ORPHÉE NOIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   Tel est le titre de la belle préface que Jean-Paul Sartre donna à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor (1948). Il y définit le concept de négritude, considéré comme le temps fort mais provisoire d'une dialectique qui doit amener à « la réalisation de l'humain dans une société sans races ».
   L'essai fit date au moment où les processus de décolonisation contribuaient à libérer ces « regards sauvages et libres qui jugent notre terre ».
   Le corpus que nous vous présentons a pour ambition d'évoquer, par des travaux dirigés, quelques aspects de la poésie nègre francophone : vous trouverez quatre poèmes signés de ses plus notables représentants accompagnés de lectures, de commentaires et de synthèses.

 

Objet d'étude :
La poésie du XIXème au XXIème siècle.
Corpus :

Synthèses :

 

Birago DIOP
(1906-1989)

Souffles (extrait)
(Les Contes d'Amadou Koumba, 1947)

 




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Écoute plus souvent 
Les choses que les Êtres 
La Voix du Feu s'entend, 
Entends la Voix de l'Eau. 
Écoute dans le Vent 
Le Buisson en sanglots : 
C'est le Souffle des ancêtres. 

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l'Ombre qui s'éclaire
Et dans l'ombre qui s'épaissit.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l'Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l'Eau qui coule,
Ils sont dans l'Eau qui dort,
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
Les Morts ne sont pas morts.

Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres
La Voix du Feu s'entend,
Entends la Voix de l'Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :
C'est le Souffle des Ancêtres morts,
Qui ne sont pas partis
Qui ne sont pas sous la Terre
Qui ne sont pas morts.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans le Sein de la Femme,
Ils sont dans l'Enfant qui vagit
Et dans le Tison qui s'enflamme.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans le Feu qui s'éteint,
Ils sont dans les Herbes qui pleurent,
Ils sont dans le Rocher qui geint,
Ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure,
Les Morts ne sont pas morts.

 

  Pour ce premier poème, nous suivons les étapes d'une lecture analytique du texte poétique. Vous pourrez vous reporter à notre tableau des types de textes ainsi qu'à la fiche pratique concernant la méthode.

Observation du poème :

- Sa forme n'apparaît pas très régulière : une structure libre qui peut faire penser à une chanson (présence d'un refrain), des vers très hétérogènes (octosyllabe, hexasyllabe, alexandrin, et même ennéasyllabe), des rimes disposées irrégulièrement et parfois pauvres.
- Une première lecture nous met en contact avec un discours injonctif dont les acteurs sont indéterminés : son didactisme fait penser à quelque leçon adressée par un homme âgé recru d'expérience à un public plus jeune.
- Le paratexte (le nom de l'auteur, Birago Diop, le titre de l'œuvre et la présence dans le texte du mot "case") nous renvoient à un contexte africain et mythologique qui peuvent valider nos premières
hypothèses de lecture : s'agit-il d'un discours issu de la tradition populaire qu'un poète africain de langue française adresserait à un public (ses compatriotes ? les Occidentaux ?) qu'il souhaiterait voir plus attentif aux voix de la Nature ?

Projet de lecture :

Michel Hauser a souligné dans sa Poétique de la Négritude les contradictions que manifeste la poésie nègre :
  « Elle se veut ouverte au présent, elle s'efforce de préparer l'avenir d'un continent et valorise à plaisir de vieilles traditions. Elle se donne une mission émancipatrice et s'adresse à ses "oppresseurs". Elle rêve d'un public populaire et écrit pour l'élite.»
   Notre projet de lecture portera sur ce point : Souffles manifeste-t-il une inspiration authentiquement populaire ou relève-t-il au contraire d'une écriture élaborée plutôt destinée au public occidental ?

Remarques de versification :

- Un refrain en hexasyllabes donne au texte son allure de chanson et martèle en même temps un discours que le reste des strophes entreprend d'illustrer.
- Les phrases courtes épousent le vers que la ponctuation coupe rarement. Cette musicalité fluide et rythmée finit par créer un effet incantatoire qui nous replace au cœur d'une tradition religieuse. Écoute-t-on ici quelque griot psalmodiant une leçon essentielle ?
- Par ailleurs, les mesures choisies pour les vers correspondent à une métrique typiquement occidentale, et c'est à cette écriture que sont aussi empruntés le chiasme du refrain ("La Voix du Feu s'entend / Entends la Voix de l'Eau") et les anaphores ("Ils sont dans").
- Ces quelques remarques nous placent à nouveau devant notre problématique : si l'on a bien affaire à une inspiration traditionnelle africaine, l'écriture élaborée sous son apparence de simplicité appartient, elle, à notre civilisation. Comment justifier cette ambiguïté ? Est-ce donc à l'Occidental que souhaite s'adresser la Voix du poème, utilisant ses formes pour mieux le persuader de son aveuglement à l'égard de la Nature ?

Les registres :

- Cette voix est difficilement identifiable, autant que ses destinataires. Mais elle affirme nettement une leçon (beaucoup d'injonctions, de formes sentencieuses) que l'on envisage aussi bien destinée aux Noirs qu'aux Blancs : aux premiers, elle rappelle un devoir de mémoire à l'égard des ancêtres; aux seconds, elle révèle la vie secrète de la Nature, qu'une cécité matérialiste empêche seule de deviner.
- Ce registre didactique est donc accompagné d'un registre lyrique qui entreprend de chanter cette vie mystérieuse. Le vocabulaire simple est emprunté aux quatre éléments pour mieux embrasser le "grand Tout" dans la même célébration. Les personnifications constantes (qu'on prenne garde aux majuscules) soutiennent une émotion panthéiste. Les métaphores, quant à elles, insufflent même un discret registre pathétique, comme si elles exprimaient une nature martyrisée ("le Buisson en sanglots, les Herbes qui pleurent, le Rocher qui geint").

- Il peut donc paraître cohérent d'expliquer l'ambiguïté dont nous parlions par la volonté d'emprunter à l'Occident ses formes classiques pour les investir d'un discours traditionnel qui est aussi un plaidoyer. Mais c'est aussi l'atout original de cette poésie francophone africaine que d'emprunter des moules européens pour exprimer une sagesse ancestrale où l'homme est interpellé dans ce qu'il croit être sa supériorité.

 

Léopold Sédar SENGHOR
(1906-2001)

Nuit de Sine
Chants d’ombre (1945)

 

Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure.
Là-haut les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne
À peine. Pas même la chanson de nourrice.
Qu'il nous berce, le silence rythmé.
Écoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre, écoutons
Battre le pouls profond de l'Afrique dans la brume des villages perdus.

Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale
Voici que s'assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes
Dodelinent de la tête comme l'enfant sur le dos de sa mère
Voici que les pieds des danseurs s'alourdissent, que s'alourdit la langue des chœurs alternés.

C'est l'heure des étoiles et de la Nuit qui songe
S'accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait.
Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux étoiles ?
Dedans, le foyer s'éteint dans l'intimité d'odeurs âcres et douces.

Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour les Ancêtres comme les parents, les enfants au lit.
Écoutons la voix des Anciens d'Elissa. Comme nous exilés
Ils n'ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal.
Que j'écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d'âmes propices
Ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant
Que je respire l'odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j'apprenne à
Vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil.

 

  Pour ce poème, dont nous envisageons le commentaire, commencez par compléter le tableau suivant quand les points de suspension vous y invitent. Le projet d'étude de ce commentaire est de souligner les formes particulières que prend ce moment de communion avec la douceur de l'Univers :

I - Un moment privilégié

II - Le chant profond de l'Afrique

a - la précision des indices spatio-temporels :

la haute brise nocturne - Voici que décline la lune lasse -C'est l'heure des étoiles et de la Nuit - dans la case enfumée

b - les champs lexicaux de la douceur et de l'apaisement :

tes mains balsamiques, tes mains douces plus que fourrure - la chanson de nourrice. Qu'il nous berce - le silence rythmé - Ma tête sur ton sein chaud.

c - les caractères du vers sur ce plan :

  • brièveté :   ...
  • ampleur : ...

d - la nature des sensations :

  • tactiles : ...
  • visuelles : ...
  • olfactives : ...
  • auditives : ...

a - un discours à la Femme (quel rôle lui est-il dévolu ? Lisez « Femme noire ») :

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b - les formes didactiques : à qui s'adressent-elles ?

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c - un hommage aux ancêtres :

  • ses formes :
  • le rôle de la poésie :
  • l'affirmation d'une identité africaine :
              ...............................

d - la communion avec l'Univers :

  • le réalisme du décor :
  • la magie du décor :
  • les formes incantatoires du vers :
    .......................