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Bertolt
BRECHT
La
Vie de Galilée
(suite)
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Saveur
du savoir.
La pièce de Brecht a pour cadre l'Italie de la Renaissance
dans cette expansion considérable de la connaissance qu'a
permis la technique. Pour Galilée, la lunette astronomique
empruntée sans vergogne aux Hollandais symbolise cet outil
qui, en quelques années, balaye les idées reçues héritées
d'Aristote et les dogmes arrogants de l'Église :
"L'univers a perdu son centre. Il a suffi d'une nuit pour
qu'il s'en découvre un nombre infini." Cette
affirmation de Galilée traduit son adhésion joyeuse,
insouciante, à une éthique nouvelle fondée sur le doute,
qu'il oppose à la hiérarchie des valeurs féodales. Galilée
découvre l'espace comme nous découvrons aujourd'hui le
temps, il se distancie des choses pour les connaître, par
une démarche scientifique qui privilégie l'esprit d'examen,
non sans y manifester d'ailleurs une gourmandise
épicurienne. On est saisi par exemple par l'enthousiasme
qui, au début de la pièce, lui fait saluer l'esprit nouveau
:
Durant
deux mille ans l'humanité a cru que le soleil et
tous les corps célestes tournaient autour d'elle.
Le pape, les cardinaux, les princes, les savants,
les capitaines, les marchands, les poissonnières
et les écoliers, tous croyaient être immobiles
dans cette sphère de cristal. Or maintenant, nous
gagnons le large, Andrea, le grand large. Car
l'ancien temps est passé, et voici un temps
nouveau. Cela fait cent ans que l'humanité semble
attendre quelque chose. Les villes sont étroites
et les têtes le sont aussi. Peste et superstition.
Or voici qu'on dit désormais: puisqu'il en est
ainsi, qu'il n'en soit plus ainsi. Car tout bouge,
mon ami. Il me plaît de penser que tout a commencé
avec les bateaux. De mémoire d'homme, ils
n'avaient fait que ramper le long des côtes et
soudain ils les ont délaissées pour s'en aller par
toutes les mers.
Sur notre vieux continent, une rumeur est
née : il y aurait d'autres continents. Et depuis
que nos bateaux s'y rendent, le bruit court par
les continents hilares que le grand océan redouté
est une flaque d'eau. Et voici qu'un grand désir
est advenu d'explorer les causes de toutes choses
: pourquoi tombe la pierre qu'on laisse échapper,
et comment s'élève-t-elle quand on la jette en
l'air ? Chaque jour connaît sa découverte. Même
les vieillards centenaires se font crier par les
jeunes à l'oreille ce qu'on a découvert de neuf.
Il a été
trouvé beaucoup déjà, mais davantage encore peut
l'être. Et ainsi toujours il y a de quoi faire
pour les générations nouvelles.
A Sienne, étant jeune, j'ai vu des gens du
bâtiment changer, après une discussion de cinq
minutes, une coutume millénaire de déplacer les
blocs de granit grâce à un agencement nouveau et
plus efficace des cordages. Là, en cet instant-là,
je l'ai su : l'ancien temps est passé, voici un
temps nouveau. Bientôt l'humanité saura ce qu'il
en est de sa demeure, ce corps céleste où elle
réside. Ce qui est écrit dans les livres anciens
ne lui suffit plus.
Car là
où la croyance était installée depuis mille ans,
là maintenant le doute s'installe. Tout le monde
dit : oui c'est écrit dans les livres mais allons
maintenant voir par nous-mêmes. D'une tape sur
l'épaule on congédie les vérités les plus fêtées;
ce dont on ne doutait jamais, maintenant on en
doute.
De là est né ce courant d'air qui soulève
même les robes brodées d'or des princes et des
prélats, dévoilant des jambes grasses ou maigres,
des jambes comme nos jambes. Il est apparu que les
cieux sont vides. Alors un rire joyeux retentit.
Or, voici que l'eau de la terre fait
marcher les nouveaux rouets et dans les chantiers
navals, dans les fabriques de cordages et de
voiles, cinq cents mains s'agitent en même temps
selon un nouvel agencement.
Je prédis que, de notre vivant, on parlera
d'astronomie sur les marchés. Même les fils des
poissonnières se rendront en courant dans les
écoles. Car il plaira à ces hommes de nos villes,
avides de nouveautés, qu'une astronomie nouvelle
fasse aussi mouvoir la terre. On avait toujours
dit que les astres étaient fixés sur une voûte de
cristal pour qu'ils ne puissent pas tomber.
Maintenant nous avons pris courage et nous les
laissons en suspens dans l'espace, sans soutien,
et ils gagnent le large comme nos bateaux, sans
soutien, au grand large. Et la terre roule
joyeusement autour du soleil, et les
poissonnières, les marchands, les princes, les
cardinaux et même le pape roulent avec elle.
Mais l'univers, en l'espace d'une nuit, a
perdu son centre et au matin, il en avait
d'innombrables. Si bien que désormais le centre
peut être considéré partout puisqu'il est nulle
part.
Et nous voilà soudain avec beaucoup de
place.
Nos bateaux s'en vont au loin, nos astres
dérivent dans l'espace, au loin, même les tours du
jeu d'échecs depuis peu se déplacent loin
par-dessus l'échiquier. Comment dit le poète ? « O
tôt matin du commencement !... »
(tableau 1).
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Le savoir est un plaisir que
la sensualité de Galilée met au même rang que la table :
jouisseur effréné "comme un amoureux, comme un
ivrogne", il manifeste ici une avidité parfois peu
compatible avec la rigueur exigée par la science ! Le tableau
8 met en scène cette passion famélique, au moment où le petit
moine, malgré ses préventions, se rue sur des manuscrits de
physique : "Une pomme de l'arbre de la connaissance ! s'exclame
alors Galilée. Il s'en gave déjà. Il est damné pour
l'éternité, mais il faut qu'il s'en gave, le malheureux
bâfreur ! " Lui-même se priverait de lumière pour la
découvrir. Aux choses, il préfère leur connaissance. C'est une
passion contagieuse ("c'est un vice absolu, et il conduit
au malheur"), mais ce besoin lui est si essentiel qu'il
doit lui obéir, dût-il en mourir. Pour autant, les méthodes
d'acquisition ont la rigueur que réclamera Descartes :
inlassablement, il s'agit de vérifier, de remettre en cause
les prétendus acquis antérieurs : "Ce que nous trouverons
aujourd'hui, nous l'effacerons demain du tableau, pour ne le
réinscrire que lorsque nous l'aurons trouvé encore une fois.
Et ce que nous souhaitons trouver, une fois trouvé, nous
allons le regarder avec une méfiance particulière." Ce
discours de la méthode est fondé sur l'observation, que
Galilée sait constamment opposer au principe d'autorité :
"Je montre mes relevés et on sourit, je mets ma lunette à
disposition pour qu'on puisse s'en convaincre et on me cite
Aristote. Cet homme ne disposait pas de lunette !"
Ce souci de l'expérimentation fait de lui un savant
moderne désireux de faire table rase de tout ce que n'a pas
fondé la raison et de se donner les moyens fiables de la
découverte : "écarquiller n'est pas voir".
Mais l'entreprise de connaissance est à l'époque de
Galilée compromise par les pouvoirs spirituel et temporel.
Dans tous les cas, il s'agit d'empêcher que ne s'écroule
l'édifice pyramidal, géocentrique, que l'Église s'emploie à
valider par l'autorité d'Aristote : Dieu au sommet, la Terre
au centre de l'univers, l'homme roi de la Création, l'édifice
féodal reflétant cet ordre. Les premiers assauts donnés à ce
système par les grandes découvertes du XVIème siècle n'ont
fait que crisper davantage l'autorité ecclésiastique et
politique et rendre ainsi plus dangereuse toute volonté de
savoir. Galilée a la passion de la vérité et il sait que cette
passion est satanique. Il en connaît parfaitement la valeur
révolutionnaire : "Je pourrais écrire dans la langue du
peuple, pour la multitude au lieu d'écrire en latin pour
quelques-uns. Pour ces pensées nouvelles, nous avons besoin
de gens qui travaillent de leurs mains. Qui d'autre désire
apprendre quelles sont les causes des choses ? Ceux qui ne
voient le pain que sur leur table ne veulent pas savoir
comment on l'a préparé; cette racaille préfère remercier
Dieu que le boulanger. Mais ceux qui font le pain
comprendront que rien ne bouge si on le fait pas bouger."
Le tableau 10 se fait d'ailleurs l'écho de ce caractère
subversif du savoir par la chanson entonnée en plein marché
par un couple de forains :
Eh vous qui avez tant
souffert
Rassemblez vos faibles forces
d'esprit
Et apprenez du docteur Galuli
L'abcd du bonheur sur la
terre.
L'échine de l'homme a
toujours été souple !
Qui n'a jamais rêvé d'être don
propre maître et seigneur ?
La pièce oppose en une série de tableaux démonstratifs
les tenants de l'ordre ancien à ce mouvement dont Galilée est
le héraut. Il ne s'agit pas seulement de ceux dont l'avancée
de la connaissance compromettrait l'autorité et les privilèges
(le cardinal Bellarmin par exemple). Il s'agit aussi des plus
humbles, dont la vision claire et rassurante de l'édifice
au-dessus d'eux pourrait être brouillée jusqu'à leur enlever
toute raison de vivre et de souffrir. C'est la position du
petit moine dans le tableau
8. Aux compétences du savant, il s'agit donc
d'allier les préoccupations de l'humaniste, et Brecht a su ici
faire résonner sa pièce en plein XXème siècle, au moment où la
bombe atomique pose de manière aiguë la responsabilité de
l'homme de science. Sur ce plan, le dramaturge entend
manifester son inquiétude et instruit un nouveau procès de
Galilée.
Un
personnage problématique.
« Distancier un caractère, c'est lui
enlever tout ce qu'il a d'évident, de connu, de patent, et
faire naître à son endroit étonnement et curiosité »,
explique Brecht dans ses Écrits sur le théâtre.
Le personnage de Galilée est exemplaire de ce souci, tant le
dramaturge a pris soin de le présenter au public dans un
éclairage ambigu qui met constamment en valeur ses
contradictions et nous somme de prendre parti.
Si Galilée est bien l'homme "mondialement historique" de
Lukács, l'homme de la raison et de l'ère nouvelle qui le
font entrer en conflit avec les forces de la réaction, son
caractère ne le fait pas rayonner autour de cette collision
et lui dicte même des comportements contradictoires :
- intellectuel, il est aussi sensuel, avouant aimer les bons
repas, les bons vins, réconciliant d'ailleurs de manière
très humaniste l'esprit et le corps : "jouir est une
prouesse". Charles Laughton insistait beaucoup,
semble-t-il, sur cet aspect en donnant une certaine démesure
à ce personnage pourtant attaché à la règle. Ceci explique
aussi pourquoi, dans le dénouement de la pièce, Galilée
s'effraie du supplice physique : "c'est un homme de la
chair. Il capitulerait tout de suite", note
l'Inquisiteur.
- la contradiction la plus importante de Galilée naît de son
besoin de liberté absolue que le système lui refuse. Il lui
faut choisir entre deux libertés relatives, celle de Venise
qui accueille bien mais paie mal, et celle de Florence qui
censure mais offre l'aisance. Idéologue de la raison,
Galilée méconnaît la puissance et les préjugés de
l'idéologie dominante. Il opte pour Florence car la pauvreté
le paralyse et la seule liberté à ses yeux est celle de
produire. C'est pour cela qu'il commet l'escroquerie du
télescope, dont il se rachète aussitôt d'ailleurs en tirant
un parti nouveau de l'instrument.
- pédagogue, Galilée empêche pourtant sa fille d'accéder au
savoir ("Va à ta messe !") et sacrifie l'élève qui
ne paie pas. Convivial, il ignore ses amis et refuse une
alliance politique précieuse en déclinant l'offre de Vanni
de rejoindre l'Italie du nord où l'on profiterait mieux de
ses recherches.
- enfin Galilée se dit passionné de vérité ("qui ne
connaît la vérité n'est qu'un imbécile. Mais qui, la
connaissant, la nomme mensonge, celui-là est un criminel").
Pourtant il ne résiste pas à l'idée de la torture et se
rétracte "pour sauver ses tripes".
La mesure de ce reniement est sans doute donnée par la
constance avec laquelle Galilée proclame son souci de
l'humanité et des misères endurées par les plus pauvres. La
longue scène avec le petit moine (tableau
8) dit tout de sa conviction de savant
préoccupé de dissiper les superstitions. Seul semble prendre
du sens à ses yeux ce combat contre l'oppression qui
justifie l'avancée du savoir. A la morale ascétique du
passé, il oppose une morale de la santé, du bonheur, sans
méconnaître son aspect révolutionnaire. Galilée est
privé peu à peu de l'accord mondain dont il a été dupe mais
ses humbles compagnons de travail l'encouragent à vivre. C'est
pour eux qu'il écrit : si le soleil cesse de tourner autour de
la terre, pourquoi le pape et le roi resteraient-ils le centre
du monde ? Une hiérarchie séculaire s'effondre, l'exploitation
de l'homme par l'homme ne se justifie plus. Pour Galilée, il y
a un dieu dans l'homme, et ce dieu, c'est la raison. La
dignité de l'homme est de convaincre ou de modifier ses
opinions.
Mais la morale de Galilée est complexe et Brecht
ne méconnaît pas que la lueur de l'intelligence peut rester
une lumière falote ballottée dans les ténèbres. C'est ce
combat difficile que nous raconte la pièce : à l'instant où il
se renie, Galilée tire un enseignement de ses défaillances
mêmes. Il ne prétend pas les justifier (il avouera que s'il
s'est rétracté, c'est par peur de souffrir), mais, dans sa
faiblesse, il fonde une nouvelle morale plus réaliste, celle
du moindre mal. Ses disciples ne comprennent guère cette
morale relative : ils voudraient que l'esprit soit
tout-puissant devant la violence. Son disciple le plus
fervent, Andrea, voudra voir une ruse dans la rétractation de
Galilée : "Si vous aviez fini sur le bûcher dans une
auréole de feu, les autres auraient été vainqueurs."
Pour Brecht, il s'agit au contraire de déconstruire la légende
galiléenne, voyant même dans le reniement de l'astronome le «
péché mortel » de la science : « Galilée a détruit
non seulement sa personne, mais encore la partie la plus
valeureuse de son travail scientifique. L'Église (i. e.
l'autorité) défendait la doctrine biblique exclusivement
pour se défendre, elle, son autorité, sa faculté de réprimer
et d'exploiter. Le peuple s'intéressa à la théorie
astronomique de Galilée exclusivement parce qu'il souffrait
de la domination de l'Église. Et Galilée a trahi le
véritable progrès quand il s'est rétracté, il a lâché le
peuple, l'astronomie redevint une spécialité, le domaine des
savants, apolitique, isolé. L'Église dissocia ces
"problèmes" du ciel de ceux de la terre, consolida sa
domination et reconnut ensuite avec empressement les
nouvelles solutions. » (Brecht).
Les derniers mots d'Andrea ("Nous n'en sommes qu'au
commencement") reflètent sans doute la confiance du
jeune homme dans les progrès de la connaissance, mais
annoncent aussi un temps où la science, en s'enfermant dans
ses spécialités, est prête à s'aveugler sur l'ordre qui
exploite l'humanité. La trahison de Galilée est un "péché
mortel", car elle remet son savoir aux puissants
de ce monde, inaugurant une fracture irrémédiable entre la
science et le peuple : elle confisque à ce dernier la
possibilité de disposer de la connaissance libératrice et
instaure un domaine réservé où le savoir scientifique devient
affaire de spécialistes. C'est cette dérive que Galilée
analyse à la fin de la pièce avec lucidité et humilité :
À mes heures de loisir, et j'en ai
beaucoup, j'ai considéré mon cas et je me suis
demandé de quelle manière la communauté des hommes
de science, dont je m'exclus moi-même, aura à le
juger. Même un marchand de laine doit, en dehors
d'acheter bon marché et de vendre cher, se
préoccuper encore de ce que le négoce de la laine
se fasse sans entraves. La perpétuation de la
science me semble à cet égard requérir une
vaillance particulière. Elle fait le négoce du
savoir issu du doute. Procurant du savoir sur tout
pour tous, elle aspire à faire de tous des hommes
de doute. Or la plus grande partie de la
population est tenue par ses princes, ses
propriétaires terriens et son clergé, dans un
brouillard nacré de superstitions et de vieux
dictons qui couvre leurs machinations. La misère
de la multitude est vieille comme la montagne et
du haut de la chaire, celle de l'église ou celle
de l'université, on la déclare indestructible
comme la montagne. Notre nouvel art du doute a
ravi le grand public. Il nous a arraché le
télescope des mains et l'a braqué sur ses
tourmenteurs. Ces hommes égoïstes et violents qui
avaient profité avidement des fruits de la science
ont senti en même temps l'œil froid de la science
braqué sur une misère millénaire mais
artificielle, qu'on pouvait très clairement
supprimer en les supprimant eux. Ils nous
inondaient de menaces et de tentatives de
corruptions, irrésistibles pour les âmes faibles.
Mais pouvons-nous nous refuser à la foule et
rester tout de même hommes de science ? Les
mouvements des corps célestes sont devenus plus
prévisibles; mais toujours incalculables pour les
peuples sont les mouvements de leurs souverains.
Le combat pour rendre le ciel mesurable est gagné
à cause du doute; à cause de la foi, le combat de
la ménagère romaine pour son lait sera encore et
toujours perdu. La science a à voir avec ces deux
combats. Une humanité trébuchante dans ce
brouillard nacré de superstitions et de vieux
dictons millénaires, trop ignorante pour déployer
pleinement ses propres forces, ne sera pas capable
de déployer les forces de la nature que vous
dévoilez. Pour quoi travaillez-vous ? Moi je
soutiens que le seul but de la science consiste à
soulager les peines de l'existence humaine. Quand
des hommes de science intimidés par des hommes de
pouvoir égoïstes se contentent d'amasser le savoir
pour le savoir, la science peut s'en trouver
mutilée, et vos nouvelles machines pourraient ne
signifier que des tourments nouveaux. Vous
découvrirez peut-être avec le temps tout ce qu'on
peut découvrir, et votre progrès cependant ne sera
qu'une progression, qui vous éloignera de
l'humanité. L'abîme entre elle et vous pourrait un
jour devenir si grand qu'à votre cri de joie
devant quelque nouvelle conquête pourrait répondre
un cri d'horreur universel. Moi, en tant qu'homme
de science, j'avais une possibilité unique. De mon
temps l'astronomie atteignait les places
publiques. Dans ces conditions tout à fait
particulières, la fermeté d'un homme aurait pu
provoquer de grands ébranlements. Si j'avais
résisté, les physiciens auraient pu développer
quelque chose comme le serment d'Hippocrate des
médecins, la promesse d'utiliser leur science
uniquement pour le bien de l'humanité ! Au point
où en sont les choses, le mieux que l'on puisse
espérer est une lignée de nains inventifs qui
loueront leurs services à n'importe quelle cause.
J'ai en outre acquis la conviction que je n'ai
jamais été vraiment en danger. Quelques années
durant, j'ai même été aussi fort que les autorités
et j'ai livré mon savoir aux puissants pour qu'ils
en usent, n'en usent pas ou en abusent tout comme
cela servait leurs intérêts. J'ai trahi ma
profession. Un homme qui fait ce que j'ai fait ne
peut être toléré dans les rangs de la science.
(tableau 14).
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Brecht récuse donc toute hagiographie
galiléenne et pose à la fin de la pièce le problème de
l'héroïsme : "Malheureux le pays qui n'a pas de héros",
se désole le disciple Andrea, prompt de ce fait à voir une
ruse héroïque dans la rétractation de Galilée. Celui-ci veut
au contraire dissiper toute ambiguïté sur son reniement et
reconnaît simplement qu'il a eu peur. "Malheureux le pays
qui a besoin de héros", rétorque-t-il alors, récusant
qu'ici comme ailleurs quelque adulation puisse aveugler les
hommes. Cette franche simplicité est encore une trace de
l'amour de la vérité, et pose l'homme de science en victime
sinon en martyr. Cette nouvelle ambiguïté dessine en tout cas
les contours ultimes d'un débat que la science moderne ne
pouvait ignorer.
LIENS
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