LE MONOLOGUE INTÉRIEUR 

 

 

 

 

  e monologue intérieur est une des constantes du Nouveau Roman. Cette caractéristique essentielle de la modernité romanesque est apparue à la fin du XIXème siècle, mais c'est au XXème qu'elle devint une technique narrative symptomatique de certains écrivains. On a pu la nommer alors sous-conversation ou courant de conscience (stream of consciousness) pour caractériser les textes de Samuel Beckett ou Nathalie Sarraute. Les œuvres de James Joyce, Faulkner ou Virginia Woolf  en présentent des formes significatives, mais c'est le romancier français Édouard Dujardin (voir ci-dessous) qui en usa le premier dans Les Lauriers sont coupés (1888). Il en propose la définition suivante :
 « Discours sans auditeur et non prononcé par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial de façon à donner l’impression tout-venant (Le Monologue intérieur, 1931).

  Bien que l'on puisse en observer des formes dans le roman du XIX° siècle (notamment chez Flaubert et Maupassant), le monologue intérieur correspond aux diverses crises que traverse le roman au XX° siècle : crise du narrateur, dont on conteste la prétention à diriger en démiurge une fiction organisée et à s'immiscer dans la psychologie de ses personnages ("Dieu n'est pas un artiste, M. Mauriac non plus", affirmera Sartre); crise du sujet, désormais dénoncé par les béances ou les opacités mises en évidence par la psychanalyse dans le psychisme humain; crise de l'intrigue, détrônée au profit de la volonté d'écrire un roman « sur rien »; crise du style enfin, maintenant ramené par les linguistes à un "au-delà de l'écriture" (Barthes), au surgissement brut des métaphores obsédantes.

  Sur le plan pédagogique, une séquence sur le monologue intérieur pourra s'inscrire dans le travail d'invention et favoriser un apprentissage fructueux de certaines formes de discours. Nous proposons ci-dessous un exemple de séquence que l'on pourra comparer à celle que nous avons consacrée au monologue délibératif : alors que celui-ci se déploie dans une construction rigoureuse au terme de laquelle le sujet affirme son pouvoir de décision, le monologue intérieur reste limité à l'endophasie (ce que Michel Butor a appelé le magnétophone intime) et on pourra demander par exemple à l'élève de passer de l'un à l'autre dans le cadre d'un travail de réécriture.

 

1. Un discours immédiat.

 

  La principale particularité du monologue intérieur est... de ne pas en être un, comme l'a bien noté Gérard Genette :

 « Que l'on imagine un récit commençant (mais sans guillemets) par cette phrase : « Il faut absolument que j'épouse Albertine... », et poursuivant ainsi, jusqu'à la dernière page, selon l'ordre des pensées, des perceptions et des actions accomplies ou subies par le héros. Le lecteur se trouverait installé dès les premières lignes dans la pensée du personnage principal, et c'est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituant complètement à la forme usuelle du récit, nous apprendrait ce que fait le personnage et ce qui lui arrive. On a peut-être reconnu dans cette description celle que faisait Joyce des Lauriers sont coupés d'Édouard Dujardin, c'est-à-dire la définition la plus juste de ce que l'on a assez malencontreusement baptisé le "monologue intérieur", et qu'il vaudrait mieux nommer discours immédiat : puisque l'essentiel, comme il n'a pas échappé à Joyce, n'est pas qu'il soit intérieur mais qu'il soit d'emblée ("dès les premières lignes") émancipé de tout patronage narratif, qu'il occupe d'entrée de jeu le devant de la "scène".» Gérard Genette, Figures III, 1972.

  

Le texte ci-dessous nous permettra de repérer l'irruption du monologue intérieur dans une narration. A quel moment cesse le « patronage » du narrateur ?

texte 1 - Louis Aragon (1897-1982)
 Aurélien (1944)

[Ce texte constitue l'incipit du roman. Aurélien évoque les représentations associées au prénom de Bérénice, qu'il vient de rencontrer.]

  La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois... Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
  Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore :
               Je demeurai longtemps errant dans Césarée...
 En général, les vers, lui... Mais celui-ci revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice... l'autre, la vraie... D'ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie. Brune alors, la Bérénice de la tragédie. Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat. Assez moricaude même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée... un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée... Je demeurai longtemps... je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment s'appelait-il, le type qui disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard, avec des yeux de charbon, la malaria... qui avait attendu pour se déclarer que Bérénice fût sur le point de se mettre en ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant l'air d'un marchand de tissus qui fait l'article, à la manière dont il portait la toge. Tite. Sans rire. Tite.
              Je demeurai longtemps errant dans Césarée...
  Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée d'un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de trente ans qui n'ont plus de cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l'aube. Aurélien voyait des chiens s'enfuir derrière des colonnes, surpris à dépecer une charogne. Des épées abandonnées, des armures. Les restes d'un combat sans honneur.

 En s'aidant du texte précédent, on peut commencer à caractériser le monologue intérieur et comprendre pourquoi G. Genette conteste cette appellation :

On constate d'abord que dans les passages où s'installe le monologue intérieur, l'instance narrative disparaît complètement : l'énonciation reste limitée au discours du personnage. Quelle forme classique de discours rapporté, interrompue au milieu du texte, reprend ses droits à la fin ? (voyez notre chapitre 2.)
S'il s'agit d'un monologue « non prononcé », on constatera que le monologue intérieur ne nous introduit nullement dans la « pensée » du personnage, mais plutôt dans un surgissement incontrôlé et désorganisé. Relevez-en les indices syntaxiques : phrases courtes, souvent nominales, fréquemment interrompues; associations d'idées; interrogations.

 

2. Du discours indirect libre...

 

  Les romanciers de la seconde moitié du XIX° siècle ont affectionné le discours indirect libre, qui permet au narrateur de rapporter les propos ou les pensées de ses personnages sans les contraintes du discours direct. Mais rappelons-nous d'abord les principales formes du discours rapporté :

Discours rapporté Indices typographiques Indices verbaux Indices énonciatifs et temporels Exemple
Direct      guillemets un verbe introducteur introduit les paroles prononcées ( : ) ancrés dans la situation d'énonciation Sans répondre, Marcel se dit, résolu : « Nom d'un chien ! Eh bien, demain, moi, je vais à la pêche ! »
Indirect

/

un verbe déclaratif commande une subordonnée coupés du moment de l'énonciation Sans répondre, Marcel se dit que le lendemain il irait à la pêche.
Indirect libre

/

pas de verbe introducteur coupés du moment de l'énonciation Marcel ne répondit pas. Nom d'un chien ! Eh bien, lui, demain, il irait à la pêche.
Narrativisé

/

pas de verbe introducteur les propos ou pensées sont résumés Marcel se promettait d'aller à la pêche le lendemain.

 

  Exercice : repérez dans le texte suivant les trois premières formes de discours :

[Frédéric Moreau est amoureux de Mme Arnoux. La croyant seule chez elle, il frappe à sa porte et tombe sur son mari.]

Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
— Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
— Chartres ! Cela vous étonne ?
— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde !
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire.

Flaubert, L'Éducation sentimentale, I, 5.

  A l'évidence, le monologue intérieur ne peut être associé qu'aux formes du discours indirect libre : on aura remarqué en effet par notre exemple comment celui-ci permet de conserver intactes les marques du langage parléNom d'un chien !, Eh bien, Mon Dieu ! »). Toutefois la présence du narrateur reste effective : bien que libre, ce discours reste indirect. Intérieur, il est néanmoins extrait de la conscience du personnage par le narrateur et mis en forme par lui. Toutefois celui-ci s'installe au plus près du langage originel de ses personnages tout en ayant l'air de ne pas être partie prenante dans le rapport qu'il en fait. C'est cet avantage qui explique la faveur dont a joui ce type de discours dans le roman réaliste ou naturaliste, notamment chez Zola et Maupassant :

texte 2 - Guy de Maupassant (1850-1893)
 Pierre et Jean, IV (1888)

 [Pierre et Jean sont frères. Pierre vient d'apprendre avec surprise et jalousie que Maréchal, un ancien ami de la famille, a légué  son patrimoine à Jean. Il en vient peu à peu à soupçonner un ancien adultère de sa mère.]

 « Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.» Et un flot d'amour et d'attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son cœur. Sa mère ! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il pu la suspecter ? Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette femme simple, chaste et loyale, n'étaient pas plus claires que l'eau ? Quand on l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable ? Et c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle ! oh ! s'il avait pu la prendre en ses bras en ce moment, comme il l'eût embrassée, caressée, comme il se fût agenouillé pour demander grâce ! Elle aurait trompé son père, elle ?... Son père ! Certes, c'était un brave homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d'une âme délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et comme mari un homme si différent d'elle ? Pourquoi chercher ? Elle l'avait épousé comme les fillettes épousent le garçon doté que présentent les parents. Ils s'étaient installés aussitôt dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, régnant au comptoir, animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui remplace l'amour et même l'affection dans la plupart des ménages commerçants de Paris, s'était mise à travailler avec toute son intelligence active et fine à la fortune espérée de leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête, sans tendresse !... Sans tendresse ?... Était-il possible qu'une femme n'aimât point ? Une femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois, seulement, son cœur fût touché ? D'une autre il ne le croirait pas, - pourquoi le croirait-il de sa mère ? Certes, elle avait pu aimer, comme une autre ! car pourquoi serait-elle différente d'une autre, bien qu'elle fût sa mère ? Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui troublent le cœur des jeunes êtres ! Enfermée, emprisonnée dans la boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux. Elle l'avait aimé. Pourquoi pas ? C'était sa mère ! Eh bien ! fallait-il être aveugle et stupide au point de rejeter l'évidence parce qu'il s'agissait de sa mère ? S'était-elle donnée ?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu d'autre amie ; - mais oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme éloignée et vieillie, - mais oui, puisqu'il avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur fils !... Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu tuer quelqu'un ! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler ! Qui ? tout le monde, son père, son frère, le mort, sa mère ! Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire ? Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri strident de la sirène lui partit dans la figure. Sa surprise fut si violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il s'y assit, n'ayant plus de force, brisé par cette commotion.

 



 


 

 Ce texte met en scène les troubles ravageurs d'une conscience : mettez en valeur la progression du doute jusqu'à la quasi-certitude finale. Quelles en sont les étapes ?

Réécriture : en supprimant la présence du narrateur manifestée par les formes des discours direct et indirect libre, transformez le passage ci-dessous en « monologue intérieur » (discours immédiat) qui saura mettre en valeur la désorganisation de la "pensée" (voyez notre paragraphe 3). On peut pour ce travail s'autoriser des mots mêmes par lesquels le narrateur signale le surgissement chez Pierre de doutes issus de profondeurs « inavouables » :

« Il se pouvait que son imagination seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui échappait sans cesse à sa volonté, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise dans l'univers infini des idées, et en rapportait parfois d'inavouables, de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son âme, dans les replis insondables, comme des choses volées ; il se trouvait que cette imagination seule eût créé, inventé cet affreux doute. Son cœur, assurément, son propre cœur avait des secrets pour lui; et ce cœur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute abominable un moyen de priver son frère de cet héritage qu'il jalousait ? Il se suspectait lui-même, à présent, interrogeant, comme les dévots leur conscience, tous les mystères de sa pensée.»

 

 

3. ... au discours direct libre :

 

   C'est donc bien de discours direct libre qu'il convient de parler pour caractériser le monologue intérieur : comme au théâtre, il n'est en effet attelé à aucune autorité narrative. Mais, au contraire du monologue théâtral, il n'est pas censé même être écouté. A l'état brut, voici consignées par un locuteur totalement identifié au personnage (mais dans quel cadre ?) les petits riens qui font notre conversation intime : préoccupations momentanées, projets confus, associations de pensées, délires.

texte 3

Édouard Dujardin  (1861-1949)
Les lauriers sont coupés (1888)

  [Wagnérien, membre du cénacle de Stéphane Mallarmé, Édouard Dujardin avait vingt-cinq ans lorsqu'il entreprit d'écrire ce petit roman en 1886 : « C'est, tout simplement, le récit de six heures de la vie d'un jeune homme qui est amoureux d'une demoiselle - six heures, pendant lesquelles rien, aucune aventure n'arrive.» Daniel Prince, étudiant à Paris, rencontre un ami, dîne seul au restaurant, rentre se préparer chez lui, puis rejoint l'actrice débutante qui, comme l'Odette de Swann, chez Proust, occupe ses pensées alors qu'elle n'est « même pas son genre.»]

  Illuminé, rouge, doré, le café ; les glaces étincelantes ; un garçon au tablier blanc ; les colonnes chargées de chapeaux et de pardessus. Y a-t-il ici quelqu'un de connaissance ? Ces gens me regardent entrer ; un monsieur maigre aux favoris longs, quelle gravité ! les tables sont pleines ; où m'installerai-je ? là-bas un vide ; justement ma place habituelle ; on peut avoir une place habituelle ; Léa n'aurait pas de quoi se moquer.
  - Si monsieur...
  Le garçon. La table. Mon chapeau au porte-manteau. Retirons nos gants ; il faut les jeter négligemment sur la table, à côté de l'assiette ; plutôt dans la poche du pardessus ; non, sur la table ; ces petites choses sont de la tenue générale. Mon pardessus au porte-manteau ; je m'assieds ; ouf ! j'étais las. Je mettrai dans la poche de mon pardessus mes gants. Illuminé, doré, rouge, avec les glaces cet étincellement ; quoi ? le café ; le café où je suis. Ah ! j'étais las. Le garçon :
  - Potage bisque, Saint-Germain, consommé...
  - Consommé.
  - Ensuite, monsieur prendra...
  - Montrez-moi la carte..
  - Vin blanc, vin rouge...
  - Rouge...
  La carte. Poissons, sole... Bien, une sole. Entrées, côte de pré-salé... non. Poulet... soit.
  - Une sole ; du poulet ; avec du cresson.
  - Sole ; poulet-cresson.
  Ainsi, je vais dîner ; rien là de déplaisant. Voilà une assez jolie femme ; ni brune ni blonde ; ma foi, air choisi ; elle doit être grande : c'est la femme de cet homme chauve qui me tourne le dos ; sa maîtresse plutôt ; elle n'a pas trop les façons d'une femme légitime ; assez jolie, certes. Si elle pouvait regarder par ici ; elle est presque en face de moi ; comment faire ? A quoi bon ? Elle m'a vu. Elle est jolie ; et ce monsieur paraît stupide ; malheureusement je ne vois de lui que le dos ; je voudrais bien connaître aussi sa figure ; c'est un avoué, un notaire de province ; suis-je bête ! Et le consommé ? La glace devant moi reflète le cadre doré ; le cadre doré qui est donc derrière moi ; ces enluminures sont vermillonnées, les feux de teintes écarlates ; c'est le gaz tout jaune clair qui allume les murs ; jaunes aussi du gaz, les nappes blanches, les glaces, les verreries. On est commodément ; confortablement. Voici le consommé, le consommé fumant ; attention à ce que le garçon ne m'en éclabousse rien. Non ; mangeons. Ce bouillon est trop chaud ; essayons encore. Pas mauvais. J'ai déjeuné un peu tard, et je n'ai guère faim ; il faut pourtant dîner. Fini, le potage. De nouveau cette femme a regardé par ici ; elle a des yeux expressifs et le monsieur parait terne ; ce serait extraordinaire que je fisse connaissance avec elle ; pourquoi pas ? II y a des circonstances si bizarres ; d'abord en la considérant longtemps, je puis commencer quelque chose ; ils sont au rôti ; bah ! j'aurai, si je veux, achevé en même temps qu'eux ; où est le garçon, qu'il se hâte ; jamais on n'achève dans ces restaurants ; si je pouvais m'arranger à dîner chez moi ; peut-être que mon concierge me ferait faire quelque cuisine à peu de frais chaque jour. Ce serait mauvais. Je suis ridicule ; ce serait ennuyeux ; les jours où je ne puis rentrer, qu'adviendrait-il ? au moins dans un restaurant on ne s'ennuie pas.

 





 

 

 

 

 

 

 

 

Le texte est censé respecter au plus près « la vie immédiate de la conscience ». Mais l'authenticité du procédé peut être mise en cause, laissant deviner la mise en forme d'un narrateur et un simple procédé d'écriture non dénué d'artifice :
 « Que voyons-nous ? quelqu'un qui dialogue avec lui-même d'une façon beaucoup plus continue, plus détaillée, que nous n'avons coutume de le faire dans la vie courante, et qui énumère pour soi des objets. En quoi peut-on prétendre que j'atteins ici la « pensée intime en formation » ? Bien plus, on discute avec soi, devant moi, on s'interroge. Si ce n'est pas là un « monologue bavardé », je veux être pendu. [...] Comment ne pas voir que c'est là un simple procédé d'écriture, bien plus : un découpage à la machine et que les interminables périodes de Proust traduisent beaucoup plus directement le devenir intérieur que ce laborieux pointillisme verbal.» (Gabriel Marcel, in La Nouvelle Revue française, février 1925).
  Comment se manifeste ce pointillisme verbal ?
Le monologue intérieur défini par Dujardin peut faire penser à l'écriture automatique des surréalistes. On peut considérer d'ailleurs que celle-ci, dans le cadre du poème, paraît beaucoup plus à même de reproduire le « fonctionnement réel de la pensée » :
 
« Il faudrait encore se demander si l'objet même qu'on poursuit [dans le monologue intérieur] - qu'on croit poursuivre - n'est pas contradictoire, et si la tentative ne revient pas en somme à transporter dans l'ordre du récit des exigences qui ne sont applicables qu'au poème. Un récit est inévitablement adressé à quelqu'un, serait-ce à soi-même, tandis que cet élément d'intention et je dirai presque d'appel à autrui peut faire défaut dans le poème, comme dans la musique, là où ceux-ci sont l'explosion irrésistible d'une façon d'être ou de sentir.» (Gabriel Marcel, ibid.)
  Recherchez et lisez des poèmes surréalistes (par exemple, quelques extraits des Champs magnétiques d'André Breton et Philippe Soupault. Comment en effet peuvent-ils prétendre plus authentiquement cerner le discours immédiat de la pensée ?

 Il y a aussi le bavardage, et ce qu’on a appelé le monologue intérieur , qui ne reproduit nullement, on le sait bien, ce qu’un homme se dit à lui-même, car l’homme ne se parle pas, et l’intimité de l’homme est non pas silencieuse, mais le plus souvent muette, réduite à quelques signes espacés. Le monologue intérieur est une imitation fort grossière, et qui n’en imite que les traits d’apparence, du flux ininterrompu et incessant de la parole non parlante. Ne l’oublions pas, la force de celle-ci est dans sa faiblesse, elle ne s’entend pas, c’est pourquoi on ne cesse de l’entendre, elle est aussi près que possible du silence, c’est pourquoi elle le détruit complètement. Enfin, le monologue intérieur a un centre, ce « Je » qui ramène tout à lui-même, alors que l’autre parole n’a pas de centre, elle est essentiellement errante et toujours au-dehors.
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, 1959.

 

 Pour avoir une idée de la fortune du monologue intérieur dans le roman moderne, on lira par exemple celui de Molly Bloom dans Ulysse de James Joyce et La Route des Flandres de Claude Simon, ou tel passage de roman contemporain qui, sans être totalement régi par cette technique, l'emploie volontiers pour exprimer une émotion arrachée au plus intime. Ainsi, dans le texte suivant, le monologue intérieur envahit soudain le récit pour exprimer une peur obsédante :

texte 4

Boris Vian  (1920-1959)
L'Arrache-cœur (1951)

[Le roman met en scène l'inquiétude névrotique de Clémentine pour ses trois enfants, Joël, Noël et Citroën.]

  Les Chinoises, on leur met les pieds dans des chaussures spéciales. Peut-être des bandelettes. Ou des petits étaux. Ou des moules d'acier. Mais en tout cas, on s'arrange pour que leurs pieds restent tout petits. On devrait faire la même chose avec les enfants entiers. Les empêcher de grandir. Ils sont bien mieux à cet âge-là. Ils n'ont pas de soucis. Ils n'ont pas de besoins. Ils n'ont pas de mauvais désirs. Plus tard, ils vont pousser. Ils vont étendre leur domaine. Ils vont vouloir aller plus loin. Et que de risques nouveaux. S'ils sortent du jardin, il y a mille dangers supplémentaires. Que dis-je mille ? Dix mille. Et je ne suis pas généreuse. Il faut éviter à tout prix qu'ils ne sortent du jardin. Déjà, dans le jardin, ils courent un nombre incalculable de risques. Il peut y avoir un coup de vent imprévu qui casse une branche et les assomme. Que la pluie survienne, et, s'ils sont en sueur après avoir joué au cheval, ou au train, ou au gendarme et au voleur, ou à un autre jeu courant, que la pluie survienne et ils vont attraper une congestion pulmonaire, ou une pleurésie, ou un froid, ou une crise de rhumatismes, ou la poliomyélite, ou la typhoïde, ou la scarlatine, ou la rougeole, ou la varicelle, ou cette nouvelle maladie dont personne ne sait encore le nom. Et si un orage se lève. La foudre. Les éclairs. Je ne sais pas, il peut même y avoir ce qu'ils disent, ces phénomènes d'ionisation, ça a un assez sale nom pour que ça soit terrible, ça rappelle inanition. Et il peut arriver tant d'autres choses. S'ils sortaient du jardin, cela serait évidemment bien pire. Mais n'y pensons pas pour l'instant. Il y a assez à faire pour épuiser toutes les possibilités propres du jardin. Et quand ils seront plus grands, ah, là là ! Oui, voilà les deux choses terrifiantes, évidemment : qu'ils grandissent et qu'ils sortent du jardin. Que de dangers à prévoir. C'est vrai, une mère doit tout prévoir. Mais laissons ça de côté. Je réfléchirai à tout ça un peu plus tard; je ne l'oublie pas : grandir et sortir. Mais je veux me contenter du jardin pour le moment. Rien que dans le jardin, le nombre d'accidents est énorme ! Justement, le gravier des allées. Combien de fois n'ai-je pas dit qu'il était ridicule de laisser les enfants jouer avec le gravier. S'ils en avalent ? On ne peut pas s'en apercevoir tout de suite. Et trois jours après, c'est l'appendicite. Obligés d'opérer d'urgence. Et qui le ferait ? Jacquemort ? Ce n'est pas un docteur. Le médecin du village ? Il n'y a qu'un vétérinaire. Alors, ils mourraient, tout simplement. Et après avoir souffert. La fièvre. Leurs cris. Non, pas de cris, ils gémiraient, ce serait encore plus horrible. Et pas de glace. Impossible de trouver de la glace pour leur mettre sur le ventre. La température monte, monte. Le mercure dépasse la limite. Le thermomètre éclate. Et un éclat de verre vient crever l'œil de Joël qui regarde Citroën souffrir. Il saigne. Il va perdre l'œil. Personne pour le soigner. Tout le monde est occupé de Citroën, qui geint de plus en plus doucement. Profitant du désordre, Noël se faufile dans la cuisine. Une bassine d'eau bouillante sur le fourneau. Il a faim On ne lui a pas donné son goûter, naturellement; ses frères malades, on l'oublie. Il monte sur une chaise devant le fourneau. Pour prendre le pot de confiture. Mais la bonne l'a remis un peu plus loin que d'habitude, parce qu'elle a été gênée par une poussière volante. Cela n'arriverait pas si elle balayait un peu plus soigneusement. Il se penche. Il glisse. Il tombe dans la bassine. Il a le temps de pousser un cri, un seul et il est mort, mais il se débat encore mécaniquement, comme les crabes qu'on jette vivants dans l'eau bouillante. Il rougit comme les crabes. Il est mort. Noël !
  Clémentine se précipita vers la porte. Elle appela la bonne.
  - Oui Madame ?
  - Je vous interdis de servir des crabes à déjeuner.
[ch. VI]

 

 



 

  Alors que l'enjeu mis sur l'écriture du récit par les théoriciens du monologue intérieur les condamne souvent à l'expression décousue d'une série de riens, son utilisation ici paraît plus pertinente. Il ne s'agit pas vraiment d'immédiateté puisque le personnage est tout entier tendu vers un avenir redouté, qu'actualise de manière fantasmatique le présent de narration. Ceci donne à son discours une continuité certes peu « logique », mais particulièrement représentative d'une conscience saisie par l'angoisse.

 Montrez comment le monologue de Clémentine passe par des étapes qui en accusent de plus en plus le caractère pathologique.
 Recensez les procédés syntaxiques  (types de phrases, tournures, modes et temps verbaux) par lesquels le lecteur a l'impression d'être le témoin d'un véritable délire.

 

   Ainsi le monologue intérieur trouve tout son intérêt en tant que technique ponctuelle et non en tant que genre. En dehors des auteurs étrangers déjà cités, on en trouvera des exemples dans quelques romans français du XX° siècle :
  André Gide : Paludes (1895)
  Valery Larbaud : Amants, heureux amants (1923)
  Raymond Queneau : Les Derniers jours (1935)
  Nathalie Sarraute : Martereau (1953)
 Jean Cayrol : Les Corps étrangers (1964)
  Albert Cohen : Belle du Seigneur (1968).