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Tristan CORBIÈRE (1845-1875)
La Pipe au poète
(Les Amours jaunes, 1873).
5
10
15
Je suis la Pipe d’un poète,
Sa nourrice, et : j’endors sa Bête.
Quand ses chimères éborgnées
Viennent se heurter à son front,
Je fume... Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.
... Je lui fais un ciel, des nuages,
La mer, le désert, des mirages ;
— Il laisse errer là son œil mort...
Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
— Et je sens mon tuyau qu’il mord...
— Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie !
... Et je me sens m’éteindre. — Il dort —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Dors encor : la Bête est calmée,
File ton rêve jusqu’au bout...
Mon Pauvre !... la fumée est tout.
— S’il est vrai que tout est fumée...Paris. — Janvier
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lecture linéaire :
— amateur de formes dissonnantes, Corbière propose ici un poème de facture originale. Le rythme des octosyllabes est sans cesse cassé par des points de suspension, des pauses, des exclamations. L'univers ainsi créé est donc radicalement différent de celui du poème précédent, même si les souvenirs baudelairiens y abondent, notamment dans la deuxième strophe, où on reconnaît les créatures fantasmagoriques du « Spleen IV » des Fleurs du Mal : chimères éborgnées, araignées... Mais, comme toujours, avec Corbière, ces motifs s'accompagnent de dérision : ainsi l'expression familière « avoir une araignée au plafond » dédramatise les connotations attachées au mot spleen. Celui-ci n'est jamais prononcé d'ailleurs, Corbière préférant englober sous le mot Bête, en italique, tous les démons dont le poète peut être assailli.
— la progression des strophes suit l'évocation d'une sorte de rituel par lequel une crise morale est vaincue grâce aux vertus soporifiques et apaisantes prêtées au tabac. Après une brève autoprésentation où la pipe assume clairement le rôle maternel souligné dans le poème précédent, une première temporelle (vers 3) commande la vision d'un monde onirique (ciel, nuages, mer, désert, mirages) qui reprend les motifs de l'azur baudelairien. Une deuxième temporelle (vers 10) commande une série d'étapes de plus en plus décisives (Et vers 10, Et vers 12, Et vers 15) au terme desquelles le poète est endormi. Un rapide conclusion renoue avec la leçon métaphysique chère aux baroques : la fumée du tabac devient l'image même de la vanité de toute chose, et une apostrophe familière (mon Pauvre !) achève le portrait du poète.
— on n'oubliera pas que Tristan Corbière fut le premier des « poètes maudits » salués par Verlaine dans son ouvrage de 1884 : « Son vers vit, rit, pleure très peu, se moque bien, et blague encore mieux. » Comment la lecture de « La Pipe au poète » et du « Crapaud » (que vous trouverez sur une autre page) peut-elle vérifier ce jugement ?
Jules LAFORGUE (1860-1887)
La cigarette (Le Sanglot de la terre, 1901)
5
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Oui, ce monde est bien plat ; quant à l'autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m'endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.
Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le cœur plein d'une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.
Nous avons proposé une lecture et un commentaire de ce poème dans le corpus dédié à Jules Laforgue.
Nous vous proposons d'investir vos acquis dans un exercice complet autour d'un cinquième texte.
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Francis PONGE (1899-1988)
Le parti pris des choses (1942)
La cigarette
Rendons d'abord l'atmosphère à la fois brumeuse et sèche, échevelée, où la cigarette est toujours posée de travers depuis que continûment elle la crée.
Puis sa personne : une petite torche beaucoup moins lumineuse que parfumée, d'où se détachent et choient selon un rythme à déterminer un nombre calculable de petites masses de cendres.
Sa passion enfin : ce bouton embrasé, desquamant en pellicules argentées, qu'un manchon immédiat formé des plus récentes entoure.
lecture : Ce poème est tiré du recueil de Ponge le plus célèbre, Le Parti pris des choses (1942). Dans les poèmes en prose qui le composent, le poète choisit de s'effacer derrière une description précise, parfois scientifique, des objets les plus usuels et banals (le cageot, le pain...). Il s'agit de s'abstraire le plus possible des lieux communs qui encombrent les représentations de ces objets pour prendre vraiment leur parti en posant sur eux un regard neuf. Gardons-nous pourtant d'identifier les poèmes de Ponge à des notices scientifiques : le regard du poète est bien là qui, déshabillant les objets de leurs vêtements convenus, les fait accéder à une noblesse nouvelle.
Tel est le cas du poème intitulé "La cigarette" : comment à travers sa description Francis Ponge prend-il vraiment le parti de l'objet et introduit-il une réflexion métaphysique ?
— La structure du poème sert tout d'abord l'établissement d'un projet dont le lecteur est fait complice ("Rendons"). Il s'agit d'épuiser l'objet en trois étapes successives que les connecteurs logiques soulignent très clairement : l'atmosphère, la personne, la passion. Ce caractère documentaire est d'ailleurs aussitôt nié par la nature d'un vocabulaire évidemment métaphorique : "échevelée, petite torche, bouton embrasé, manchon immédiat".
— Le registre scientifique, pourtant, domine le texte et l'apparente à quelque compte rendu d'expérience : "rythme à déterminer, nombre calculable de petites masses, desquamant". En même temps qu'elle est personnifiée, la cigarette accède à une nature nouvelle où se révèle un caractère symbolique.
— Comme nous l'avons noté dans l'étude de certains textes précédents, le tabac se prête à une méditation d'ordre métaphysique : sa consomption figure la fuite du temps et l'anéantissement des créatures. Le troisième paragraphe du poème de Ponge invite à cette analyse en se consacrant à la "passion" de la cigarette, mot qu'il convient de prendre dans son sens étymologique de souffrance et d'achèvement progressif.
Pour aller plus loin :