générations

 

 

 

 


  EXERCICE 1 : La fracture générationnelle.

 

   La plupart des sociologues, Louis Chauvel en tête, soulignent un fait nouveau qui fait basculer le sentiment de dette que chaque génération pouvait raisonnablement entretenir à l'égard de la précédente : aujourd'hui, il apparaît comme établi que les jeunes générations vivront plus mal que leurs aînées. Comment n'en ressentiraient-elles pas un sentiment d'injustice et de frustration ? Le corpus de trois documents que nous proposons ici  présente le phénomène, en discerne les causes et les conséquences, s'avise enfin à dégager quelques perspectives d'avenir. Un plan analytique s'imposerait donc dans la perspective d'une synthèse de documents. Nous en esquissons les grandes lignes.

 

DOCUMENT 1.

  Les générations sont-elles en passe de devenir une nouvelle clé de lecture des fractures centrales de la société française ? En tous cas, à l’heure où l’on peine à dessiner, en France comme ailleurs, le visage des sociétés nationales, et où l’analyse en termes de classes sociales est de moins en moins suffisante, les clivages liés à l’âge pourraient connaître un regain de vitalité dans les années à venir. Le monde social n’ignore pas, évidemment, que les différentes générations connaissent un destin social inégal – les récents événements de 2005 se sont chargés, au besoin, de le lui rappeler. Mais le tableau d’ensemble que dressent les chercheurs montre que l’on ne saisit généralement pas toute la portée de ces inégalités, qui se déploient, il est vrai, dans un contexte historique tout à fait particulier. Cette particularité de notre époque, c’est bien entendu l’exceptionnel destin social de la « génération 68 », comme l’a rappelé récemment le sociologue Louis Chauvel, l’un de ceux qui poussent le plus loin l’analyse en termes générationnels. Il met en évidence, dans deux articles les facteurs qui ont permis aux individus nés entre 1945 et 1955 de connaître un progrès sans précédent. La « génération 68 » succède à des générations qui ont connu des destins particulièrement dramatiques : la génération 1914 par exemple, celle de leurs parents, aura connu un début de vie active des plus difficiles dans le contexte de crise des années 1930, avant, surtout, de connaître les affres de la Seconde Guerre mondiale.
  Grandissant eux, pour la première fois depuis un siècle, en temps de paix, les baby-boomers vont profiter à plein de la dynamique des trente glorieuses : dans un pays en pleine reconstruction, le travail ne manque pas, ce qui leur permet de connaître, au cours des trois ans après la sortie des études, un taux de chômage moyen très faible d’environ 5%. Grâce notamment au développement de l’Etat-providence, de l’éducation et de la recherche (CNRS, universités), des services de santé, des entreprises semi-publiques (EDF, France Telecom…), ils vont être les principaux bénéficiaires de la forte demande de cadres et professions intellectuelles. Ils connaîtront ainsi une mobilité sociale ascendante inouïe, assurant une rentabilité maximale de leurs diplômes : dans les années 1970, 70% des titulaires d’une licence ou plus âgés de 30 à 35 ans sont cadres. Aujourd’hui, la « génération 68 » s’apprête à prendre sa retraite après une vie de travail pratiquement sans accroc, et après avoir fait jouer l’ascenseur social comme aucune autre génération auparavant.

 Des « chances de vie » inégales.

  Malheureusement, cette parenthèse s’est très vite refermée : Les générations nées à partir de 1955 ont connu une dégradation progressive de leurs « chances de vie ». Le phénomène le plus important de ce point de vue est naturellement l’apparition d’un chômage de masse, qui frappe notamment les nouveaux venus sur le marché du travail. […]
  Constat pessimiste ? L. Chauvel admet qu’il est « sombre, mais il est fondé sur des bases empiriques fortes, des analyses solides, des résultats convergents ». D’autres auteurs dressent un tableau plus nuancé. Claudine Attias-Donfut rappelle, par exemple, que les baby-boomers ont eux aussi souffert du chômage, avec un taux d’activité des plus de 50 ans très bas, en baisse pour les hommes depuis 1975 sous l’effet du chômage et des préretraites. D’autre part, « les privilèges d’une génération ne jouent pas nécessairement comme un désavantage pour les autres générations. » On a ainsi assisté à un renversement historique du sens des solidarités, provoqué par l’Etat-providence (avec l’instauration des retraites et le développement de l’éducation), qui fait que ce sont désormais principalement les jeunes qui bénéficient des solidarités familiales. Résultat : l’écart de revenus entre les âges se resserre, même si C. Attias-Donfut reconnaît que cette réduction des inégalités est « modérée ».
  Ces correctifs ne suffisent donc pas à entamer le constat général d’inégalités socio-économiques fortes entre les générations au détriment des jeunes. D’où le constat laconique de L. Chauvel : « Pour la première fois en période de paix, la génération qui précède ne laisse pas aux suivantes un monde meilleur à l’entrée de la vie. » En fait, selon lui, on a assisté, au milieu des années 1980, au « changement d’un compromis collectif », qui « nous a fait passer d’une valorisation relative des générations les plus récentes, d’un avenir positif dans lequel nous pouvions investir, à une valorisation relative de la protection de la stabilité des adultes et des personnes âgées, fût-ce aux dépens des jeunes. » Le principal coût de ce changement étant, encore une fois, le chômage des jeunes. Selon le sociologue, ce basculement comporte de grands risques. Et tout d’abord celui d’une « dyssocialisation », c’est-à-dire non pas d’une absence de socialisation, mais d’une socialisation difficile, inadaptée. Concrètement, ce risque viendrait « d’un manque de correspondance entre les valeurs et les idées que reçoit la nouvelle génération (liberté individuelle, réussite personnelle, valorisation des loisirs, etc.) et les réalités auxquelles elle sera confrontée (centralité du marché, hétéronomie, pénurie, manque d’emplois intéressants, ennui, etc.) » Plus profondément, « les difficultés psychosociales de la nouvelle génération (notamment les comportements violents, les incivilités en tous genres, le suicide, etc.) pourraient être liés de façon immédiate au fossé entre ce que les jeunes croient mériter (sur la base d’une comparaison entre les études et la position de leurs parents et les leurs) et ce qu’ils peuvent réellement connaître ». […]
  On pourra rétorquer à L.Chauvel que l’avenir n’est pas encore joué. Reste qu’il laisse à penser qu’il y a encore loin de la conscience, bien réelle, des inégalités liées à l’âge, à leur prise en compte effective dans la décision collective et notre représentation de la société. En attendant, on ne peut que faire des conjectures sur notre futur immédiat. […]

Xavier Molénat, « Vers une fracture générationnelle », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n°4, septembre-octobre-novembre 2006.

 

DOCUMENT 2.
Les jeunes doivent-ils dénoncer une rupture du pacte générationnel ?

  Depuis Emmanuel Kant, la question des devoirs réciproques des générations est ouverte, et le restera. Cette question est même extrêmement complexe, peut-être parce que nous ne savons pas très bien ce que peut être la justice dans le temps long. Il reste que Kant souligne l’extraordinaire dissymétrie des générations à l’égard des progrès de toutes sortes — longévité, progrès médicaux, accumulation d’œuvres littéraires et philosophiques, enrichissement économique, etc. — , d’où une possible source d’injustice, incertaine donc inquiétante.
  En effet, il suffit d’être né plus tard pour tirer de nos ancêtres proches et lointains des bénéfices dont nous ne pouvons fournir la contrepartie en retour : " les générations antérieures ne paraissent s’être livré à leur pénible besogne qu’à cause des générations ultérieures, pour leur préparer le niveau à partir duquel ces dernières pourront ériger l’édifice dont la nature a le dessein, et donc pour que seules ces générations ultérieures aient la chance d’habiter le bâtiment auquel la longue suite de leurs ancêtres (à vrai dire, sans doute, sans intention) a travaillé sans pouvoir prendre part eux-mêmes au bonheur qu’ils préparaient. " (Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784). Ainsi, les puînés héritent d’un monde plus riche, beau, complet et élaboré, autant de progrès produits par le travail des anciens. C’est le privilège d’être né plus tard. Cette dette envers les anciens ne peut être réglée, sinon par un hommage à leur mémoire, sauf, surtout, à remettre plus encore à nos enfants, en ayant travaillé à notre tour pour leur transmettre mieux encore.
  Faute de parvenir à mesurer vraiment ce que nous devons aux anciens, le risque est de ne savoir pas non plus quoi remettre à nos successeurs. Cette ignorance suscite l’inconfort intellectuel des plus responsables. Pourtant, elle pourrait aussi fournir l’alibi d’une incurie générale qu’il s’agit d’examiner. Il convient en effet de lever le voile sur le legs collectif qui est fait aux nouvelles générations.

Sept fractures générationnelles

  Les vingt-cinq dernières années, marquées par un ralentissement économique et le chômage de masse, laissent place à une fracture générationnelle multiple d’autant plus difficile à ressouder qu’elle est silencieuse et déniée. Sept éléments recueillis depuis et mis bout à bout permettent de comprendre que cette fracture résulte de notre inconséquence historique.
  Le premier élément concerne la répartition du pouvoir d’achat : en 1975, les salariés de cinquante ans gagnaient en moyenne 15 % de plus que les salariés de trente ans, les classes d’âge adultes vivant alors sur un pied d’égalité. Aujourd’hui, l’écart est de 40 % : les fruits de la croissance économique, ralentie depuis 1975, ont été réservés aux plus de 45 ans. La lecture générationnelle permet de comprendre que les jeunes valorisés d’hier sont devenus les seniors favorisés d’aujourd’hui, par l’ancienneté.
  Le deuxième facteur affecte les progrès des qualifications. En moyenne, d’années en années, la part des salariés porteurs d’une responsabilité ou d’une expertise valorisées continuent de s’accroître, même depuis la " crise ". Cette croissance est consubstantielle à notre représentation du progrès social. Pourtant, chez les salariés de trente ans, la part de ces emplois est la même aujourd’hui qu’en 1980, sans progression sensible : pour l’essentiel, l’expansion des cadres est portée aujourd’hui par la dynamique des quinquagénaires. Plus finement, les générations nées entre 1945 et 1950 sont restées situées au long de leur carrière sur la crête d’une vague montante de cadres qui s’étiole pour les puînés. Les premiers nés du baby-boom ont bénéficié d’une explosion scolaire au début des années soixante et profité ensuite de la dynamique d’emploi des jeunes de la période 1965-1975 : développement d’EDF, du nucléaire, de l’aérospatiale, du téléphone, de la santé, de la publicité, de la presse, etc.
  Le troisième enseignement relève d’un effet de rémanence : pour une cohorte de naissance donnée, la situation à trente ans conditionne les perspectives à tout âge ultérieur. Pour ceux qui n’ont pas fait leur place, les conditions tendent à se figer ensuite. Les premières victimes du ralentissement de 1975, les générations nées à partir de 1955 et qui ont eu vingt ans quand le chômage de masse s’étendait sur ceux qui n’étaient pas à l’abri, conservent aujourd’hui les séquelles de leur jeunesse difficile, même si ce ne sont plus là de jeunes débutants. Il est préférable d’avoir vingt ans en 1968 lorsque le taux de chômage dans les deux ans de la sortie des études est de 4 %, qu’en 1994 où ce taux culmine à 33 %. Le plein emploi à l’entrée dans la vie adulte est une ressource collective inestimable qui n’a pas été transmise.
  La quatrième leçon est le revirement des chances d’ascension sociale : les parents des soixante-huitards, parce qu’ils sont nés en moyenne autour de 1910-1915, ont connu un sort difficile. Un quart d’orphelins précoces, un quart d’enfants d’invalides, une jeunesse dans la crise de l’entre-deux guerres, puis la seconde guerre mondiale. La reprise des Trente glorieuses (1945-1975) les attend, mais ils ont déjà 36 ans lorsque le système de retraite est créé, exigeant d’eux 35 années de cotisations pour une retraite pleine, un contrat pour eux impossible. Pour la majorité, ce fut une vieillesse misérable dans une société de jeunes riches. Pour la génération née vers 1945, l’ascenseur social a fonctionné ainsi à plein régime. Pour leurs propres enfants, nés vers 1975, ces conditions d’ascension sociale sont souvent compromises, ces jeunes d’aujourd’hui étant les enfants non plus d’une génération sacrifiée mais d’une génération dorée. Le risque psychologique est dès lors celui de l’intériorisation d’un échec en apparence personnel, qui n’est autre qu’une débâcle collective.
  Le cinquième constat est que, pour la première fois en période de paix, la situation de la jeune génération est plus difficile que celle de ses parents. La reprise économique de 1997-2000 a fait croire en la fin du tunnel, mais le taux de chômage dans les deux ans de la sortie des études est resté supérieur à 20 %, soit quatre fois plus élevé que celui de leurs parents au même âge. Trois années de reprise, évanouies maintenant, ne pouvaient corriger vingt-cinq années de déstructuration de fond.
  Le sixième point est celui de la transmission de notre modèle social aux générations futures. En apparence, l’Etat-providence change avec le temps du calendrier, mais il dissimule une dynamique générationnelle. […] Aujourd’hui, les nouveaux jeunes sortent de l’école autour de 21 ans, perdent deux ou trois années au chômage sans indemnité ou dans des activités informelles, et ne commencent à cotiser véritablement qu’autour de 23 ans. Exiger 40 années de cotisations comme aujourd’hui, 42 ans pour la proposition du rapport Charpin au Plan, voire 46,5 selon la suggestion du Medef, revient à allumer une bombe à retardement démographique qui pourrait exploser à partir de 2015, lorsque les candidats à la retraite sans cotisations suffisantes se multiplieront. […]
  L’instruction de ce procès se clôt ici par une septième section, concernant le problème de la transmission, non pas patrimoniale mais politique. Le déséquilibre de la représentation politique se mesure à un indice clair : en 1982, l’âge du représentant syndical ou politique moyen était de 45 ans, et il est de 59 ans en 2000. Un vieillissement de 14 ans en 18 années de temps correspond à une situation d’absence presque parfaite de renouvellement : les quadras des années quatre-vingt s’apprêtent à être les sexas des années zéro du xxie siècle. […]
  Le fait signale que les grandes orientations qui engagent le long terme sont prises sans la présence de ceux qui en assumeront les entières conséquences. Lorsque les payeurs ne sont pas convoqués aux agapes, on a lieu de s’interroger ; l’absence des jeunes semble bien organisée, comme dans le débat sur les retraites, alors qu’ils assumeront les plus lourdes conséquences des réformes. Pire, le vieillissement actuel du corps politique, parallèle à celui de la recherche et de l’université, des entreprises, etc. se développe dans des conditions où rien n’est préparé pour assurer une transmission. Il est à craindre que, tôt ou tard, ce moment de transition sans transmission ne vienne, avec d’autant plus de violence que rien n’a été fait pour l’anticiper, mais que tout a été mis en œuvre pour retenir le plus longtemps possible le mouvement irrésistible du temps. [...]

Louis Chauvel, « La responsabilité des générations », Ceras - revue Projet n°266, Juin 2001.

 

DOCUMENT 3.
La sombre réalité du phénomène Tanguy.

 [Julien Damon est responsable du département questions sociales au Centre d'analyse stratégique (ancien Commissariat au plan). Il insiste sur les difficultés des jeunes générations.]

La question de la «solidarité entre les générations» est-elle la nouvelle priorité de la politique familiale ?

Elle est en passe de le devenir. C'est le thème retenu aujourd'hui pour la Conférence de la famille. A l'occasion de ce moment de discussion entre le gouvernement et les partenaires sociaux, on verra que la politique familiale ne s'envisage plus uniquement du côté des enfants mais de tous les âges de la vie. C'est l'occasion de rediscuter des questions d'équilibre entre les âges et de la protection sociale des générations. Le projet d'aide aux «aidants familiaux» va dans le bon sens.

Le traitement réservé aux jeunes est-il équitable ?

Les transferts des personnes âgées vers les jeunes, sous forme de dons ou de donations, ne représentent qu'un point de PIB tandis que les sommes consacrées aux retraites s'élèvent à douze ou treize points de PIB. Aujourd'hui, ce sont les jeunes qui vivent la précarité et la pauvreté. Auparavant, c'était les plus âgés. On sourit du phénomène Tanguy. Mais la réalité est plus sombre : des «adultes» avec très peu de moyens sont collés chez leurs parents, qui en ont peu aussi. En termes de générations, ce sont les vieux qui ont les carrières les moins heurtées par le chômage, par les difficultés à entrer dans la vie active. Les jeunes ont des trajectoires de plus en plus difficiles. Le système de protection sociale n'est donc plus formaté pour les réalités contemporaines.

Faut-il craindre une crise majeure ?

Il faut envisager sérieusement une rupture potentielle du pacte générationnel. Tout le monde tire la sonnette d'alarme, mais personne ne croit que cela peut arriver, que les jeunes arrêtent de payer leurs cotisations. Ceci est bien entendu loin d'être évident, mais des arbitrages entre risques sociaux sont certainement à étudier avec le plus grand sérieux.

La situation des jeunes se dégrade. Quels en sont les signes les plus visibles ?

Aujourd'hui, à l'université, on est un «jeune» chercheur à 40 ans. Lorsqu'un jeune entrait dans la vie active en 1970, son salaire était de 15 % inférieur à celui de ses parents. Maintenant, ce chiffre est de 35 %. Les transmissions de pouvoir pourraient et devraient se faire plus tôt. L'âge moyen des hautes hiérarchies dans les entreprises est impressionnant. Sur un registre politique, il y a un grave problème de représentation des jeunes : 40 % des votants, l'an prochain, auront plus de 60 ans. La France est un pays vieillissant, démographiquement et politiquement.

Que faire pour créer du lien entre générations ?

Il faudrait encourager de petits changements comme ceux des équipements intergénérationnels. Exemple : une crèche dans une maison de retraite. Il faudrait aider les personnes âgées à quitter les logements sociaux devenus trop grands pour eux. Il y a aussi l'idée de faire cohabiter les étudiants et les personnes âgées. Ce sont des pistes et des signes importants pour l'avenir.

Y a-t-il d'autres pistes ?

Un plan solidarité grand âge vient d'être annoncé. Une partie des métiers de l'avenir sera là pour accompagner la vieillesse. Il faut que ces métiers soient valorisés. Il ne faudrait pas considérer que c'est de la domesticité inacceptable, comme c'est le cas pour tous les métiers de service en France. Dans les pays de tradition libérale comme les Etats-Unis ou sociale-démocrate comme la Suède, ils sont tout à fait acceptés. Notons juste que la situation des jeunes dans nombre de pays européens est moins tendue. Politiquement, ils sont plus reconnus. En Suède, quand on arrive à l'âge de la retraite, on ne se présente plus.

Julien DAMON propos recueillis par Didier Arnaud.
Libération, 04/07/2006.

  Tableau de confrontation :

Texte 1
Texte 2
Texte 3
PISTES
Les clivages liés à l’âge pourraient connaître un regain de vitalité.
Ce mécanisme de transmission est-il resté le même aujourd’hui ?   
Il faut envisager sérieusement une rupture potentielle du pacte générationnel.
Rupture de la transmisssion entre les générations.
Les « baby-boomers » profitent à plein de la dynamique des Trente Glorieuses.
Les générations nées entre 1945 et 1950 sont restées situées au long de leur carrière sur la crête d’une vague montante de cadres.
Ce sont les vieux qui ont les carrières les moins heurtées par le chômage.
Origine : le destin privilégié des baby-boomers.
Les générations nées à partir de 1955 ont connu une dégradation progressive de leurs « chances de vie ».
Les conditions d’ascension sociale sont souvent compromises, ces jeunes d’aujourd’hui étant les enfants non plus d’une génération sacrifiée mais d’une génération dorée.
Les jeunes ont des trajectoires de plus en plus difficiles.
Conséquence : dégradation des conditions de vie des plus jeunes.
Risque d’une « dyssocialisation » de la jeunesse.
Le fait signale que les grandes orientations qui engagent le long terme sont prises sans la présence de ceux qui en assumeront les entières conséquences.
Sur un registre politique, il y a un grave problème de représentation des jeunes.
Risque de démission sociale de la part des jeunes.
Il y a encore loin de la conscience, bien réelle, des inégalités liées à l’âge, à leur prise en compte effective.
Il faut donc prendre la question au sérieux, parfois inverser les tendances qui pensent d’abord aux adultes installés avant de s’occuper des jeunes encore trop souvent laissés sur la touche.
C'est l'occasion de rediscuter des questions d'équilibre entre les âges et de la protection sociale des générations. Une partie des métiers de l'avenir sera là pour accompagner la vieillesse.
Remèdes ? Agir pour intégrer les jeunes générations.


   PROBLÉMATIQUE : quels sont les formes et les enjeux de cette fracture générationnelle ?

CONSTRUCTION DU PLAN :

? CAUSES :

  Toutes les conditions ont été favorables à la génération des "baby-boomers" (doc. 1 et 2) : plein emploi, mobilité sociale ascendante, rentabilisation maximale des diplômes.
  Les générations suivantes ont connu une dégradation de ces conditions : chômage, ralentissement économique, faible représentation des jeunes (doc. 3).
  Le dette envers les anciens ne peut être réglée comme précédemment (doc. 2).



? CONSÉQUENCES :

  morales :

- Les conditions de la transmission entre les générations (doc. 2) se transforment et on constate une absence de renouvellement.
- Ceci engendre des difficultés psychosociales chez les jeunes (doc. 1).

  socio-économiques :

 - On assiste à un revirement des chances d’ascension sociale (les seniors sont plus favorisés, doc. 2),
 - et à une "dyssocialisation" (doc. 1) : socialisation en effet difficile, inadaptée, due au sentiment de frustration des jeunes.
 - D'autre part, les solidarités se renversent (doc. 1) en faveur des plus jeunes ("phénomène Tanguy", doc. 3).


? PERSPECTIVES D’AVENIR :

  Les générations sont une clé de lecture des fractures sociales. Cette prise de conscience n’a pas encore entraîné de décision (doc. 1).
  On peut nourrir des inquiétudes sur les remèdes à apporter, craindre même une absence totale de transmission (doc. 2). Cette fracture reste en outre silencieuse car elle est déniée (doc. 2).
  Ainsi une rupture du pacte générationnel est  potentielle, sauf si quelques remèdes sont mis en place : par exemple, des métiers d’accompagnement de la vieillesse (doc. 3).

 

 


  EXERCICE 2 : Génération virtuelle.

 

   Génération virtuelle, ou Génération Y ou encore Digital natives (natifs numériques) : ces termes désignent une même classe d'âge, née entre 1985 et 1995. Ces jeunes qui, aujourd'hui, ont entre 15 et 25 ans ont pour point commun d'être nés au milieu des technologies numériques et d'être façonnés par elles dans leurs comportements, leurs valeurs, leurs modes de vie. Mark Prensky, enseignant et chercheur américain, dans un essai paru en 2001, Digital Game-Based Learning, a décrit le phénomène et initié le vocabulaire qui le caractérise : ainsi les digital natives sont nés avec Internet et le multimédia, le portable et le mp3. Leurs aînés seraient, eux, des digital immigrants, reconnaissables au fait, par exemple, de devoir imprimer un texte pour le lire.
  Distingue-t-on ici les caractères qui façonnent une génération à part entière et la séparent durablement de ses prédécesseurs ? Le dossier qui suit tente de faire le point sur cette génération émergente, d'en cerner les valeurs, d'en peser les mérites et les dangers, ce qui sera l'objet d'une synthèse de documents.

1) SYNTHESE DE DOCUMENTS  : Vous présenterez de ces quatre documents une synthèse objective, concise et ordonnée.

2) ECRITURE PERSONNELLE : « Les générations balayent en passant jusqu’au vestige des idoles qu’elles trouvent sur leur chemin, et elles se forgent de nouveaux dieux qui seront renversés à leur tour », écrivait Balzac.
 Pensez-vous qu’une génération nouvelle s’établit forcément sur les ruines de la précédente ? Pouvez-vous évaluer ce que vous devez à vos aînés ?

 

DOCUMENT 1

Digital natives : ils vont bouleverser l'entreprise
Entretien avec Monica Basso, vice-présidente de recherche au Gartner1, recueilli par Le Monde Informatique.

Le Monde Informatique.fr : Comment Gartner définit-il les Digital natives ?
Monica Basso : Nous utilisons la définition donnée par Marc Prensky : une personne de moins de 24 ans qui a grandi en étant intensément exposée à la technologie et au numérique.

M.I : En quoi se distinguent-ils de leurs aînés ?
M.B. : Leurs compétences et leurs comportements sociaux sont complètement différents de ce que l'on appelle les « immigrés », les personnes qui n'ont pas été exposées à une utilisation de la technologie dès leur naissance, mais qui l'ont adoptée peu à peu, par la force des choses. Les Digital Natives ont mis au point des capacités cognitives radicalement différentes de celles de leurs aînés. Ils aiment travailler en équipe, tout en ressentant un fort besoin d'autonomie et d'indépendance (qu'il faut valoriser), ils sont multitâches, créateurs de contenu, ils voyagent volontiers, ils fourmillent d'idées et sont avides de connaître de nouvelles cultures. Ils ont tendance à rejeter l'autorité, mais ils acceptent la compétition. Ils ont également développé de nouvelles capacités pour être plus interactifs. Ils consomment autrement l'information, ils la digèrent très vite et ils en ont une conception visuelle et non-linéaire. Un exemple : l'élaboration d'un rapport ou d'un projet comporte automatiquement un aspect multimédia pour eux, ils sont friands de graphiques, de mouvements, de sons, le tout récolté en quelques minutes sur le Web. Ils zappent énormément, ils cessent leur lecture après quelques phrases, leur style d'apprentissage est basé sur l'expérimentation et sur le « bricolage » au jour le jour. A l'inverse, les immigrants ont besoin d'accumuler les expériences sur le long terme. Ils sont omniprésents dans les univers virtuels qui font désormais intégralement partie de leur quotidien, que ce soit via les réseaux sociaux, où ils possèdent souvent de multiples identités numériques, les forums, les chats, les sms...

M.I. : À long terme, les DN sont-ils susceptibles d'influencer et de modifier la façon dont les entreprises collaborent et travaillent ?
M.B. : Ces étudiants sont les futurs employés des entreprises. Leur présence et leur pouvoir est amené à croître, en raison de leurs compétences techniques, de leur familiarité avec les produits numériques et de leur capacité à récupérer des informations. Leur arrivée modifiera profondément les relations entre employeurs et employés.

M.I. : Quels sont leurs points faibles et leurs points forts ?
M. B. : Ils rejettent les structures hiérarchiques trop figées mais ils aiment collaborer à plusieurs sur un projet, pas forcément sur le même lieu de travail. Ils sont très axés « groupe », alors que les immigrants pensent d'abord à résoudre les problèmes individuellement, dans leur coin.

M. I. : Les entreprises sont-elles prêtes à employer les DN ?
M.B. : Les entreprises sont rarement conscientes de l'ampleur du changement que l'arrivée des DN va entraîner. Beaucoup y portent trop peu d'attention d'ailleurs. D'ici à 2018, elles seront pourtant confrontées à une véritable « croisée des chemins » entre les baby-boomers (qui s'approcheront de la retraite mais qui seront encore en poste) et la déferlante des Digital Natives. Les entreprises devront composer avec tout ce petit monde et déployer des plans de travail avec des personnes d'âges, d'expériences et de cultures différents.

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1. Gartner Inc., fondée en 1979, est une entreprise américaine de conseil et de recherche dans le domaine de la technologie 

 

DOCUMENT 2

Qui sont les « Digital Natives » ?
Par Marc-André Allard


 Suite aux travaux de Mark Prensky, le terme « Digital Native » a fait son chemin pour décrire de façon plus globale la génération des adolescents (11-18 ans) et des jeunes adultes (18-25 ans) d’aujourd’hui. Comme leurs ainés en leur temps, ils expérimentent les affres et les bonheurs du passage à l’âge adulte : changements physiques et hormonaux, apprentissage de la sociabilité, tiraillements entre besoin de protection et envie d’émancipation…
 Mais ces jeunes ont aussi leurs spécificités. Les petits Français ne font pas exception. Ainsi, l’apprentissage des nouvelles technologies démarre très tôt, dès la préadolescence, et se développe particulièrement au collège. Selon TNS Media Intelligence (étude Consojunior 2008), 60% des collégiens français sont sur MSN (la solution de « chat » en ligne la plus populaire), et un tiers d’entre eux ont créé et tiennent à jour un blog. Cela démontre une certaine soif de prise de parole, d’échange et de communication avec ses pairs et ses proches.
 Il semble d’ores et déjà acquis que les 11-18 ans passent davantage de temps sur le web que devant la télévision, et que les audiences des grandes chaines françaises s’effritent sur cette cible (durée d’écoute moyenne des chaînes hertziennes en baisse de 5 minutes de 2007 à 2008 selon Aegis Media).
 Le corollaire de ces pratiques numériques est le développement d’une culture de l’immédiateté, de l’accessibilité, et de la gratuité. Autant de phénomènes qui représentent un véritable défi pour les industriels (comment faire accepter un produit/service payant, particulièrement dans les univers touchés par le téléchargement illégal ?), les marques (comment s’adresser à une cible aux pratiques médias et aux centres d’intérêt de plus en plus fragmentés ?), mais aussi les politiques (comment intéresser ces jeunes citoyens, futurs électeurs, à la vie de la communauté, alors que la tendance est à l’éclatement en micro-communautés, parfois purement virtuelles ?).

  A quoi les reconnaît-on ?
  Les nouvelles technologies introduisent ainsi de nouvelles formes de comportements. Mais tout ne se passe pas que dans la tête. La pratique du « texto », des manettes de jeux vidéos, ou encore les écrans tactiles, ont notamment réhabilité la main dans sa fonction d’outil.
  Si l’on en croit Sadie Plant (à l’époque chercheuse à l’Université de Warwick, Royaume-Uni), on serait même à l’aube d’une mutation physique de taille. Elle a étudié, pendant six mois, le comportement des enfants et adolescents utilisateurs de téléphones portables à Londres, Pékin, Chicago et Tokyo. Il en ressort que, chez certains de ces adolescents, la forme et l’utilisation des doigts tendraient à se modifier. Ainsi, le pouce remplacerait l’index pour montrer une direction, appuyer sur un bouton de sonnette, etc. [...] Après tout, l’anglais « digital » n’est-il pas dérivé de « digit » (chiffre, nombre), lui-même dérivé de l’habitude de compter sur ses doigts ? Juste retour des choses.

  Quand ils auront trente ans en 2025…
  Une question taraude cependant tous les départements d’études et de planning stratégique des agences, des annonceurs et des partis politiques : qui seront ces jeunes dans 15 ans ? Quels seront leurs rapports aux médias ? Leurs valeurs, usages, attitudes et attentes vont-ils rester les mêmes (hypothèse faite par les tenants d’un marketing dit « générationnel ») ? Ou bien vont-ils se « normaliser » en se rapprochant des comportements de leurs aînés, à mesure qu’ils entrent dans l’âge adulte ? Et cette soif de participation, d’interaction, de prise de parole, va-t-elle se matérialiser dans un regain d’intérêt pour la politique et se prolonger dans de nouvelles formes d’engagement ?
 On avance souvent l’élection de Barack Obama comme cas d’école. Le Pew Research Center, analysant dès le 12 novembre 2008 les chiffres du scrutin, a montré que, si le vote des jeunes adultes n’a pas été décisif dans la victoire de Barack Obama, ceux-ci ont néanmoins voté en masse pour ce dernier (66% des 18-29 ans pour 53% de l’ensemble des électeurs). Plus encore, l’institut rappelle leur rôle primordial dans la campagne du candidat démocrate, à travers notamment l’utilisation des nouveaux outils technologiques, ainsi que, chiffres à l’appui, leur mobilisation et leur participation record au scrutin.
  Si l’on en croit cet exemple, qui concerne la tranche d’âge supérieure des « Digital Natives », quelque chose serait en train de changer en profondeur dans la génération des 15-25 ans, pour les quinze ans à venir. Les paris sont désormais ouverts…

 

DOCUMENT 3

J'AI PEUR DU VIRTUEL
[Frédéric Beigbeder (44 ans) annonce en ces termes son départ de Facebook1 :]

  Ce qui nous a mis dedans en 2008, c'est le virtuel. C'est quand l'économie a cessé d'être réelle qu'elle a ruiné le monde. Le virtuel rend fou. C'est le problème numéro un des ados : Facebook les drogue au narcissisme. Quand j'avais 15 ans, j'allais au café près du lycée jouer au flipper avec mes camarades de classe. Je ne me dépêchais pas de rentrer : je leur parlais en face. Que va devenir une génération qui drague sur photos et petites annonces, exhibe sa vie privée dans les moindres détails à côté, les images de Voici sont pudiques et préfère le virtuel au réel ? Le virtuel est le nouvel opium du peuple. C'est le média de ceux qui n'ont pas accès aux vrais médias. La reine Marie-Antoinette disait : « Ils n'ont pas de pain ? Donnez-leur de la brioche.» La brioche Facebook fournit une illusion de communion superficielle.
  Je prédis que de nombreux groupes de haine vont se monter contre moi à la suite de cet article. Les internautes sont très tolérants, sauf quand on critique Internet. Tant pis, je pose la question : avons-nous vraiment besoin de retrouver les gens que nous avons volontairement perdus de vue ? [...]
  Le virtuel est l'empire des fakes2 et des frustrés, ou simplement des losers tristes et seuls, timides et respectables, auxquels on offre un mensonge, en échange d'une surveillance orwellienne3 de leurs habitudes de consommation. Ohé, les jeunes, sortez, discutez, bossez au lieu de vous prendre en photo toute la journée ! Vous verrez comme la réalité réchauffe. J'annonce ici la fermeture de ma page Facebook. Il y a la même différence entre le réel et le virtuel qu'entre la vie et la mort. Or moi, je viens de prendre une grave décision : vivre.

____________________________
1. Facebook est un site Web de réseautage social destiné à rassembler des personnes proches ou inconnues.
2. Fake : sur les forums ou les chats de discussion, personne qui se dissimule derrière l'identité d'une autre.
3. allusion au roman d'Orwell, 1984, et au système de surveillance qu'il imagine, Big Brother.

DOCUMENT 4

Michel Serres
« Le virtuel est la chair même de l'homme »

Propos recueillis par Michel Alberganti
"Le Monde", édition du 18 juin 2001.

  De nombreux philosophes dénoncent les dangers du développement du virtuel via internet et les techniques numériques. Ils stigmatisent la perte de contact avec le réel et l'altération du lien social. Comment réagissez-vous à ces critiques ?
Prenez le cas de Madame Bovary, qui s'ennuie en Normandie pendant que son mari passe son temps à visiter ses clients à la campagne. Elle fait l'amour beaucoup plus souvent en esprit qu'en réalité. Elle est entièrement virtuelle. Madame Bovary, c'est le roman du virtuel. Et quand je lis Madame Bovary, comme n'importe quel autre livre, je suis aussi dans le virtuel. Alors que ce mot semble créé par les nouvelles technologies, il est né avec Aristote. Le modernisme du terme n'est qu'apparent. Tous les mots latins en "or" ont donné des mots français en "eur" : horreur, honneur... Sauf un ! Lequel ? Le mot amour. Amor a donné amour. Pourquoi ? Il semble qu'il ait été inventé par les troubadours de langue d'oc à l'occasion du départ pour les croisades. Il s'agissait alors de chanter les princesses lointaines. Ainsi, c'est comme si l'amour avait été inventé pour et par le virtuel. « L'absence est à l'amour ce qu'est au feu le vent, / Il éteint le petit, il allume le grand », écrivait Bussy-Rabutin. Nous sommes des bêtes à virtuel depuis que nous sommes des hommes. Pendant que je parle, une partie de mes pensées est à ce que je dois faire ensuite, une partie est à mes cours de Stanford, une autre se souvient de mon dernier voyage en Afrique du Sud... Toutes nos technologies sont le plus souvent du virtuel.
Quelles caractéristiques distinguent le "nouveau" virtuel de ce virtuel traditionnel ?
Quasi aucune ! On va dire que les jeunes sont tout le temps dans le virtuel et qu'ils vont s'étioler... Or, dans notre génération, tout le monde a été amoureux de vedettes de cinéma que l'on n'a jamais embrassées qu'en images. Le virtuel est la chair même de l'homme. Une vache, elle, n'est pas dans le virtuel. Elle est dans son carré d'herbe en train de brouter... En revanche, dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, chaque fois qu'un géomètre traçait un cercle ou un triangle sur le sol, il ajoutait : « Attention, cette figure n'est pas là, il ne s'agit pas de celle-là, ce n'est pas la bonne ! » Où est la bonne ? On ne sait pas. On avait même créé alors un ciel des idées. C'était entièrement virtuel. Le monde des mathématiques est réel, mais il est réel avec un statut bien déterminé, un statut d'absence.
Tout cela ne vous semble donc absolument pas nouveau...
En fait, on peut distinguer les arguments "contre" extrêmement classiques, dont on ne s'aperçoit pas à quel point ils sont vieux et se répètent, et de très rares arguments qui, en effet, sont spécifiquement modernes. Parmi les critiques les plus ressassées, on trouve par exemple la quantité d'information que nous ne pourrons pas digérer tellement elle est énorme. Il y a une citation de Leibnitz que je donne souvent : « Cette horrible quantité de livres imprimés qui m'arrive tous les jours sur ma table va sûrement ramener la barbarie et non pas la culture.» Leibnitz avait dit cela au XVIIe siècle à propos de l'imprimerie et des bibliothèques. Personne n'a lu toute la Grande Bibliothèque ni celle du Congrès à Washington. Mais le sujet collectif qui s'appelle "nous", l'humanité, l'a lue. Il n'y a pas un seul livre qui n'ait pas été lu par quelqu'un. Il faudrait quand même que ceux qui manipulent ces arguments ultraclassiques connaissent un peu d'histoire, un peu d'histoire des sciences et des techniques et un peu de philosophie. Cela les rassurerait tout de suite. Autrement dit, les nouvelles technologies ont deux caractéristiques. Premièrement, elles sont extrêmement anciennes dans leurs buts et leurs performances et extraordinairement nouvelles dans leurs réalisations.
Nombre d'hommes politiques et d'intellectuels dénoncent les risques de fracture numérique. Qu'en pensez-vous ?
Prenons l'éducation. On ne compare jamais la fracture que les nouvelles technologies pourraient créer avec celle qui existe sans les nouvelles technologies. Or cette dernière précipite les plus pauvres dans l'ignorance totale. Et elle éduque à grands frais les gens à Standford ou Harvard. Comparée à cette fracture-là, celle que pourrait engendrer le numérique apparaît comme une justice ! En effet, l'investissement qu'imposent les nouvelles technologies n'est guère supérieur à celui qu'ont consenti les plus pauvres à l'époque où ils ont acheté la télévision. Je ne vois donc pas comment la fracture dite numérique pourrait aggraver la fracture existante aujourd'hui. Pour ce qui est du lien social, il est convenu de parler, le plus souvent, de l'impact global des nouvelles technologies en citant la possibilité de communiquer avec des personnes situées n'importe où sur la planète. Mais on oublie toujours que le téléphone mobile, par exemple, a décuplé les contacts de proximité. La plupart des mères de famille ont un portable pour savoir où se trouve leur fille à la sortie de l'école... Cela multiplie les contacts au plus proche. Combien cela coûte-t-il ? Rien d'extraordinaire alors qu'avec les anciennes techniques les coûts sont extraordinaires ! En matière de fracture culturelle, la même comparaison s'impose. Là encore, la fracture existe surtout avec les systèmes les plus anciens. La télévision a plus apporté aux moins cultivés qu'aux plus cultivés. Ce sont d'ailleurs les gens hypercultivés qui la critiquent. De même, le téléphone de troisième génération va mettre des spectacles et de la culture à la portée de tout le monde. C'est toujours une affaire de coût. Et celui qu'imposent les nouvelles techniques est dérisoire par rapport à celui des anciennes.
Que vont-elles changer ?
La société, en grande partie. Comme avec chaque nouvelle technologie. Quand l'écriture apparaît, c'est un lieu commun de tous les historiens que de dire qu'elle a affecté la ville, l'Etat, le droit et probablement le commerce. Une grande partie des pratiques sociales dont nous sommes les héritiers sont issues de l'écriture. Sans parler du monothéisme, la religion de l'écrit. Et puis, quand arrivent la Renaissance et l'invention de l'imprimerie, à peu près les mêmes zones de la société sont touchées : nouvelles formes de démocratie, nouveaux droits, nouvelle pédagogie. C'est ce genre de pratiques sociales dont on peut penser qu'elles seront bouleversées. Et d'ailleurs, elles le sont déjà.
Quels domaines sont touchés dès aujourd'hui ?
D'abord toute la science. Depuis l'ordinateur, il n'y a pas une science qui n'ait été touchée de façon profonde, jusqu'à la technique expérimentale ou le recueil des données... Ce ne sont pas les savoirs qui sont transformés, c'est le sujet des savoirs. Nous avons déjà parlé du sujet collectif. Par exemple, les laboratoires travaillent par courriel et en temps réel. Ils n'attendent plus les colloques, les rencontres, les voyages.
Ces facilités d'échange jouent-elles un rôle dans la création de ce nouvel humanisme auquel vous faites souvent référence ?
Il s'agit d'un projet qui m'est cher et que j'ai exposé sans succès devant les ministres. Il consiste à dire, contrairement à ce que pensent les pessimistes, que l'ensemble des sciences a dégagé aujourd'hui ce que j'appelle un grand récit. Chaque science ajoute son affluent à cet énorme récit qui se développe un peu comme un fleuve. Ce dernier existait, bien sûr, auparavant mais il était extrêmement fragmenté, moins unitaire, et il n'y avait pas cette espèce de conscience de tous les savoirs d'appartenir à ce récit, d'y apporter sa pierre, de le rectifier sans cesse, de le déconstruire et de le reconstruire. Cet immense récit, qui est aujourd'hui globalement vrai, appartient désormais à la totalité de l'humanité. Il existe, nous avons les outils nécessaires pour nous le transmettre et il constitue aujourd'hui le fondement de notre culture.
Quels autres avantages voyez-vous à ce temps réel souvent critiqué ?
La souplesse apportée par le temps réel devient telle qu'il m'arrive, comme à beaucoup de mes amis, d'être déjà scandalisé par les processus anciens qui me paraissent dinosaures. Comme quand il faut se déplacer pour aller à un guichet. On en est encore là ! Ceux qui critiquent doivent s'apercevoir loyalement à quel point ils sont des dinosaures. Lorsque des jeunes de 16 ou 17 ans équipés de téléphones portables ou de courriel ne prévoient pas de se voir le soir, ils peuvent organiser une rencontre au dernier moment grâce à quelques messages. Auparavant, pour organiser la même rencontre, il aurait fallu plusieurs jours, s'écrire, nommer un patron... Ainsi, le temps réel rend dinosaure le temps d'autrefois. Et tout d'un coup, cela va être vrai pour le travail, l'administration, la politique, l'enseignement...
Pouvez-vous estimer dans quels délais ces transformations seront effectives ?
Dans les années 1960, au grand scandale des philosophes, j'ai dit qu'Hermès remplacerait Prométhée, c'est-à-dire que la société de communication remplacerait la société de production. J'ai dû attendre longtemps, quinze à vingt ans, pour que cela arrive. A l'époque où j'ai fait mon rapport sur l'enseignement à distance, je ne pensais pas que ces techniques se développeraient si vite. On peut toujours dire ce qui arrivera mais jamais quand cela se produira. Si l'on équipe chaque Français d'un téléphone de troisième génération, ce qui n'est pas coûteux par rapport au PNB, chaque Français, y compris les enfants de 11 ans, pourra donner son avis à chaque instant, sur n'importe quel sujet. Cela ne peut pas ne pas changer les choses.
L'être humain est-il prêt pour ce changement ?
Je ne sais pas. Mais je sais que l'œil, qui a été formé à l'époque de Lucy, s'est révélé apte au pilotage d'un avion à réaction. Comment un organe, adapté du point de vue darwinien à la marche dans une forêt, peut-il servir ne serait-ce qu'à la conduite d'une voiture avec les images qui défilent ? On est pourtant passé de la marche à cheval ou à pied à la voiture en cinquante ans. Et nous n'utilisons notre cerveau qu'à 20 ou 25 %. Alors réveillons-nous ! On oublie, par ailleurs, l'une des grandes lois de la technologie qui est ce que j'appelle l'inversion de la science. Qu'est-ce que la science ? La science, c'est ce que le père enseigne à son fils. Qu'est-ce que la technologie ? C'est ce que le fils enseigne à son papa. Je ne connais pas aujourd'hui d'adulte un peu rassis, un peu réactionnaire et attaché aux traditions qui, lorsqu'il a un enfant, n'ait pas appris grâce à lui à utiliser un magnétoscope. Par conséquent, cela annule le problème de l'assimilation. Comment un enfant de onze ans peut-il enseigner le fonctionnement d'un appareil considéré comme compliqué à un adulte sortant de Polytechnique ? Il faut en tirer les conséquences. C'est que la technologie n'est pas si difficile que cela. Ce phénomène s'appelle la néoténie, en termes d'évolution darwinienne. C'est une invention d'un biologiste néerlandais du début du siècle qui disait que l'évolution allait dans le sens d'un rajeunissement de l'embryon. L'homme ne ressemble pas à un chimpanzé plus vieux, mais à un embryon de chimpanzé plus jeune.

 

 SYNTHESE DE DOCUMENTS

a) tableau de confrontation :

Doc.1 - entretien M. Basso
Doc.2 - M.-A. Allard
Doc.3 - F. Beigbeder
Doc. 4 - M. Serres

PISTES

[génération] intensément exposée à la technologie et au numérique l’apprentissage des nouvelles technologies démarre très tôt

 

Nous sommes des bêtes à virtuel depuis que nous sommes des hommes l'imprégnation précoce de cette génération aux nouvelles technologies constitue-t-elle un phénomène nouveau ?
de nouvelles capacités pour être plus interactifs

soif de participation, d’interaction, de prise de parole

génération droguée au narcissisme - le média de ceux qui n'ont pas accès aux vrais médias le téléphone mobile a décuplé les rapports de proximité le goût de cette génération pour des formes nouvelles de communication est-il sain et authentique ?
rejettent les structures hiérarchiques trop figées

la tendance est à l’éclatement en micro-communautés

une surveillance orwellienne de leurs habitudes de consommation - une illusion de communion superficielle Qu'est-ce que la technologie ? C'est ce que le fils enseigne à son papa les relations transversales goûtées par les DN abolissent-elles toute hiérarchie ?

les entreprises devront composer avec tout ce petit monde

phénomènes qui représentent un véritable défi pour les industriels   le temps réel rend dinosaure le temps d'autrefois (travail, administration, politique) l'arrivée de la nouvelle génération engage plusieurs défis pour l'avenir.
  on serait même à l’aube d’une mutation physique de taille Le virtuel rend fou, la réalité réchauffe

– L'être humain est-il prêt pour ce changement ? – Je ne sais pas. Mais je sais que l'œil s'est révélé apte au pilotage d'un avion à réaction.

il faut se préparer à des mutations physiques et mentales.

  L'objectivité requise par la synthèse nous amènera à négliger le caractère superficiel et foncièrement ridicule du texte de F. Beigbeder, mais force est de constater que sa présence dans le corpus transforme la plupart des pistes en questions : faut-il craindre ou non la prégnance du "virtuel" dans cette génération ? Ce n'est pourtant pas la problématique que nous retiendrons : aucun des documents ne fait écho aux craintes exprimées par cette intervention solennelle ! On verra rapidement que le dossier se traite plus aisément en envisageant successivement les domaines dans lesquels la génération « Y » peut entraîner les mutations les plus profondes. Ces perspectives d'avenir valident le choix d'un plan analytique.

 

? Problématique : quels enjeux pour l'avenir incarne cette génération dite "virtuelle" ?

b) construction du plan :

 I  - Qui sont-ils ? :

a - une génération intensément exposée aux nouvelles technologies  :
- elle est née, a grandi avec ces technologies (doc. 1, 2 et 3)
- elle manifeste du dédain pour la TV au profit du web (doc. 2) ; elle pratique le téléphone mobile (doc. 4)
- l'univers virtuel fait partie de son quotidien (doc.1, 3).

b - de nouvelles formes de communication
- cette génération pratique assidument les réseaux sociaux (doc. 1, 3) ;
- elle a un usage compulsif du chat en ligne (doc. 2).
- sa soif d'échange (doc. 2) souligne la commodité du portable (doc. 4), .

c - le goût de la transversalité
- on assiste à un basculement des hiérarchies habituelles (doc. 1, 4)
- la nouvelle génération a le goût du travail en équipe (doc. 1)
- elle pratique une culture de l'immédiateté et de la gratuité (doc. 2).

II  - Quels enjeux incarnent-ils ? :

a - leur exposition au numérique est-elle dangereuse ?
- le virtuel rend-il fou (doc. 3) ou est-il spécifiquement humain (doc. 4) ?
- certains envisagent des mutations physiologiques possibles (doc. 2),
- et notent des capacités cognitives différentes (doc. 1 et 4) .

b - la communication est-elle renforcée ?
- le virtuel est-il le nouvel opium du peuple (doc. 3) ?
- on éprouve un renforcement du lien social (doc. 4).
- la génération nouvelle a soif d'interaction, de participation, de prise de parole (doc. 1 et 2).

c - de nouveaux défis économiques et politiques :
- quels seront les rapports aux médias (doc. 1) ? qu'attendre des nouvelles formes d'engagement (doc. 2) ?
- les entreprises sont-elles prêtes (doc. 1) ?
- il ne faut pas craindre une fracture numérique (doc. 4).

 


  EXERCICE 3 : le dialogue des générations (sujet BTS 2010).

 

   PREMIERE PARTIE : SYNTHESE (40 points).
       Vous rédigerez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants :

Document 1 : Wajdi Mouawad, Ciels (2009)
Document 2 : Bernard Préel, Générations : la drôle de guerre in « De génération à génération » (Informations sociales n° 134, juin 2006.)
Document 3 : Etienne Gruillot, Petites chroniques de la vie comme elle va (2002).
Document 4 : Dessin de Plantu, Le Monde (12 novembre 1999).

 

   DEUXIEME PARTIE : ECRITURE PERSONNELLE (20 points).
       Préserver entre les générations une culture commune vous semble-t-il important ?
       Vous répondrez à cette question d'une façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l'année et vos connaissances personnelles.

 

 

DOCUMENT 1.

  [Dans la pièce de théâtre Ciels, le père Charlie Eliot Johns communique à distance avec son fils resté au Québec. L'adolescent doit effectuer un travail — à partir d'œuvres d'art — dont le thème est la beauté.]

CHARLIE ELIOT JOHNS. Bon. O.K. Ecoute ! Je n'ai pas envie de te parler de l'école, je ne veux même pas te parler de la nécessité de faire le devoir, O.K. ? Fais comme tu veux. Mais il y a peut-être une autre manière de voir la chose. Ecoute-moi : on te donne l'opportunité d'aller dans un musée pour regarder des œuvres d'art. Ne vois pas ça comme une obligation, O.K. ? Mais comme une occasion. Essaye de faire cet effort. Pas pour le devoir, non, tu as raison, le devoir n'a aucune importance, mais pour toi ! Il faut bien que tu te fasses une idée sur l'art et la beauté ! Comment tu veux grandir sinon ? Comment tu veux faire pour savoir qui tu es et d'où tu viens si tu ne t'intéresses pas à ce qui a existé avant toi ? Tu vas voir des couleurs qui nous viennent du Moyen Age : un jaune, un rouge ! Tu vas être devant des bleus qui ont été posés sur la toile avant la fondation de Québec et qui ont gardé le même éclat ! Tu verras des verts qui étaient là bien longtemps avant ta naissance et qui vont continuer à être là bien longtemps après ta mort ! C'est une chance ! Ne passe pas à côté ! Ça te fera voyager, Victor, et peut-être ressentir des sensations nouvelles ! Tu n'es pas obligé d'y rester huit heures ! Tu fais le tour, tu vas boire un café puis tu retournes voir les tableaux qui te sont restés en tête ! C'est tout ! Quand je reviendrai, on y retournera et on les regardera ensemble ! Qu'est-ce que tu en penses ?
VICTOR ELIOT JOHNS. O. K.
CHARLIE ELIOT JOHNS. Le pire qui puisse arriver, c'est que tu t'ennuies, c'est tout.
VICTOR ELIOT JOHNS. O. K. !
CHARLIE ELIOT JOHNS. Bon. Et ce que je te propose, c'est que ce devoir, on le fasse ensemble ; le diaporama, on le construit ensemble, on fait le montage des images ensemble, on discute ensemble sur la beauté, je t'aide à clarifier tes idées !
VICTOR ELIOT JOHNS. Comment ça ?
CHARLIE ELIOT JOHNS. Tu vas au musée, tu prends les photos des œuvres qui te plaisent, tu me les envoies par mail, on les regarde ensemble, je te propose un montage, je te pose des questions, on se fait des séances de travail et tout ça...
VICTOR ELIOT JOHNS. Ah O.K.
CHARLIE ELIOT JOHNS. Ça te plaît ? Moi, je t'avoue, ça me ferait extrêmement plaisir ! C'est vrai, on ne fait jamais rien ensemble...
VICTOR ELIOT JOHNS. O. K. Je vais le faire !
CHARLIE ELIOT JOHNS. Bon ! Ce qui serait vraiment bien, c'est que l'on puisse avoir les photos le plus rapidement possible, pour qu'on puisse avoir du temps... qu'est-ce que tu en penses ?
VICTOR ELIOT JOHNS. Oui, oui, je te... je vais y aller !
CHARLIE ELIOT JOHNS. Et ne prends que les œuvres qui t'auront réellement plu ! C'est ton regard, ta manière de voir qui comptent. Tu me le promets ?
VICTOR ELIOT JOHNS. Oui, oui, je te... je te le promets !

Wajdi Mouawad, Ciels (2009).

 

DOCUMENT 2.
 
Vieux et jeunes

 Le cycle de la vie ne s’arrête pas de tourner. Le simple jeu du renouvellement des générations fait qu’on ne peut baisser la garde. On n’en a jamais fini avec la transmission du code culturel. Il faut le reprogrammer en permanence. Mais surtout, il faut programmer les nouveaux arrivants. C’est affaire de patience et donc de réussite. Pas sûr que les bleus1 adhèrent aux valeurs qu’on s’évertue à leur inculquer. Leurs pères auront beau leur dire que leur expérience leur a appris à ne pas retomber dans les mêmes errements, ils voudront le vérifier par eux-mêmes. Ils auront l’insolence de n’accepter l’héritage que sous bénéfice d’inventaire2. La rupture sera consommée avec le désir de fonder une contre-culture qui ne tardera pas à devenir, avec le temps, la culture de référence. L’histoire est toujours « à suivre », ouverte sur l’inconnu et le surprenant : « Le progrès est loin d’avoir toujours suivi une ligne droite ; l’histoire a connu des générations ayant, par un mouvement rétrograde, renoncé aux conquêtes des générations antérieures », comme l’énonce S. Freud.
  Quelles sont les raisons qui conduisent les jeunes générations à ne pas suivre le chemin tracé par leurs prédécesseurs ?

La rapidité des changements est telle que les vingt-cinq à trente-cinq années séparant parents et enfants creusent un fossé entre eux. Ils vivent sur des planètes différentes. Les parents ne sont plus dans le coup : ils sont obsolètes. Les jeunes n’ont rien à apprendre d’eux ; les fils ne prennent plus guère la suite de leurs pères, et si jamais ils le font, ils auront une pratique bien différente de celle de leurs géniteurs. L’influence des aînés est rejetée au profit de ses propres expériences faites avec ses comparses : les pairs remplacent les pères. Aussi les nouvelles générations n’auront plus de raison de se rebeller puisqu’elles se seront forgées (sic) elles-mêmes leurs valeurs. Et ce d’autant plus que leurs parents auront eu la prudence de ne leur transmettre que le principe d’autodétermination et non pas un contenu dont ils savaient qu’il serait bien précaire. Le grand écart ne cesse de se creuser. Les vieux sont de plus en plus débranchés, vivent dans leurs souvenirs et lisent des livres d’histoire ; les jeunes sont impatients de grandir, s’impatientent et plongent dans la science-fiction ! Ils ont retenu le discours des experts leur annonçant qu’ils devaient se préparer à faire trois métiers différents au cours de leur vie professionnelle – c’est le tempo qui change, finissant par briser les engagements à vie (travail, mariage…). S’imposent alors des séquences de vie, et ce qui ne tient même plus la distance d’une vie, comment imaginer le transmettre à la génération suivante ? Comment imaginer que l’on fera toute sa carrière, une bonne quarantaine d’années, dans la même entreprise ? Comment imaginer que l’on demeurera fidèle à son compagnon de route, alors que l’espérance de vie ne devrait pas rendre exceptionnelle la célébration des noces de chêne (quatre-vingts ans de vie commune) ?

La volonté de suivre son propre chemin et de se faire sa religion, notamment au milieu de ses pairs ; les jeunes ayant l’orgueil de croire qu’ils peuvent tout inventer autrement. « Les fils répètent les crimes de leurs pères précisément parce qu’ils se croient moralement supérieurs », dit René Girard3. Les nouvelles générations corrigeront quelque peu le tir pour éviter l’implosion et feront d’ « ensemble » et de « concrètement » leurs mots de référence.

Le doute qui s’empare des parents se jugeant inaptes à transmettre quoi que ce soit. Ce fut particulièrement le cas de la génération krach, qui a eu 20 ans au milieu des années trente. Les enfants de Verdun ont connu la débâcle de juin 1940, Le chagrin et la pitié4, la collaboration et la résistance dans la France de Vichy. Ils ont obéi à leurs parents et plus tard à leurs enfants ; timides, ils ne veulent surtout pas être à charge, continuent à épargner et souscrivent des conventions obsèques pour payer le dernier service qui leur sera rendu !

Une opposition parfois frontale entre parents et enfants : formés dans des contextes fort différents, ils ont connu des scénarios opposés. Il est question de responsabilité dans des guerres, ce moyen cynique qu’utilisent les vieux pour envoyer prématurément les jeunes au « casse-pipe », et de la gestion du chômage des jeunes.

1. Nouvelles recrues, notamment dans l'armée; ici, les jeunes qui ne sont pas formés.
2. Les jeunes n'acceptent qu'un héritage sans dette(s).
3. Philosophe et essayiste français contemporain.
4. Titre d'un film de M. Ophüls dont le propos est explicité dans la suite de la phrase : collaboration et résistance sous l'Occupation.
 
Bernard Préel, Générations : la drôle de guerre in « De génération à génération » (Informations sociales n° 134, juin 2006.)

 

DOCUMENT 3.

 « L'humanité est faite de plus de morts que de vivants1 » : au sens où les morts sont plus nombreux que les vivants, bien sûr ; mais surtout parce que sans cette mémoire de l'humanité qu'est la culture, l'individu ne serait que biologique, l'individu ne serait qu'une abstraction. C'est l'Humanité qui est bien réelle, seule réelle à travers ces humanités. C'est pourquoi Auguste Comte2 propose une « religion de l'Humanité », ce qui est souvent mal compris. Il veut dire là que notre humanité est reliée à cette grande collectivité humaine, seule à être immortelle, alors que les individus, les générations ne font que passer et meurent. L'héritage est loin d'être un esclavage comme l'instinct puisque l'on peut remanier, trafiquer même, prolonger, critiquer, enrichir ce legs. Ce que nous suggère cet héritage, c'est que l'humanité est le plus vivant des êtres connus, et en ce sens, malheureux l'inculte : il se prive de la grande compagnie des morts qui éclaire et enchante le monde des vivants. Comme le fait comprendre Oscar Wilde3 pour qui, sans la peinture de Turner4 , nous resterions insensibles à la beauté des brouillards irisés de la Tamise : « Là où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme sans culture attrape un rhume. » Il y a peut-être pire, alors, que l'amnésie : c'est l'inculture, c'est le fait de se croire ou de se vouloir orphelin...
  « Tel père, tel fils », alors ? On n'ose le soutenir, de peur d'être « mélo »5 ou fataliste. Mais tout de même, voilà quarante ans que la sociologie a avancé l'idée de capitaux symboliques, qu'elle démontre que nos héritages ne sont pas seulement économiques et matériels, mais aussi sociaux. De ce point de vue, nous sommes pris dans un véritable conflit d'héritage : d'un côté le grand héritage des humanités, celui qu'idolâtre Auguste Comte ; de l'autre côté, l'hérédité de nos appartenances sociales qui bloquent et interdisent l'accès à l'héritage culturel.

1. Citation d'Auguste Comte.
2. Philosophe français (1798 — 1857).
3. Écrivain et auteur dramatique anglais d'origine irlandaise (1856-1900).
4. Peintre, aquarelliste, dessinateur anglais (1775-1861).
5. « Mélo » : abréviation de l'adjectif « mélodramatique », synonyme de sentimental et niais.

Etienne Gruillot, Petites chroniques de la vie comme elle va (2002).

 

DOCUMENT 4.

 Dessin de Plantu (Le Monde, 12 novembre 1999).1

1. Allusion à deux phénomènes de l'année 1999 : la crainte du bogue de l'an 2000 (dysfonctionnement possible des systèmes informatiques au moment de l'entrée en service de la datation 2000) et l'éclipse solaire importante d'août 1999.

 

 

SYNTHÈSE : PROPOSITION DE CORRIGÉ (PLAN).

 La première impression que laisse ce corpus est celui d'une certaine division : le rapport immédiat échappe en effet entre un texte qui affirme l'importance du legs des humanités classiques (doc. 3) et un autre où se trouve niée point par point la possibilité actuelle de cette transmission (doc. 2). Deux documents non argumentatifs, un extrait d'une pièce de théâtre (doc. 1) et un dessin de Plantu croquant la génération "Hitler, connais pas" (doc. 4), renouvellent cette opposition : dans le texte théâtral, le fils, quoique mollement, souscrit à l'offre de collaboration de son père, cependant que les adolescents de Plantu témoignent négligemment de leur inculture historique. L'exercice de synthèse se trouve donc ici pleinement justifié : il convient en effet de réunir les documents malgré leur division dans une problématique capable de mettre en relief leurs aspects complémentaires.
 Cette problématique tourne à l'évidence autour de la transmission de l'héritage du code culturel : nos documents la présentent tous comme nécessaire et fructueuse, mais menacée. Quelles sont les raisons de cet échec ? On ne peut répondre que de manière partagée : si nul n'a la responsabilité directe et entière de cet échec, tout le monde en détient néanmoins une part, les enfants, les parents et la société d'abord, dans la prodigieuse accélération de ses mutations.
 On pourra donc entreprendre un plan thématique, envisageant d'abord la nécessité de l'héritage culturel puis les conditions défavorables à sa transmission.

I - La nécessité de l'héritage culturel :

il fournit une identité : Comment tu veux faire pour savoir qui tu es et d'où tu viens si tu ne t'intéresses pas à ce qui a existé avant toi ? demande Charlie à son fils (doc. 1). Etienne Gruillot confirme : sans la culture, mémoire de l'humanité, l'individu ne serait qu'une abstraction. A ce titre, les adolescents de Plantu paraissent en effet, dans leurs vêtements, leur nourriture, leur langage, singulièrement stéréotypés (doc. 4). Voilà pourquoi, comme le note Bernard Préel, il faut programmer les nouveaux arrivants (doc. 2)
il maintient le lien avec le passé : l'inculte se prive de la grande compagnie des morts qui éclaire et enchante le monde des vivants, affirme Etienne Gruillot. L'auteur rappelle comment les artistes éduquent notre sensibilité en nous apprenant à voir et à ressentir (doc. 4). C'est ce que dit Charlie à son fils : aller au musée lui fera ressentir des sensations nouvelles. De son côté, Bernard Préel  sait bien qu'on n’en a jamais fini avec la transmission du code culturel. Il faut le reprogrammer en permanence (doc. 2). L'auteur rappelle la leçon des aînés aux jeunes qui est de ne pas tomber dans les mêmes errements (doc. 2). Mais cet héritage, pour ne pas être un esclavage, doit être remanié et critiqué (doc. 3).  
il vivifie la communauté humaine :  l'inculture, c'est le fait de se croire ou de se vouloir orphelin, note Etienne Gruillot. Charlie essaie de maintenir vivant le dialogue avec son fils quand il entreprend de l'aider dans son devoir, insistant tout au long de son discours sur l'adverbe "ensemble" (on y retournera et on les regardera ensemble). Orphelins, c'est ce que paraissent être les adolescents de Plantu, égarés dans le présent, oublieux de la communauté des morts, cependant que, derrière eux, la statue, hiératique, reste enfermée dans son histoire muette et oubliée. Etienne Gruillot évoque la religion de l'Humanité d'Auguste Comte : la religion est bien en effet ce qui relie.

  Or tous nos documents font le constat d'un legs impossible et en recensent les raisons.

II - Un conflit d'héritage :

les mutations sociales : selon Etienne Gruillot, c'est l'hérédité de nos appartenances sociales qui bloque l'accès à l'héritage culturel. Le patrimoine collectif de l'Humanité se trouve ainsi disloqué. Parents et enfants ont évolué dans des contextes différents et le cycle de la vie ne s'arrête pas de tourner, l'histoire est toujours à suivre (doc. 2). Bernard Préel évoque ces guerres qui ont été le moyen cynique inventé par les vieux pour envoyer les jeunes au « casse-pipe ». A ce titre, on comprend l'indifférence des deux jeunes de Plantu à l'égard de la statue destinée à commémorer cette œuvre de mort (doc. 4).
les parents :
ils restent volontiers fossilisés dans leurs valeurs (de plus en plus débranchés, dit Bernard Préel), comme peut le signaler le monument de Plantu. Mais le dossier évoque aussi une démission nouvelle. Charlie essaie certes de jeter des ponts vers son fils, mais ce n'est pas sans démagogie (Ne vois pas ça comme une obligation, O.K. ?). Il reconnaît lui-même le caractère intéressé de sa proposition et ne cache pas un certain malaise dans la relation (je t'avoue, ça me ferait extrêmement plaisir ! C'est vrai, on ne fait jamais rien ensemble...). Bernard Préel met en cause la timidité des parents, incertains des valeurs à transmettre et pressés d'éviter que leurs enfants leur soient redevables. « Tel père, tel fils », alors ? On n'ose le soutenir, semble conclure Etienne Gruillot.
les enfants :
le corpus leur donne un rôle assez terne : Victor est comme hébété devant les conseils de son père, à peine capable d'un OK monocorde et inepte. Les adolescents de Plantu témoignent d'une inculture crasse, limitée à leur présent, et semblent aliénés dans leurs mœurs comme dans leur langage. Bernard Préel fait des jeunes un portrait plus actif : s'ils rejettent les mots d'ordre de leurs aînés, c'est pour se tourner vers leurs pairs et se faire leur religion. Le souci d'expérimenter le plus tôt possible les amène ainsi à rejeter tout héritage. Installés eux-mêmes dans la précarité de séquences de vie, ils n'ont plus rien à transmettre. L'auteur nuance-t-il ses propos en rappelant que les nouvelles générations, pour éviter l’implosion, font d’ « ensemble » et de « concrètement » leurs mots de référence ?

  L'ensemble du dossier revêt donc une tonalité pessimiste quant à la  possibilité d'une transmission harmonieuse des valeurs entre les générations, et l'écriture personnelle pouvait tenter de la tempérer.


ECRITURE PERSONNELLE : PROPOSITION DE CORRIGÉ (PLAN)
Préserver entre les générations une culture commune vous semble-t-il important ?

I - Les générations montantes sont pressées d'imposer leurs valeurs :
    Ce souci légitime peut être iconoclaste. "Les chefs d'œuvre du passé sont bons pour le passé, ils ne sont pas bons pour nous", proclame Antonin Artaud.
- il est naturel et souhaitable que les jeunes marquent leurs différences : la maturité se construit sur "le meurtre du père", et c'est par la culture que la jeunesse manifeste le mieux son autonomie (langage, mœurs, goûts littéraires et musicaux).
- les aînés sont de leur côté toujours assez réticents, voire hostiles, devant la culture des plus jeunes : il est tellement plus confortable d'initier au lieu d'être initié. Le mécanisme générationnel quasi automatique qui les détrône est pour cela aussi nécessaire que salubre.
- les valeurs culturelles sont marquées par l'époque qui les voit s'épanouir : miser sur une culture commune aux vieux comme aux jeunes est donc un non-sens historique. Chaque génération empunte ses sentiers à elle, donnant un langage et des formes nouvelles à des valeurs qui peuvent cependant être encore celles des aînés.

II - Il n'est pas de culture orpheline :
    La culture est un patrimoine. Il impose respect et fidélité. Mais il doit être constamment revisité et vivifié.
- Le devoir de mémoire nous relie à nos racines et aux événements fondateurs de notre civilisation. « L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts », dit bellement Nicolas Gómez Dávila, auquel fait écho Alain Finkielkraut : « Nous avons besoin d’un détour par le passé pour comprendre quelque chose à ce que nous sommes. Si nous voulons embellir le monde, ou à tout le moins éviter qu’il ne s’enlaidisse irrémédiablement, il faut que nous puissions acquérir et transmettre le sens de la beauté. Je ne veux pas me détourner des urgences du présent, mais je ne vois pas comment une politique digne de ce nom, c’est-à-dire une politique qui soit souci du monde, pourrait faire l’économie de la culture et s’affranchir du passé.» (« Français par la littérature », La Vie).
- Mais cette fidélité peut aussi être passive et mortifère. Il est du devoir des aînés d'adapter leurs valeurs aux formes nouvelles que requièrent des temps nouveaux. Il en est ainsi des classiques : lire des auteurs classiques, c'est savoir repérer en eux la part d'intemporel qui peut seule les sauver de l'oubli. Une culture commune doit donc, pour exister, reposer sur les efforts mutuels des générations.