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     Je suis maître de moi comme de l'univers.
             Pierre Corneille, Cinna.

 

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Assassinat d'Henri IV

Richelieu au pouvoir Académie française Mazarin au pouvoir La Fronde Début du règne personnel de Louis XIV Guerre de Hollande Querelle des Anciens et des Modernes La Cour à Versailles Révocation de l'Édit de Nantes Mort de Louis XIV
 1610 1624 1635 1643  1648 1661 1672 1678  1682 1685 1715

 

   Le mot latin «classicus» désigne un individu "de la première classe des citoyens". L'adjectif «classique» apparaît au XVIème siècle avec le sens d'«écrivain de premier ordre», mais ce sont les Romantiques qui, en définissant leur esthétique, imposeront a posteriori le sens que nous donnons aujourd'hui au mot « classicisme » : nous englobons par cette notion l'ensemble de la production littéraire et artistique qui coïncide avec le XVIIème siècle - et surtout avec le règne de Louis XIV -, dans laquelle nous reconnaissons des caractères d'ordre et d'équilibre alliés au goût des codifications esthétiques et morales.
  On a pu voir dans ces caractères l'expression privilégiée du « génie français », et il est vrai qu'avec les écrivains classiques, la langue française parvient à la clarté et à l'élégance qui assureront son rayonnement (voyez le texte de Rivarol). Cependant on aurait tort de voir dans ce corpus de règles qui constitue le classicisme une conquête de la perfection gagnée sur le naturel et sur le cœur. Notre propos est de montrer au contraire, à l'aide d'une séquence bâtie sur quatre textes, que ce mouvement est toujours guidé par une volonté de conciliation de la sincérité et de la politesse, qui font plutôt du classicisme une école de la maîtrise de soi bâtie sur une recherche de l'harmonie.

 

1. « Les règles du devoir ».

  La querelle des Anciens et des Modernes mit en valeur les divisions des théoriciens classiques à propos de l'Antiquité : s'ils s'inspirent des préceptes d'Aristote, ils n'ont pas pour elle un culte immodéré. Ils n'en retiennent que ce qui fuit l'artifice et l'excessive ingéniosité, visant par là cette intemporalité qui ne peut s'acquérir que par le bon sens. C'est ainsi sur ce dernier que Descartes fonda son Discours de la méthode et, avant Boileau, la génération des doctes (Vaugelas, Chapelain) définit la correction du langage par cet usage clair et raisonné qui l'assimile à une véritable politesse.

Nicolas Boileau (1636-1711)
Art poétique, I (1674)

[Dans ce célèbre traité qui reprend les éléments de doctrine élaborés par les doctes, Boileau s'emploie d'abord à condamner le "faste pédantesque" de la poésie du XVIème siècle et salue en Malherbe l'initiateur de l'ordre et de la mesure en poésie.]

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre,
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher.
Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Surtout qu'en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d'un son mélodieux,
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux;
Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,
Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse;
Un style si rapide, et qui court en rimant,
Marque moins trop d'esprit, que peu de jugement.
J'aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
Hâtez-vous lentement; et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
C'est peu qu'en un ouvrage où les fautes fourmillent,
Des traits d'esprit semés de temps en temps pétillent.
Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu;
Que le début, la fin répondent au milieu;
Que d'un art délicat les pièces assorties
N'y forment qu'un seul tout de diverses parties :
Que jamais du sujet le discours s'écartant
N'aille chercher trop loin quelque mot éclatant.
Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?
Soyez-vous à vous-même un sévère critique.

Questions :

  • Repérez les préceptes essentiels de cet art poétique. Quels sont leurs mots-clés ?
  • Boileau fut surnommé le "législateur du Parnasse" : recensez les formes différentes que prend dans cet extrait l'expression de l'obligation ou du conseil.
  • « Que jamais du sujet le discours s'écartant / N'aille chercher trop loin quelque mot éclatant », écrit Boileau. Montrez comment l'extrait suivant (Préface des Œuvres diverses, 1701) justifie cet idéal de simplicité :

       Un ouvrage a beau être approuvé d'un petit nombre de connaisseurs; s'il n'est plein d'un certain agrément et d'un certain sel propre à piquer le goût général des hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les connaisseurs eux-mêmes avouent qu'ils se sont trompés en lui donnant leur approbation. Que si on me demande ce que c'est que cet agrément et ce sel, je répondrai que c'est un je ne sais quoi qu'on peut beaucoup mieux sentir que dire. A mon avis néanmoins, il consiste principalement à ne jamais présenter aux lecteurs que des pensées vraies et des expressions justes. L'esprit de l'homme est naturellement plein d'un nombre infini d'idées confuses du Vrai, que souvent il n'entrevoit qu'à demi; et rien ne lui est plus agréable que lorsqu'on lui offre quelqu'une de ces idées bien éclaircie et mise dans un beau jour. Qu'est-ce qu'une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? Ce n'est point, comme se le persuadent les ignorants, une pensée que personne n'a jamais eue, ni dû avoir : c'est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu'un s'avise le premier d'exprimer. Un bon mot n'est bon mot qu'en ce qu'il dit une chose que chacun pensait, et qu'il la dit d'une manière vive, fine et nouvelle.

 

2. « La grande règle de toutes les règles » : plaire et instruire.

  De tous les classiques, Molière est celui qui eut le plus de mal à brider son inspiration dans ces règles théâtrales qui, sous le patronage d'Aristote, visaient à resserrer au maximum l'action, l'espace et le temps autour de l'exploration d'une crise. Formé par le public spontané de la comédie, dont le rire reste le meilleur garant d'efficacité, il eut à cœur de subordonner les règles au plaisir, fidèle en cela au précepte d'Horace : « il obtient tous les suffrages celui qui unit l'utile à l'agréable, et plaît et instruit en même temps.» (Art poétique, III, 342-343).

Molière  (1622-1673)
Critique de L'École des femmes  (1663)

[Malgré son succès, la représentation de L'École des femmes en 1662 suscita une vive querelle qui déchaîna les doctes et les prudes contre le prétendu "amoralisme" de la pièce et une certaine "outrance" que l'on vit dans les caractères mis en scène. Molière répliqua l'année suivante par cette comédie où Dorante et Uranie sont opposés au pédant Lysidas.]

URANIE : Mais, de grâce, Monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue.
LYSIDAS : Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d'abord, Madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l'art.
URANIE : Je vous avoue que je n'ai aucune habitude avec ces messieurs-là, et que je ne sais point les règles de l'art.
DORANTE : Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du monde; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poèmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d'Horace et d'Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu'il y prend ?
URANIE : J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là : c'est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.
DORANTE : Et c'est ce qui marque, Madame, comme on doit s'arrêter peu à leurs disputes embarrassantes. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d'avoir du plaisir.
URANIE : Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent; et, lorsque je m'y suis bien divertie, je ne vais point demander si j'ai eu tort, et si les règles d'Aristote me défendaient de rire.
DORANTE : C'est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français.
URANIE : Il est vrai; et j'admire les raffinements de certaines gens sur des choses que nous devons sentir nous-mêmes.

Questions :

  • Étudiez la stratégie argumentative en en repérant les formes essentielles (fonction impressive, procédés satiriques, rôle des exemples).
  • Comment la distribution de la parole dans ce dialogue appuie-t-elle cette stratégie ?

 

 

3. L'honnête homme.

  « Reconnaissons l'imperfection de l'homme séparé de l'homme, et l'avantage qu'a la société sur la solitude », écrit Guez de Balzac (Aristippe ou De la Cour). Toute la morale du Grand Siècle est fondée sur une morale de la vie sociale qui prône un arrangement bienséant entre la liberté du jugement personnel et les lois de la sociabilité. L'honnête homme se gardera donc de choquer par son comportement agressif ou même sa mauvaise humeur (pensons à l'Alceste de Molière). Par la maîtrise de soi, l'éclat de sa conversation et la finesse de sa culture, il saura sans hypocrisie s'adapter à la société mondaine, puisque son sens de la mesure lui fera connaître et accepter les faiblesses humaines. A ce titre, l'idéal de l'honnête homme n'est pas vraiment séparable des codes héroïques à l'œuvre dans la tragédie.

Jean de La Bruyère (1645-1696)
Les Caractères (1688)

  Nous proposons ci-dessous quelques fragments des portraits qui émaillent les Caractères. Cette typologie, par laquelle La Bruyère entend stigmatiser des travers inconciliables avec l'honnêteté, nous servira à proposer des travaux d'analyse destinés à retrouver, "en creux", cette notion fondamentale de la morale classique.

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance; il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit et profondément; il ronfle en compagnie. Il occupe à la table et à la promenade plus de place qu'un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser ses jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps; il se croit des talents et de l'esprit. Il est riche.

J'entends Théodecte de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche; le voilà entré : il rit, il crie, il éclate, on bouche ses oreilles, c'est un tonnerre. Il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit que par le ton dont il parle. Il ne s'apaise, et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard au temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait sans qu'il ait eu l'intention de le lui donner; il n'est pas encore assis qu'il a, à son insu, désobligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne le repas ? Il rappelle à soi toute l'autorité de la table; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer. Le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère; Si on joue, il gagne au jeu; il veut railler celui qui perd, et il l'offense; les rieurs sont pour lui : il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui passe.

Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe; on le suit à la trace. [...] Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.

Que dites-vous ? Comment ? Je n'y suis pas; vous plairait-il de recommencer? J'y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu'il fait froid : que ne disiez-vous : " Il fait froid" ? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige; dites : "Il pleut, il neige". Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m'en féliciter; dites : "Je vous trouve bon visage." - Mais répondez-vous cela est bien uni et bien clair; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ?" Qu'importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l'étonnement : une chose vous manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre; je vous tire par votre habit et vous dis à l'oreille : "Ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez."

Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme: il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit; et venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. [...] On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnaître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre: on lui perd tout, on lui égare tout; il demande ses gants, qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenait le temps de demander son masque lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue: tous les courtisans regardent et rient; Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres, il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque.

Si [Onuphre] entre dans une église, il observe d'abord de qui il peut être vu; et selon la découverte qu'il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à prier. Arrive-t-il vers lui un homme de bien et d'autorité qui le verra et qui peut l'entendre, non seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs; si l'homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit partir, s'apaise et ne souffle pas. Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu'il s'humilie : s'il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux pour les faire taire ; il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu'il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré : il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours ; on n'y manque point son coup, on y est vu.

Questions :

  • Identifiez dans chacun des extraits le vice mis en scène par le narrateur.
  • Précisez les points communs de tous ces travers et tirez-en une définition concise de l'idéal de l'honnête homme.
  • Quels sont dans ces extraits les caractères essentiels de l'art de La Bruyère, dans le récit comme dans le portrait ?

 

4. Une morale héroïque.

  Dans la morale classique, la recherche d'un ordre satisfaisant pour la vie sociale, comme celle d'une victoire sur l'intempérance des mœurs, conduit à un véritable héroïsme. La tragédie cornélienne s'est bâtie sur ces valeurs généreuses (voyez notre page sur le monologue délibératif). Souvent partagé entre la passion et le devoir, le héros classique choisit toujours de rester maître de lui-même. Dans son Traité des passions de l'âme, Descartes définit cette morale hautaine de l'individu qui manifeste une « libre disposition » à « ne manquer jamais de volonté pour entreprendre toutes les choses et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures; ce qui est suivre parfaitement la vertu. »

Mme de La Fayette (1634-1693)
La Princesse de Clèves (1678)

[Mme de Clèves a avoué à son mari l'inclination qui la porte vers le duc de Nemours. Torturé par la jalousie, et abusé par de fausses rumeurs, le prince de Clèves en meurt. Libre désormais, la princesse décide néanmoins de se retirer du monde, non sans avoir avoué sa passion à Nemours.]

  - Je veux vous parler encore avec la même sincérité que j'ai déjà commencé, reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue et toutes les délicatesses que je devrais avoir dans une première conversation, mais je vous conjure de m'écouter sans m'interrompre.
  Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun de mes sentiments, et de vous les laisser voir tels qu'ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraître; néanmoins je ne saurais vous avouer, sans honte, que la certitude de n'être plus aimée de vous, comme je le suis, me paraît un si horrible malheur, que, quand je n'aurais point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m'exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d'une sorte que le public n'aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité ? Monsieur de Clèves était peut-être l'unique homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage. Ma destinée n'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce bonheur; peut-être aussi que sa passion n'avait subsisté que parce qu'il n'en aurait pas trouvé en moi. Mais je n'aurais pas le même moyen de conserver la vôtre : je crois même que les obstacles ont fait votre constance. Vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre; et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez d'espérance pour ne vous pas rebuter.
  - Ah ! Madame, reprit monsieur de Nemours, je ne saurais garder le silence que vous m'imposez : vous me faites trop d'injustice, et vous me faites trop voir combien vous êtes éloignée d'être prévenue en ma faveur.
  - J'avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire; mais elles ne sauraient m'aveugler. Rien ne me peut empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie, et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux. Vous avez déjà eu plusieurs passions, vous en auriez encore; je ne ferais plus votre bonheur; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi. J'en aurais une douleur mortelle, et je ne serais pas même assurée de n'avoir point le malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit pour vous cacher que vous me l'avez fait connaître, et que je souffris de si cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de madame de Thémines, que l'on disait qui s'adressait à vous, qu'il m'en est demeuré une idée qui me fait croire que c'est le plus grand de tous les maux.
  Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en a peu à qui vous ne plaisiez; mon expérience me ferait croire qu'il n'y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n'aurais d'autre parti à prendre que celui de la souffrance; je ne sais même si j'oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant; mais en fait-on à un mari, quand on n'a à lui reprocher que de n'avoir plus d'amour ? Quand je pourrais m'accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je m'accoutumer à celui de croire voir toujours monsieur de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes : il faut que je demeure dans l'état où je suis, et dans les résolutions que j'ai prises de n'en sortir jamais.
  - Hé ! croyez-vous le pouvoir, Madame ? s'écria monsieur de Nemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore, et qui est assez heureux pour vous plaire ? Il est plus difficile que vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l'avez fait par une vertu austère, qui n'a presque point d'exemple; mais cette vertu ne s'oppose plus à vos sentiments, et j'espère que vous les suivrez malgré vous.
  - Je sais bien qu'il n'y a rien de plus difficile que ce que j'entreprends, répliqua madame de Clèves; je me défie de mes forces au milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à la mémoire de monsieur de Clèves serait faible, s'il n'était soutenu par l'intérêt de mon repos; et les raisons de mon repos ont besoin d'être soutenues de celles de mon devoir. Mais quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules, et je n'espère pas aussi de surmonter l'inclination que j'ai pour vous. Elle me rendra malheureuse, et je me priverai de votre vue, quelque violence qu'il m'en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que j'ai sur vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous.

Questions :

  • Comment se manifeste dans la déclaration de Mme de Clèves ce mélange de force et de faiblesse qui rend sa décision plus héroïque ?
  • Quelle est à votre avis la part de l'orgueil dans ce renoncement ?

 

5. Classicisme et baroque.

  Marquée par les guerres de religion, la fin du XVIème siècle manifestait un doute général sur l'homme dont Montaigne est l'expression la plus aboutie. Acceptant de se situer dans un monde énigmatique et mouvant, celui-ci anticipait sur une sensibilité nouvelle qu'expriment au début du XVIIème siècle certains poètes qu'on a plus tard voulu regrouper sous le terme de baroques : Tristan l'Hermite, Théophile de Viau, Jean-Baptiste Chassignet, Philippe Desportes... :
 
Le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle. Toutes choses y sont sans cesse en mouvement : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et sous l'effet du mouvement général et en vertu de leur propre agitation. La constance elle-même n’est pas autre chose qu’un mouvement plus languissant. Je ne peux pas fixer l'objet de mon étude. Il va trouble et chancelant, dans une ivresse naturelle. Je le prends dans cette situation, comme il est, dans l’instant où je m'occupe de lui. Je ne peins pas l’être. Je peins le passage, non un passage d'un âge à un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut adapter mon histoire à l’heure. Bientôt je pourrai changer non seulement de destin, mais aussi d’intention. (Montaigne, Essais, livre III, chap. II, Du repentir, translation d'A. Lanly).
  On veut traditionnellement opposer le classicisme à cette sensibilité baroque, mais, en fait, celle-ci court à travers tous les siècles et envahit sans ruptures celui qui nous occupe : il faut bien constater en effet qu'au milieu des œuvres et des tempéraments les plus classiques, se manifestent des caractères évidemment étrangers à la confiance que l'homme peut avoir dans sa raison : pessimisme, vertige consécutifs à un scepticisme qui peut aller jusqu'à l'athéisme; goût du masque, de l'illusion, révélateurs d'un doute général sur la réalité du moi, du monde même.

 

Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673)

[C'est en pensant à des Barreaux, libertin déclaré, impie et débauché, que Pascal dénonce ceux « qui ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes. » (Pensées, 29). Auteur d'une œuvre discrète, Des Barreaux incarne en effet les relations étroites que la sensibilité baroque entretient avec le libertinage philosophique.

Tout n'est plein ici-bas que de vaine apparence,
Ce qu'on donne à sagesse est conduit par le sort,
L'on monte et l'on descend avec pareil effort,
Sans jamais rencontrer l'état de consistance.

Que veiller et dormir ont peu de différence !
Grand maître en l'art d'aimer, tu te trompes bien fort
En nommant le sommeil l'image de la mort,
La vie et le sommeil ont plus de ressemblance.

Comme on resve en son lict, resver en la maison,
Espérer sans succès, et craindre sans raison,
Passer et repasser d'une à une autre envie,

Travailler avec peine et travailler sans fruit,
Le dirai-je Mortels, qu'est-ce que cette vie ?
C'est un songe qui dure un peu plus d'une nuit.

Questions :

  • Présentez un commentaire de ce poème autour des grands axes présents dans ces mots de Gérard Genette (Figures, I):
    Le monde est un théâtre : cette proposition en appelle inévitablement une autre, qui la transpose sur une autre frontière de l’existence, et dont Calderon fait le titre d’une de ses comédies : La Vie est un songe. Une dialectique perplexe de la veille et du rêve, du réel et de l’imaginaire, de la sagesse et de la folie, traverse toute la pensée baroque. [...] Ce que nous prenons pour réalité n’est peut-être qu’illusion, mais qui sait si ce que nous prenons pour illusion n’est pas aussi souvent réalité ? Si la folie n'est pas un autre tour de sagesse, et le songe une vie un peu plus inconstante ?
  • Plus que dans la littérature, c'est dans les beaux-arts que l'esthétique baroque s'est le mieux affirmée. Recherchez dans ce domaine des arts, à l'échelle européenne, des exemples capables de représenter clairement les caractères de l'esthétique baroque : peinture, architecture, sculpture, musique.

 

 

 

 

 

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