MONTAIGNE
Du relativisme

 

Essais, I, XXXI
Des Cannibales
(extrait)

  orthographe non modernisée.

 

  [...] Je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vray il semble que nous n’avons autre mire de la verité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts : là où, à la verité, ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice et detournez de l’ordre commun, que nous devrions appeller plutost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vrayes, et plus utiles et naturelles vertus et proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant la saveur mesme et delicatesse se treuve à nostre gout excellente, à l’envi des nostres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gaigne le point d’honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout estouffée. Si est-ce que, par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprinses.[...]

   Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à representer le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chetive araignée. Toutes choses, dict Platon, sont produites par la nature, ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, par l’une ou l’autre des deux premieres ; les moindres et imparfaictes, par la derniere. Ces nations me semblent donq ainsi barbares, pour avoir receu fort peu de façon de l’esprit humain, et estre encore fort voisines de leur naifveté originelle. [...]

   Trois d'entre eux, ignorans combien couttera un jour à leur repos, et à leur bon heur, la cognoissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruine, comme je presuppose qu'elle soit des-ja avancée (bien miserables de s'estre laissez pipper au desir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel, pour venir voir le nostre) furent à Roüan, du temps que le feu Roy Charles neufiesme y estoit : le Roy parla à eux long temps, on leur fit voir nostre façon, nostre pompe, la forme d'une belle ville : apres cela, quelqu'un en demanda leur advis, et voulut sçavoir d'eux, ce qu'ils y avoient trouvé de plus admirable : ils respondirent trois choses, dont j'ay perdu la troisiesme, et en suis bien marry ; mais j'en ay encore deux en memoire. Ils dirent qu'ils trouvoient en premier lieu fort estrange, que tant de grands hommes portans barbe, forts et armez, qui estoient autour du Roy (il est vray-semblable qu'ils parloient des Suisses de sa garde) se soubmissent à obeir à un enfant, et qu'on ne choisissoit plustost quelqu'un d'entre eux pour commander : Secondement (ils ont une façon de leur langage telle qu'ils nomment les hommes, moitié les uns des autres) qu'ils avoyent apperceu qu'il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendians à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses, pouvoient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prinsent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.

   Je parlay à l'un d'eux fort long temps, mais j'avois un truchement qui me suivoit si mal, et qui estoit si empesché à recevoir mes imaginations par sa bestise, que je n'en peus tirer rien qui vaille. Sur ce que je luy demanday quel fruit il recevoit de la superiorité qu'il avoit parmy les siens (car c'estoit un Capitaine, et noz matelots le nommoient Roy) il me dit, que c'estoit, marcher le premier à la guerre : De combien d'hommes il estoit suivy ; il me montra une espace de lieu, pour signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit en une telle espace, ce pouvoit estre quatre ou cinq mille hommes : Si hors la guerre toute son authorité estoit expirée ; il dit qu'il luy en restoit cela, que quand il visitoit les villages qui dépendoient de luy, on luy dressoit des sentiers au travers des hayes de leurs bois, par où il peust passer bien à l'aise.

   Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ? ils ne portent point de haut de chausses.

 

Essais, I, XXIII
De la coutume et de ne changer aisément une loy receüe (extrait)
(orthographe non modernisée)

 

  [...] La raison humaine est une teinture infuse environ de pareil pois à toutes nos opinions et moeurs, de quelque forme qu'elles soient : infinie en matiere, infinie en diversité. Je m'en retourne. Il est des peuples, où sauf sa femme et ses enfans aucun ne parle au Roy que par sarbatane. En une mesme nation et les vierges montrent à descouvert leurs parties honteuses, et les mariees les couvrent et cachent soigneusement. A quoy cette autre coustume qui est ailleurs a quelque relation : la chasteté n'y est en prix que pour le service du mariage : car les filles se peuvent abandonner à leur poste, et engroissees se faire avorter par medicamens propres, au veu d'un chascun. Et ailleurs si c'est un marchant qui se marie, tous les marchans conviez à la nopce, couchent avec l'espousee avant luy : et plus il y en a, plus a elle d'honneur et de recommandation de fermeté et de capacité : si un officier se marie, il en va de mesme ; de mesme si c'est un noble ; et ainsi des autres : sauf si c'est un laboureur ou quelqu'un du bas peuple : car lors c'est au Seigneur à faire : et si on ne laisse pas d'y recommander estroitement la loyauté, pendant le mariage. Il en est, où il se void des bordeaux publics de masles, voire et des mariages : où les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et ont rang, non au combat seulement, mais aussi au commandement. Où non seulement les bagues se portent au nez, aux levres, aux joues, et aux orteils des pieds : mais des verges d'or bien poisantes au travers des tetins et des fesses. Où en mangeant on s'essuye les doigts aux cuisses, et à la bourse des genitoires, et à la plante des pieds. Où les enfans ne sont pas heritiers, ce sont les freres et nepveux : et ailleurs les nepveux seulement : sauf en la succession du Prince. Où pour regler la communauté des biens, qui s'y observe, certains Magistrats souverains ont charge universelle de la culture des terres, et de la distribution des fruicts, selon le besoing d'un chacun. Où l'on pleure la mort des enfans, et festoye l'on celle des vieillarts. Où ils couchent en des licts dix ou douze ensemble avec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs maris par mort violente, se peuvent remarier, les autres non. Où l'on estime si mal de la condition des femmes, que l'on y tuë les femelles qui y naissent, et achepte l'on des voisins, des femmes pour le besoing. Où les maris peuvent repudier sans alleguer aucune cause, les femmes non pour cause quelconque. Où les maris ont loy de les vendre, si elles sont steriles. Où ils font cuire le corps du trespassé, et puis piler, jusques à ce qu'il se forme comme en bouillie, laquelle ils meslent à leur vin, et la boivent. Où la plus desirable sepulture est d'estre mangé des chiens : ailleurs des oyseaux. Où l'on croit que les ames heureuses vivent en toute liberté, en des champs plaisans, fournis de toutes commoditez : et que ce sont elles qui font cet echo que nous oyons. Où ils combattent en l'eau, et tirent seurement de leurs arcs en nageant. Où pour signe de subjection il faut hausser les espaules, et baisser la teste : et deschausser ses souliers quand on entre au logis du Roy. Où les Eunuques qui ont les femmes religieuses en garde, ont encore le nez et levres à dire, pour ne pouvoir estre aymez : et les prestres se crevent les yeux pour accointer les demons, et prendre les oracles. Où chacun faict un Dieu de ce qu'il luy plaist, le chasseur d'un Lyon où d'un Renard, le pescheur de certain poisson : et des Idoles de chaque action ou passion humaine : le soleil, la lune, et la terre, sont les dieux principaux : la forme de jurer, c'est toucher la terre regardant le soleil : et y mange l'on la chair et le poisson crud. Où le grand serment, c'est jurer le nom de quelque homme trespassé, qui a esté en bonne reputation au païs, touchant de la main sa tumbe. Où les estrenes que le Roy envoye aux Princes ses vassaux, tous les ans, c'est du feu, lequel apporté, tout le vieil feu est esteint : et de ce nouveau sont tenus les peuples voisins venir puiser chacun pour soy, sur peine de crime de leze majesté. Où, quand le Roy pour s'adonner du tout à la devotion, se retire de sa charge (ce qui avient souvent), son premier successeur est obligé d'en faire autant : et passe le droict du Royaume au troisiéme successeur. Où l'on diversifie la forme de la police, selon que les affaires semblent le requerir : on depose le Roy quand il semble bon : et luy substitue l'on des anciens à prendre le gouvernail de l'estat : et le laisse l'on par fois aussi és mains de la commune. Où hommes et femmes sont circoncis, et pareillement baptisés. Où le soldat, qui en un ou divers combats, est arrivé a presenter à son Roy sept testes d'ennemis, est faict noble. Où l'on vit soubs cette opinion si rare et insociable de la mortalité des ames. Où les femmes s'accouchent sans pleincte et sans effroy. Où les femmes en l'une et l'autre jambe portent des greves de cuivre : et si un pouil les mord, sont tenues par devoir de magnanimité de le remordre : et n'osent espouser, qu'elles n'ayent offert à leur Roy, s'il le veut, leur pucellage. Où l'on saluë mettant le doigt à terre : et puis le haussant vers le ciel. Où les hommes portent les charges sur la teste, les femmes sur les espaules : elles pissent debout, les hommes, accroupis. Où ils envoient de leur sang en signe d'amitié, et encensent comme les Dieux, les hommes qu'ils veulent honnorer. Où non seulement jusques au quatriesme degré, mais en aucun plus esloigné, la parenté n'est soufferte aux mariages. Où les enfans sont quatre ans à nourrisse, et souvent douze : et là mesme il est estimé mortel de donner à l'enfant à tetter tout le premier jour. Où les peres ont charge du chastiment des masles, et les meres, à part, des femelles : et est le chastiment de les fumer pendus par les pieds. Où on faict circoncire les femmes. Où l'on mange toute sorte d'herbes sans autre discretion que de refuser celles qui leur semblent avoir mauvaise senteur. Où tout est ouvert : et les maisons pour belles et riches qu'elles soyent sans porte, sans fenestre, sans coffre qui ferme : et sont les larrons doublement punis qu'ailleurs. Où ils tuent les pouils avec les dents comme les Magots, et trouvent horrible de les voir escacher soubs les ongles. Où l'on ne couppe en toute la vie ny poil ny ongle : ailleurs où l'on ne couppe que les ongles de la droicte, celles de la gauche se nourrissent par gentillesse. Où ils nourrissent tout le poil du costé droict, tant qu'il peut croistre : et tiennent raz le poil de l'autre costé. Et en voisines provinces, celle icy nourrit le poil de devant, celle là le poil de derriere : et rasent l'oposite. Où les peres prestent leurs enfans, les maris leurs femmes, à jouyr aux hostes, en payant. Où on peut honnestement faire des enfans à sa mere, les peres se mesler à leurs filles, et à leurs fils. Où aux assemblees des festins ils s'entreprestent sans distinction de parenté les enfans les uns aux autres. [...]

  Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume : chacun ayant en veneration interne les opinions et moeurs approuvees et receuës autour de luy, ne s'en peut desprendre sans remors, ny s'y appliquer sans applaudissement.