JULES LAFORGUE
HÉRITAGE ET MODERNITÉ

ANALYSES ET COMMENTAIRES 2

 

 

 

Triste, triste (Le Sanglot de la terre, 1901)




 

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Je contemple mon feu. J'étouffe un bâillement.
Le vent pleure. La pluie à ma vitre ruisselle.
Un piano voisin joue une ritournelle.
Comme la vie est triste et coule lentement.

Je songe à notre Terre, atome d'un moment,
Dans l'infini criblé d'étoiles éternelles,
Au peu qu'ont déchiffré nos débiles prunelles,
Au Tout qui nous est clos inexorablement.

Et notre sort ! toujours la même comédie,
Des vices, des chagrins, le spleen, la maladie,
Puis nous allons fleurir les beaux pissenlits d'or.

L'Univers nous reprend, rien de nous ne subsiste,
Cependant qu'ici-bas tout continue encor.
Comme nous sommes seuls ! Comme la vie est triste !

 

  Le Sanglot de la Terre correspond à une époque où Laforgue considère la poésie comme un défouloir pour "métaphysicien adolescent". La plupart de ces poèmes manifestent en effet une conscience aiguë de l'éphémère qui trahit l'influence de Pascal et fait de Laforgue, avec Schopenhauer, l'un des grands représentants du pessimisme de son temps. De ce recueil, il dira : "Un volume de vers que j'appelle philosophiques. Sans prétention. Naïvement. Je croyais. Puis, brusque déchirement. Deux ans de solitude dans les bibliothèques, sans amour, sans amis, la peur de la mort. Des nuits à méditer dans une atmosphère de Sinaï. Alors je m'étonne que les philosophes qui exécutent quotidiennement l'idée de la justice, les idoles religieuses, et métaphysiques, et morales soient si peu émus, à croire qu'ils ne sont pas persuadés de l'existence de ces choses." (Pensées et paradoxes)
  Ces propos ont guidé notre lecture de Triste, triste : le tableau ci-dessous organise nos remarques en deux axes de commentaire composé, qu'ont appelés l'énonciation philosophique du texte et le registre lyrique qui lui ajoute l'émotion vraie, voire la dérision annoncée par le titre.

AXE DE LECTURE 1 : UN POÈME PHILOSOPHIQUE
Idées directrices Procédés relevés Interprétation
Un songe métaphysique les verbes "je songe", "je contemple" les quatrains manifestent une progression de la rêverie à la méditation
le passage du "je" au "nous" le poème prend vite l'allure d'une réflexion sur l'humanité tout entière
le vocabulaire scientifique et philosophique peu à peu, le poète élève sa méditation jusqu'au macrocosme et les termes matérialistes excluent toute présence divine.
Disproportion de l'homme dans l'univers les majuscules ("Terre, Tout, Infini, Univers") la place de l'homme dans l'Univers paraît dérisoire
l'antithèse ("atome d'un moment /étoiles éternelles") toute entreprise humaine est frappée de vanité face à l'immensité du mystère cosmique
Fatalité de sa condition la place privilégiée des adverbes "inexorablement, toujours" la conscience d'une limite naturelle empreint le poème d'un pessimisme radical
le présent de vérité générale les formes sentencieuses accroissent encore l'expression d'une condamnation irréversible
AXE DE LECTURE 2 : UN POÈME LYRIQUE
Idées directrices Procédés relevés Interprétation
Le rôle du décor les termes descriptifs du premier quatrain un cadre quotidien et banal qui favorise l'ennui
la liquidité des consonnes la sensation de l'écoulement, de la fluidité, prépare la méditation métaphysique sur l'éphémère
Misère de l'homme le champ lexical de la fragilité : "peu, débiles, rien, seuls" une vue intégralement tragique de l'existence humaine multiplie les indices de sa misère
les discordances du premier tercet le rythme, ample et lent le plus souvent, s'accélère ici pour exprimer un cortège de misères
les exclamatives la tristesse est le lot obligé de la condition humaine et inspire une émotion amère
La dérision les termes péjoratifs "débiles, comédie, vices, chagrins" ironie sarcastique à l'égard des prétentions humaines (notamment en ce qui concerne la science)
le cliché ravivé "nous allons fleurir les beaux pissenlits d'or" la valorisation poétique des pissenlits contraste avec le cliché attendu

 

 

Albums (Des fleurs de bonne volonté, 1890)





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On m'a dit la vie au Far-West et les Prairies,
Et mon sang a gémi : « Que voilà ma patrie !... »
Déclassé du vieux monde, être sans foi ni loi,
Desperado ! là-bas ; là-bas, je serais roi !.... .
Oh là-bas, m'y scalper de mon cerveau d’Europe !
Piaffer, redevenir une vierge antilope,
Sans littérature, un gars de proie, citoyen
Du hasard et sifflant l'argot californien !
Un colon vague et pur, éleveur, architecte,
Chasseur, pêcheur, joueur, au-dessus des Pandectes !
Entre la mer et les États Mormons ! Des venaisons
Et du whisky ! vêtu de cuir, et le gazon
Des Prairies pour lit, et des ciels des premiers âges
Riches comme des corbeilles de mariage !....
Et puis quoi ? De bivouac en bivouac, et la Loi
De Lynch ; et aujourd'hui des diamants bruts aux doigts
Et ce soir nuit de jeu, et demain la refuite
Par la Prairie et vers la folie des pépites !....
Et, devenu vieux, la ferme au soleil-levant,
Une vache laitière et des petits-enfants....
Et, comme je dessine au besoin, à l'entrée
Je mettrais : « Tatoueur des bras de la contrée ! »
Et voilà. Et puis, si mon grand cœur de Paris
Me revenait, chantant : « Oh ! pas encor guéri !
« Et ta postérité, pas pour longtemps coureuse !.... »
Et si ton vol, Condor des Montagnes-Rocheuses,
Me montrait l'Infini ennemi du comfort,
Eh bien, j'inventerais un culte d'Âge d'or,
Un code social, empirique et mystique
Pour des Peuples Pasteurs, modernes et védiques !....
Oh ! qu'ils sont beaux les feux de paille ! qu'ils sont fous,
Les albums ! et non incassables, mes joujoux !....

 

  Le titre Des fleurs de bonne volonté (1890) fait explicitement acte d'allégeance aux Fleurs du Mal dans le registre très laforguien de l'humilité et de la parodie. Les poèmes qui  composent le recueil se sont dégagés de la métaphysique au profit d'une expression plus resserrée et aussi plus concrète, comme en témoigne une inspiration sensuelle que Laforgue doit peut-être à la rencontre de Leah Lee.
  Au vu de cette forme de plus en plus libérée, comme en témoigne "Albums", on est en droit de se poser une question qui commandera notre projet de lecture pour l'étude du poème : son allure libre et enjouée, ses formes parfois dysharmoniques cachent-elles une transformation des formes et des thèmes laforguiens ? Peut-on croire qu'avec ce poème de la "maturité", s'affirment un art poétique nouveau et une inspiration plus optimiste ?
  Comme pour les précédentes, notre lecture suivra les étapes de la fiche pratique consacrée à l'étude du texte poétique.

OBSERVATION INTERPRÉTATION
1) Situation de communication :
-
qui parle ? un "je" omniprésent.
- à qui ? les indices du récepteur sont absents, mais un discours rapporté apparaît au vers 25 qui transforme le "je" en "tu". Il s'agit du discours aigre et désenchanteur de "l'autre poète", celui du spleen.
- de quoi ? de l'appétit de nouveauté, de l'aventure et de la liberté qu'incarne le Far-West : toute une mythologie se déverse de manière informelle (le cow-boy et la Prairie; les cités des "outlaws", les religions nouvelles).
- une poésie lyrique où s'expriment de manière sentimentale le rêve et sa désillusion.
- ainsi l'élan vers le rêve américain semble conscient de son illusion : la dissociation du moi trahit un conflit où s'annule l'euphorie du rêve d'aventure et de nouveauté.
- on constate à quel point les thèmes sont des clichés déjà installés, des topoï, ce qui peut expliquer qu'après la cascade de ces rêves, le poète soit conscient de leur fragilité.
Bilan : l'univers de ce poème est nouveau en poésie, et le poète semble avoir rafraîchi sa thématique. On constate aussi un élan, une envie de vivre peu laforguiens. Mais si le rêve se dénonce en cliché, si l'intuition de l'échec court dans tout le poème, peut-on parler longtemps d'inspiration nouvelle ?
2) Versification :
- type de poème et de vers : il paraît difficile d'observer quelque cohérence dans la progression des thèmes. Dans une forme libre, les alexandrins (hormis le vers 11) présentent un rythme torturé. La césure s'y trouve rarement à l'hémistiche.
- type de rime : elles sont suivies. Deux rimes féminines alternent avec deux rimes masculines. Les rimes sont souvent riches, aux sonorités parfois curieuses ("ecte").
-  l'assaut des motifs du rêve crée une dynamique particulière : dans une sorte de chaos ou d'ivresse s'entassent des images stéréotypées; l'envie de croire à ces portes qui s'ouvrent sur l'ailleurs est trop contrariée par la voix ricaneuse en coulisse pour ne pas expliquer ce rythme précipité par la volonté de la faire taire.
- un schéma très régulier, appliqué, presque litanique. Rarement la dissonance exprime l'ailleurs, la bizarrerie exotique tant convoitée.
Bilan : La forme confirme les deux caractères signalés. L'élan qui désarticule le rythme et exprime les rêves frénétiques se présente comme une ribambelle incontrôlée de clichés où se perçoit la tentation laforguienne de l'"à-quoi-bon".
3) Structure grammaticale et versification :
- structure thématique : essayons d'y discerner quelque ordre. Une introduction (1-4) annonce rumeurs et stéréotypes venus du "monde de l'On"; successivement défilent le thème de la Prairie (5-14), de la cité (15-22), des religions nouvelles (23-30), chaque étape introduite par une pause rapide ("et puis quoi, et voilà"). Deux vers expriment enfin la retombée des rêves (31-32).
- rapport entre phrase et vers : de nombreux rejets (vers 11, 15, 31) et un contre-rejet (vers 7); de très nombreux enjambements.
- la progression de la rêverie fait l'inventaire désordonné des thèmes porteurs et dénonce peu à peu leur mensonge. Une certaine crispation du désir donne l'impression d'une recherche hâtive d'issues envisageables, et toutes condamnées par l'inauthenticité de la rêverie.

- ces enjambements traduisent le dynamisme du rêve et donnent tout leur pouvoir de choc à certains mots. Cette forme très fluide, qui nous happe d'un motif à l'autre, fait aussi penser aux flux d'images incontrôlées et déjà toutes prêtes.

Bilan : Nous observons certes une très grande liberté dans l'ampleur dévastatrice que prend la phrase dans le poème,  où le rêve s'exprime sans contrôle. Mais, en même temps, la phrase et le structure du poème font penser à une certaine crispation progressive qui ne culminera qu'avec l'aveu d'un échec. La nervosité du poème tient beaucoup sans doute de cette conscience progressive de la naïveté de rêves fous.
4) Jeux sur le signifié :
- champs lexicaux : ils sont tous gouvernés par la thématique du monde nouveau et de l'ailleurs : liberté (aventure, évasion), sauvagerie, rêve des origines et d'une certaine anarchie. C'est pourquoi la métaphore "me scalper de mon cerveau d'Europe" en dit l'essentiel.
- figures de rhétorique : il s'agit d'ailleurs de la seule image vraiment neuve d'un poème par ailleurs envahi de représentations naïves ("la vache laitière") ou hyperboliques ("la vierge antilope").
Le titre "Albums" fait songer à ces cahiers cartonnés que les enfants remplissent d'images glanées çà et là. Cette imagerie naïve, ce désordre s'expriment ici sans contrôle, avec une distance de plus en plus visible. Le projet que génère l'Ennui trouve, comme chez Baudelaire, ses formes exotiques. Mais, chez Laforgue, il est lui-même dénoncé par cette distance désabusée que le poète observe à l'égard d'une rêverie qui se découvre et s'annule peu à peu en tant que pur stéréotype.
Bilan : Le poème offre donc une imagerie marquée par la soif de nouveauté, d'aventure et d'évasion, mais l'excès, la naïveté et les formes convenues de la rêverie manifestent plutôt une auto dérision qui souligne l'impuissance du désir propre au spleen. Ainsi la modernité du poème est à la fois dans sa forme, dont les irrégularités disent le jaillissement continu des tropismes, et dans cette fascination morbide pour le vide. Laforgue passa à ce titre pour le chef de file du mouvement décadent, que Paul Bourget, plus heureusement, s'avisa de rebaptiser "symboliste".

 

L’Hiver qui vient (Derniers vers, extrait)

[...]
Allons, allons, et hallali !
C'est l'Hiver bien connu qui s'amène ;
Oh ! les tournants des grandes routes,
Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !...
Oh ! leurs ornières des chars de l'autre mois,
Montant en don quichottesques rails
Vers les patrouilles des nuées en déroute
Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !...
Accélérons, accélérons, c'est la saison bien connue, cette fois.

Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles !
Ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets !
Mon cœur et mon sommeil : ô échos des cognées !...

Tous ces rameaux avaient encor leurs feuilles vertes,
Les sous-bois ne sont plus qu'un fumier de feuilles mortes ;
Feuilles, folioles, qu'un bon vent vous emporte
Vers les étangs par ribambelles,
Ou pour le feu du garde-chasse,
Ou les sommiers des ambulances
Pour les soldats loin de la France.

C'est la saison, c'est la saison, la rouille envahit les masses,
La rouille ronge en leurs spleens kilométriques
Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe.

Les cors, les cors, les cors - mélancoliques !...
Mélancoliques !...
S'en vont, changeant de ton,
Changeant de ton et de musique,
Ton ton, ton taine, ton ton !...
Les cors, les cors, les cors !...
S'en sont allés au vent du Nord.

Je ne puis quitter ce ton : que d'échos !...
C'est la saison, c'est la saison, adieu vendanges !...
Voici venir les pluies d'une patience d'ange,
Adieu vendanges, et adieu tous les paniers,
Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers,
C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
C'est la tisane sans le foyer,
La phtisie pulmonaire attristant le quartier,
Et toute la misère des grands centres.

Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve,
Rideaux écartés du haut des balcons des grèves
Devant l'océan de toitures des faubourgs,
Lampes, estampes, thé, petits-fours,
Serez-vous pas mes seules amours !
(Oh ! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos,
Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire
Des statistiques sanitaires
Dans les journaux ?)

Non, non ! C'est la saison et la planète falote !
Que l'autan, que l'autan
Effiloche les savates que le Temps se tricote !
C'est la saison. Oh déchirements ! c'est la saison !
Tous les ans, tous les ans,
J'essaierai en chœur d'en donner la note.

 

 

 

 

J'aime l'hiver, qui vient purger mon cœur du vice,
Comme de peste l'air, la terre de serpents
.
Agrippa d'Aubigné

Projet de lecture : la modernité - le vers libre

  Les progrès techniques du XIX° siècle ont vite remodelé le décor urbain : machines, chemins de fer, usines... Ces nouveaux motifs, beaucoup d'artistes s'en sont effrayé. D'autres ont au contraire voulu saisir cette beauté nouvelle ("Il faut être résolument moderne", clame Rimbaud). Le concept de modernité est lié à ce refus de perpétuer des formes surannées et à cette volonté d'aller à la recherche de l'esprit du temps. Le mot modernité est introduit par Chateaubriand, mais c'est Baudelaire qui en a donné la définition : "Il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l'habit d'une époque, que de s'appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu'elle soit. La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. [...] Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d'une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l'unique femme avant le premier péché." (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne in Curiosités esthétiques).
  Ainsi la modernité se trouve au centre de cette problématique dont Laforgue est familier : être moderne, c'est ouvrir son regard à la nouveauté et chercher les formes les mieux capables de l'exprimer; c'est aussi en extraire la part d'universel et d'immuable, pour ne pas dire l'âme, comme Baudelaire tire de la boue parisienne l'or des Fleurs du Mal. Ces formes, à vrai dire, Baudelaire les avait lui-même moins bousculées que d'autres, fidèle, par exemple, au sonnet comme au vers régulier. Dans "L'Hiver qui vient", Laforgue évolue au contraire vers un bouleversement radical qui tient moins à la thématique qu'au décor et à la volonté de transcrire une sorte de monologue parlé. Stéphane Mallarmé saluera ainsi chez Laforgue « une mutinerie en la vacance du vieux moule fatigué, [initiant] au charme certain du vers faux » (Crise de vers, 1897).

  "L'Hiver qui vient"  parut dans le numéro du 16-25 août 1886 de La Vogue, revue que dirigeait Gustave Kahn. Ce dernier passe souvent pour l'inventeur du vers libre. Mais les poèmes en prose "Marine" et "Mouvement" des Illuminations de Rimbaud peuvent à juste titre figurer comme les premières expériences en la matière. On sait que ce recueil bouleversa Laforgue, qui écrivit alors à Kahn : "Ce Rimbaud fut bien un cas, c'est un des rares qui m'étonnent. Comme il est entier! presque sans rhétorique et sans attaches". Par ailleurs, la traduction par Laforgue de Leaves of grass de Walt Whitman n'a pu manquer de lui suggérer la possibilité de créer un vers affranchi des règles et souvent très long.
  Laforgue s'engagea dans cette voie nouvelle avec enthousiasme ("J'oublie de rimer, j'oublie le nombre des syllabes, j'oublie la distribution des strophes, mes lignes commencent à la marge comme de la prose. L'ancienne strophe régulière ne reparaît que lorsqu'elle peut être un quatrain populaire"), conscient d'avoir trouvé là un moyen d'exprimer "la naissance simultanée de l'idée et de son expression" (Viélé-Griffin).
  Nous consacrons la lecture dirigée de "L'Hiver qui vient" aux thèmes et aux formes de la modernité transportés par ce vers libre :

modernité des termes : "transatlantiques, télégraphiques, caoutchoucs, kilométriques, phtisie, statistiques". Ces termes, qui sont encore à l'époque de Laforgue des néologismes, ont en outre des sonorités agressives (les dentales, les palatales) qui contribuent à créer un univers discordant. Ils donnent l'image d'un monde que redessine la science, avec ses mesures et ses normes. Tissées dans la nature hivernale, ces lignes géométriques en accentuent l'âpre nudité et en font ce désert "où nul ne passe".

modernité des lieux : "les fils télégraphiques des grandes routes, la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre, la misère des grands centres, l'océan de toitures des faubourgs, des statistiques sanitaires dans les journaux". Ce sont les hauts lieux du spleen, dont ils disent la complexité arachnéenne, la noirceur, la solitude et la pathologie. Ils s'opposent ainsi aux décors de l'automne passé. Mais la structure du poème traduit ce sursaut soudain du poète décidé à chanter néanmoins l'ingrate saison, à en découvrir même la volupté ("Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve, [...] Serez-vous pas mes seules amours !"). Intention toute moderne, ici encore, de découvrir la beauté secrète de lieux condamnés à la laideur au nom de critères dépassés.

raccourcis, ellipses, invention verbale : l'aspect le plus radical de la révolution poétique - et romanesque - du XX° siècle est d'avoir capté les sources du langage à l'endroit où il n'est pas encore articulé et se présente comme un jaillissement de tropismes ("que d'échos !"). Ce discours, auquel les surréalistes laisseront l'articulation syntaxique, se présente ici sous la forme de raccourcis dont "Albums" donnait déjà une idée. Ainsi l'expression "Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers" condense les représentations galantes appelées par les tableaux de Watteau et les connotations nostalgiques des rites automnaux. Un semblable souci de l'ellipse commande une invention verbale systématique chez le poète et plus rare ici  (don quichottesques, dont le premier emploi revient à Laforgue).

monologue parlé : la poésie de Laforgue en est coutumière. Les poèmes que nous avons précédemment étudiés offrent tous des exemples du relâchement syntaxique propre à une oralité familière. Ici les nombreuses interjections, les exclamatives, les invocations, les apostrophes accentuent la tonalité lyrique mais, par les nombreux changements de registre, modèrent aussi le pathétique : accablé par l'hiver, le poète figure ses tempêtes par celles de l'expression.

versification : l'inégalité du vers contribue la première à saisir cette disparité de l'inspiration. Renonçant à la métrique classique (même si de nombreux alexandrins, octosyllabes etc. se décèlent encore dans le poème), Laforgue veille à ce qu'une large amplitude épouse le souffle du narrateur. Il manifeste ici une prédilection pour le vers impair (9, 13, 15 syllabes) dans les formulations les plus âpres de la déroute hivernale, cependant que le vers plus court est préféré lorsqu'une petite chanson populaire semble éclore ("Les cors, les cors, les cors !... / S'en sont allés au vent du Nord"). La rime reste, elle, bien présente, ce qui limite notablement l'acception de vers libre, mais sa distribution est généralement capricieuse et certains mots restent sans écho.

sonorités : c'est par elles que le poème fait le mieux résonner tous les échos de l'hiver et justifie qu'il soit défini comme la volonté d'en "donner la note" : aux allitérations agressives soulignées plus haut, s'ajoutent ainsi les consonnes liquides ("Allons, allons, et hallali !").

  Ainsi l'évolution de Laforgue vers le vers libre n'est pas une révolution inattendue dans son parcours. Bien des caractères de ses poèmes de jeunesse l'annoncent déjà. Le terme de modernité peut en ce sens convenir à l'œuvre tout entière : marqué par le transitoire et le fugitif, Laforgue n'a eu de cesse d'en peindre les formes autour de lui afin d'en tirer l'essence non périssable de son émotion et de son art.

 

  LIENS

Jules Laforgue
Jules Laforgue
(Bibliotheca Augustana)
Jules Laforgue (Encyclopédie de l'Agora)
Jules Laforgue et les décadents (Valérie Martin-Pérez)
La forgerie des Complaintes
(Mélusine)
Œuvres (Wikisource)
Pensées et paradoxes (sur le site)
Carnet de notes (La Revue des ressources).

  

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