le plan dialectique

 

 

 Le plan dialectique s'impose lorsque les documents manifestent des points de vue opposés à propos d'un phénomène. Il sera facile alors de constituer deux parties, l'une « pour », l'autre « contre ». Attention ! En vertu du principe selon lequel tous les documents du dossier doivent être utilisés dans chaque partie, le plan dialectique ne conviendra que si chaque document contient à la fois des arguments « pour » et des arguments « contre ». Dans ce cas seulement, les trois dossiers suivants illustrent quelle pourrait être votre démarche :

 

 


Dossier 1 : Le bizutage.

 

Document 1 - Philippe Meirieu1 : Aider l'adolescent à risquer raisonnablement sa vie.  (Bizutage et Barbarie)
  Certains éducateurs considèrent que les traumatismes de la vie ne suffisent pas pour faire grandir l'adolescent, qu'il faut donc en organiser de spécifiques : des rites de passages plus ou moins violents, des sanctions plus ou moins justifiées, des effrois plus ou moins manipulés, afin de lui apprendre à "domestiquer ses pulsions" et le préparer ainsi aux épreuves plus dures qu'il devra affronter dans sa vie adulte. Ils estiment utile que l'adolescent tremble de peur dans le noir, subisse le stress d'examens dramatisés, craigne des châtiments sans proportion avec les fautes commises.
  Ils rappellent que toutes les civilisations ont recours à ces violences initiatiques. Pour "forger leur volonté", n'obligeait-on pas les jeunes Indiens, jadis, arguent-ils, à traverser le désert avec, dans la bouche, une gorgée d'eau qu'ils devaient recracher à l'arrivée? Certes. Mais pareille épreuve était préparée de longue date. Elle était portée par la communauté entière, qui en revendiquait le caractère sacré. Elle s'inscrivait dans une mythologie sociale lisible et un ensemble de rites cohérent.
  Le jeune Indien était accompagné jusqu'au jour fatidique par un parrain qui l'entraînait à la course. Il revendiquait lui-même l'honneur de concourir. Il désirait être admis dans la société des adultes et accéder à leurs prérogatives: le choix d'un patronyme, la prise d'une épouse, la fondation d'une famille.
  En revanche, les "rituels traumatiques" violents que notre société impose "pour leur bien" à ses enfants leur apparaissent trop souvent, faute de s'inscrire dans une cohérence mythologique claire, comme des caprices d'adultes. Le "bizutage" que les grands élèves font subir aux plus jeunes — forme extrême du "rituel traumatique" — ne confère à ces derniers aucun droit si ce n'est celui de pouvoir infliger les mêmes humiliations à d'autres les années suivantes. Même non dégradant, le "bizutage" est sadique, jamais formateur. Pour être formateur, un traumatisme doit s'inscrire dans un environnement formatif, que l'adolescent s'y investisse de son propre chef, à un moment opportun de son évolution, et soit soutenu dans son désir par une communauté donnant un sens à l'épreuve. Quel "environnement formatif"? Celui d'adultes s'assurant que l'épreuve rituelle ne risque pas de mettre l'intégrité psychique ou physique de l'adolescent en irrémédiable péril. Hors d'un tel cadre, en effet, l'adolescent fera tout pour éviter une violence à laquelle on voudrait le contraindre. Quel "moment opportun"? Celui où, aux yeux des adultes, l'adolescent a suffisamment d'expérience et de ressources pour relever le défi avec une chance raisonnable de succès, et donc de progrès. "Investissement volontaire " enfin, car l'épreuve est dépourvue de sens si l'adolescent ne la désire pas lui-même de toutes ses forces, s'il n'y voit pas une étape décisive pour "devenir grand", c'est-à-dire reconnu par le groupe auquel il appartient.
  L'adulte aidera ainsi l'adolescent à prendre, à l'intérieur de limites raisonnables, des risques d'échec, mais à saisir aussi des occasions de réussite et à poser des actes dont il se revendiquera l'auteur, sans lesquels il est impossible de grandir.

1. Philippe Meirieu est professeur en Sciences de l'Éducation.
Document 2 - Point de vue d'un chef d'établissement.
  - Quel regard portez-vous sur des traditions comme le bizutage ?
- Ce qui est fondamental, c'est que ces traditions permettent de maintenir des liens. Les fêtes sont une façon d'unir les générations, de valoriser des moments de passage et de maintenir les liens symboliques de la filiation. Après une époque où l'on avait pris ses distances avec des rituels trop prégnants, on sent s'exprimer aujourd'hui le besoin d'une certaine ritualisation, chaleureuse et sensorielle. Le retour de certains rites, sous des formes extrêmes, pose d'ailleurs problème : c'est le cas du bizutage sadique, où le plaisir de dominer l'emporte sur le désir d'intégrer.
- Quelle est l'importance de ces rites de passage pour les enfants et les adolescents ?
- Si des rites trop forts enferment, un peu de rite et de fête restaure le lien. Les adultes sont placés devant le dilemme suivant : ne pas mettre les adolescents devant des épreuves qui pourraient les décourager et les angoisser; et, d'un autre côté, ne pas les laisser dans le vide, mais leur fournir des références et des images d'eux-mêmes propres à les rassurer sur leur valeur. Les rites traditionnels présentaient l'inconvénient de faire passer sans transition de l'adolescence à l'âge adulte, avec un effet de « moule ». Aujourd'hui, le risque est plutôt celui de l'anomie.
-  Ces cérémonies se situent souvent vers 18 ans. Est-ce un âge charnière ?
- La post-adolescence commence avec l'entrée dans l'âge social, qui correspond précisément à cet âge-là. On a tendance à gommer aujourd'hui les étapes nécessaires à cette intégration. On redécouvre pourtant que l'accès au monde étudiant, avec tout ce qu'il implique, peut être le moment d'une ouverture et d'un passage vers le monde des adultes auquel l'adolescent est de moins en moins préparé. La violence d'un certain bizutage est comparable au traumatisme même de la naissance et peut, à ce titre, jouer un rôle positif d'intégration. Mais il faut éviter aussi certaines pratiques qui ne manifestent qu'une sexualité primitive ou consacrent la volonté des aînés sur les plus jeunes.
Document 3 : René Devos1 : Le bizutage est totalitaire, 1998.  (Bizutage et Barbarie)
  L'École du savoir-subir le bizutage est un grand mystère : ce sont les meilleurs élèves du système scolaire qui se livrent à des pratiques dont la stupidité laisse sans voix. Depuis le 20 janvier 1998, le code pénal français le punit expressément, mais, en dépit de la loi votée le 17 juin, et de la lutte acharnée du Collectif national contre le bizutage, les bizuteurs entendent en conserver le principe : le bizutage veut se «moderniser».
  Les bizuteurs ne comprennent rien à la décision du législateur : pourquoi faut-il cesser et être aujourd'hui condamnés alors que «tout le monde» a ri de l'aspect et des gaucheries des bizuts ? On a ri de l'incapacité des nouveaux à marcher au pas. On a ri des vociférations et des désordres que provoque la discordance. On a ri des efforts que le nouveau fait pour se corriger alors même qu'il est accablé de remontrances, d'ordres et de contrordres de toutes sortes. On a ri du renoncement des nouveaux face à l'arrogance des aînés bien organisés. On rira, c'est le but, lorsque la «promotion» née sous ces contraintes exécutera les programmes conventionnels qui sont faits pour faire rire.
  Parce qu'il y a «devoir» à former une promotion, il faut ne parler qu'avec le groupe et pour le groupe et entrer dans un discours convenu. Il faut user des termes d'un langage codé, chanter des textes incantatoires et des chansons qui glorifient une virilité dont l'exaltation est outrageante pour les femmes. Pour les chevaliers de la virilité, rien de plus cocasse que le spectacle de ces jeunes filles qu'on a obligées à chanter à tue-tête des chansons paillardes dans lesquelles les femmes ne sont que des choses. Le moyen est efficace, puisque les chanteuses doivent en rire elles-mêmes et que, par un sinistre effet de masque, il est permis au tourmenteur d'en oublier qu'il est odieux.
  Un élève responsable d'un bizutage en cours de «modernisation» déclare, sans rire, que les deux mois d'«intégration» sont destinés à «transmettre les valeurs qui font qu'on éprouve du plaisir à être ensemble». Il ne voit pas que le plaisir forcé est un traumatisme.
  Les bizuteurs peuvent nous opposer qu'il n'y a que rarement violences physiques ou débordements sexuels dans les bizutages. Nous en convenons volontiers. Seul le monstre rit de la souffrance de l'humain et les bizuteurs - ces étudiants qui sont l'élite du système scolaire - ne veulent pas être des monstres. Pour être réussi, le bizutage doit faire rire, mais le bizuteur ne se souvient pas que lorsqu'on rit d'un homme soumis, c'est qu'il n'est plus qu'une «chose» caricaturant l'humain.
  Même interdit, le bizutage est réclamé par ceux-là mêmes qui vont en souffrir, car l'apprentissage de la soumission et l'enfermement dans les coalitions corporatives sont une solution simple pour résoudre les problèmes que posent la liberté, l'accès démocratique au pouvoir et la liberté d'entreprise : le bizutage est un acte social, et un acte social peut être risible sans être futile.
  Dérivé de pratiques estudiantines médiévales, le bizutage parvint à la modernité au début du XIXe siècle et fut d'abord une affaire de militaires. Tous les étudiants ne sont pas des bizuteurs actifs. Mais on doit aux militaires l'attente des bizuteurs: que tous les étudiants soient volontaires au bizutage pour ne former qu'un seul groupe en embrassant des valeurs choisies comme universelles. C'est la loi totalitaire du bizutage.
  En énonçant des valeurs à transmettre, ce sont des règles qui s'instaurent entre ceux qui, sur le même niveau hiérarchique, sont appelés à entrer en concurrence les uns avec les autres. Et ce sont, d'autre part, des prescriptions énoncées par les anciens pour résister à la rivalité des nouveaux en consacrant subtilement leur inscription dans des hiérarchies professionnelles. Derrière le rire se cachent des tractations et des transactions sociales.
  Il n'y a pas d'évolution possible dans le bizutage. Les formes peuvent changer, le fond ne change pas. L'intention repose sur une fiction qu'on pose comme une réalité : «Parce qu'elle est individualiste, la nature humaine est mauvaise et il faut la changer.» Idéologiquement, les bizuteurs «modernes» sont les continuateurs fidèles et zélés de leurs aînés.
  Avec le bizutage, le sens de l'autre, l'obéissance et la discipline sont définis comme le résultat de la soumission à la force. Le bizutage et l'intégration forcée sont la marque de l'échec d'un projet pédagogique humaniste reposant sur la conscience des personnes. L'école n'est qu'une machine à distribuer du savoir et se montre incapable d'intégrer ses élèves dans un large projet de société. Dans ce qui n'est plus qu'un désert, qu'on le nomme comme on veut, le bizutage est le point d'ancrage de la pensée totalitaire
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1. René Devos est sociologue.
Document 4 : Points de vue d'étudiants.
- « Certains étudiants subissent une sorte de rituel en vue de leur intégration dans l'établissement. Ces "jeux" ont parfois des conséquences graves dans la mesure ou ils portent atteinte à la dignité. Cependant, ils peuvent être amusants si les étudiants les prennent avec humour (lancers d'œufs, farine...).»

- « Le bizutage est l'un des fléaux actuels. En effet, nombreux sont les étudiants qui subissent toutes sortes de sévices, qui peuvent entraîner des troubles psychologiques plus ou moins graves. »

- « Il existe plusieurs genres de bizutages, ceux-ci partant des explorations tactiles (fouiller dans les poubelles) et pouvant aller jusqu' à des "performances" à caractère sexuel. Peu de bizuts échappent à l'épreuve de l'absorption (alcool à forte dose, têtes de poulets bouillis...). Cette sorte de gages imposés est écœurante. Le bizutage est dégradant puisqu'il s'apparente à un viol. Les élèves se soumettent aux désirs des anciens pour en fait être "bien vus" tout au long de l'année. »

- « Quel est, brièvement, l'esprit qui anime le bizutage ? Il consiste à nous faire vivre une expérience de vie en communauté avant qu'on entre dans la vie active. En fait, on peut expérimenter en vraie grandeur la loi de la dynamique des groupes, ce qui conduit à une meilleure connaissance de soi-même et des autres. »

- « Une loi réprimant le bizutage est votée car plusieurs plaintes ont été déposées à la rentrée. Cette loi prévoit que tous les bizutages portant atteinte à la dignité de la personne humaine seront punis de 6 mois de prison et de 50.000 Frs d'amende. Pour en finir avec la "loi du silence" : les victimes n'auront plus besoin de porter plainte pour que les coupables soient punis. Ceux qui laissent commettre les violences, les actes sexuels et les menaces peuvent être aussi poursuivis en justice. »

- « Le bizutage n'a pas que de mauvais côtés. Il permet une meilleure intégration avec les anciens étudiants qui demandent aux nouveaux d'établir certains rituels. Au lycée, le bizutage n'est pas obligatoire. Pour la section littéraire, il consistait à réciter des poèmes. Chez d'autres, ils obligent les bizuts à vendre des légumes dans les rues. Mais il y a aussi des jeux (lancer d'œufs, charrette ...). Les épreuves sont réalisables par tous sans difficultés majeures et donc n'entraînent aucune sélection ni aucune exclusion. »

- « C'est une stratégie de distinction d'une élite. Il est logique qu'elle se répande à une époque de massification scolaire. Il faut, plus que jamais, se démarquer du commun des mortels. Voyez toutes ces petites et fausses grandes écoles qui se dépêchent d'instaurer cette pratique. »

 

   La constitution du tableau de confrontation révélerait des arguments récurrents, qui se positionnent en faveur ou en défaveur du bizutage. Deux colonnes rapidement élaborées pourraient les séparer nettement :

Arguments favorables Arguments défavorables
Doc.1
1.  nécessité de rites de passage plus ou moins violents pour apprendre et s'endurcir
2. un bizutage raisonnable peut être acceptable (environnement formateur, collaboration de l'adolescent)
a. des rituels traumatiques qui ne sont que des caprices d'adultes
b. le bizutage sadique n'est jamais formateur
Doc.2
3. fête qui maintient les liens et unit les générations
4. dangers de l'anomie
5. un rôle positif d'intégration
c. le bizutage sous des formes extrêmes pose problème
d. éviter certaines pratiques
Doc.3
6. le bizutage est un acte social qui établit des transactions
e. le plaisir forcé est un traumatisme
f. loi totalitaire du bizutage : former un seul groupe aux valeurs universelles
g. l'intégration forcée est la marque d'un échec du projet pédagogique
Doc.4
7. peut être amusant s'il est pris avec humour
8. fait vivre une expérience en communauté
9. stratégie de distinction d'une élite
10. peut être amusant et sans conséquences.
h. le bizutage peut avoir des conséquences graves
i. il est dégradant et punissable aux yeux de la loi.

 

  La problématique est ici très claire : le bizutage présente-t-il un intérêt sur le plan pédagogique ? On pourra noter en effet comment c'est surtout dans ce domaine que sont présentés les arguments (entretiens avec Philippe Meirieu, avec un chef d'établissement, des points de vue d'étudiants). Il vous faudra déterminer quelle est la réponse d'ensemble vers laquelle le dossier se prononce plutôt, ceci afin de déterminer par quels aspects commencer (nous finirons par ceux qui semblent l'emporter : ici une condamnation du bizutage).
  Le plan pourrait maintenant être construit en réunissant les arguments qui, dans chaque colonne, portent sur le même aspect :

Première partie : les aspects formateurs du bizutage :
    - le bizutage favorise l'intégration dans une communauté (arguments 3, 5, 6, 8)
    - il correspond à une stratégie de distinction d'une élite (arguments 1,4 9)
    - il peut être formateur s'il reste ludique (2,7,10).

Deuxième partie : l'échec pédagogique du bizutage :
    - il peut entraîner des traumatismes plus ou moins sérieux (arguments a, e, h)
    - ceux-ci peuvent prendre des formes extrêmes et punissables (arguments c, d, i)
    - une pédagogie totalitaire et inopérante (arguments b, f, g).

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 Dossier 2 : Progrès et barbarie.

 

  C'est au nom du progrès technologique que l'Occident a cru pouvoir fonder une attitude ethnocentriste. Celui-ci lui donnait d'abord les moyens d'une maîtrise militaire dont bien des récits soulignent la sauvagerie. Mais il fortifiait aussi une croyance naïve dans sa supériorité à l'égard de peuples qu'avec paternalisme et mépris il considérait comme « primitifs ». Une approche plus tolérante, notamment celle de l'ethnologie, a fait justice de cette prétention : « le barbare, écrit Lévi-Strauss, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie » (Race et Histoire). Aujourd'hui, où s'expriment ça et là des discours de repentance, où des musées aussi s'ouvrent à toutes les cultures du monde, l'Occident peut réfléchir plus sereinement au risque que représente pour une civilisation le refus de la diversité et de l'échange.

 

 TEXTE 1

Viles victoires

[Montaigne évoque la conquête, alors récente, de l'Amérique précolombienne.]

    Notre monde vient d'en découvrir un autre. Et qui peut nous garantir que c'est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous-mêmes avons ignoré celui-là jusqu'à maintenant ? Il n'est pas moins grand, ni moins plein, ni moins bien doté de membres; mais il est si jeune et si enfant qu'on lui apprend encore son a, b, c. Il n'y a pas cinquante ans, il ne connaissait encore ni les lettres, ni les poids, ni les mesures, ni les vêtements, ni le blé, ni la vigne; il était encore tout nu dans le giron de sa mère et ne vivait que grâce à elle. Si nous jugeons bien de notre fin prochaine, comme Lucrèce le faisait pour la jeunesse de son temps, cet autre monde ne fera que venir au jour quand le nôtre en sortira. L'univers tombera en paralysie : l'un de ses membres sera perclus et l'autre en pleine vigueur.
  J'ai bien peur que nous n'ayons grandement hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui ayons fait payer bien cher nos idées et nos techniques. C'était un monde encore dans l'enfance, et pourtant nous ne l'avons pas dressé ni plié à nos règles par la seule vertu de notre valeur et de nos forces naturelles. Nous ne l'avons pas conquis par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart des réponses que les gens de ce monde-là nous ont faites et les négociations que nous avons menées avec eux ont montré qu'ils ne nous devaient rien en matière de clarté d'esprit naturelle et de pertinence. L'extraordinaire magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et parmi bien d'autres merveilles, les jardins de ce roi où tous les arbres, les fruits et les herbes, dans le même ordre et avec la même taille que dans un jardin ordinaire, étaient en or, de même que dans son cabinet de curiosités, toutes les sortes d'animaux qui naissent en son pays et dans ses mers, la beauté de leurs ouvrages en joaillerie, en plumes, en coton, ou dans la peinture - tout cela montre bien qu'ils n'étaient pas non plus moins habiles que nous. Mais quant à la dévotion, à l'observance des lois, la bonté, la libéralité, la franchise, il nous a été bien utile d'en avoir moins qu'eux : cet avantage les a perdus, ils se sont vendus et trahis eux-mêmes. [...]
   Quel dommage qu'une si noble conquête ne soit pas tombée sous l'autorité d'Alexandre ou de ces anciens Grecs et Romains, et qu'une si grande mutation et transformation de tant d'empires et de peuples ne soit pas tombée dans des mains qui eussent doucement poli et amendé ce qu'il y avait là de sauvage, en confortant et en développant les bonnes semences que la nature y avait produites, en mêlant non seulement à la culture des terres et à l'ornement des villes les techniques de ce monde-ci, dans la mesure où cela eût été nécessaire, mais aussi en mêlant les vertus grecques et romaines aux vertus originelles de ce pays ! Comme cela eût été mieux, et quelle amélioration pour la terre entière, si les premiers exemples que nous avons donnés et nos premiers comportements là-bas avaient suscité chez ces peuples l'admiration et l'imitation de la vertu, s'ils avaient tissé entre eux et nous des relations d'alliance fraternelle ! Comme il eût été facile alors de tirer profit d'âmes si neuves et si affamées d'apprendre, ayant pour la plupart de si belles dispositions naturelles !
  Au contraire, nous avons exploité leur ignorance et leur inexpérience pour les amener plus facilement à la trahison, à la luxure, à la cupidité, et à toutes sortes d'inhumanités et de cruautés, à l'exemple et sur le modèle de nos propres mœurs ! A-t-on jamais mis à ce prix l'intérêt du commerce et du profit ? Tant de villes rasées, tant de peuples exterminés, passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée dans l'intérêt du négoce des perles et du poivre... Beau résultat ! Jamais l'ambition, jamais les inimitiés ouvertes n'ont poussé les hommes les uns contre les autres à de si horribles hostilités et à des désastres aussi affreux.
  En longeant la côte à la recherche de leurs mines, des Espagnols abordèrent une contrée fertile, plaisante, et fort peuplée. Ils firent à ce peuple les déclarations habituelles : « Nous sommes des gens paisibles, arrivés là après un long voyage, venant de la part du roi de Castille, le plus grand prince de la terre habitable, auquel le Pape, représentant de Dieu sur la terre, a donné autorité sur toutes les Indes. Si vous acceptez d'être tributaires de ce roi, vous serez très bien traités. Nous vous demandons des vivres pour notre nourriture et l'or nécessaire pour nos médicaments. Vous devez aussi accepter la croyance en un seul Dieu et la vérité de notre religion, que nous vous conseillons d'adopter. » Et ils ajoutaient à cela quelques menaces.
  Leur réponse fut celle-ci : « Quant à être des gens paisibles, vous n'en avez pas l'allure, si toutefois vous l'êtes. Quant à votre roi, s'il a des choses à demander, c'est qu'il doit être indigent et nécessiteux; et celui qui a fait cette répartition des terres doit être un homme aimant les dissensions, pour aller donner à quelqu'un quelque chose qui ne lui appartient pas, et le mettre ainsi en conflit avec les anciens possesseurs. Quant aux vivres, nous vous en fournirons, mais de l'or, nous en avons peu, car c'est une chose à laquelle nous n'attachons aucune importance, puisqu'elle est inutile à notre vie, et que notre seul souci consiste à la passer heureusement et agréablement. Quant à l'idée d'un seul Dieu, elle nous a intéressés mais nous ne voulons pas abandonner une religion qui nous a été utile si longtemps, et notre habitude est de ne prendre conseil que de nos amis et des gens que nous connaissons. Quant aux menaces, c'est le signe d'une faute de jugement que de menacer des gens dont la nature et les ressources vous sont inconnus. En conséquence, dépêchez-vous de quitter notre territoire, car nous n'avons pas l'habitude d'être bienveillants envers des étrangers armés. Et dans le cas contraire, on fera avec vous comme avec les autres... » Et ils leur montraient les têtes d'hommes suppliciés qui entouraient leur ville. Voilà un exemple des balbutiements de ces prétendus « enfants » !

MONTAIGNE, Essais, Livre III, Chapitre 6, 1595 (transcription en français moderne par G. de Pernon).

 

TEXTE 2

Le vol de toute une contrée

[Dans le Supplément au Voyage de Bougainville, Diderot met en scène un vieillard tahitien qui apostrophe le navigateur Bougainville, venu occuper l’île en 1768, et dont le Voyage autour du monde (1771) est à l’origine du mythe du « paradis polynésien ».]

  « Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr; vous vous êtes égorgés pour elles; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
  Vous êtes deux enfants de la nature; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
  Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger; lorsque nous avons froid, nous avons de quai nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.
  Regarde ces hommes; vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades; et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul. Je laboure la terre; je grimpe la montagne; je perce la forêt; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre; et j'ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités ! »

Denis DIDEROT, Supplément au Voyage de Bougainville, ch. 11, 1772.

 

TEXTE 3 La pensée interrompue

  Les vainqueurs espagnols, portugais, puis français et anglo-saxons qui ont assujetti l'immensité du continent américain ne sont pas seulement responsables de la destruction des croyances, de l'art et des vertus morales des peuples qu'ils ont capturés. Par une sorte de contrecoup qu'ils ne pouvaient imaginer eux-mêmes, ils ont été à l'origine d'un profond changement dans notre propre culture, les premiers aventuriers de cette civilisation matérialiste et opportuniste qui s'est étendue sur le monde tout entier, et qui peu à peu s'est substituée à toutes les autres philosophies.
  On a longuement épilogué sur l'inégalité des cultures, quand s'affrontaient tout à coup sur le sol du Nouveau Monde des peuples à l'âge du néolithique et les soldats cuirassés et armés de canons de la Renaissance. S'il est vrai que le choc des cultures était surtout un choc de techniques, il faut cependant rappeler tous les domaines dans lesquels les civilisations amérindiennes, et particulièrement celles du Mexique, étaient en avance sur l'Europe : médecine, astronomie, irrigation, drainage et urbanisme. Mais il faut surtout rappeler ce chapitre, alors ignoré de l'Europe, et qui a pris pour nous, aujourd'hui, une valeur vitale : cette harmonie entre l'homme et le monde, cet équilibre entre le corps et l'esprit, cette union de l'individuel et du collectif qui étaient la base de la plupart des sociétés amérindiennes - de la société fortement hiérarchisée de l'Anahuac ou du Michoacan, aux sociétés semi-nomades de l'Amérique aride du Nord et du Nord-Ouest : Séris, Yaquis, Tarahumaras, Pimas, Apaches.
  Précisément, l'inégalité des forces armées a réussi à cacher toutes les autres valeurs. Parce que les peuples indiens étaient persuadés de la communauté de la terre et de l'impossibilité de diviser le corps de la déesse-mère, ils abandonnèrent leurs droits à habiter sur leur propre continent, et se retrouvèrent exclus du progrès. Les macehuales, les purepecha, ces hommes du commun, serviteurs des dieux, devinrent, par le glissement de sens de la colonie, et par l'abus des encomenderos, la masse des travailleurs forcés, dépossédés de la terre. Parce que, d'une certaine manière, au-delà de la Conquête, ils continuèrent à respecter l'équilibre des forces naturelles, les Indiens ne purent entrer dans le système de l'exploitation des biens, et se condamnèrent à l'exil des régions les plus pauvres et les plus inaccessibles du continent : montagnes âpres, déserts ou forêts étouffantes. Dans ces refuges de l'indianité, la nature elle-même imposait ses limites, et ce qui était valeur spirituelle et réflexion devint une fatalité. L'Indien était par la force des choses condamné à la pauvreté et à l'improductivité.
  De même, les valeurs traditionnelles des cultures indigènes, après la Conquête, se transformèrent parfois en un poids insurmontable. L'unité entre le mythique et le réel, cette sorte d'harmonie entre le rêve et le corps qui avait fait la grandeur des anciens Mexicas, Purepecha, Mayas, Toltèques, était alors brisée. Les valeurs de la tradition servaient de refuge, de bouclier. D'un côté étaient les vainqueurs, représentant toutes les valeurs de la civilisation, le droit, la morale, la vérité religieuse. De l'autre la barbarie, l'ignorance, le vice, la superstition. L'isolement des Indiens, leur marginalisation n'étaient pas accidentels. C'était en réalité l'ultime étape de la colonisation, selon un plan dont on pourrait dire qu'il aura été la seule force cohérente de l'empire colonial en Amérique. Écartés du pouvoir temporel, exclus du progrès, privés de voix dans l'exercice de la justice, et soumis à un clergé d'une autre race, les Indiens devenaient des étrangers sur leur propre terre.

J.M.G. LE CLÉZIO, Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue (1988).

 

VERS LA SYNTHESE DE DOCUMENTS :

 Construire un plan dialectique capable d'opposer les valeurs des peuples en présence :

portrait du colonisé :

* sur le plan économique :

- se contente du nécessaire et l'oppose au superflu (doc. 2)
- manifeste une avancée dans certaines techniques (doc. 1 et 3)
- mais sa méconnaissance de la propriété est pour lui un lourd handicap  (doc. 2 et 3).

* sur le plan moral :

- méconnaît la possession (doc. 1 et 2)
- valorise l'harmonie sociale (doc. 2 et 3)
- affirme les valeurs hédonistes de repos et de plaisir (doc. 1 et 2).

portrait du colonisateur :

* sur le plan économique :

- impose des valeurs matérialistes (doc. 1, 2 et 3)
- affiche des prétentions hégémoniques (doc. 1, 2 et 3)
- projette le vol, ignore les vertus de l'échange (doc. 2 et 3).

* sur le plan moral :

- est naïvement ethnocentriste (doc. 2 et 3)
- méprise les différences, s'enferme dans son égoïsme (doc. 1 et 2)
- se condamne à une agitation inutile (doc. 2 et 3).