LACLOS
LES LIAISONS DANGEREUSES
LECTURES

 

 

LETTRE XXXIII

 

LA MARQUISE DE MERTEUIL
AU VICOMTE DE VALMONT

   [Après avoir félicité Valmont de sa prudence dans ses manœuvres, la marquise doute d'abord que Mme de Tourvel puisse déjà lui succomber.]

  Mais la véritable école est de vous être laissé aller à écrire. Je vous défie à présent de prévoir où ceci peut vous mener. Par hasard, espérez-vous prouver à cette femme qu'elle doit se rendre ? Il me semble que ce ne peut être là qu'une vérité de sentiment, et non de démonstration; et que pour la faire recevoir, il s'agit d'attendrir et non de raisonner; mais à quoi vous servirait d'attendrir par lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter ? Quand vos belles phrases produiraient l'ivresse de l'amour, vous flattez-vous qu'elle soit assez longue pour que la réflexion n'ait pas le temps d'en empêcher l'aveu ? Songez donc à celui qu'il faut pour écrire une lettre, à celui qui se passe avant qu'on la remette; et voyez si surtout une femme à principes comme votre Dévote peut vouloir si longtemps ce qu'elle tâche de ne vouloir jamais. Cette marche peut réussir avec les enfants, qui, quand ils écrivent " je vous aime ", ne savent pas qu'ils disent " je me rends ". Mais la vertu raisonneuse de Madame de Tourvel me paraît fort bien connaître la valeur des termes. Aussi, malgré l'avantage que vous aviez pris sur elle dans votre conversation, elle vous bat dans sa lettre. Et puis, savez-vous ce qui arrive ? par cela seul qu'on dispute, on ne veut pas céder. A force de chercher de bonnes raisons, on en trouve; on les dit; et après on y tient, non pas tant parce qu'elles sont bonnes que pour ne pas se démentir.
    De plus, une remarque que je m'étonne que vous n'ayez pas faite, c'est qu'il n'y a rien de si difficile en amour que d'écrire ce qu'on ne sent pas. Je dis écrire d'une façon vraisemblable : ce n'est pas qu'on ne se serve des mêmes mots; mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre lettre: il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne s'en pas apercevoir : mais qu'importe ? l'effet n'en est pas moins manqué. C'est le défaut des romans; l'auteur se bat les flancs pour s'échauffer, et le lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu'on en puisse excepter; et malgré le talent de l'auteur, cette observation m'a toujours fait croire que le fonds en était vrai. Il n'en est pas de même en parlant. L'habitude de travailler son organe y donne de la sensibilité; la facilité des larmes y ajoute encore : l'expression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse; enfin le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre, qui est la véritable éloquence de l'amour; et surtout la présence de l'objet aimé empêche la réflexion et nous fait désirer d'être vaincues.
[...]

De ..., ce 24 août 17**

 

  • L'étude de cette lettre pourra mettre d'abord en valeur la nature pédagogique de la relation que Mme de Merteuil instaure entre elle et Valmont :
    — les indices épistolaires sont caractérisés par un ton généralement injonctif : les impératifs, les questions rhétoriques y foisonnent;
    les modalisateurs de la certitude accroissent encore cette impression : la marquise s'exprime souvent par maximes et autres formes sentencieuses;
    — l'utilisation du présent de vérité générale et du pronom indéfini efface souvent la personne de l'expéditrice au profit d'une argumentation générale où domine l'argument d'autorité.
      Cette éducation prône la nécessité de la parole dans l'entreprise amoureuse et dénie à la lettre toute valeur stratégique. Cette conviction toute socratique qui condamne le caractère figé et artificiel de l'écrit ne peut manquer de surprendre dans un roman épistolaire où l'expéditrice elle-même use de toutes les ressources de la lettre.

 

  • L'étude pourra ensuite mieux souligner en quoi ce passage donne, comme en abyme, une définition de la lettre qui vaut pour tout le roman :
    — ce discours est constant chez la marquise : elle pourra répondre de façon narquoise à une lettre d'amour que lui envoie Danceny et brocarder l'inefficacité de ses formules sentimentales et affectées (lettre CXXI). La lettre favorise l'épanchement amoureux de l'expéditeur mais aussi la réflexion du destinataire : comment séduire, alors que l'éloignement interdit  le trouble et le désordre qui sont "la véritable éloquence de l'amour" ?
    — il est plus surprenant encore de voir la marquise condamner l'usage amoureux de la lettre au nom de la sincérité. Les reproches qu'elle adresse à Valmont sont en effet autant guidés par l'incapacité de celui-ci à dissimuler sa froideur rationnelle que par la conviction plus générale que l'amour est "une vérité de sentiment, non de démonstration".
      C'est dire que la lettre, parce qu'elle exige du temps et n'instaure que des rapports débarrassés de la présence physique, favorise l'exercice de l'intelligence et la manipulation calculatrice. C'est à ce titre que la marquise en use, et le roman lui-même donne le pas à ce type d'échanges : les seules lettres réellement sentimentales sont ridicules ou trahissent un délire qui les prive de destinataire (ainsi de la lettre CLXI dictée par Mme de Tourvel à sa femme de chambre et non envoyée).

 

 

LETTRE LXXXI

 

LA MARQUISE DE MERTEUIL
AU VICOMTE DE VALMONT

[Mme de Merteuil vient d'évoquer ces femmes sensibles qui "ne craignent pas de confier des preuves de leur faiblesse à l'objet qui les cause."]

   Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.
   Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher.
   Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sérénité, même celui de la joie; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
   J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt: mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage: non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes; sûre de mes gestes, j'observais mes discours; je réglai les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies: dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir.
   Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies; et j'y gagnai ce coup d'œil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.
   Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.
[...]

De ..., ce 20 septembre 17**

 

  • L'étude repérera d'abord l'exposé d'une véritable science de l'hypocrisie :
    — ce que le personnage confie ici à Valmont concerne une véritable discipline, manifeste dans le champ lexical de l'étude et de l'effort qui organise tout le passage : "règles, principes, réflexions, ouvrage, réfléchir, tâchais, travaillée, travail, science"... Au rebours d'une éducation sentimentale, il s'agit ici de l'apprentissage du paraître et de l'hypocrisie.
    — les termes du regard et de l'apparence sont pour cela dominants : "attention, yeux, regard, air, physionomie, expression, observais, coup d'œil"... Ces propos de la marquise se comprennent mieux en effet par rapport à une société mondaine où les individus sont toujours en représentation et donc susceptibles de livrer aux autres des témoignages de faiblesse. Il s'agit ainsi d'apprendre à mentir pour satisfaire à son orgueil et à son exigence de liberté. Ce souci est particulièrement décuplé chez Mme de Merteuil, qui n'imagine la vie sociale qu'en termes de lutte.
       Mais il s'agit dans tous les cas d'une lutte intellectuelle où les victoires sont savourées en silence. La duplicité, présentée ici comme un art de vivre, vient enrichir les jugements sommaires ou platement moralisateurs que pourrait inspirer le personnage. Héroïne de la volonté, Mme de Merteuil tire sa grandeur des masques qu'elle oppose cyniquement à la comédie mondaine où le regard de l'autre est une menace constante d'aliénation. Sadien, le personnage est aussi sartrien dans la construction hautaine de sa liberté.

 

  • L'étude pourra ensuite analyser le "culte du moi" revendiqué par cette lettre fondamentale :
    — on repère des traces manifestes d'orgueil dans l'opposition constante entre le "je" (parfois rehaussé du "moi seule" ou du "moi-même") et le groupe social, significativement désigné ici par les indéfinis ("on", "les uns, les autres");
    — cet orgueil est sensible aussi dans le mépris pour les autres, et particulièrement pour les femmes sensibles ou faibles, ce qui révèle la part essentielle qu'occupe la revendication féministe - et peut-être quelque expérience humiliante - dans l'exposé de la marquise;
    — "je suis mon ouvrage" : la phrase célèbre oppose la liberté humaine à tous les déterminismes, divins et sociaux. La lettre porte souvent trace d'une sorte d'ascèse, véritablement stoïque, dans la patiente conquête d'une maîtrise parfaite de son image ("j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires"). Mais cet exercice reste guidé par la jouissance de n'obéir plus qu'à ses propres valeurs. La lettre accuse ce double registre de joie ("sérénité, joie, plaisir, je m'amusais, fantaisies") et de souffrance ("chagrins, douleurs, peine"...).
      La place de cette lettre n'est donc pas indifférente : au beau milieu du roman, elle vient enrichir les perspectives et les attentes. Mme de Merteuil s'y pose en souveraine appelée à ordonner selon sa volonté les relations des autres personnages. Elle incarne aussi devant Valmont, dont les stratégies sont essentiellement guidées par la sensualité, la hauteur glacée d'une cérébralité impitoyable.

 

 

LETTRE XCVII

 

CÉCILE DE VOLANGES
A LA MARQUISE DE MERTEUIL

  [Séduite dans la nuit par Valmont, Cécile confie son désarroi le lendemain à Mme de Merteuil.]

   Ah ! mon Dieu, Madame, que je suis affligée ! que je suis malheureuse ! Qui me consolera dans mes peines ? qui me conseillera dans l'embarras où je me trouve ? Ce M. de Valmont... et Danceny ! non, l'idée de Danceny me met au désespoir... Comment vous raconter ? comment vous dire ?... Je ne sais comment faire. Cependant mon cœur est plein... Il faut que je parle à quelqu'un, et vous êtes la seule à qui je puisse, à qui j'ose me confier. Vous avez tant de bonté pour moi! Mais n'en ayez pas dans ce moment-ci; je n'en suis pas digne: que vous dirai-je ? je ne le désire point. Tout le monde ici m'a témoigné de l'intérêt aujourd'hui... ils ont tous augmenté ma peine. Je sentais tant que je ne le méritais pas ! Grondez-moi au contraire; grondez-moi bien, car je suis bien coupable: mais après, sauvez-moi; si vous n'avez pas la bonté de me conseiller, je mourrai de chagrin.
   Apprenez donc... ma main tremble, comme vous voyez, je ne peux presque pas écrire, je me sens le visage tout en feu... Ah ! c'est bien le rouge de la honte. Hé bien ! je la souffrirai; ce sera la première punition de ma faute. Oui, je vous dirai tout.
   Vous saurez donc que M. de Valmont, qui m'a remis jusqu'ici les lettres de M. Danceny, a trouvé tout d'un coup que c'était trop difficile; il a voulu avoir une clef de ma chambre. Je puis bien vous assurer que je ne voulais pas; mais il a été en écrire à Danceny, et Danceny l'a voulu aussi; et moi, ça me fait tant de peine quand je lui refuse quelque chose, surtout depuis mon absence qui le rend si malheureux, que j'ai fini par y consentir. Je ne prévoyais pas le malheur qui en arriverait.
   Hier, M. de Valmont s'est servi de cette clef pour venir dans ma chambre, comme j'étais endormie; je m'y attendais si peu, qu'il m'a fait bien peur en me réveillant; mais comme il m'a parlé tout de suite, je l'ai reconnu, et je n'ai pas crié; et puis l'idée m'est venue d'abord qu'il venait peut-être m'apporter une lettre de Danceny. C'en était bien loin. Un petit moment après, il a voulu m'embrasser; et pendant que je me défendais, comme c'est naturel, il a si bien fait, que je n'aurais pas voulu pour toute chose au monde... mais, lui voulait un baiser auparavant. Il a bien fallu, car comment faire ? d'autant que j'avais essayé d'appeler, mais outre que je n'ai pas pu, il a bien su me dire que, s'il venait quelqu'un, il saurait bien rejeter toute la faute sur moi; et, en effet, c'était bien facile, à cause de cette clef. Ensuite il ne s'est pas retiré davantage. Il en a voulu un second; et celui-là, je ne savais pas ce qui en était, mais il m'a toute troublée; et après, c'était encore pis qu'auparavant. Oh ! par exemple, c'est bien mal ça. Enfin après... , vous m'exempterez bien de dire le reste; mais je suis malheureuse autant qu'on puisse l'être.
[...]

Du Château de ..., ce 1er octobre 17**.

 

  • L'étude pourra d'abord analyser dans les formes de la lettre tous les signes de la faiblesse :
    — l'écriture de Cécile ("le petit radotage" dont parle Valmont dans la lettre CXV) correspond tout à fait ici à l'analyse que Mme de Merteuil lui adressait dans la lettre CV : Vous écrivez toujours comme un enfant. Je vois bien d'où cela vient; c'est que vous dites tout ce que vous pensez et rien de ce que vous ne pensez pas. Cette lettre révèle en effet cette faiblesse impardonnable qui consiste à confier son désarroi : les nombreuses exclamations, les soupirs, les hésitations comme l'abus des points de suspension en témoignent.
    — l'autre signe de faiblesse est dans la tension excessive du style vers la destinataire : les nombreuses injonctions rendent plus pressante la demande de conseils et marquent l'abandon total que Cécile fait de son sort à celle qu'elle a l'imprudence de choisir comme confidente.
      C'est pour ces raisons-là que le lecteur n'a jamais l'occasion de s'émouvoir de ses plaintes. Bien au contraire, les expressions hyperboliques ou niaises renforcent ce même mépris que Mme de Merteuil a manifesté à l'égard de la jeune fille dans la lettre CVI : Je ne connais rien de si plat que cette facilité de bêtise qui se rend sans savoir ni comment ni pourquoi, uniquement parce qu'on l'attaque et qu'elle ne sait pas résister.

 

  • L'étude précisera ensuite comment le lecteur est rendu complice, ce qui constitue le vrai scandale :
    — pour ces raisons, le jeu des points de vue fait du lecteur un complice de Mme de Merteuil. Il ne peut que savourer en effet comme elle les expressions par lesquelles Cécile manifeste sa confiance à la marquise : "vous êtes la seule à qui je puisse, à qui j'ose me confier. Vous avez tant de bonté pour moi"!
    — le lecteur ne peut non plus rester insensible au caractère érotique du passage, qui lui fait désirer connaître la suite au lieu de s'émouvoir de cette détresse si niaisement étalée! Les effets dilatoires (points de suspension, exclamations) n'ont pour effet que de retarder le récit et d'aviver davantage cette curiosité légitime avec laquelle Cécile joue peut-être inconsciemment.
    — le lecteur enfin s'avise vite que derrière le désarroi de Cécile se cache une sensualité qui ne demande qu'à s'épanouir. Cécile n'est retenue encore que par des scrupules moraux de convention ( "Oh! par exemple, c'est bien mal ça!"), mais sa lettre trahit un abandon précoce au plaisir qui est la raison essentielle de son trouble. Mme de Merteuil saura le repérer dans le lettre CV :  Allons, un peu de bonne foi. Là ce trouble [...], était-ce bien la honte qui le causait ? ou si c'était le plaisir ?
     
      Ainsi cette lettre marque toute l'ambiguïté morale du roman. Comme dans le Dom Juan de Molière, le lecteur n'a décidément pas envie de se mettre du côté d'une vertu si hypocritement représentée. A l'inverse, le libertin se pare de toutes les séductions de l'intelligence. Là est peut-être en effet le vrai scandale du roman qui nous invite à mépriser l'innocence : Cécile est, dira Mme de Merteuil, de ces femmes qui ne sont absolument que des machines à plaisir, et Baudelaire ira plus loin encore en la jugeant « tout près de l'ordure originelle »  (Projet d'étude de 1856).