Platon
L'inspiration poétique.
[Les extraits des deux dialogues suivants sont essentiels pour la compréhension de l'idée que les Grecs se firent de la poésie. Loin d'apparenter celle-ci à quelque travail formel, Platon l'identifie ici à un délire d'origine divine, du même ordre que celui qui fait parler les augures. Le poète devient du coup une sorte de prêtre ou de mage, appelé aux plus hautes fonctions dans la Cité.]
ION
Ce n'est point en effet à l'art, mais à l'enthousiasme et à une sorte de délire, que les bons poètes épiques
doivent tous leurs beaux poèmes. Il en est de même des bons poètes lyriques. Semblables aux corybantes, qui ne dansent que lorsqu'ils sont hors d'eux-mêmes, ce n'est pas de sang-froid que les poètes lyriques trouvent leurs beaux vers; il faut que l'harmonie et la mesure entrent dans leur âme, la transportent et la mettent hors d'elle-même. Les bacchantes ne puisent dans les fleuves le lait et le miel qu'après avoir perdu la raison; leur puissance cesse avec leur délire; ainsi l'âme des poètes lyriques fait réellement ce qu'ils se vantent de faire. Ils nous disent que c'est à des fontaines de miel, dans les jardins et les vergers des Muses, que, semblables aux abeilles, et volant ça et là comme elles, ils cueillent les vers qu'ils nous apportent; et ils disent vrai. En effet le poète est un être léger, ailé et sacré : il est incapable de chanter avant que le délire de l'enthousiasme arrive : jusque là, on ne fait pas des vers, on ne prononce pas des oracles. Or, comme ce n'est point l'art, mais une inspiration divine qui dicte au poète ses vers, et lui fait dire sur tous les sujets toutes sortes de belles choses, telles que tu en dis toi-même sur Homère, chacun d'eux ne peut réussir que dans le genre vers lequel la muse le pousse. L'un excelle dans le dithyrambe, l'autre dans l'élogen; celui-ci dans les chansons à danser, celui-là dans le vers épique ; un autre dans l'ïambe; tandis qu'ils sont médiocres dans tout autre genre, car ils doivent tout à l'inspiration, et rien à l'art ; autrement, ce qu'ils pourraient dans un genre, ils le pourraient également dans tous les autres. En leur ôtant la raison, en les prenant pour ministres, ainsi que les prophètes et les devins inspirés, le dieu veut par là nous apprendre que ce n'est pas d'eux-mêmes qu'ils disent des choses si merveilleuses, puisqu'ils sont hors de leur bon sens, mais qu'ils sont les organes du dieu qui nous parle par leur bouche.
[534a-534d]
PHÈDRE
[…] Les plus grands biens nous arrivent par un délire inspiré des dieux. C'est dans le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu aux citoyens et aux États de la Grèce mille importants services ; de sang-froid elles ont fait fort peu de bien, ou même elles n'en ont point fait du tout. Parler ici de la sibylle et de tous les prophètes qui, remplis d'une inspiration céleste, ont dans beaucoup de rencontres éclairé les hommes sur l'avenir, ce serait passer beaucoup de temps à dire ce que personne n'ignore. Mais ce qui mérite d'être remarqué, c'est que parmi les anciens ceux qui ont fait les mots n'ont point regardé le délire (mania) comme honteux et déshonorant. En effet, ils ne l'auraient point confondu sous une même dénomination avec le plus beau des arts, celui de prévoir l'avenir, qui dans l'origine fut appelé manike. C'est parce qu'ils regardaient le délire comme quelque chose de beau et de grand, du moins lorsqu'il est envoyé des dieux, qu'ils en donnèrent le nom à cet art ; et nos contemporains, par défaut de goût, introduisant un τ dans ce mot, l'ont changé mal à propos en celui de mantike. Au contraire, la recherche de l'avenir faite sans inspiration d'après le vol des oiseaux ou d'après d'autres signes, et essayant d'élever à l'aide du raisonnement l'opinion humaine à la hauteur de l'intelligence et de la connaissance, fut appelée d'abord oionoistike ; dont les modernes ont fait oiônistike, changeant l'ancien ο en leur emphatique ω. Les anciens nous attestent par là qu'autant l'art du prophète (mantike) est plus noble que celui de l'augure (oiônistike) pour le nom comme pour la chose, autant le délire qui vient des dieux l'emporte sur la sagesse des hommes.
Il est arrivé quelquefois, quand les dieux envoyaient sur certains peuples de grandes maladies ou de grands fléaux en punition d'anciens crimes, qu'un saint délire, s'emparant de quelques mortels, les rendit prophètes et leur fit trouver un remède à ces maux dans des pratiques religieuses ou dans des vœux expiatoires ; il apprit ainsi à se purifier, à se rendre les dieux propices, et délivra des maux présents et à venir ceux qui s'abandonnèrent à ses sublimes inspirations. Une troisième espèce de délire, celui qui est inspiré par les muses, quand il s'empare d'une âme simple et vierge, qu'il la transporte, et l'excite à chanter des hymnes ou d'autres poèmes et à embellir des charmes de la poésie les nombreux hauts faits des anciens héros, contribue puissamment à l'instruction des races futures. Mais sans cette poétique fureur, quiconque frappe à la porte des muses, s'imaginant à force d'art se faire poète, reste toujours loin du terme où il aspire, et sa poésie froidement raisonnable s'éclipse devant les ouvrages inspirés.
J'aurais encore à citer beaucoup d'autres effets admirables du délire envoyé par les dieux. Gardons-nous donc de le redouter, et ne nous laissons pas effrayer par celui qui prétend prouver qu'on doit préférer un ami de sang-froid à un amant en délire : la victoire est à lui, s'il peut également démontrer que les dieux ne veulent pas du bien à deux personnes quand ils donnent à l'une de l'amour pour l'autre. Mais nous, au contraire, nous voulons prouver que les dieux ont en vue notre plus grande félicité, en nous accordant cette espèce de délire. Nos preuves seront rejetées par les faux sages, mais les vrais y souscriront.
[244b - 245c]