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Montesquieu : Lettres persanes (II)

 

SYNTHÈSES

  Nous proposons ici quelques synthèses qui souhaitent organiser les remarques essentielles que la lecture linéaire de la page précédente aura peut-être éparpillées. Les notes restent brèves : à vous de les compléter, de les développer et d'aller chercher dans l'œuvre les passages les plus pertinents pour les illustrer.

 

 

 

USBEK

un philosophe : parti chercher la sagesse, il est soucieux de relativisme. Souvent sceptique, en proie au doute sur ses propres valeurs, il est en quête d'un code universel, et l'idéal humain qu'il manifeste souvent reste basé sur la Raison et la vertu. Éclairé et tolérant, cet idéal de mesure lui semble conforme à la Nature, entendue comme un assentiment universel des peuples.

Watteau : Persan assis de profil (détail)un personnage conflictuel : marqué par l'Islam, il oscille du scepticisme à l'allégeance fanatique. Despote et phallocrate dès qu'il s'agit de son harem, il voudrait n'être qu'époux mais se conduit en maître; polygame, il condamne la polygamie. Usbek est aussi anxieux et pessimiste, et cède parfois aux vertus de l'étonnement. Il manifeste souvent de l'enthousiasme à l'égard des valeurs occidentales, notamment à propos du progrès scientifique, mais se répand aussi en imprécations contre lui. Sur le plan des mœurs, il mêle l'apologie de la frugalité à celle du luxe.
  De telles contradictions ne s'expliquent vraiment que si l'on voit en lui le porte-parole intermittent de Montesquieu (voir nos lectures, page suivante).

 

RICA

jeune homme vif à l'œil moqueur, il égratigne, ironise et reste incomparable pour arracher les masques et traquer les faux-semblants.

marqué plus vite qu'Usbek par les différences, il évolue plus vite vers le doute et le relativisme : l'Occident va jusqu'à le séduire. Pessimiste et plus sentimental qu'Usbek, il lui semble que l'homme est trop misérable en général pour prétendre au vrai et au juste et pour mériter la bienveillance de la Providence.

  Usbek et Rica forment un personnage bicéphale derrière lequel Montesquieu se déguise plus ou moins visiblement (voir les lettres CXII-CXIII pour Usbek, CXXXIII-CXXXVII pour Rica).

 Amis éclairés, modernistes : Mirza, resté à Smyrne, Ibben et son neveu ont faim d'élargir leur horizon. La curiosité de Rhédi, cantonné, lui, à Venise, et son souci d'expliquer les institutions provoquent son évolution.
  Eunuques : informateurs d'Usbek, ils sont, par leur rapport aux femmes, esclaves et maîtres à la fois. Chargé d'une mission sacrée, l'eunuque fait peur, il est un repoussoir. L'autorité est sa revanche, et dans la main d'Usbek, il est l'instrument d'un pouvoir totalitaire.

 

                                          LES FEMMES

un troupeau qu'on promène de temps en temps. Autour d'elles s'organise une réflexion de Montesquieu sur l'esclavage de la femme et sur ses droits (voir l'utopie de l'Histoire d'Ibrahim et Anaïs, lettre CXLI).

des figures néanmoins dissociées : Zachi, dont on note les enfantillages et la sensualité et qui, jusqu'au bout, ne comprend pas. Puis Roxane, la vertueuse, qui semble être l'épouse préférée. C'est elle qui, pourtant, finit par se révolter et, choisissant sa mort, affirme sa liberté. Zélis enfin, est un personnage plus  ambigu. Miroir d'Usbek, elle applaudit à la soumission de la femme mais lance tôt un avertissement à Usbek et ose enfin clamer qu'elle ne l'aime plus.

   A travers ces trois figures, se dessinent trois étapes de la femme sur la voie de la révolte, qui laissent Usbek désemparé.

Delacroix, Femmes d'Alger dans leur appartement, détail

  C’est une autre question de savoir si la loi naturelle soumet les femmes aux hommes. «Non, me disait l’autre jour un philosophe très galant : la Nature n’a jamais dicté une telle loi. L’empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie; elles ne nous l’ont laissé prendre que parce qu’elles ont plus de douceur que nous, et par conséquent, plus d’humanité et de raison. Ces avantages qui devaient sans doute leur donner la supériorité, si nous avions été raisonnables, la leur ont fait perdre, parce que nous ne le sommes point. Or, s’il est vrai que nous n’avons sur les femmes qu’un pouvoir tyrannique, il ne l’est pas moins qu’elles ont sur nous un empire naturel : celui de la beauté, à qui rien ne résiste. Le nôtre n’est pas de tous les pays; mais celui de la beauté est universel. Pourquoi aurions-nous donc un privilège ? Est-ce parce que nous sommes les plus forts ? Mais c’est une véritable injustice. Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage; les forces seraient égales si l’éducation l’était aussi. Eprouvons-les dans les talents que l’éducation n’a point affaiblis, et nous verrons si nous sommes si forts.» Il faut l’avouer, quoique cela choque nos mœurs : chez les peuples les plus polis les femmes ont toujours eu de l’autorité sur leurs maris. Elle fut établie par une loi chez les Egyptiens, en l’honneur d’Isis, et chez les Babyloniens, en l’honneur de Sémiramis. On disait des Romains qu’ils commandaient à toutes les nations, mais qu’ils obéissaient à leurs femmes. Je ne parle point des Sauromates, qui étaient véritablement dans la servitude de ce sexe : ils étaient trop barbares pour que leur exemple puisse être cité. Tu vois, mon cher Ibben, que j’ai pris le goût de ce pays-ci, où l’on aime à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en paradoxe. Le Prophète a décidé la question et a réglé les droits de l’un et de l’autre sexe : « Les femmes, dit-il, doivent honorer leurs maris; leurs maris les doivent honorer : mais ils ont l’avantage d’un degré sur elles ».
Rica, lettre XXXVIII.

 

 

La monarchie : contre le despotisme.
   La critique s'organise d'abord autour de l'absolutisme de droit divin : vieillesse d'un monarque usé, idolâtrie des courtisans, arbitraire royal fondé sur des superstitions. Cette dénonciation du despotisme passe par la constatation navrée de l'avachissement des Parlements et de la confusion des pouvoirs.
  Au contraire, l'éloge des Troglodytes, bien que cantonné dans l'utopie, propose un idéal démocratique basé sur la vertu : nos épistoliers préconisent un gouvernement clément en accord avec la Raison et clament leur confiance dans ce rapport de convenance que doit être la Justice, en accord avec la Nature. Leur admiration pour le modèle anglais où les pouvoirs s'équilibrent  va de pair avec leur appel à un gouvernement fraternel, seul propre à assurer l'abondance et l'essor démographique.

 Dans les Lettres persanes, la servitude, avivée par le contraste avec l’Europe, s’incarne dans les États despotiques, et dans la fiction du sérail. Elle relève donc d’un statut textuel différent, et fortement inégal par l’éclat et le nombre des lettres. La première description politique du despotisme n’apparaît que dans la lettre 18 sur la Turquie. Mais elle souligne moins l’état de servitude des sujets, soumis au « caprice de ceux qui gouvernent » « par des remèdes violents », que la décadence économique et technique de ce « gouvernement sévère », où chrétiens et juifs, seuls actifs, sont « exposés à mille violences ». Il faut ensuite attendre la lettre sur le Czar (« Il est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont tous esclaves », sans droit de boire du vin et de voyager, 49), sur les Tartares, faits pour asservir tous les peuples (79), avant la première et seule véritable analyse du mécanisme despotique, la grande lettre 99 sur « l’autorité illimitée » des princes persans, qui les soumet en retour, comme leurs sujets, « aux revers et aux caprices de la fortune ». Sans « un nombre innombrable de troupes […] leur empire ne subsisterait pas un mois ». La servitude orientale, loin de la garantir, met sans cesse en péril la vie du despote (79, 100), de même que, renforcée par le sérail (110), elle tarit la population (« La douceur du gouvernement contribue merveilleusement à la propagation de l’espèce », 118). Ces quelques lettres adroitement distribuées sont certes importantes au plan de la réflexion politique. Il est clair cependant que, littérairement, elles n’égalent pas en poids et en force l’intrigue de sérail, qui met en scène, sous le signe du pathos et de la sensualité, la servitude rivale et réciproque des esclaves et des femmes, engagés dans une guerre sans fin et sans merci sous la coupe d’un maître absent.
  Mais le roman épistolaire ne se contente pas d’opposer Europe et Orient, liberté et servitude dans les lois et les mœurs. Il soulève aussi la question des menaces pesant sur la modération européenne. Car la monarchie « est un état violent, qui dégénère toujours en despotisme ou en république : la puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince » (99). Le roi d’Espagne a autant de pouvoir qu’il le veut, il se retient seulement de l’exercer comme les sultans (ibid.), tandis que Louis XIV faisait grand cas « de la politique orientale » (35), et que les ministres ne songent qu’à « faire opprimer » la nation en flattant les passions princières (122). C’est sur ce fond que s’enlève la véhémente dénonciation de Law (138, 146).
Jean GOLDZINK (« Servitude », in Dictionnaire Montesquieu (ENSLSH).

La religion : contre le fanatisme.
 
  Ici encore, le despotisme est la cible principale, avec l'arbitraire qui le fonde. L'hypocrisie des ecclésiastiques, leur corruption, entraînent une défiance à l'égard des religions, souvent mises à plat et universellement condamnées : le fanatisme musulman, dont la Loi ne sait s'imposer que par la fable et la superstition, rejoint l'intolérance de toute religion, quelle qu'elle soit. Les prêtres donnent eux-mêmes de leur culte une image indigne, pervertis par l'oisiveté et les contraintes du célibat.
  Nos épistoliers multiplient donc les appels à la tolérance, et le philosophe qui se dissimule derrière eux va jusqu'à faire l'éloge du protestantisme ou manifeste une profession de foi déiste.

  Dans les Lettres persanes, Montesquieu montre clairement un intérêt croissant pour tout ce qui touche à la diversité religieuse. Tout au long de l’ouvrage, l’idée de tolérance est évoquée à différents niveaux. D’abord par la voix d’Usbek (Lettres 33 [35] et 44 [46]), Montesquieu relève les aspects communs à l’islam et au christianisme. Il remarque que « dans quelque religion qu’on vive, l’observation des lois, l’amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion. » (Lettre 44 [46]). Son argumentation tend à placer au second plan les rites particuliers et les coutumes religieuses, et au premier les visées sociales qu’il perçoit dans la vie religieuse, c’est-à-dire une meilleure pratique de la citoyenneté et le respect pour la famille. Cette sensibilité aux fins générales de la croyance religieuse avait pour corollaire la nécessité de repenser une longue tradition de querelles religieuses, afin de rappeler les individus à l’utilité sociale fondamentale de leurs croyances. Cette approche peut faire en quelque sorte écho à la tradition de la loi naturelle, représentée en particulier par Grotius et Pufendorf qui cherchaient à édifier une théorie de la paix sociale et de la tolérance en rappelant les individus aux principes fondamentaux de la vie sociale.
  Les Lettres persanes fournissent aussi des arguments en faveur de la tolérance dans une évocation à peine voilée de l’interdiction faite en 1685 aux huguenots français de pratiquer leur religion (édit de Fontainebleau révoquant l’édit de Nantes), à la suite de laquelle beaucoup s’exilèrent. Dans la lettre 83 (85), Usbek traite de l’ultimatum imposé aux Arméniens vivant en Perse : se convertir ou abandonner l’empire. Il évoque les conséquences désastreuses qu’impliquerait une telle mesure, parmi lesquelles la destruction des communautés de commerçants et d’artisans. Il en vient à réfléchir sur les avantages qu’un État peut retirer de la multiplicité des religions, avantages parmi lesquels l’encouragement à l’activité des groupes les plus marginaux et le renforcement de la moralité, en raison de la rivalité existant entre les différentes religions. Son attention se concentre de nouveau sur l’utilité sociale des croyances religieuses, mais ici dans une dynamique sociologique de concurrence plutôt qu’en un retour à des principes fondamentaux ou à des fins partagées.
Rebecca KINGSTON (« Tolérance », in Dictionnaire Montesquieu (ENSLSH).

La vie sociale : contre le mensonge.
  Elle est en effet représentée comme une comédie où les personnages d'un théâtre futile apparaissent fardés derrière leurs masques. Sous l'œil des Persans, les Français semblent faits uniquement pour la société, ne trouvant d'identité que dans le miroir complaisant de leurs conversations. Les mensonges des femmes, le brillant superficiel et la prétention des hommes d'esprit sont les manifestations essentielles de la vie intellectuelle parisienne, tout entière organisée autour de querelles idéologiques aussi bavardes qu'inutiles.
  Le « regard persan » trouve ici sa plus grande acuité : l'étonnement d'Usbek, la malice de Rica cèdent peu à peu la place au dégoût à l'égard du néant de la vie sociale.

  Le despotisme, dont le principe est la crainte, requiert des usages serviles pour se conserver : l’éducation doit y être « nulle » afin de former un esclave obéissant (IV, 3). Quant aux monarchies, l’honneur y inspire des mœurs singulières, liées à la normativité de son code. Sur le théâtre du monde, règne des faux-semblants, les vertus sont nobles, les mœurs, franches, et les manières, polies, afin de satisfaire le désir de se distinguer qui est le ressort de ce régime. Les vertus, en premier lieu, ne sont pas des vertus morales, fondées sur des devoirs envers autrui, mais des vertus sociales, relevant des devoirs envers soi-même. Valorisant les actions grandes et extraordinaires plutôt que raisonnables ou bonnes, le code de l’honneur permet sous certaines conditions l’adulation, la ruse et la galanterie, ce pourquoi « les mœurs ne sont jamais si pures dans les monarchies que dans les gouvernements républicains ». Les mœurs proprement dites trahissent la distance qui existe, dans ce régime, entre les mobiles et les actes, les intentions subjectives et les résultats sociaux : la franchise n’est pas voulue pour elle-même, mais pour l’indépendance et le courage qu’elle fait admirer. Enfin les manières traduisent elles aussi la conversion des vices privés en vertus publiques ; les bienséances qui conduisent les hommes à se plaire procèdent de l’orgueil et de l’envie de se distinguer (IV, 2).
  La corruption des mœurs semble ainsi largement caractériser, en Occident, « nos temps modernes » (IV, 6). Faut-il le déplorer ? Le commerce, s’il adoucit les mœurs barbares, « corrompt les mœurs pures » (XX, 1). L’allégorie des Troglodytes semble déjà le suggérer : seule une communauté juste prospère, mais l’anarchie vertueuse qui fonctionne dans une petite société autarcique ne convient plus dans un grand État où l’économie prend son essor ; les hommes préfèrent alors obéir aux lois, « moins rigides » que les mœurs (LP, 14).
Céline SPECTOR (« Coutumes, mœurs, manières », in Dictionnaire Montesquieu (ENSLSH).

Relativité et facticité.
  Ces doutes sur les dogmes et les lois aboutissent à un relativisme universel qui se fonde sur une sagesse moyenne de mesure et de raison conformes à la Nature (« Je crois que le meilleur moyen est de vivre en bon citoyen et en bon père de famille », note Usbek). La comparaison de ces lettres qui arrivent de toutes parts ne tourne en effet à l'avantage de personne  et débouche sur un scepticisme universel : la petitesse de la vie humaine finit par faire paraître bien vaine la prétention de se croire gouverné par la Providence.

  La logique de l’apparence est l’objet, dans les Lettres persanes, d’une critique relativisant la société de cour et la culture mondaine. Duplicité et dissimulation, langage fallacieux de la politesse et de la galanterie, usage systématisé du mensonge et de l’artifice, empire du ridicule, relèvent tous d’une sociabilité à la française, jugée pervertie. La vie du sérail oriental offre une autre version d’une sociabilité dégradée dans la dissimulation, comme moyen de résistance des femmes contre les abus du pouvoir despotique, soulignant ainsi le lien entre les excès du pouvoir et la dépravation morale. L’auteur renvoie à une situation présente et suggère des responsabilités politiques et religieuses. Faux prodiges et fausse monnaie ne sont pas à rapporter à une fausseté atemporelle, parce qu’inhérente à l’homme comme créature déchue, mais à une forme d’exercice du pouvoir, à une utilisation abusive, historiquement identifiable, en particulier à travers la faillite du système de Law, du crédit, de l’emprunt, des valeurs en général. Montesquieu postule, sous la forme de l’apologue de l’histoire des Troglodytes, et de son pendant théorique constitué par la Lettre 81 (83), un ordre moral requis qui s’appuie sur les idées de vertu et de justice, à partir desquelles peuvent s’évaluer moralement les actions humaines : « La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses ; […] la justice est éternelle, et ne dépend point des conventions humaines ; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu’il faudrait se dérober à soi-même » (LP, 81 [83]). L’évocation d’un âge d’or, et le recours à la fable de l’histoire des Troglodytes, inspirée de la Bétique de Fénelon, font apparaître une forme de discours moral, énonçant l’idéal pour juger le présent et dessiner les conditions d’une bonne sociabilité par l’intermédiaire de la fiction.
Carole DORNIER (« Morale, moralistes », in Dictionnaire Montesquieu (ENSLSH).

 

 

 

 Le jeu des points de vue.
 
  Outre les raisons données par l'auteur de son choix du roman par lettres (« joindre la politique, la morale et la philosophie à une sorte de roman »), il faut noter cet apparent badinage qui rend plus digeste un contenu qui pourrait être aride. Le plus souvent, d'ailleurs, les lettres se succèdent de manière à varier les points de vue et à prévenir la lassitude (ainsi pour les lettres qui arrivent, de temps à autre, du sérail d'Ispahan : mais Montesquieu réussit-il ce mariage jusqu'au bout ? Le roman, en effet, se fait longtemps oublier au profit du discours).
  Mais le roman par lettres vaut surtout par l'alternance malicieuse des points de vue. Le point de vue d'Usbek, à la gravité austère, alterne avec celui de Rica, léger et sautillant. Le jugement de l'un ne coïncide pas toujours avec celui de l'autre (ainsi là où Usbek voit mensonge, Rica peut voir naturel), nous invitant à rendre à chaque expéditeur la responsabilité de ses propos. Cette différence éclate dans leur style respectif. Pour souligner l'ambiguïté d'Usbek, Montesquieu s'efforce aussi de varier son expression : fleurie, « à l'orientale », ou au contraire concise et grave, pleine de formules acérées. Son vrai démenti, Usbek le trouvera dans son incapacité à admettre la révolte de son sérail : à nous de conserver de ses lettres ce que l'assentiment universel de notre bon sens nous aura fait spontanément approuver et derrière quoi Montesquieu lui-même s'est suffisamment fait deviner.
  La grande variété des expéditeurs et des destinataires permet d'ailleurs de mesurer les propos de chacun : si les lettres arrivent à la fois de Moscovie, de Venise ou d'Espagne, c'est pour déplacer les observations et conclure à l'universelle facticité des mœurs comme à la nécessité d'élaborer un code universel.

Théâtralité et romanesque.
  Les Lettres persanes peuvent être lues comme un roman de sérail (cet aspect un peu racoleur n'a pas échappé à l'auteur) : couleur locale, érotisme, mais aussi évolution lente vers un dénouement tragique qui, par son accélération, a sa part de théâtralité. Celle-ci est due surtout à la plume de Rica qui nous livre l'observation brute de son regard étonné : ainsi raccourcis visuels, scénettes ou gags se succèdent dans ses lettres.
  Le romanesque tient surtout au goût prononcé pour l'anecdote et pour l'apologue. Ainsi trois « histoires » sont enchâssées dans les lettres (les Troglodytes, Aphéridon et Astarté, Ibrahim et Anaïs, sans oublier le Fragment d'un ancien mythologiste et la Lettre d'un médecin de province). Chacun de ces apologues illustre, complète ou prépare les propos des personnages. « Il y a certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir. Telles sont les vérités de morale. Peut-être qu'[un] morceau d'histoire touchera plus qu'une philosophie subtile.» (voir une dissertation sur ce sujet ).

 

 

Pessimisme ou optimisme ?
 
Certes le constat est souvent négatif : facticité des coutumes sociales, ravages du fanatisme, du despotisme et de la dépopulation amènent à un scepticisme universel. L'échec dans la volonté de tolérance et d'ouverture à l'autre, incarné par Usbek, veut peut-être nous amener à douter de la capacité humaine à triompher de son égoïsme ou des déterminismes culturels. La société idéale est, elle, reléguée dans l'utopie et ces lettres où s'épanouissaient souvent les plus nettes aptitudes au bonheur s'achèvent en tragédie.
  Mais les raisons d'espérer ne manquent pas : la confiance en l'homme, l'idéal de vertu, la force de l'utopie s'affirment comme des ferments de progrès. Aux maux qui s'accumulent, sont proposés des remèdes : la révolte, le pouvoir de la philosophie et de la science.

Une sagesse moyenne.
   
Cette ambiguïté peut être facilement infléchie dans l'un ou l'autre sens, selon que l'on représente ou non le châtiment d'Usbek comme une juste punition de son aveuglement. Mais une sagesse moyenne nous est proposée à travers ces lettres, qui exprime sa confiance en une vie heureuse et digne pourvu que l'on vive en conformité avec la Nature. Cet idéal court en filigrane dans tout le roman. Toujours, en effet, c'est l'excès qui est condamné : l'orgueil de l'homme, ses mensonges, le divorce de l'esprit et du cœur, l'horreur des puissances irrationnelles... La Nature au contraire, celle dont Roxane se réclame dans sa dernière lettre, est caractérisée par l'ordre et la mesure, qui trouvent en politique une application conforme au bonheur des hommes : c'est le rapport de convenance dont est faite la Justice, c'est la douceur du gouvernement conforme à la Raison, c'est l'observation des lois, la piété filiale.
  Ainsi les Lettres persanes peuvent être lues comme le roman de cette recherche d'un ordre social équilibré bâti sur la Raison. Sans doute sera-t-on fondé à parler d'un certain conservatisme de Montesquieu, puisque la révolte elle-même est pour lui au nombre des excès condamnables, mais on aura plus encore raison de parler de sa foi en l'homme. Ces trésors en effet que constituent la douceur et le respect ne gisent qu'en lui-même.