un retour...) - un "gisement musculaire", "gibbosité" nécessaire à la Terre (Cahier d'un retour..., Minerai noir).
  • animisme et panthéisme :
    personnifications (Souffles, Nuit de Sine) - harmonie du Noir et de l'univers, supériorité de la race noire (Cahier d'un retour..., Minerai noir).

  On l'a dit souvent, le nègre est l'homme de la nature. Il vit traditionnellement de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos. C'est un sensuel, un être aux sens ouverts, sans intermédiaire entre le sujet et l'objet, sujet et objet à la fois. Il est sons, odeurs, rythmes, formes et couleurs. [...]
  C'est dire que le nègre n'est pas dénué de raison comme on a voulu me le faire dire. Mais sa raison n'est pas discursive; elle est synthétique. Elle n'est pas antagoniste; elle est sympathique. C'est un autre mode de connaissance. La raison nègre n'appauvrit pas les choses, elle ne les moule pas en des Schèmes rigides, éliminant les sucs et les sèves; elle se coule dans les artères des choses, elle en éprouve tous les contours pour se loger au cœur vivant du réel. La raison européenne est analytique par utilisation, la raison nègre, intuitive par participation.

L.S. Senghor
Ce que l'homme noir apporte
(1939).

B-  LE RYTHME :

Document :

  Cette deuxième partie pourrait être construite autour des deux axes suivants. Aidez-vous pour cela du texte ci-contre. Rédigez votre partie en choisissant dans vos poèmes des exemples significatifs.

-  l'héritage occidental

  • cet apport est bien présent :
    des textes très écrits (disposition, vocabulaire) - des formes travaillées (chiasmes, anaphores) - un registre de langue élaboré (Nuit de Sine, Cahier d'un retour...).
  • le didactisme :
    ce rythme n'est pas toujours musical (Minerai noir) - il s'adresse aussi à la raison (Cahier d'un retour...) - tous les poèmes sont destinés aussi à l'Occidental.

-  le rythme du vers : ses différentes fonctions

  • un système d'ondes à l'adresse des autres :
    des injonctions anaphoriques (Souffles, Cahier d'un retour...) - des registres oratoires (Nuit de Sine, Minerai noir) - ampleur des phrases, oppositions des images.
  • par la sensualité, le rythme illumine l'esprit :
    le silence rythmé (Nuit de Sine) : phrases nominales, rejets -  ampleur du chant de paix (Nuit de Sine), du chant de gloire (Cahier d'un retour...) ou du chant de vengeance (Minerai noir).

  Qu'est-ce que le rythme ? C'est l'architecture de l'être, le dynamisme interne qui lui donne forme, le système d'ondes qu'il émet à l'adresse des Autres, l'expression pure de la Force vitale. Le rythme, c'est le choc vibratoire, la force qui, à travers les sens, nous saisit à la racine de l'être. Il s'exprime par les moyens les plus matériels, les plus sensuels : lignes, surfaces, couleurs, volumes en architecture, sculpture et peinture; accents en poésie et musique; mouvements dans la danse. Mais, ce faisant, il ordonne tout ce concert vers la lumière de l'Esprit. Chez le Négro-Africain, c'est dans la mesure même où il s'incarne dans la sensualité que le rythme illumine l'Esprit. La danse africaine répugne au contact des corps. Mais voyez les danseurs. Si leurs membres inférieurs sont agités de la trémulation la plus sensuelle, leur tête participe de la beauté sereine des masques, des Morts.

L.S. Senghor
 Ce que l'homme noir apporte
(1939)

 


II - Plaidoyer et réquisitoire

Document : 

  Qu'est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu'elles allaient entonner vos louanges ? [...] Voici des hommes debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d'être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu'on le voie; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l'ombre natale, la blancheur de sa peau c'était un regard encore, de la lumière condensée. [...] Aujourd'hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent. [...] Jadis Européens de droit divin, nous sentions depuis quelque temps notre dignité d'effriter sous les regards américains ou soviétiques. [...] Au moins espérions-nous retrouver un peu de notre grandeur dans les yeux domestiques des Africains. Mais il n'y a plus d'yeux domestiques : il y a les regards sauvages et libres qui jugent notre terre.
Jean-Paul Sartre, Orphée noir (1948).

A l'aide du texte ci-contre, vous développerez votre synthèse autour de ces deux axes :

- Plaidoyer :

  • une adresse didactique au peuple noir :
    - des invitations à écouter le monde,
    - à respecter les morts (Souffles, Nuit de Sine),
    - à vivifier les traditions (Nuit de Sine) ou à prendre conscience des privilèges de la race noire (Cahier d'un retour..., Minerai noir).
  • l'héritage du malheur :
    - allusion à l'exil (Nuit de Sine),
    - évocation réaliste de l'esclavage (Minerai noir)
    - en raison de son harmonie avec l'univers, éloge d'une race supérieure quoique bafouée (Minerai noir).

- Réquisitoire :

  • la condamnation de la raison occidentale :
    - un recueillement qui est mode de connaissance (Nuit de Sine, Souffles)
    - opposition entre les valeurs blanches et noires (Cahier d'un retour...)
    - pitié pour les vainqueurs (Cahier d'un retour...).
  • la révolte :
    - la dénonciation de la barbarie occidentale
    - appel à la lutte (Minerai noir).

« Merci à vous, Aimé Césaire, dont la parole prophétique, belle comme l'oxygène naissant, annonce que les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière. » (André Breton, Martinique charmeuse de serpents)

 

III - La quête d'une identité : qu'est-ce que la négritude ?
  A l'aide du texte ci-dessous, vous organiserez votre synthèse autour de ces deux axes, en n'omettant pas d'utiliser des exemples tirés des poèmes :
  • Des traditions perdues à retrouver :
  • aux écoutes des mythes
  • un patrimoine commun : le malheur.
Senghor dit ailleurs combien est étouffé dans l'âme noire elle-même cet héritage :

Il me faut le cacher au plus intime de mes veines
L’Ancêtre à la peau d’orage sillonnée d’éclairs et de foudre
Mon animal gardien, il me faut le cacher
Que je ne rompe le barrage des scandales.
Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité
Protégeant mon orgueil nu contre
Moi-même et la superbe des races heureuses…  (Le Totem, in Chants d'ombre)

  • Un espoir vers la Cité future :
  • la voix particulière de l'homme noir
  • l'adresse à l'homme blanc.

Document :

  Pouvons-nous croire à l'homogénéité intérieure de la négritude ? Et comment dire ce qu'elle est ? Tantôt c'est une innocence perdue qui n'eut d'existence que dans un lointain passé, et tantôt c'est un espoir qui ne se réalisera qu'au sein de la Cité future. Tantôt elle se contracte dans un instant de fusion panthéistique avec la Nature et tantôt elle s'étend jusqu'à coïncider avec l'histoire entière de l'Humanité; tantôt, c'est une attitude existentielle et tantôt l'ensemble objectif des traditions négro-africaines. Est-ce qu'on la découvre ? Est-ce qu'on la crée ?
  Sans doute répondra-t-on qu'elle est tout cela à la fois et bien d'autres choses encore. Et j'en demeure d'accord : comme toutes les notions anthropologiques, la Négritude est un chatoiement d'être et de devoir-être; elle vous fait et vous la faites : serment et passion, à la fois. [...]
  En fait la Négritude apparaît comme le temps faible d'une progression dialectique : l'affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse; la position de la Négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n'a pas de suffisance par lui-même et les noirs qui en usent le savent fort bien; ils savent qu'il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l'humain dans une société sans races.
Jean-Paul Sartre, Orphée noir (1948) in Situations III.

 

 « Le temps des Orphée est mort »

 Comme le suggérait Sartre, la négritude n'est qu'un premier temps de la dialectique qui devait mener à une libération effective de l'homme noir. Celle-ci a-t-elle eu lieu ? Les incantations des Orphée ont-elles été suivies d'effets ? Dans ses Chants pour hâter la mort du temps des Orphée (1967), le poète martiniquais Daniel Boukman (né en 1936) veut dresser le constat d'une certaine impuissance de la poésie nègre face aux réelles misères du peuple noir.

Le militant
Camarades, Orphée vous a trahis. Je dis bien VOUS, vous qui travaillez la terre, vous les ouvriers des distilleries, vous les pêcheurs, vous les artisans des villes et des communes, vous les dockers... Pourquoi ? parce qu'il a toujours chanté l'Homme nègre, la Splendeur nègre, la Beauté nègre, l'Agilité nègre... tellement chanté, tellement chanté qu'il a bondi vers les étoiles, et de là-haut, camarades, pas moyen de voir le nègre des Antilles, cassé en deux dans le champ de cannes... pas moyen d'entendre dans les cases, les petits enfants qui pleurent parce qu'ils ont faim... Pas moyen non plus de savoir exactement ce que c'est qu'une lessiveuse râpant ses mains, comme du manioc, sur une roche de la rivière.
Un coupeur de cannes
A beau dire ! mais c'est grâce à lui si, aujourd'hui, je peux regarder le Blanc droit dans les yeux, sans aucune espèce de honte : parce que je sais à présent que, nous les nègres, nous aussi, nous pouvons devenir des physiciens, des philosophes, des intellectuels, comme dit la parole !
Une servante
C'est un peu grâce à Orphée que j'ai décidé de travailler comme une bourelle pour faire mon fils aller à l'école, jusqu'au bout !
Un docker
Et puis, camarade, quand je vois un nègre, noir comme moi-même, parler mieux que les Blancs, c'est comme si les sacs de farine-france, les caisses de pomme de terre, les fûts de morue salée, n'avaient plus aucun poids. Je suis prêt à charroyer toute la terre.
Le militant
D'accord ! tout à fait d'accord ! Tous, nous disons :
Merci mille fois merci, Orphée. Tu as crié aux quatre coins du monde, mieux qu'aucun d'entre nous.
Tu as crié que l'Afrique, martyrisée des siècles et des siècles
Jamais n'a été une seule grande jungle,
Mais la maison d'hommes, de femmes aussi capables
que les hommes et les femmes des autres maisons de la terre.
Mille fois merci, Orphée !
Tu nous a fait comprendre, à nous, petit-fils d'Afrique,
que nous n'étions pas maudits pour une éternité.
Mille fois merci, Orphée...
Mais, camarades, toute cette reconnaissance à Orphée ne doit pas nous faire aujourd'hui, marcher, comme lui, dans les nuages...
Nos problèmes, l'exploitation des colons, le chômage huit mois sur douze, l'exil pour chercher du travail, notre misère bleue, c'est ici, dans cette île, qu'elle se trouve.
C'est ici, dans cette île, que les neuf-dixième de la terre, le commerce, les usines, les banques pour le crédit, même vos cases, sont dans la main d'une poignée d'hommes sans foi ni loi.
Camarades, est-ce que Orphée a dit et redit ces choses dans ces discours ?
dans ses poèmes ?
Non !
Est-ce que Orphée est resté parmi vous trouver les solutions ?
Non !
Est-ce que Orphée, papa Orphée, est-ce qu'il a empêché les gendarmes de venir prendre ton fils pour l'envoyer à la guerre tuer ses frères d'Afrique ?
Une amareuse
Non. Il est parti mon ich, et pour toujours.
Le militant
Et toi, camarade, quand le béké t'a jeté à la porte de son usine, comme un paquet de linge sale, est-ce que la "Délivrance Nègre" de compère Orphée a donné à manger à ta femme et à tes six enfants.
Un ouvrier
Han !
Le militant
Répondez, camarades ! Est-ce que c'est Orphée qui a reçu les balles des CRS lors de la grève...? Est-ce que ces belles phrases ont tiré de la geôle les emprisonnés de décembre.
(silence)
Un coupeur de cannes
Et alors ?
Le militant
Alors, camarades, le temps des Orphée est mort !
Nous voyons assez clair maintenant, pour aller plus loin...
Nous ne sommes pas seuls sur le chemin... La LIBERTÉ,
c'est, avant tout, de vos mains qu'elle sortira, camarades. De vos mains, et de rien d'autre...
Nous n'avons plus besoin d'Orphée !

Essai :
Dans ce texte, le militant constate que le poète a tellement chanté, tellement chanté qu'il a bondi vers les étoiles, ignorant les misères réelles de son peuple.
Pensez-vous que l'on peut souscrire sans nuances à ce constat pessimiste ? Sans vous limiter à la poésie nègre et en vous appuyant sur notre corpus Poésie et politique, vous prendrez position dans ce débat.

En guise, non de conclusion, mais d'ouverture et d'espoir : Aimé Césaire, Demain (Et les chiens se taisaient, 1946).

Je suppose que le monde soit une forêt. Bon !
Il y a des baobabs, du chêne vif, des sapins noirs, du noyer blanc;
je veux qu'ils poussent tous, bien fermes et drus, différents de bois, de port, de couleur,
mais pareillement pleins de sève et sans que l'un empiète sur l'autre,
différents à leur base
mais oh !
que leurs têtes se rejoignent oui très haut dans l'éther
égal à ne former pour tous
qu'un seul toit
je dis l'unique toit tutélaire...