Denis DIDEROT
Jacques le Fataliste et son maître (II)

 

Illustration de l'édition Gueffier, 1797, BnF

 COHÉRENCE DE LA STRUCTURE

 

  Que la structure de Jacques le fataliste réponde à un jeu parodique est évident : parodie du roman picaresque, du roman réaliste, du roman philosophique, il touche à tous ces genres sans jamais se résigner à en respecter les formes, et cette liberté paraît bien paradoxale dans une œuvre où est censée s'affirmer la doctrine même qui la nie. N'est-ce pas là l'occasion de déterminer la cohérence d'une structure dont la fantaisie, l'apparente improvisation du narrateur pourraient faire douter ?

  La parodie devient refus, en effet,  quand le narrateur dénonce l'artifice de l'invention littéraire et l'arbitraire de toute technique romanesque. Mais si, dans son intention, il y a bien, au nom de la vérité, la critique des conventions du roman, il serait abusif de voir dans la structure une simple déconstruction ludique et provocante. « Les impertinences de l'auteur envers son lecteur, dit Robert Mauzi, apparaissent comme la contrepartie symbolique de la désinvolture du destin envers les hommes, et le destin mène le monde avec ce même mélange de liberté, d'indifférence et de malice dont s'inspire le conteur pour conduire ou plutôt pour brouiller les fils multiples de son récit. » (L'idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle).

 

 

  Nous voilà, semble-t-il, à l'essentiel. Jacques le Fataliste est avant tout un roman philosophique, parce qu'il met en scène une doctrine et se sert pour cela des outils narratifs les plus appropriés : d'abord pour y représenter les caprices impénétrables du destin, ensuite pour témoigner des contradictions de la pensée fataliste face aux exigences légitimes de l'action et de la liberté humaines. C'est en ce sens que s'enlacent les quatre motifs de la structure :

 

  les caprices impénétrables du destin :

  "Il ne tiendrait qu'à moi", "qu'est-ce qui m'empêcherait", "que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s'il me prenait fantaisie de vous désespérer ?" : les formules abondent dans le roman par lesquelles  Diderot revendique sa liberté de conteur. Et nous touchons là en effet à la véritable unité de l'œuvre, de la forme comme du sens, dans la rencontre d'un monde déconcertant et d'un livre insolite. L'écrivain est un peu à l'image de Dieu, dérouleur du grand rouleau : l'invention romanesque, toujours jaillissante, se charge ainsi d'incarner les mille possibles dont est faite une vie humaine et l'itinéraire contingent que chacun de nous emprunte dans une existence à jamais dépourvue de sens :

  Mais, pour Dieu, lecteur, me dites-vous, où allaient-ils ? Mais, pour Dieu, lecteur, vous répondrai-je, est-ce qu'on sait où l'on va ? Et vous, où allez-vous ? Faut-il que je vous rappelle l'aventure d'Ésope ? Son maître, Xantippe, lui dit un soir d"été ou d'hiver, car les Grecs se baignaient dans toutes les saisons : « Ésope, va au bain; s'il  y a peu de monde nous nous baignerons ...». Ésope part. Chemin faisant il rencontre la patrouille d'Athènes. « Où vas-tu ? » - Où je vais ? répond Ésope, je n'en sais rien. - Tu n'en sais rien ? marche en prison. - Eh bien ! reprit Ésope, ne l'avais-je pas bien dit que je ne savais où j'allais ? je voulais aller au bain, et voilà que je vais en prison...». Jacques suivait son maître comme vous le vôtre; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait. - Mais, qui était le maître du maître de Jacques ? - Bon, est-ce qu'on manque de maître dans ce monde ? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous.

   La doctrine fataliste trouve donc dans le roman une illustration concrète et vivante. Car si le narrateur ouvre tous les champs du possible, c'est pour renoncer souvent à les exploiter, au nom d'une fidélité au vrai qui refuse les facilités de l'invention. Les fils de cette trame que nous trouvions décousue, voilà qu'ils se révèlent peu à peu pour guider le voyage de nos deux héros, comme à leur insu, vers la maison où s'accomplira de manière inattendue et tragique la vengeance du maître.
  Mais un roman ne peut admettre l'exposé philosophique qu'à faible dose et la pluralité des personnages implique la pluralité des opinions. La voix de Jacques n'est qu'une parmi d'autres. Le problème de Jacques n'est donc pas dans l'adhésion de Diderot au déterminisme absolu, qui ne fait aucun doute, mais dans l'exploitation littéraire d'une doctrine. Dans Candide, rien n'est plus net que l'intention polémique de Voltaire contre Leibniz et l'optimisme systématique. Rien n'est moins net au contraire que l'intention doctrinale de Jacques, à supposer qu'il y en ait une, car, usant de ses privilèges de démiurge, le narrateur fourbit aussi bien des armes en faveur du libre arbitre.

 

  fatalisme et liberté :

   Chez Jacques, tout est certitude, évidence, formules péremptoires. Sa doctrine, venue de son capitaine qui « connaissait son Spinoza par cœur », ne connaît aucun fléchissement, même dans ses conséquences morales. Elle n'est pas dérivée d'une découverte, d'une pensée vivante, d'une dialectique savante, mais elle s'impose au fidèle Jacques comme un catéchisme définitif qu'il se contente de répéter mécaniquement.  « Jacques ne connaissait ni le nom de vice ni le nom de vertu... Selon lui, la récompense était l'encouragement des bons, le châtiment l'effroi des méchants. Qu'est-ce autre chose, disait-il, s'il n'y a point de liberté et que notre destinée est écrite là-haut ? Il croyait qu'un homme s'acheminait aussi nécessairement à la gloire ou à l'ignominie qu'une boule qui aurait conscience d'elle-même suit la pente d'une montagne. Je l'ai plusieurs fois contredit, mais sans avantage et sans fruit. » Ainsi l'auteur-narrateur s'oppose ici à son personnage, revendiquant une doctrine toute contraire, dont on sait pourtant qu'elle constitue sa posture philosophique la plus constante. De fait, le roman lui permet, cette fois, de mettre en scène ces mêmes contradictions que le maître ne manque pas de constater chez Jacques : « Il n'y a peut-être pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne ».
   En effet, alors que son fatalisme devrait pousser Jacques à l'inaction et à l'indifférence, à une espèce d'assoupissement oriental., il se montre actif, diligent, attentif au monde, "interventionniste". « Il se conduisait à peu près comme vous et moi. Il remerciait son bienfaiteur pour qu'il lui fît encore du bien. Il se mettait en colère contre l'homme injuste... Souvent il était inconséquent, comme vous et moi, et sujet à oublier ses principes. » A l'inverse, le maître, qui croit pourtant à la liberté, agit sous nos yeux comme un automate, affairé vers les choses avec la lourdeur ridicule d'une mécanique. Jacques le déterministe ne cesse, lui, de réagir à l'événement dans toute l'improvisation de la liberté vraie : c'est lui qui combat et met en déroute les brigands de l'auberge, c'est lui qui reprend au porteballe la montre volée, s'impose au lieutenant de police et sait même souvent inverser le déterminisme social en prenant  le pas sur son maître. Plus encore, lorsque Jacques se livre à une expérience truquée en desserrant les sangles pour faire tomber son maître de cheval, rien n'implique le "grand rouleau"; tout montre, au contraire, l'éminente liberté de l'expérimentateur. Enfin, le jugement du narrateur sur Mme de la Pommeraye se fait l'écho de l'intérêt qu'éprouve plus largement Diderot pour des êtres de caractère capables d'infléchir le cours des événements : leur révolte, leur fidélité à soi affirment authentiquement la liberté humaine contre tous les déterminismes.

Voyage à Dantzig, Chodowiecki.

  Quelle est donc dans cette œuvre la fonction du fatalisme ? Le fatalisme est le thème organisateur du récit, dont les récurrences dans le discours s'enchâssent au moment précis où s'affirme la liberté humaine. Car le récit n'apporte pas de réponse à l'interrogation philosophique. Ironiquement, il intègre l'antinomie liberté/fatalisme à une vision comique de la vie, à l'acceptation optimiste du temps comme jeu d'un hasard nécessaire. Diderot n'a nul désir de nous convertir au matérialisme. Il cherche à nous amuser plus qu'à nous instruire. Jacques ne prélude, au contraire du Neveu de Rameau, à aucune réflexion sociale d'envergure; au contraire du Rêve de d'Alembert à aucune hypothèse sur la nature de l'homme et de la vie; au contraire de l'Entretien avec la Maréchale, à aucun débat sur la religion; au contraire du Supplément au Voyage de Bougainville à aucune discussion sur la nature, la société et la contradiction des trois codes. Jacques le Fataliste est le moins engagé des récits de Diderot. La meilleure conclusion philosophique du livre est dans la Réfutation d'Helvétius : « On est fataliste et à chaque instant on parle, on pense, on écrit comme si l'on persévérait dans le préjugé de la liberté, préjugé dont on a été bercé, qui a institué la langue vulgaire qu'on a balbutiée et dont on continue de se servir sans s'apercevoir qu'elle ne convient plus à nos opinions. On est devenu philosophe dans ses systèmes et l'on reste peuple dans son propos. »  Le fatalisme, dans notre étrange ouvrage, n'est pas une doctrine soutenue ou attaquée; c'est un motif railleur, accroché à quelques mots soixante fois répétés, qui scandent le récit et contribuent à l'unité esthétique de l'ensemble.

 

 

fable et vérité :

 « Rien n'est plus aisé que de filer un roman. Demeurons dans le vrai », « Mon projet est d'être vrai, je l'ai rempli » : les allégations de cette nature ne manquent pas dans l'œuvre, et il est vrai qu'il nous faut renoncer à la classer nettement dans le genre romanesque. Ce qui surprend davantage est cette bannière de la vérité, sous laquelle un narrateur aussi libre et inventif se place constamment : « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable.» Dénonçant l'illusion romanesque, le narrateur est fondé en effet à se réclamer de la vérité, dont il propose ici une image plurielle, éclatée, renvoyée à des angles différents de perception ou d'appréciation, mais bel et bien fidèle à un réalité : par beaucoup d'aspects, sociaux surtout, Jacques le Fataliste est un roman réaliste. Mais le narrateur convient aussi que « la vérité est souvent froide, commune et plate » et qu'il appartient au romancier d'user d'artifices. Diderot le rappelle dans Les Deux Amis de Bourbonne : « Le conteur se propose de vous tromper; il est assis su coin de votre âtre; il a pour objet la vérité rigoureuse; il veut être cru; il veut intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes. [...] Pour créer l'illusion, il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer que vous serez forcé de vous dire en vous-même : ma foi, cela est vrai; on n'invente pas ces choses-là. » Devançant cet "illusionnisme" revendiqué par Maupassant, le narrateur convient ainsi que « s'il faut être vrai, c'est comme Molière, Régnard, Richardson, Sedaine », c'est-à-dire en opérant un choix destiné à maintenir l'intérêt du lecteur et à sauvegarder la seule vérité qui vaille : celle de l'ambiguïté. Fidèle à ce principe, le narrateur de Jacques le Fataliste refuse en effet d'extrapoler pour conjurer la banalité des situations, laisse planer une incertitude morale sur les portraits ou les conduites de ses personnages, et refuse de fournir le dénouement qui transformerait ces vies plates et décousues en destins.
  Il  paraît donc opportun, pour clore notre propos, de relier la problématique de la vraisemblance et du genre romanesque au sujet philosophique de Jacques le fataliste : le déterminisme. En effet, Diderot choisit le genre romanesque parce qu’il est plus libre que d’autres (en particulier, il n’impose pas un dénouement, comme la comédie ou la tragédie), mais cette liberté ne lui semble pas encore suffisante pour s’affranchir de toutes les règles et il renonce à se désigner comme un romancier. Ce refus de la classification générique, cette hésitation entre le vrai et le vraisemblable, sont parallèles à la discussion sur l’existence d’un destin qui réglerait préalablement le moindre de nos gestes (sous la forme, d’ailleurs, d’un livre où tout serait écrit à l’avance). De même, Diderot refuse que les autres romans, fertiles en inventions abracadabrantes et en aventures sensationnelles, influent sur son récit.

 

  On voit donc comment la liberté apparente d'une forme et la modernité d'une structure s'insèrent rigoureusement dans la concertation d'un projet : Jacques le Fataliste est un roman philosophique, moins par la nature ou la hauteur des débats qu'il organise que par le choix d'une forme et d'une esthétique qui, elles seules, peuvent tour à tour mettre en scène une doctrine et proposer de quoi la contester. Comme toute œuvre littéraire, son caractère aporétique est d'ailleurs un dernier signe de l'incomplétude de la réflexion métaphysique et de la nécessaire liberté à laisser à celui qui reste le vrai héros du livre : vous, lecteur.