Je contemple mon feu.
J'étouffe un bâillement.
Le vent pleure. La pluie à ma vitre ruisselle.
Un piano voisin joue une ritournelle.
Comme la vie est triste et coule lentement.
Je songe à notre Terre,
atome d'un moment,
Dans l'infini criblé d'étoiles éternelles,
Au peu qu'ont déchiffré nos débiles prunelles,
Au Tout qui nous est clos inexorablement.
Et notre sort ! toujours
la même comédie,
Des vices, des chagrins, le spleen, la maladie,
Puis nous allons fleurir les beaux pissenlits d'or.
L'Univers nous reprend,
rien de nous ne subsiste,
Cependant qu'ici-bas tout continue encor.
Comme nous sommes seuls ! Comme la vie est triste !
Le Sanglot de la Terre correspond
à une époque où
Laforgue considère la poésie comme un défouloir pour "métaphysicien
adolescent". La plupart de ces poèmes manifestent en effet une
conscience
aiguë de l'éphémère qui trahit l'influence de Pascal et fait de
Laforgue, avec
Schopenhauer, l'un des grands représentants du pessimisme de son temps.
De ce recueil, il
dira : "Un volume de vers que j'appelle philosophiques. Sans
prétention.
Naïvement. Je croyais. Puis, brusque déchirement. Deux ans de solitude
dans les
bibliothèques, sans amour, sans amis, la peur de la mort. Des nuits à
méditer dans une
atmosphère de Sinaï. Alors je m'étonne que les philosophes qui
exécutent
quotidiennement l'idée de la justice, les idoles religieuses, et
métaphysiques, et
morales soient si peu émus, à croire qu'ils ne sont pas persuadés de
l'existence de ces
choses." (Pensées et paradoxes)
Ces propos ont guidé notre lecture de Triste, triste :
le tableau
ci-dessous organise nos remarques en deux axes de commentaire composé,
qu'ont appelés
l'énonciation philosophique du texte et le registre lyrique qui lui
ajoute l'émotion
vraie, voire la dérision annoncée par le titre.
AXE DE LECTURE 1 : UN POÈME PHILOSOPHIQUE
Idées directrices
Procédés relevés
Interprétation
Un songe métaphysique
les verbes "je
songe", "je contemple"
les quatrains
manifestent une progression de la rêverie à la méditation
le passage du "je" au
"nous"
le poème prend vite
l'allure d'une réflexion sur l'humanité tout entière
le vocabulaire
scientifique et philosophique
peu à peu, le poète
élève sa méditation jusqu'au macrocosme et les termes matérialistes
excluent toute présence divine.
Disproportion de l'homme dans l'univers
les majuscules
("Terre, Tout, Infini, Univers")
la place de l'homme
dans l'Univers paraît dérisoire
l'antithèse ("atome
d'un moment /étoiles éternelles")
toute entreprise
humaine est frappée de vanité face à l'immensité du mystère cosmique
Fatalité de sa condition
la place privilégiée
des adverbes "inexorablement, toujours"
la conscience d'une
limite naturelle empreint le poème d'un pessimisme radical
le présent de vérité
générale
les formes
sentencieuses accroissent encore l'expression d'une condamnation
irréversible
AXE DE LECTURE 2 : UN POÈME LYRIQUE
Idées directrices
Procédés relevés
Interprétation
Le rôle du décor
les termes
descriptifs du premier quatrain
un cadre quotidien et
banal qui favorise l'ennui
la liquidité des
consonnes
la sensation de
l'écoulement, de la fluidité, prépare la méditation métaphysique sur
l'éphémère
Misère de l'homme
le champ lexical de
la fragilité : "peu, débiles, rien, seuls"
une vue intégralement
tragique de l'existence humaine multiplie les indices de sa misère
les discordances du
premier tercet
le rythme, ample et
lent le plus souvent, s'accélère ici pour exprimer un cortège de misères
les exclamatives
la tristesse est le
lot obligé de la condition humaine et inspire une émotion amère
La dérision
les termes péjoratifs
"débiles, comédie, vices, chagrins"
ironie sarcastique à
l'égard des prétentions humaines (notamment en ce qui concerne la
science)
le cliché ravivé
"nous allons fleurir les beaux pissenlits d'or"
la valorisation
poétique des pissenlits contraste avec le cliché attendu
On m'a dit la vie au
Far-West et les Prairies,
Et mon sang a gémi : « Que voilà ma patrie !... »
Déclassé du vieux monde, être sans foi ni loi, Desperado ! là-bas ; là-bas, je serais roi !.... .
Oh là-bas, m'y scalper de mon cerveau d’Europe !
Piaffer, redevenir une vierge antilope,
Sans littérature, un gars de proie, citoyen
Du hasard et sifflant l'argot californien !
Un colon vague et pur, éleveur, architecte,
Chasseur, pêcheur, joueur, au-dessus des Pandectes !
Entre la mer et les États Mormons ! Des venaisons
Et du whisky ! vêtu de cuir, et le gazon
Des Prairies pour lit, et des ciels des premiers âges
Riches comme des corbeilles de mariage !....
Et puis quoi ? De bivouac en bivouac, et la Loi
De Lynch ; et aujourd'hui des diamants bruts aux doigts
Et ce soir nuit de jeu, et demain la refuite
Par la Prairie et vers la folie des pépites !....
Et, devenu vieux, la ferme au soleil-levant,
Une vache laitière et des petits-enfants....
Et, comme je dessine au besoin, à l'entrée
Je mettrais : « Tatoueur des bras de la contrée ! »
Et voilà. Et puis, si mon grand cœur de Paris
Me revenait, chantant : « Oh ! pas encor guéri !
« Et ta postérité, pas pour longtemps coureuse !.... »
Et si ton vol, Condor des Montagnes-Rocheuses,
Me montrait l'Infini ennemi du comfort,
Eh bien, j'inventerais un culte d'Âge d'or,
Un code social, empirique et mystique
Pour des Peuples Pasteurs, modernes et védiques !....
Oh ! qu'ils sont beaux les feux de paille ! qu'ils sont fous,
Les albums ! et non incassables, mes joujoux !....
Le titre Des fleurs de bonne volonté (1890)
fait
explicitement acte d'allégeance aux Fleurs du Mal dans le
registre très
laforguien de l'humilité et de la parodie. Les poèmes qui
composent le recueil se
sont dégagés de la métaphysique au profit d'une expression plus
resserrée et aussi
plus concrète, comme en témoigne une inspiration sensuelle que Laforgue
doit peut-être
à la rencontre de Leah Lee.
Au vu de cette forme de plus en plus libérée, comme en témoigne
"Albums", on est en droit de se poser une question qui commandera notre
projet
de lecture pour l'étude du poème : son allure libre et enjouée, ses
formes parfois
dysharmoniques cachent-elles une transformation des formes et des
thèmes laforguiens ?
Peut-on croire qu'avec ce poème de la "maturité", s'affirment un art
poétique
nouveau et une inspiration plus optimiste ?
Comme pour les précédentes, notre lecture suivra les étapes de
la fiche pratique
consacrée à l'étude du
texte poétique.
OBSERVATION
INTERPRÉTATION
1) Situation
de communication :
- qui parle ? un "je" omniprésent.
- à qui ? les indices du récepteur sont absents, mais un discours
rapporté apparaît au vers 25 qui transforme le "je" en "tu". Il s'agit
du discours aigre et désenchanteur de "l'autre poète", celui du spleen.
- de quoi ? de l'appétit de nouveauté, de l'aventure et de la liberté
qu'incarne le Far-West : toute une mythologie se déverse de manière
informelle (le cow-boy et la Prairie; les cités des "outlaws", les
religions nouvelles).
- une poésie lyrique
où s'expriment de manière sentimentale le rêve et sa désillusion.
- ainsi l'élan vers le rêve américain semble conscient de son illusion
: la dissociation du moi trahit un conflit où s'annule l'euphorie du
rêve d'aventure et de nouveauté.
- on constate à quel point les thèmes sont des clichés déjà installés,
des topoï, ce qui peut expliquer qu'après la cascade de ces
rêves, le poète soit conscient de leur fragilité.
Bilan : l'univers de ce poème est nouveau en
poésie, et le poète semble avoir rafraîchi sa thématique. On constate
aussi un élan, une envie de vivre peu laforguiens. Mais si le rêve se
dénonce en cliché, si l'intuition de l'échec court dans tout le poème,
peut-on parler longtemps d'inspiration nouvelle ?
2)
Versification : - type de poème et de vers : il paraît difficile
d'observer quelque cohérence dans la progression des thèmes. Dans une
forme libre, les alexandrins (hormis le vers 11) présentent un rythme
torturé. La césure s'y trouve rarement à l'hémistiche.
- type de rime : elles sont suivies. Deux rimes féminines alternent
avec deux rimes masculines. Les rimes sont souvent riches, aux
sonorités parfois curieuses ("ecte").
- l'assaut des
motifs du rêve crée une dynamique particulière : dans une sorte de
chaos ou d'ivresse s'entassent des images stéréotypées; l'envie de
croire à ces portes qui s'ouvrent sur l'ailleurs est trop contrariée
par la voix ricaneuse en coulisse pour ne pas expliquer ce rythme
précipité par la volonté de la faire taire.
- un schéma très régulier, appliqué, presque litanique. Rarement la
dissonance exprime l'ailleurs, la bizarrerie exotique tant convoitée.
Bilan : La forme confirme les deux
caractères signalés. L'élan qui désarticule le rythme et exprime les
rêves frénétiques se présente comme une ribambelle incontrôlée de
clichés où se perçoit la tentation laforguienne de l'"à-quoi-bon".
3) Structure
grammaticale et versification : - structure thématique : essayons d'y discerner quelque
ordre. Une introduction (1-4) annonce rumeurs et stéréotypes venus du
"monde de l'On"; successivement défilent le thème de la Prairie (5-14),
de la cité (15-22), des religions nouvelles (23-30), chaque étape
introduite par une pause rapide ("et puis quoi, et voilà"). Deux vers
expriment enfin la retombée des rêves (31-32).
- rapport entre phrase et vers : de nombreux rejets (vers 11, 15, 31)
et un contre-rejet (vers 7); de très nombreux enjambements.
- la progression de
la rêverie fait l'inventaire désordonné des thèmes porteurs et dénonce
peu à peu leur mensonge. Une certaine crispation du désir donne
l'impression d'une recherche hâtive d'issues envisageables, et toutes
condamnées par l'inauthenticité de la rêverie.
- ces enjambements traduisent le
dynamisme du rêve et donnent tout leur pouvoir de choc à certains mots.
Cette forme très fluide, qui nous happe d'un motif à l'autre, fait
aussi penser aux flux d'images incontrôlées et déjà toutes prêtes.
Bilan : Nous observons certes une très
grande liberté dans l'ampleur dévastatrice que prend la phrase dans le
poème, où le rêve s'exprime sans contrôle. Mais, en même temps,
la phrase et le structure du poème font penser à une certaine
crispation progressive qui ne culminera qu'avec l'aveu d'un échec. La
nervosité du poème tient beaucoup sans doute de cette conscience
progressive de la naïveté de rêves fous.
4) Jeux sur
le signifié : - champs lexicaux : ils sont tous gouvernés par la
thématique du monde nouveau et de l'ailleurs : liberté (aventure,
évasion), sauvagerie, rêve des origines et d'une certaine anarchie.
C'est pourquoi la métaphore "me scalper de mon cerveau d'Europe" en dit
l'essentiel.
- figures de rhétorique : il s'agit d'ailleurs de la seule image
vraiment neuve d'un poème par ailleurs envahi de représentations naïves
("la vache laitière") ou hyperboliques ("la vierge antilope").
Le titre "Albums"
fait songer à ces cahiers cartonnés que les enfants remplissent
d'images glanées çà et là. Cette imagerie naïve, ce désordre
s'expriment ici sans contrôle, avec une distance de plus en plus
visible. Le projet que génère l'Ennui trouve, comme chez Baudelaire,
ses formes exotiques. Mais, chez Laforgue, il est lui-même dénoncé par
cette distance désabusée que le poète observe à l'égard d'une rêverie
qui se découvre et s'annule peu à peu en tant que pur stéréotype.
Bilan : Le poème offre donc une imagerie
marquée par la soif de nouveauté, d'aventure et d'évasion, mais
l'excès, la naïveté et les formes convenues de la rêverie manifestent
plutôt une auto dérision qui souligne l'impuissance du désir propre au
spleen. Ainsi la modernité du poème est à la fois dans sa forme, dont
les irrégularités disent le jaillissement continu des tropismes,
et dans cette fascination morbide pour le vide. Laforgue passa à ce
titre pour le chef de file du mouvement décadent, que Paul Bourget,
plus heureusement, s'avisa de rebaptiser "symboliste".
[...] Allons, allons, et hallali !
C'est l'Hiver bien connu qui s'amène ;
Oh ! les tournants des grandes routes,
Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !...
Oh ! leurs ornières des chars de l'autre mois,
Montant en don quichottesques rails
Vers les patrouilles des nuées en déroute
Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !...
Accélérons, accélérons, c'est la saison bien connue, cette fois.
Et le vent, cette nuit, il
en a fait de belles !
Ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets !
Mon cœur et mon sommeil : ô échos des cognées !...
Tous ces rameaux avaient
encor leurs feuilles vertes,
Les sous-bois ne sont plus qu'un fumier de feuilles mortes ;
Feuilles, folioles, qu'un bon vent vous emporte
Vers les étangs par ribambelles,
Ou pour le feu du garde-chasse,
Ou les sommiers des ambulances
Pour les soldats loin de la France.
C'est la saison, c'est la
saison, la rouille envahit les masses,
La rouille ronge en leurs spleens kilométriques
Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe.
Les cors, les cors, les
cors - mélancoliques !...
Mélancoliques !...
S'en vont, changeant de ton,
Changeant de ton et de musique,
Ton ton, ton taine, ton ton !...
Les cors, les cors, les cors !...
S'en sont allés au vent du Nord.
Je ne puis quitter ce ton
: que d'échos !...
C'est la saison, c'est la saison, adieu vendanges !...
Voici venir les pluies d'une patience d'ange,
Adieu vendanges, et adieu tous les paniers,
Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers,
C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
C'est la tisane sans le foyer,
La phtisie pulmonaire attristant le quartier,
Et toute la misère des grands centres.
Mais, lainages,
caoutchoucs, pharmacie, rêve,
Rideaux écartés du haut des balcons des grèves
Devant l'océan de toitures des faubourgs,
Lampes, estampes, thé, petits-fours,
Serez-vous pas mes seules amours !
(Oh ! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos,
Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire
Des statistiques sanitaires
Dans les journaux ?)
Non, non ! C'est la saison
et la planète falote !
Que l'autan, que l'autan
Effiloche les savates que le Temps se tricote !
C'est la saison. Oh déchirements ! c'est la saison !
Tous les ans, tous les ans,
J'essaierai en chœur d'en donner la note.
J'aime l'hiver, qui vient purger mon cœur du
vice,
Comme de peste l'air, la terre de serpents.
Agrippa d'Aubigné
Les progrès techniques du XIX° siècle ont
vite remodelé le
décor urbain : machines, chemins de fer, usines... Ces nouveaux motifs,
beaucoup
d'artistes s'en sont effrayé. D'autres ont au contraire voulu saisir
cette beauté
nouvelle ("Il faut être résolument moderne", clame Rimbaud).
Le
concept de modernité est lié à ce refus de perpétuer des formes
surannées et à cette
volonté d'aller à la recherche de l'esprit du temps. Le mot modernité
est
introduit par Chateaubriand, mais c'est Baudelaire qui en a donné la
définition : "Il
est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans
l'habit d'une
époque, que de s'appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y
peut être
contenue, si minime ou si légère qu'elle soit. La modernité, c'est le
transitoire, le
fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est
l'éternel et
l'immuable. [...] Cet élément transitoire, fugitif, dont les
métamorphoses
sont si fréquentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous
en passer. En le
supprimant, vous tombez forcément dans le vide d'une beauté abstraite
et
indéfinissable, comme celle de l'unique femme avant le premier péché."
(Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne in Curiosités
esthétiques).
Ainsi la modernité se trouve au centre de cette problématique
dont Laforgue est
familier : être moderne, c'est ouvrir son regard à la nouveauté et
chercher les formes
les mieux capables de l'exprimer; c'est aussi en extraire la part
d'universel et
d'immuable, pour ne pas dire l'âme, comme Baudelaire tire de
la boue
parisienne l'or des Fleurs du Mal. Ces formes, à
vrai dire, Baudelaire
les avait lui-même moins bousculées que d'autres, fidèle, par exemple,
au sonnet comme
au vers régulier. Dans "L'Hiver qui vient", Laforgue évolue au
contraire vers
un bouleversement radical qui tient moins à la thématique qu'au décor
et à la volonté
de transcrire une sorte de monologue parlé.
"L'Hiver qui vient" parut dans le
numéro du
16-25 août 1886de La Vogue, revue que dirigeait
Gustave Kahn. Ce dernier
passe souvent pour l'inventeur du vers libre. Mais les poèmes en prose
"Marine"
et "Mouvement" des Illuminations de Rimbaud peuvent à juste
titre
figurer comme les premières expériences en la matière. On sait que ce
recueil
bouleversa Laforgue, qui écrivit alors à Kahn : "Ce Rimbaud fut
bien un cas,
c'est un des rares qui m'étonnent. Comme il est entier! presque sans
rhétorique et sans
attaches". Par ailleurs, la traduction par Laforgue de Leaves
of grass
de Walt Whitman n'a pu manquer de lui suggérer la possibilité de créer
un vers
affranchi des règles et souvent très long.
Laforgue s'engagea dans cette voie nouvelle avec enthousiasme ("J'oublie
de rimer, j'oublie le nombre des syllabes, j'oublie la distribution des
strophes, mes
lignes commencent à la marge comme de la prose. L'ancienne strophe
régulière ne
reparaît que lorsqu'elle peut être un quatrain populaire"),
conscient d'avoir
trouvé là un moyen d'exprimer "la naissance simultanée de l'idée et de
son
expression" (Viélé-Griffin).
Nous consacrons la lecture dirigée de "L'Hiver qui vient" aux
thèmes et
aux formes de la modernité transportés par ce vers libre :
modernité des termes : "transatlantiques,
télégraphiques, caoutchoucs, kilométriques, phtisie, statistiques".
Ces termes, qui sont encore à l'époque de Laforgue des néologismes, ont
en outre des sonorités agressives (les dentales, les palatales) qui
contribuent à créer un univers discordant. Ils donnent l'image d'un
monde que redessine la science, avec ses mesures et ses normes. Tissées
dans la nature hivernale, ces lignes géométriques en accentuent l'âpre
nudité et en font ce désert "où nul ne passe".
modernité
des lieux : "les fils télégraphiques des grandes
routes, la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
la misère des grands centres, l'océan de toitures des faubourgs, des
statistiques sanitaires dans les journaux". Ce sont les hauts
lieux du spleen, dont ils disent la complexité arachnéenne, la
noirceur, la solitude et la pathologie. Ils s'opposent ainsi aux décors
de l'automne passé. Mais la structure du poème traduit ce sursaut
soudain du poète décidé à chanter néanmoins l'ingrate saison, à en
découvrir même la volupté ("Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie,
rêve, [...] Serez-vous pas mes seules amours !").
Intention toute moderne, ici encore, de découvrir la beauté secrète de
lieux condamnés à la laideur au nom de critères dépassés.
raccourcis,
ellipses, invention verbale : l'aspect le plus radical
de la révolution poétique - et romanesque - du XX° siècle est d'avoir
capté les sources du langage à l'endroit où il n'est pas encore
articulé et se présente comme un jaillissement de tropismes ("que
d'échos !"). Ce discours, auquel les surréalistes laisseront
l'articulation syntaxique, se présente ici sous la forme de raccourcis
dont "Albums" donnait déjà une idée. Ainsi l'expression "Tous les
paniers Watteau des bourrées sous les marronniers" condense les
représentations galantes appelées par les tableaux de Watteau et les
connotations nostalgiques des rites automnaux. Un semblable souci de
l'ellipse commande une invention verbalesystématique chez le poète et plus rare ici (don
quichottesques, dont le premier emploi revient à Laforgue).
monologue parlé : la
poésie de Laforgue en est coutumière. Les poèmes que nous avons
précédemment étudiés offrent tous des exemples du relâchement
syntaxique propre à une oralité familière. Ici les nombreuses
interjections, les exclamatives, les invocations, les apostrophes
accentuent la tonalité lyrique mais, par les nombreux changements de
registre, modèrent aussi le pathétique : accablé par l'hiver, le poète
figure ses tempêtes par celles de l'expression.
versification
: l'inégalité du vers contribue la première à saisir
cette disparité de l'inspiration. Renonçant à la métrique classique
(même si de nombreux alexandrins, octosyllabes etc. se décèlent encore
dans le poème), Laforgue veille à ce qu'une large amplitude épouse le
souffle du narrateur. Il manifeste ici une prédilection pour le vers
impair (9, 13, 15 syllabes) dans les formulations les plus âpres de la
déroute hivernale, cependant que le vers plus court est préféré
lorsqu'une petite chanson populaire semble éclore ("Les cors, les
cors, les cors !... / S'en sont allés au vent du Nord"). La rime
reste, elle, bien présente, ce qui limite notablement l'acception de
vers libre, mais sa distribution est généralement capricieuse et
certains mots restent sans écho.
sonorités
: c'est par elles que le poème fait le mieux résonner
tous les échos de l'hiver et justifie qu'il soit défini comme la
volonté d'en "donner la note" : aux allitérations agressives soulignées
plus haut, s'ajoutent ainsi les consonnes liquides ("Allons,
allons, et hallali !").
Ainsi
l'évolution de Laforgue vers le vers libre n'est
pas une révolution inattendue dans son parcours. Bien des caractères de
ses poèmes de
jeunesse l'annoncent déjà. Le terme de modernité peut en ce
sens convenir à
l'œuvre tout entière : marqué par le transitoire et le fugitif,
Laforgue n'a eu de
cesse d'en peindre les formes autour de lui afin d'en tirer l'essence
non périssable de
son émotion et de son art.