L'expression
de l'ennui est une forme récurrente au XIX° siècle. Née avec le mal du siècle des Romantiques,
elle trouve une expression plus aiguë encore avec le spleen
baudelairien : trop à l'étroit dans le monde des hommes, où l'énergie
dont il se sent capable ne trouve que de maigres canaux, le sujet finit
par s'engloutir dans une vacuité pathologique.
Mais si l'on connaît nombre d'expressions de ce taedium
vitae au masculin (voyez sur ce site le Spleen de Jules
Laforgue), les rêveries féminines commandées par l'ennui restent plus
confidentielles. Elles constituent pourtant un témoignage significatif
de la condition de la femme au XIX° siècle et du regard volontiers
machiste que l'écrivain masculin porte sur elle.
Objet d'étude : Le roman et le récit du XIXème au XXIème siècle. Parcours : Individu, morale et socoété — Le personnage de roman. Corpus : George Sand : Indiana
(1832) Gustave
Flaubert : Madame Bovary (1857) Guy de
Maupassant : Une vie (1883) Le bovarysme (cinq documents : Flaubert - Queneau - Souchon - Posy Simmonds).
[Élevée
à l'île Bourbon, aujourd'hui île de la Réunion, Indiana a épousé le
vieux colonel Delmare. Elle vit au Lagny, un domaine près de
Fontainebleau, avec Noun, sa servante créole, et son
cousin, Sir Ralph.]
Élevée
au désert, négligée de son père, vivant au milieu des esclaves, pour
qui elle n'avait d'autre secours, d'autre consolation que sa compassion
et ses larmes, elle s'était habituée à dire : "Un jour viendra où tout
sera changé dans ma vie, où je ferai du bien aux autres ; un jour où
l'on m'aimera, où je donnerai tout mon cœur à celui qui me donnera le
sien ; en attendant, souffrons ; taisons-nous, et gardons notre amour
pour sa récompense à qui me délivrera." Ce libérateur, ce messie
n'était pas venu ; Indiana l'attendait encore. Elle n'osait plus, il
est vrai, s'avouer toute sa pensée. Elle avait compris sous les
charmilles taillées du Lagny que la pensée même devait avoir là plus
d'entraves que sous les palmistes sauvages de l'île Bourbon ; et
lorsqu'elle se surprenait à dire encore par l'habitude : "Un jour
viendra... Un homme viendra...", elle refoulait ce vœu téméraire au
fond de son âme, et se disait : "Il faudra donc mourir !"
Aussi elle se mourait. Un mal inconnu dévorait sa
jeunesse. Elle était sans force et sans sommeil. Les médecins lui
cherchaient en vain une désorganisation apparente, il n'en existait pas
; toutes ses facultés s'appauvrissaient également, tous ses organes se
lésaient avec lenteur ; son cœur brûlait à petit feu, ses yeux
s'éteignaient, son sang ne circulait plus que par crise et par fièvre ;
encore quelque temps, et la pauvre captive allait mourir. Mais, quelle
que fût sa résignation ou son découragement, le besoin restait le même.
Ce cœur silencieux et brisé appelait toujours à son insu un cœur jeune
et généreux pour le ranimer. L'être qu'elle avait le plus aimé jusque
là, c'était Noun, la compagne enjouée et courageuse de ses ennuis ; et
l'homme qui lui avait témoigné le plus de prédilection, c'était son
flegmatique cousin Sir Ralph. Quels aliments pour la dévorante activité
de ses pensées , qu'une pauvre fille ignorante et délaissée comme elle,
et un Anglais passionné seulement pour la chasse au renard !
Repérez
les occurrences du discours direct : transformez ces passages en
utilisant le discours indirect puis le discours indirect libre.
En comparant les trois textes ainsi obtenus, déterminez les différences
essentielles apportées par chacun de ces trois discours dans la
conduite de la narration et dans la psychologie du personnage. Lequel
de ces trois discours vous paraît-il le plus apte à exprimer la rêverie
morose de l'ennui ?
Texte
2 Gustave Flaubert : Madame Bovary (1857)
but de la
séance : le commentaire composé.
[Emma a épousé le
médiocre officier de santé Charles Bovary. Bientôt l'ennui envahit son
existence et les rêves dont, au contact des livres, elle a encombré sa
jeunesse, font miroiter les mirages d'une autre vie. Le narrateur
évoque ici une de ses promenades.]
Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien
n'avait changé depuis la dernière fois qu'elle était venue. Elle
retrouvait aux mêmes places les digitales et les ravenelles, les
bouquets d'orties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen
le long des trois fenêtres dont les volets toujours clos s'égrenaient
en pourriture, sur leurs barres de fer rouillées. Sa pensée, sans but
d'abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des
cercles dans la campagne, jappait après les papillons jaunes, donnait
la chasse aux musaraignes en mordillant les coquelicots sur le bord
d'une pièce de blé. Puis ses idées peu à peu se fixaient et, assise sur
le gazon, qu'elle fouillait à petits coups avec le bout de son
ombrelle, Emma se répétait :
- Pourquoi, mon Dieu, me suis-je mariée ?
Elle se demandait s'il n'y aurait pas eu moyen, par
d'autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et elle
cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus,
cette vie différente, ce mari qu'elle ne connaissait pas. Tous, en
effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau,
spirituel, distingué, attirant tels qu'ils étaient sans doute, ceux
qu'avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Que
faisaient-elles maintenant ? A la ville, avec le bruit des rues, le
bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des
existences où le cœur se dilate, où les sens s'épanouissent. Mais elle,
sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et
l'ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l'ombre, à tous les
coins de son cœur.
Complétez le tableau suivant, selon la méthode que nos pages sur le commentaire composé vous ont
indiquée :
L'EXPRESSION
DE L'ENNUI
Idées directrices
Procédés relevés
Exemples
Interprétation
l'habitude
l'imparfait
un champ lexical
le rythme de la phrase
[A peine rentrée de son
voyage de noces, Jeanne de Lamare éprouve le vide de son existence.]
Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à faire, plus
jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée
de l'avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses
espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu'elle les
sentît passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions
étaient écloses, son attente d'amour se trouvait tout de suite
accomplie. L'homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques
semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l'emportait
dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien.
Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait
devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs
indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l'inconnu. Oui, c'était fini
d'attendre.
Alors plus rien à faire, aujourd'hui, ni demain ni jamais. Elle sentait
tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de
ses rêves.
Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides.
Puis, après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages
sombres, elle se décida à sortir.
Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes
arbres qu'au mois de mai ? Qu'étaient donc devenues la gaieté
ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les
pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les
marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les
fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l'air chargé de vie,
d'arômes, d'atomes fécondants n'existait plus.
Les avenues détrempées par les continuelles averses
d'automne s'allongeaient, couvertes d'un épais tapis de feuilles
mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les
branches grêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage
prêt à s'égrener dans l'espace. Et sans cesse, tout le long du jour,
comme une pluie incessante et triste à faire pleurer, ces dernières
feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges sous d'or, se
détachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient.
En étant attentif aux connotations des termes du
dernier paragraphe, constituez deux champs lexicaux opposés. Montrez à
travers eux que la rêverie de Jeanne trahit un tempérament nostalgique
qui, la rejetant dans le passé, l'empêche de vivre au présent. En quoi
l'opposition de ces champs lexicaux justifie-t-elle l'expression
"affaissement de ses rêves", employée dans le troisième paragraphe ?
Justifiez l'emploi des verbes
dans les expressions "flambaient les pissenlits", "saignaient les
coquelicots", "rayonnaient les marguerites".
L'influence de Flaubert sur Maupassant n'est plus à démontrer. On retrouve ici ce que l'on pourrait appeler le topos de "la femme à la fenêtre". En effet, à plusieurs reprises dans l'œuvre de Flaubert on rencontre cette situation propice à l'évocation de l'ennui : on y voit souvent Emma dans Madame Bovary, trompant son ennui ou happant quelques souffles d'air; on lit aussi, dans Par les champs et par les grèves, ces lignes : « Ah ! de l’air ! de l’air ! de l’espace encore ! Puisque nos âmes serrées étouffent et se meurent sur le bord de la fenêtre, puisque nos esprits captifs, comme l’ours dans sa fosse, tournent toujours sur eux-mêmes et se heurtent contre ses murs, donnez au moins à mes narines le parfum de tous les vents de la terre, laissez s’en aller mes yeux vers tous les horizons ! »
La fenêtre est un poste privilégié pour ces personnages flaubertiens à la fois immobiles et portés à la dérive, englués dans leur inertie et livrés au vagabondage de leur pensée; dans le lieu fermé où l'âme moisit, voilà une déchirure par où se diffuser dans l'espace sans avoir à quitter son point de fixation. La fenêtre unit la fermeture et l'ouverture, l'entrave et l'envol, la clôture dans la chambre et l'expansion au dehors, l'illimité dans le circonscrit; absent où il est, présent où il n'est pas, oscillant entre le resserrement et la dilatation, le personnage flaubertien était prédisposé à fixer son existence sur ce point limitrophe où l'on peut fuir en demeurant, sur cette fenêtre qui semble le site idéal de sa rêverie.
Jean Rousset, Forme et signification.
Synthèses.
Après les avoir
relus et procédé éventuellement à des lectures méthodiques, vous
pourrez établir une synthèse des trois textes en répondant aux
questions suivantes :
les discours
: repérez dans les trois textes les formes du discours rapporté
(direct, indirect, indirect libre). Pourquoi dans le texte 1, le
discours direct est-il dominant ? Montrez comment, dans le texte 2, le
discours indirect exprime encore une quête précise dont pourtant le
discours indirect libre dénonce ensuite la banalité et les clichés.
Examinez enfin dans le texte 3 l'abandon de la rêverie de Jeanne dans
l'emploi exclusif du discours indirect libre. Montrez que peu à peu,
dans les trois textes, s'efface le discours du narrateur. Comment
expliquez-vous cet effacement ?
le rôle du
décor : montrez dans les trois textes le rôle métaphorique et
symbolique du décor extérieur. En quoi peut-on dire qu'il figure le
paysage mental de l'héroïne, l'égarement de sa rêverie ou sa conscience
de l'oppression qui la bâillonne ? En mettant en parallèle le texte 1
et le texte 3, vous pourrez mieux percevoir la correspondance entre les
signes cliniques de l'ennui chez George Sand et la description du
paysage vu par Jeanne chez Maupassant.
l'attente
d'amour : c'est en effet le thème dominant des trois textes.
Montrez que celle que manifeste le premier texte est, de loin, la plus
authentique. Pourquoi (voyez par exemple les tableaux stéréotypés de la
fin du texte 2 et comment le narrateur du texte 3 parle d'un
"affaissement" des rêves) ? A travers le discours indirect libre des
deux derniers textes, mettez en valeur l'intention ironique du
narrateur.
l'image
de l'homme : relevez les termes qui, dans ces rêveries féminines,
désignent l'homme présent, puis, dans les deux premiers textes, l'homme
attendu. Que concluez-vous de cette opposition ? Soulignez l'ironie des
narrateurs dans la représentation que les personnages se font de
l'homme, et montrez qu'ils dénoncent par là l'aliénation dont la femme
est victime.
Le mot "bovarysme", initié par Jules de Gaultier en 1892, est passé dans la langue courante pour désigner une insatisfaction maladive à l'égard des choses du réel due à une tendance excessive au rêve et à l'idéalisation. « C'est, dit Georges Palante, le pouvoir qu'a l'homme de se concevoir autre qu'il n'est [...]
: l'illusion bovaryque commence avec la substitution de l'être apparent ou imaginaire à l'être véritable.» C'est de l'impuissance de cette substitution que naît le bovarysme, l'être étant condamné à s'égarer sans cesse dans des représentations dégradées de soi-même. Les individus sujets à cette mélancolie - le plus souvent les femmes, en tout cas dans une certaine tradition littéraire - se sont souvent prêtés à l'ironie et à la satire. Vous trouverez ci-dessous deux textes qui s'inscrivent dans ce registre, et vous constaterez que le premier à avoir ri de ces troubles de l'âme est Flaubert lui-même. [ Voir notre note sur les procédés narratifs dans Madame Bovary.] Nous ajoutons cependant un deuxième extrait de Madame Bovary (texte B) pour mettre en valeur la complexité de la relation installée entre le romancier et son héroïne (Madame Bovary, c'est moi, aurait dit Flaubert). La rêverie d'Emma dans ce court passage n'a-t-elle pas en effet une résonance plus sérieuse, quasi métaphysique, que n'auraient reniée ni Baudelaire ni Mallarmé ?
1 - Flaubert, Madame Bovary, première partie, chapitre 6 (1857).
[Le narrateur évoque les lectures dont Emma s'est gavée lorsqu'elle était au couvent.]
Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du coeur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.
À la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; – le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Dérèglement de l'imagination : Les rêves d'Emma ont pour nature d'être inadaptés à la réalité puisqu'ils proviennent de lectures mal comprises ou prises au pied de la lettre. On repérera sans mal les principaux procédés de l'ironie (cascade énumérative, nature des stéréotypes romantiques, interventions du narrateur). Ce passage fait en effet se succéder en cascades tous les grands clichés romantiques qui vont, dès le couvent, contaminer l'imaginaire d'Emma et sa perception du réel. On peut facilement en repérer les traces :
-
cadres et personnages aristocratiques : le bal à la Vaubyessard (l, 8); Paris imaginé par Emma (I,9);
-
l'amant : un portrait idéal (III, 6);
-
l'ailleurs : rêverie de départ avec Rodolphe (II,12);
- la femme : un certain féminisme est toujours présent (II,9);
-
le mysticisme : Emma y met une sorte de dévotion amoureuse (II, 14).
Mais on pourrait percevoir les mêmes exagérations dans ses subites foucades où elle "joue" à la bonne mère ou à la bonne épouse. Ainsi Emma est, au sens propre, aliénée, c'est-à-dire autre qu'elle-même : ses gestes, ses représentations sont commandés par un imaginaire totalement "vampirisé" par ses lectures.
2 - Flaubert, Madame Bovary, troisième partie, chapitre 6 (1857).
[Emma vient de prendre un nouvel amant et ne tarde pas à éprouver un sentiment d'insatisfaction.]
N'importe ! Elle n'était pas heureuse, ne l'avait jamais été. D'où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s'appuyait ?... Mais, s'il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, pleine à la fois d'exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme d'ange, lyre aux cordes d'airain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilité ! Rien, d'ailleurs, ne valait la peine d'une recherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait un bâillement d'ennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre qu'une irréalisable envie d'une volupté plus haute.
Ce passage est à plus d'un titre représentatif de l'état d'âme d'Emma, même s'il révèle une prise de conscience qu'elle ne sait formuler qu'à la fin du roman ("tout mentait"). On y voit en effet, en même temps que la propension aux rêves les plus débridés, la source d'une insatisfaction chronique qui est à l'origine du mot même de bovarysme :
L'ennui. Il convient de donner à ce terme son sens fort, celui que recouvre, par exemple, le spleen baudelairien : si le monde est trop étroit pour satisfaire les aspirations d'une conscience soucieuse de marier le rêve à l'action, il ne peut en résulter qu'accablement et désillusion. Cette perspective vaut pour Emma : l'intensité de ses rêves est soudain figée par une sensation de vide ou d'épuisement qui dénonce leur vague et leur fausseté. On sait, par ailleurs, que les rêves d'Emma se heurtent à la médiocrité de Charles, à la sottise du curé Bournisien ou à la suffisance du pharmacien Homais. Pourtant ce qui pourrait ici faire d'Emma une victime héroïque d'une société où les "heureux" sont des marchands, ne joue pas car le narrateur nous empêche, par une constante ironie, d'en éprouver le pathétique. L'insatisfaction perpétuelle d'Emma vient, en effet, de désirs stéréotypés, d'attentes passives - et finalement trop matérialistes - pour qu'on songe à la plaindre. Malgré ses récriminations contre les hommes, Emma n'est jamais actrice de ses rêves et se contente d'attendre la vie dorée de ses romans. C'est la différence fondamentale qui l'oppose à Don Quichotte, autre lecteur : lui a choisi d'être fou dans un monde où il se refuse à vivre et il est constamment capable de diriger son rêve.
Cependant le narrateur nous fait assister dans les dernières pages du roman à une certaine régénération d'Emma sur ce plan : une certaine crispation du désir exagère ses tendances romanesques et la rend plus active, même dans le dérèglement. Ces passages témoignent en effet d'une prise de conscience qui va l'amener au choix délibéré du suicide. Sa cruelle agonie lui laissera d'ailleurs le temps de se réjouir de n'avoir plus à se compromettre dans les bassesses du monde. Ainsi Emma Bovary est représentative d'un certain "mal du siècle" qui ne s'explique que par l'avènement de la société bourgeoise et matérialiste où seuls les Lheureux et les Homais sont récompensés. Bien sûr elle n'accède jamais au statut du héros positif, porteur de valeurs, mais Flaubert en a fait un type - et un mot en "isme" - lui donnant par là une fonction universelle : "Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France, à la fois, à cette heure même." (à Louise Colet, 14 août 1853).
but de la
séance : étude des réécritures.
A -Dans le premier roman de Raymond Queneau, Le Chiendent (1933), Mme
Cloche s'abandonne à ses rêves de richesse.
La p'tite Bill, elle
est malade.
Elle a besoin d'un' promenade
Avec un qui s'rait son amoureux,
Une heure ou deux.
La p'tite Bill, y'a l' temps qui presse.
Elle a besoin d'un' caresse,
Des doigts gentils, des doigts doux,
Dessus dessous.
Refrain
Bill, ma Bill, t'es comm' tout l' monde :
Quand ça coul' de tes yeux, ça tombe
Mais c'est pas des confettis,
Cett' pluie.
2
Elle a trop lu d'
littérature,
La plum' cœur, les égratignures,
Les p'tits revolvers en dentelles,
Les coups d'ombrelle.
Elle les a attendus, sans rire,
Les rubans bleus, les soupirs,
Que des trucs qui existent pas
Qu'au cinéma.
Au refrain
3
La p'tite Bill ell'
fait la gueule.
Ell' dit qu'elle est tout l' temps tout' seule
Mais tout l' monde vit séparé
Du monde entier.
Elle a beau fair' du jardinage
Dans son vingt-quatrième étage,
Géraniums et bégonias,
Ça lui réussit pas.
C'est une vieill' maladie poisseuse,
Un sacré manqu' d'amour qui creuse.
Dans nos vill', dans nos campagnes,
Ça gagne.
C - Dans son roman graphique Gemma Bovery (2000), Posy Simmonds brode librement sur le roman de Flaubert. Dans la planche ci-dessous, Gemma, lassée de sa vie londonienne, se prend à rêver de Normandie.
Étudiez comment dans ces textes et documents
se manifeste l'intention parodique :
texte A : En quoi la rêverie de Mme Cloche s'apparente-t-elle à celle d'Emma Bovary ? Montrez notamment comment, malgré leur modernité, les situations ou les lieux qu'elle convoite restent bel et bien stéréotypés. En quoi l'invention verbale et le lexique argotique qui émaillent ce texte contribuent-ils à leur dénonciation ?
texte B : Montrez que, derrière l'ironie, se manifeste une certaine sympathie à l'égard du personnage.
document C : En quoi retrouve-t-on ici les principaux motifs de l'insatisfaction de l'héroïne ? Montrez que la dessinatrice adopte aussi à son égard une distance ironique.
Élargissement.
Sujets de réflexion :
1 . Baudelaire (Les Fleurs du Mal,
LXXVI) présente l'ennui comme le « fruit de la morne incuriosité ».
Comment nos quatre textes vérifient-ils cette définition ?
Le mot
"incuriosité" signale chez Baudelaire l'absence de désir, l'état quasi
pathologique où l'être, abîmé dans l'apathie, n'a plus la force
d'éprouver la moindre envie et savoure avec morbidité un Temps dilué à
l'infini. Cette mort du désir se manifeste dans nos textes de manière
diverse :
par l'usure du désir, la
conscience blasée du déjà-vu.
par un abattement
organique, consécutif à l'impression d'être emprisonné. C'est ce
sentiment qui favorise une conscience aiguë de l'impuissance, où l'être
ne trouve plus pour se peindre que des métaphores de défaite et de
réification.
par le vagabondage stérile
de la rêverie qui finit par ne plus rencontrer que son propre vide.
Retrouvez
dans les textes des exemples capables d'illustrer chacun de ces
points.
2 . En vous aidant des
textes, montrez comment la construction du personnage féminin traduit à
sa manière l'état de servitude morale où la femme a longtemps été
maintenue. Cherchez des exemples qui pourraient, dans le roman ou la
poésie contemporaine, témoigner d'une évolution de cette image.