Nostre bien estre, ce n’est que la privation d’estre mal.
Montaigne, Essais (II, 12).

 

    La recherche du bonheur, dont ce programme nous propose de suivre les itinéraires, risque fort de voir se multiplier les carrefours, voire les impasses. Car si, comme l'a noté Pascal, « tous les hommes recherchent d'être heureux »,  les formes qu'ils entendent donner à leur quête sont diverses et contradictoires. On veillera en tout cas à privilégier, dans la formulation d'une problématique, le terme de "recherche" qui induit une tension et un effort particuliers, en accord avec les valeurs que chacun se donne et la nature de ses dispositions morales ou physiologiques. Essayons simplement de recenser quelques voies familières à l'humanité et récurrentes dans diverses cultures :
l'eudémonisme gréco-latin, auquel Sénèque va nous amener, identifie le bonheur à la conquête du Souverain Bien, entendu comme un accord entre la raison individuelle et l'ordre du monde. Toute la pensée grecque est dominée par la recherche du bonheur (eudaimonia), au point que ces termes constituent une définition acceptable du mot philosophie, si l'on entend par bonheur non pas la réalisation effrénée des désirs, mais plutôt leur sage contention. Ainsi le stoïcisme aussi bien que l'épicurisme ont considéré l'ataraxie, ou absence de troubles, comme la discipline la plus haute, capable seule d'assurer la paix de l'âme contre la tourmente des passions. On aura peut-être en mémoire des exemples particulièrement austères de la morale stoïcienne qui suffiront à caractériser la nature de ce bonheur, mais l'épicurisme lui-même, dans la satisfaction des besoins et la recherche du plaisir (hedone), met avant tout l'accent sur la mesure et se méfie des excès du corps d'une manière qui a fait dire à Nietzsche : « Un tel bonheur n'a pu être inventé que par quelqu'un qui souffrait sans cesse » (Le Gai savoir, 45).  Platon, notamment dans Philèbe, nous aide à distinguer les biens subalternes, derrière lesquels les hommes s'épuisent, et ce Souverain Bien où le sage sait s'installer dans la durée : ignorant des remords ou des regrets qui l'enferment dans son passé, dédaigneux de la vaine espérance, il sait multiplier les "expériences du présent". On voit comment cette saisie est une véritable conquête. Il ne s'agit pas en effet de s'abandonner au moment du plaisir, qui ne supposerait que la volupté physique, mais de dilater le présent, de l'investir comme une véritable durée. Cet hédonisme du dénuement, certaines morales modernes en donnent à leur tour une belle illustration : la contestation de la société de consommation, qui veut identifier le bonheur avec la possession des biens matériels, commence dès l'avènement de la civilisation matérialiste, et des maillons fraternels unissent sur ce plan la pensée de Rousseau à celle d'André Gide, parmi tant d'autres.
L'hédonisme peut néanmoins se frayer des voies moins frugales, et la recherche du bonheur prendre la forme d'une conquête matérielle. Le monde terrestre offre alors de quoi assouvir d'autres faims : celle du libertin, comme Don Juan qui s'étourdit dans son catalogue, du jouisseur ou du chercheur d'or, happés par les images convoitées de la richesse et du plaisir. Ceux-là comprendront parfois que leur quête s'est égarée dans le monde, comme nous en préviennent à peu près toutes les religions, car l'énergie du désir trouve en lui-même son éternelle incomplétude. Le morne constat du Caligula de Camus, « les hommes meurent et ne sont pas heureux », témoigne de cette frustration : car, tant au regard de la nature que des religions ou de l'histoire, le droit au bonheur est loin de paraître légitime. Le christianisme nous interdit par avance d'en supposer l'idée dans ce monde périssable et voué au travail. Nietzsche, dans un esprit différent, confirme : « Aussi longtemps que quelqu'un réclame la vie comme un bonheur, il n'a pas encore élevé son regard au-dessus de l'horizon de l'animal » (Considérations inactuelles). Seule alors l'espérance d'un monde meilleur autorise que la recherche du bonheur prenne la forme d'une attente patiente et dévote où s'enferme l'anachorète. L'idée de bonheur, si on la limite à la réalisation de ses désirs, devient, elle,  impalpable, dissoute, comme le dit Kant, dans l'imaginaire personnel. Pour cette raison, le philosophe des Lumières assigne un impératif moral de dignité à la recherche du bonheur, qui, dans ces conditions, ne peut se gagner qu'au prix du bonheur des autres.
  « Le bonheur est une idée neuve en Europe », dit Saint-Just, et c'est en effet au détour de la Révolution française que s'avoue davantage une aspiration des peuples qui commence avec l'Humanisme. Au moment où s'affaiblissent l'autorité monarchique et le pouvoir de l'Église, la tentation est forte en effet de goûter aux fruits si longtemps captifs de la liberté. La recherche du bonheur choisit alors l'utopie sociale. Ses projets et systèmes envahissent pour longtemps la culture européenne, du pragmatisme d'un Voltaire, fondant une morale du travail sur l'évidence de l'ennui et du vice, à l'engagement sartrien soucieux de fonder sur l'action collective une réponse satisfaisante à l'absurdité de la condition humaine. Ces voies collectives où les grands utopistes planifient un paradis pour tous, on sait dans quels impasses les a fait aboutir l'Histoire au détour du XXème siècle : dégénérés en bureaucraties totalitaires, en « extases réglementées », comme le note Cioran, ces bonheurs sous la contrainte ont ourdi la mort de l'individu.
  Celui-ci a néanmoins toujours repris ses droits, et la recherche du bonheur peut prendre enfin le visage d'une ambition plus modeste et plus haute : la réussite de soi, la construction esthétique et jalouse de son existence. La chasse au bonheur des héros de Stendhal, ou de Giono,  manifeste bien cette voie plus secrète et plus dédaigneuse des foules et des systèmes : même s'il faut se résigner à ce que ces instants soient trop rares, l'intensité de l'aventure, d'un amour, d'une imprudence, la grâce d'une aurore sur la beauté du monde, cristallisent en bouffées de bonheur tout ce qui fait le prix de la vie. La farouche intransigeance d'Antigone, et même le besoin d'enthousiasme de Mme de Staël, ont pu faire du bonheur un devoir moral; Montaigne en livre pourtant la confidence, dans le dernier chapitre des Essais : il ne s'agit ici ni de grandeur, ni d'exception, tout simplement d'une volonté de retour à soi, pour « jouir loyalement de son être. »
  Les œuvres du programme nous ramèneront à l'un ou l'autre de ces itinéraires. On pourra alors s'interroger sur cette recherche qui vise le bonheur par des voies parfois douloureuses et arides, sans parvenir à rien d'autre qu'à cette tension de la volonté. Mais ceci n'est-il pas déjà le bonheur, quand au moins l'on a su réduire au silence tant de sirènes parasites et mettre ses pas un peu plus haut, un peu plus vite qu'à l'ordinaire ?

 

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